Évangéline

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry Wadsworth LONGFELLOW

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

––––

 

 

VOICI la forêt primitive. Les pins murmurants et les sapins – Barbus et moussus, et vêtus de verdure, indécis dans le crépuscule, – Se dressent comme des Druides d’autrefois aux voix mornes et prophétiques, – Se dressent comme des harpeurs chenus, dont la barbe repose sur leur poitrine. – Dans ses cavernes rocheuses la voix profonde de l’Océan voisin – Gronde haut, et ses accents désolés répondent à la lamentation de la forêt.

Voici la forêt primitive ; mais où sont les cœurs qui sous la ramée – Bondissaient comme la biche quand elle entend sous bois le cri du chasseur ? – Où est le village aux toits de chaume, le foyer des fermiers acadiens, – De ces hommes dont la vie coulait comme les rivières qui baignent les bois, – Obscurcies par les ombres de la terre, mais réfléchissant une image du ciel ? – Désertes sont ces fermes si riantes et les fermiers à jamais partis ! – Dispersés comme la poussière et les feuilles, quand les puissantes rafales d’octobre – Les saisissent, les roulent en tourbillons dans les airs et les répandent au loin en pluie sur l’Océan.

Il ne reste plus rien qu’une tradition du beau village de Grand-Pré. – Vous qui croyez à l’affection qui espère, endure et se résigne,

Vous qui croyez à la beauté et à la force d’un dévouement de femme, – Écoutez la plaintive légende que chantent encore les pins de la forêt, – Écoutez une Histoire d’amour de l’Acadie, cette demeure des heureux.

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

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Éloigné, isolé, paisible, le petit village de Grand-Pré était couché au fond d’une vallée fertile.

 

 

 

 

I

 

 

DANS le pays d’Acadie, sur les bords du bassin des Mines, – Éloigné, isolé, paisible, le petit village de Grand-Pré – Était couché au fond d’une vallée fertile. De vastes prairies s’étendaient à l’est, – Donnant au village son nom et servant de pâturage à des troupeaux sans nombre. – Des digues que les mains des fermiers avaient élevées par un travail incessant – Interceptaient les turbulentes marées : mais, à des époques fixes, les vannes – S’ouvraient, accueillantes, laissant la mer errer à son gré parmi les prairies. – À l’ouest et au sud il y avait des linières et des vergers et des champs de blé – S’étalant au loin sans clôtures dans la plaine ; et à l’horizon, au nord, – S’élevaient le Blomidon et les forêts antiques. Dans les airs sur les montagnes – Les brouillards des mers plantaient leurs tentes, et les brumes du puissant Atlantique – Regardaient l’heureuse allée, mais ne descendaient jamais de leur station. – Là, au milieu de ces fermes, reposait le village acadien. – Solidement bâties, les maisons, avec leur charpente de chêne et de châtaignier, – Ressemblaient à celles que les paysans de Normandie construisaient sous le règne des Henri. – Les toits étaient de chaume avec des lucarnes, et des pignons, en saillie – Sur le soubassement, protégeaient et ombrageaient l’entrée de la porte. – Là, dans les tranquilles soirées d’été, quand les vives lueurs du soleil couchant – Éclairaient la rue du village et doraient les girouettes des cheminées, – Les femmes et les jeunes filles étaient assises en capes d’une blancheur de neige et en jupes – Rouges, bleues et vertes, avec leurs quenouilles filant le lin doré – Pour les métiers bavards dont les bruyantes navettes, à l’intérieur du logis, – Mêlaient leur tapage aux ronflements des rouets et aux chants des jeunes filles. – D’un pas grave le prêtre de la paroisse descendait la rue ; et les enfants – S’arrêtaient dans leurs jeux pour baiser la main qu’il étendait en les bénissant. – L’air vénérable, il marchait parmi eux ; et les femmes et les jeunes filles se levaient – En saluant son approche lente par des paroles d’affectueuse bienvenue. – Alors arrivaient les travailleurs rentrant des champs, et le soleil s’abaissait avec sérénité, – Déclinant vers son repos, et le crépuscule régnait. Aussitôt du haut du clocher – Doucement l’Angelus tintait, et au-dessus des toits du village – Des colonnes de fumée bleu pâle, comme des nuages d’encens qui monte, – S’élevaient de cent foyers, séjours de la paix et du contentement. – Ainsi vivaient unis dans l’amour ces simples paysans acadiens ; – Ils vivaient dans l’amour de Dieu et de leurs semblables. En même temps ils étaient exempts – De la crainte qui règne avec les tyrans, et de l’envie, ce vice des républiques. – Jamais ils n’avaient de serrures à leurs portes ni de barreaux à leurs fenêtres – Mais leurs maisons étaient ouvertes comme le jour et comme les cœurs de leurs possesseurs. – Là le plus riche était pauvre, et le plus pauvre vivait dans l’abondance.

