L’hostie du président

 

 

                            « Si l’Enfer n’est plein, point de juge sauvé. »

                                               (Vieux proverbe.)

 

 

                          LÉGENDE DIJONNAISE

 

L’église a vu pâlir lentement ses flambeaux.

Son grand spectre surgit, noir comme les corbeaux

De qui le vol sinistre attristant les ténèbres

Autour de ses clochers tourne en cercles funèbres.

Pas un bruit sur la ville, au ciel pas un point d’or ;

Tout dans la nuit se tait, tout s’éteint, tout s’endort :

Le sommeil, dans ses bras, semble bercer la terre...

 

Soudain un coup résonne à l’huis du presbytère.

 

– « Qui va là ? – Vite, ouvrez ! – Pas avant de savoir...

– Sachez d’abord ouvrir, le reste est mon devoir.

– Au nom de qui ? – Des cieux ou d’ailleurs, que t’importe ?

Âpre souffle la bise à l’auvent de ta porte,

Femme ! Ouvre, ou, par le Christ ! malgré toi, j’entrerai. »

La servante obéit, clamant : Miserere !

Sur le seuil, sans souci de sa terreur mortelle,

Un hardi cavalier se tenait devant elle,

Verbe haut, geste brusque, air fatal, yeux ardents :

Deux lévriers montraient, à ses côtés, leurs dents.

– « Tu fais, dit l’Inconnu, bonne garde à ton maître !

Il me le faut pourtant, ayant besoin d’un prêtre.

– Mon maître ! doux Jésus ! Il dort... – Femme, tu mens !

Il lit son bréviaire entre deux bâillements. »

Et, de vrai, dans la peur de quelque chaland ivre,

Le digne homme accourait, tenant en main son livre.

– « Ministre du Seigneur, on vient tard vous quérir !

– Est-ce quelqu’un, mon fils, en danger de mourir ?

– C’est un mort ! – Dieu clément ! – Allons, car l’heure presse... »

Et, poussant devant lui son otage en détresse,

Le hardi visiteur, faucon chez les ramiers,

L’entraîne tout tremblant, suivi des noirs limiers.

 

Or, vers l’antique nef que saint Michel protège,

Ce matin même, un hôte, en morne et long cortège

S’avançait, ramené de sa maison des champs.

Les fronts semblaient chagrins, les pleurs étaient touchants.

C’est que Dijon perdait un juge à l’âme probe ;

L’hermine avait brillé moins blanche sur sa robe

Que la fleur de justice au soleil de son cœur :

Par lui, de tout procès le Droit sortait vainqueur.

On disait bien – chacun, ces jours-là, dit son conte –

Qu’avec Dieu le défunt restait peut-être en compte,

Qu’il sentait le fagot, et nourrissait, hélas !

Certain culte secret pour la vache à Colas.

Mais gens de Parlement sont en butte à l’envie !

N’avait-il point, d’ailleurs, près de quitter la vie,

Sur sa lèvre expirante accueilli le Sauveur,

Puis, dans un bel élan de subite ferveur,

Choisi, pour sommeiller à l’abri de son aile,

La crypte vénérée où l’Archange étincelle ? –

Donc, le bon Président, par la Mort visité,

Doucement commençait son temps d’éternité.

 

Minuit... Voici venir nos compagnons étranges...

 

À peine ont-ils atteint le portail nimbé d’anges,

Que, sur leurs gonds rouilles, comme pris de respect,

Les lourds battants d’airain tournent, à leur aspect.

Immobiles, les Saints, dans les niches de pierre,

Semblent, pour les mieux voir, soulever leur paupière,

Et, comme un vent léger à travers les grands ifs,

Le vieil orgue s’éveille et rend des sons plaintifs.

Alors, les lévriers aux prunelles de flamme

S’arrêtent... d’un mot bref, plus tranchant que la lame :

– « Prêtre, dit l’Inconnu, marche droit à l’autel,

Prends-y le saint ciboire, et reviens... l’ordre est tel ! »

Et l’abbé, malgré lui, marchait... lorsque, miracle !

Au seul bruit de ses pas s’ouvre le tabernacle,

Et la coupe, que mène une invisible main,

Vers le bras hésitant fait moitié du chemin.

– « Bien commencé ! Pourtant, que notre œuvre s’achève... »

Puis, emportés tous deux comme aux vapeurs d’un rêve,

Les voilà vers la tombe où gît le Président.

Horreur ! Le mort est là, pâle, les regardant...

Le marbre s’est levé, la bière s’est ouverte ;

Un cierge qui s’éteint montre, à sa lueur verte,

L’effroi, le blême effroi laissant, dernier affront,

Son empreinte hideuse à la cire du front,

Cependant que, sortie hors de la lèvre exsangue,

Une hostie apparaît, intacte, sur la langue.

– « Reprends le pain de vie, ô prêtre, à ce maudit,

Poursuit le justicier... – Moi ? – Fais ce que j’ai dit. »

Et toujours le bras mû par l’occulte puissance,

Quand la pitié dit non, répond : obéissance !

Et l’hostie a rejoint le vase consacré,

Et sous la croix d’argent le ciboire est rentré...

 

Comme alors, Dieu vengeur, éclata ton tonnerre !

Jamais le fier guerrier qu’en ces lieux on vénère

N’avait, s’irradiant du chœur jusqu’au portail,

Embrasé de tels feux les plombs de son vitrail.

C’est le divin Michel en armes, sous l’ogive,

Qui de Satan vaincu fait hurler la chair vive ;

Même on dit que l’abbé, dans l’ange au glaive nu,

À cru voir flamboyer les yeux de l’Inconnu.

Puis ce sont des clameurs, d’épouvantables rires,

Puis un cri prolongé, strident parmi les pires,

Puis, rien... La bière ouverte, et l’Enfer accouru,

Et l’homme, et les chiens noirs, tout avait disparu.

 

Le lendemain, à l’heure où le jour va renaître,

Sur la dalle glacée on relevait un prêtre...

Sa fin suivit de près celle du réprouvé,

Mais le drame a vécu dans le marbre gravé.

La vierge que, dès l’aube, un saint devoir appelle,

Se sent battre le cœur, passant vers la chapelle.

Et, plus tremblante encor que sa dernière dent,

Mainte vieille se signe, au nom du Président.

 

 

 

Stéphen LIÉGEARD.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1892.

 

 

 

 

 

 

 

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