Le curé Poulendre
par
André LICHTENBERGER
Tous les matins, à l’aube en été, plus tôt en hiver, l’abbé Poulendre, curé de Moisant, se glissait de sa dure couchette. Il rassemblait un peu au hasard quelques nippes trouées, enfilait ses bas amincis et soutane luisante, et il allait à ses messes. Elles duraient longtemps : non qu’il y en eût beaucoup de payées. Mais le curé Poulendre jugeait injuste que les riches seuls en eussent ; aussi en disait-il gratis pour ses paroissiens pauvres, morts dans l’impénitence ; et ils étaient nombreux. Ensuite, un morceau mangé en hâte, il parcourait sa paroisse, franchissant bien des seuils, mais de préférence les plus misérables. Il distribuait des paroles réconfortantes, un peu de pain, et quelque menue monnaie ; en retour, souvent, il ne recevait que de mauvaises paroles ; mais son âme sereine ne s’en attristait point, car son cœur était si plein des misères d’autrui qu’il ne vibrait plus que par elles. Le soir, lassé, rompu, ses cheveux grisonnants couverts de sueur ou semés de gel, il regagnait son humble logis de curé à la portion congrue. Sa soupe aux herbes, son pain noir, et sa morue sèche mangés, il s’asseyait dans un fauteuil au siège râpé, aux pieds boiteux, précieux don du châtelain de Moisant ; et là, avec une jouissance de voluptueux, à la lueur d’une chandelle, parfois devant une flambée de sarments, après avoir béni le Seigneur de ses bienfaits, il se mettait à lire. C’étaient, certains jours, des livres de piété ; mais il en avait peu et les savait par cœur ; c’était, plus souvent, des écrits des philosophes ou même des gazettes du jour que, un peu malicieusement, l’apothicaire lui prêtait. Mais le curé ne les dédaignait point. Il savait que Dieu a donné à l’homme le devoir de s’instruire, et à ses serviteurs les moyens de distinguer l’ivraie et le bon grain. Il lisait durant une heure, et puis, par économie, il éteignait sa chandelle. Alors, l’instant du sommeil n’étant point encore venu, il demeurait assis et réfléchissait. Il pensait combien cruellement les hommes étaient déchus de la destinée que Dieu leur avait réservée ; combien, comme à plaisir, ils avaient, par leur méchanceté, aggravé le châtiment du péché originel. Il sentait des flammes d’amour et de pitié embraser son cœur, à se rappeler les injustices, les crimes, toutes les horreurs. Il remarquait avec douleur combien presque tous les vices s’étaient développés parce que les hommes s’étaient écartés de la simplicité de vie que Dieu avait inspirée aux premiers chrétiens ; et il faisait remonter leurs erreurs, non au principe même de leur âme qui était bon, puisqu’il venait de Dieu, mais aux institutions coupables qui les avaient déformés, en fortifiant sur la terre l’inégalité, source de l’égoïsme opulent des uns et de la misère envieuse des autres. Et il se demandait, pensif et triste, si un jour ne viendrait pas où, reconnaissant leurs erreurs, renonçant à leurs préjugés, les hommes s’élanceraient d’un commun accord vers la fraternité et l’égalité premières. Le curé se couchait, plein de ces pensées, et ses rêves le transportaient dans des contrées merveilleuses où, sous des cieux rayonnants, vivaient des hommes aimant Dieu et leurs frères, et se conduisant selon leur amour. Ainsi se passaient les jours et les nuits de l’abbé Poulendre, curé de Moisant. C’était une âme candide et un grand homme de bien.
