La sentence
par
André LICHTENBERGER
C’est un soir sinistre. Le tonnerre des hommes répond à celui de Dieu. La bataille domine l’orage ; les agonies crient plus fort que les vents ; l’incendie fait pâlir l’éclair...
Maintenant, l’ouragan et la déroute sont échevelés par les plaines. En bétail affolé, les bleus fuient, armes jetées, criant à la trahison, piétinant les chefs entêtés à combattre. À leurs talons, la horde vendéenne se rue. On tire les hommes comme naguère les alouettes ; avec des gestes larges, on les fauche comme des blés. Le soleil, quand il se lèvera, verra des uniformes cloués aux arbres, telles des chouettes aux portes des fermes. À la lueur d’un fourgon incendié, Claude Mahu brandit un crucifix qu’il a plongé dans un ventre pour le sanctifier. Au nom de Dieu et du Roi, c’est le sursaut des férocités qui sommeillent. Par les bras de ces hommes, la fureur aveugle de la terre se déchaine, comme par les trombes et les cyclones. C’est la Vendée, sol, cieux et hommes, qui se soulève, rugit et s’exaspère avec une âme de révolte pour rejeter la République.
Dans une salle d’auberge, les chefs vendéens sont réunis : Baudru, le cloutier, le grand Mathias, le vieux duc de Séran, le charron Taschereau, le prince d’Orbec et le curé Barbin : il montre sa soutane rougie et dit en riant :
– Me voici cardinal.
Ils ont laissé leurs hommes poursuivre et, à la lueur d’une chandelle et des éclairs, ils délibèrent. Le duc de Séran consulte ses collègues qui approuvent. Il ordonne :
– Qu’on amène le prisonnier !
Entre deux paysans vendéens, un homme s’avance. Il regarde en face les six chefs qui le regardent.
C’est un tout jeune homme, presque un enfant, de stature grêle. Ses mains sont fines, délicates, des mains de femme. Des cheveux blonds encadrent une figure douce et régulière où s’ouvrent des yeux bleus qui semblent de vierge. Leur regard est d’acier. Il porte le costume de représentant en mission, et il est couvert de sang jusqu’à la ceinture.
Le duc dit :
– Asseyez-vous, monsieur.
Il s’assied.
– Reconnaissez-vous, monsieur, être Jean-Aimé Valras, délégué par la soi-disant Convention nationale auprès du soi-disant général républicain Rossignol, afin de l’assister contre les troupes catholiques et royales de Sa Majesté Très Chrétienne ?
– Je suis Jean Valras, représentant du peuple.
– Où êtes-vous né ? Quel est votre âge ?
– À Orléans. Vingt-deux ans.
– Dans le procès du royal martyr – que Dieu ait son âme ! (les six chefs se signèrent) – quel a été votre vote ?
– La mort.
Baudru grinça des dents et porta la main sur la garde de son sabre. Le curé égrenait son chapelet. Dehors la tempête vendéenne hurlait. Le duc reprit :
– Avec ou sans sursis ?
Valras hésita.
– Avec sursis et appel au peuple. Mais qu’importe ?
– Vous vous êtes attaché à la faction dite girondine ?
– En effet, je suis girondin.
– Dans ce repaire de scélérats que vous appelez la Convention, quelques-uns de ces hommes-là furent moins sanguinaires.
– Oui, grogna Mathias, comme la panthère l’est moins que le tigre.
– Après que la soi-disant Convention se fut déchirée de ses propres mains aux journées du 31 mai et du 2 juin, vous fûtes néanmoins envoyé comme représentant du peuple en Vendée ?
– Oui, sur ma demande.
– Comment avez-vous pu solliciter ce poste infâme ?
– J’ai préféré combattre les traîtres et les ennemis de la patrie plutôt que de voir les patriotes s’entre-déchirer à Paris.
Un murmure de colère passa.
– Vous ne dissimulez pas vos sentiments. Aussi bien, il serait inutile. Vous avouez avoir commandé la dévastation du Bocage, l’incendie de Tournus, de Palluau, de Saint-Philbert et de la Garnache ?