Avec un grand émoi, un trouble presque religieux, le curé apprit la convocation et puis l’ouverture des États généraux. Qu’allait-il en advenir ? La voix de Dieu parlerait-elle par les bouches de ces hommes ? Il se mit à lire chaque jour avec un intérêt passionné les papiers publics que ses paroissiens lui transmettaient. Et le soir où il apprit la réunion des députés à la salle du Jeu de Paume, il souffla sa chandelle une heure trop tard. C’était bien l’ère de la justice qui allait commencer. Avec un tressaillement de joie, il sut la chute de la Bastille, symbole de la mauvaise tyrannie, la glorieuse nuit du 4 août, quand, réunis dans un élan de fraternité, les privilégiés avaient abandonné leurs privilèges, la restitution à la nation des biens injustement détenus par le haut clergé ; avec un enthousiasme de néophyte, il suivit l’œuvre de l’Assemblée constituante, travaillant à rebâtir le royaume selon les maximes du droit naturel et de la parole évangélique. Sans doute il n’approuvait pas tout. Souvent c’était avec des soupirs qu’il voyait les champions de la liberté devenir despotes à leur tour ; avec douleur, il voyait le différend s’envenimer et s’aigrir entre ceux qu’enivraient les splendeurs entrevues et ceux que retenaient la routine ou l’égoïsme. Il frissonnait au récit des violences commises par le peuple indiscipliné des villes. Toutefois il ne désespérait ni ne s’indignait. Peut-être ces choses-là étaient nécessaires : la nature de l’homme est si corrompue qu’elle ne peut s’améliorer en un jour ; et il y avait de vieilles iniquités à châtier. Ensuite viendrait le règne du bien.
Pourtant les troubles devinrent tels que le curé commença de s’en affliger. Il déplora la conduite du roi et des privilégiés qui ne savaient que s’obstiner, ou céder à la violence. Il vit avec horreur des bandes de rôdeurs courir les campagnes et incendier les châteaux. L’Assemblée aussi cessait de suivre les maximes de la sagesse. Lorsque la constitution civile du clergé fut proclamée, le curé Poulendre en conçut une affliction profonde. Quoi ! on lui demandait de prêter un serment à une autorité qui ne relevait pas directement de Dieu ? Il n’eut point l’idée d’hésiter : il ne prêta point ce serment. Malgré les lois des hommes, il continua d’officier, jugeant qu’il n’avait point le droit de manquer à la tâche que l’Église lui avait confiée.
Maintenant c’était la discorde dans le royaume. Le roi essayait de s’enfuir ; on le ramenait presque de force ; le sang du peuple coulait au Champ de Mars. L’Assemblée se séparait dans le désordre. Des bruits menaçants venaient de l’étranger. Le village même s’était partagé en deux camps, et bientôt le curé fut généralement détesté de part et d'autre. Il était haï des uns, parce qu’il désapprouvait la conduite du roi, des émigrés et des puissances étrangères, et louait les idées nouvelles et l’œuvre de la Constituante. Il irritait les autres en refusant de prêter le serment, en blâmant les violences des paysans exaspérés, en conseillant la patience et la résignation. Avec les deux partis, il se montrait doux, serein et conciliant. Sa confiance dans une ère nouvelle de bonté immédiate était affaiblie ; mais il n’avait pas cessé de croire dans l’avenir, et il pensait que peu à peu il émergerait glorieux des souffrances du présent.
La nouvelle Assemblée réunie, tout alla plus mal encore. La lutte s’exaspéra. Les bruits de guerre se confirmèrent. L’attitude du parti avancé devint plus menaçante. Une loi sévère fut portée contre les prêtres insermentés. Le curé demeura immuable. Dans ses tournées, il était accueilli par des injures et des coups de pierre. Un soir, en rentrant, il trouva sa demeure saccagée. Enfin, peu de jours après, sa vieille servante bouleversée accourut lui annoncer qu’on l’accusait de crimes horribles, qu’il était décrété d’arrestation, et elle le supplia de fuir. Mais il refusa d’un geste tranquille. Cependant le lendemain, il reçut la visite de Mme de Moisant. Elle venait le prier de porter ses secours spirituels au châtelain qui se mourait. Il la suivit. Une fois au château, on ne le laissa plus repartir. D’abord il était résolu à saisir la première occasion de regagner sa cure. Mais il sut que des bandes armées ravageaient le pays, et qu’un autre curé était installé. Il résolut d’éviter un crime à ces hommes égarés, et il demeura. Ce fut, caché dans cette retraite, qu’il apprit la suite des évènements : la prise des Tuileries par le peuple, la déposition du roi, les massacres, l’invasion, le jugement de Louis XVI et sa mort. Son cœur fut affreusement déchiré ; mais il ne se laissa pas aveugler. Il jugea les massacres atroces, la prison du roi coupable, sa mort criminelle. Mais il vibra avec la France contre l’invasion étrangère, et des larmes de joie jaillirent de ses yeux quand Valmy arrêta l’envahisseur.
Un jour l’abbé Poulendre lut que la peine de mort était décrétée contre quiconque donnerait asile à un prêtre insermenté. Alors il se présenta chez la marquise et lui déclara qu'il allait partir. Elle essaya inutilement de le retenir ; tout ce qu’elle put obtenir fut qu’il acceptât un peu d’argent, un passeport sous un faux nom, et un déguisement de paysan. Il partit, promettant de gagner la frontière, puisque demeurer serait appeler la mort, et que Dieu défend le suicide.
Au bourg, il s’arrêta à l’auberge pour souper. Malgré son déguisement l’hôte le reconnut. C’était un homme de bien. Quand l’abbé se leva de table, il lui dit à voix basse :
– Bonne chance, monsieur le curé. Mais avez-vous un passeport ?
Le curé fit signe que oui.
L’homme soupira :
– Si j’en avais autant, je m’en irais vite. Je suis dénoncé aux patriotes.
Le curé sortit son passeport de sa poche, le posa sur la table, et s’enfuit si vite que quand l’homme voulut le forcer à le reprendre, il était déjà disparu.
Il courut jusqu’à la place du Marché. Une foule de peuple y était assemblée autour d’une estrade décorée de bonnets rouges, de piques et de drapeaux. Des jeunes hommes y montaient pour s’inscrire : c’étaient les volontaires qui allaient combattre l’étranger. D’autres y déposaient des offrandes. Le cœur du curé battit ; ses yeux se mouillaient devant ce concours de peuple sacrifiant sa vie et ses biens. Non, cette cause n’était pas criminelle, qui suscitait de tels dévouements. Une honte poignante le saisit de ne rien offrir, lui qui, au contraire, se dérobait lâchement. Tout à coup il se souvint qu’il avait de l’argent : tirant la bourse de Mme de Moisant, il la déposa sur l’estrade et se perdit dans la foule. Puis, au lieu de continuer son chemin, il resta à contempler ce spectacle qui l’enivrait. À quatre heures, le bureau d’enrôlement se ferma. Alors les nouveaux volontaires, bras dessus, bras dessous, descendent des planches, et chantant la Marseillaise, ils s’avancent dans la foule. Elle s’écarte sur leur passage avec des cris et des bravos ; les mouchoirs s’agitent, les chapeaux volent... Le curé ôte le sien et salue la patrie.
Au même instant, des cris furieux s’élèvent ; vingt poings s’abattent sur lui : son front découvert laisse voir sa tonsure qu’il n’a point voulu effacer, puisqu’il est toujours prêtre. On a reconnu le traître.
Tout sanglant, il est traîné à la prison. Après deux jours de cellule, il comparait devant le tribunal révolutionnaire de Moisant. L’interrogatoire est court. Oui, il est prêtre réfractaire, oui, il blâme la mort du tyran. Il est condamné à mort, comme aristocrate endurci et impudent.
Au soleil levant, l’abbé Poulendre est conduit au supplice sur la charrette des condamnés. Il ne s’émeut point des clameurs qui accueillent son passage. Le visage serein, les yeux baissés, il égrène son chapelet des doigts qu’il a obtenu de n’avoir point liés. Le cheval s’arrête. L’instrument du supplice est dressé. Le curé gravit l’escalier de bois, et il promène ses regards sur la foule qui l’accueille par des huées. Il aperçoit tout près les volontaires que l’autre jour il a vus s’enrôler. Ils sont en uniforme, mais, avant de partir pour la frontière, ils vont repaître leurs yeux du supplice de l’aristocrate. Ils crient plus fort que les autres, et tendent vers lui leurs sabres au bout de leurs poings. Mais l’abbé n’entend pas leurs imprécations. Il ne voit pas leurs poings et leurs armes. Il se souvient que ces jeunes hommes vont sacrifier leur vie, arrêter l’envahisseur, défendre la vieille terre de France, préserver à jamais la liberté d’où naîtra plus tard le bonheur universel. Alors l’abbé étend ses mains, et, d’une voix ferme, il bénit les soldats de France. Le bourreau le saisit. Il est lié sur la planche. Elle bascule. Et l’homme montre sa tête au peuple qui applaudit.
André LICHTENBERGER,
Contes héroïques 1789-1795, 1897.