– Ajoutez ceux de Chauche, de Martigné et de Trémentines.
– Vous avez fait fusiller le général catholique Bonnet, tombé entre vos mains ?
– Et les deux curés insermentés Brial et Godeau, faits prisonniers les armes à la main.
– Et Saint-Prix et Michaud ?
– Et d’autres encore.
– Pourquoi donc avez-vous épargné – car nous savons que vous l’avez voulu, malgré les ordres de la Convention – les prisonniers que vous fîtes à Challans ?
Valras hésita de nouveau :
– C’étaient des femmes et des enfants. Peut-être le vice et la superstition n’étaient pas ancrés irrémédiablement dans leurs cœurs. Peut-être ai-je eu tort.
– Il n’importe. Vous êtes, d’après votre aveu même, coupable d’avoir porté les armes contre l’armée catholique, dévasté le royaume par le fer et le feu, et criminellement mis à mort les loyaux serviteurs du roi. Vous savez le sort qui vous attend ?
Valras inclina la tête.
Les chefs s’entretinrent à voix basse. Baudru tapait la table du poing ; le prince d’Orbec s’indignait ; le curé chuchotait avec aigreur.
Le duc reprit :
– Vous êtes très jeune ; vous avez montré, en ces temps d’horreur, quelque humanité. Je veux vous offrir une chance de salut. Abjurez vos erreurs, et, comme preuve, donnez-nous le détail des forces rebelles cantonnées à Nantes.
Valras sourit et haussa les épaules.
– Vous refusez la vie ?
– Je refuse la honte.
Le duc réfléchit :
– Basville et Moustier ont-ils été fusillés ?
– Ils le seront dimanche.
– Ordonnez l’échange de ces deux hommes contre vous.
– La loi est qu’ils meurent.
Le duc tourmentait son porte-plume d’une main nerveuse. Visiblement, son cœur de soldat était ému de ce courage.
– Voyons, dit-il, vous êtes un brave enfant. Je ne vous demande que de témoigner le regret de vos égarements. Vous serez gardé en otage et envoyé en Angleterre ou échangé. Votre mère vous embrassera encore, et celle que vous aimez.
Valras eut un battement de paupières involontaire, et dit :
– Je refuse.
Le duc s’impatienta.
– Ne vous obstinez pas, dit-il d’une voix sévère. Vous savez que la Convention a décrété l’arrestation et la mort de la plupart des hommes de votre parti. Vous croyez-vous tant en sûreté ?
Valras sourit singulièrement, et dit :
– Non, en effet.
– Et bien, donc écoutez mes paroles.
Valras tira un papier de sa poche et le tendit au duc :
– Lisez.
Le duc lut à haute voix :
– Le Comité de salut public, ayant été informé que le représentant Valras, désobéissant au décret de la Convention, n’a pas fait passer par les armes les prisonniers faits à Challans, et s’est ainsi rendu coupable de modérantisme et de royalisme, ordonne, par mesure de salut public et sans autre instruction préliminaire, qu’il soit immédiatement destitué, et guillotiné en la place principale de Nantes, afin que cet exemple serve de leçon aux traîtres. (Signé) : Barère, Billaud-Varenne, Collot, Robespierre.
Un coup de tonnerre ébranla la cabane. Les six chefs regardaient le prisonnier. Il se leva, et aux lèvres un sourire d’apothéose, il cria d’une voix forte :
– Vive la République ! Vive la Convention ! Vive le Comité de salut public !
À cette voix, le tonnerre et la bataille se turent. Un silence régna. Et dans les poitrines des chefs, une terreur froide, frissonnante, horrible, éperdue, irrésistible, se leva, comme si quelque chose qui pulvérisait les canons et écrasait les tonnerres s’était soudain dressé devant eux, qui ne serait pas fusillé avec cet homme : et ils sentirent la Vendée vaincue.
La tête courbée comme un condamné, le duc prononça la mort.
André LICHTENBERGER,
Contes héroïques 1789-1795, 1897.