Un peu à l’écart du village et plus proche du bassin des Mines, – Benoît Bellefontaine, le plus riche paysan de Grand-Pré, – Vivait du produit de ses bons arpents ; et avec lui, dirigeant son ménage, – Demeurait la jolie Évangéline, sa fille, et l’orgueil du village. – Robuste, d’une haute stature, c’était un vieillard de soixante-dix hivers ; – Il était vaillant et vert, un chêne couvert de flocons de neige ; – Blancs comme la neige étaient ses cheveux, et ses joues brunes comme les feuilles du chêne. – Elle était belle à voir, la jeune fille aux dix-sept printemps ; – Ses yeux étaient noirs comme la baie qui croît sur l’épine au bord du chemin ; – Noirs, mais avec quelle douceur ils brillaient sous l’ombre brune de ses boucles ; – Douce aussi était son haleine, comme l’haleine des vaches qui paissent dans les prairies. – Lorsque, dans les chaleurs de la moisson, elle portait aux moissonneurs, à l’heure de midi, – Les bouteilles d’ale brassée au logis, ah ! elle était belle en vérité, la jeune fille. – Et elle était encore plus belle quand, le dimanche matin, tandis que la cloche, du haut de sa tourelle, – Versait ses sons sacrés dans l’air, comme le prêtre avec l’hysope – Asperge l’assemblée des fidèles et répand ses bénédictions sur eux, – Elle suivait, en descendant, la longue rue, avec son chapelet à grains et son missel, – Portant sa cape normande et sa jupe bleue et les boucles d’oreilles – Apportées au temps jadis de France, et depuis, comme une relique de famille – Transmises de mère en fille, à travers de longues générations. – Mais une céleste clarté – une beauté plus éthérée, – Brillait sur son visage et enveloppait sa personne lorsque, après la confession, – Sereine, elle revenait à la maison, avec la bénédiction de Dieu sur elle. – Quand elle avait passé, c’était comme le temps d’arrêt qui suit un délicieux concert.

Solidement construite avec des chevrons de chêne, la maison du paysan – Se trouvait sur le penchant d’une colline qui domine la mer ; et un ombreux – Sycomore croissait près de la porte, avec un chèvrefeuille s’enroulant tout autour. – Le porche était rustiquement sculpté avec des sièges dessous ; et un sentier – Menait à travers un large verger et disparaissait dans la prairie. – Sous le sycomore étaient des ruches surplombées par un auvent, – Comme ceux que le voyageur voit dans les régions lointaines au bord des routes, – Construits au-dessus d’un tronc pour les pauvres ou de l’image bénie de Marie. – Plus loin, en descendant, sur la pente de la colline, était le puits avec son seau – Moussu, cerclé de fer ; et près de là, une auge pour les chevaux. – Abritant la maison des orages, au nord, étaient les granges et la cour de la ferme. – Là se trouvaient les chariots aux larges roues, les antiques charrues et les herses ; – Là étaient les étables à moutons ; là, dans son sérail emplumé, – Se pavanait, en seigneur, le dindon et chantait le coq avec la même – Voix qui, dans les temps anciens, avait fait tressaillir le repentant Pierre. – Pleines à éclater de foin, les granges formaient elles-mêmes un village. Dans chacune d’elles, – Au-delà du pignon se projetait un toit de chaume ; et un escalier, – Sous l’abri du larmier, montait aux odorants greniers à blé. – Là aussi se trouvait le colombier, avec ses doux et innocents habitants – Roucoulant toujours d’amour ; tandis qu’au-dessus, sous les vents changeants, – D’innombrables girouettes criardes et bruissantes chantaient les variations du temps.

Ainsi, en paix avec Dieu et avec le monde, le paysan de Grand-Pré – Vivait du produit de sa ferme ensoleillée, et Évangéline gouvernait sa maison. – Plus d’un jeune garçon, quand il s’agenouillait dans l’église et ouvrait son missel, – Fixait les yeux sur elle, comme sur la sainte qu’il adorait avec la plus profonde dévotion. – Heureux était celui qui pouvait toucher sa main ou le bord de son vêtement ! – Plus d’un poursuivant venait à sa porte, à la faveur de l’obscurité – Et quand il frappait et attendait pour écouter le bruit de ses pas, – Ne savait lequel battait le plus fort, de son cœur ou du marteau de fer ; – D’autres, à la fête joyeuse du saint patron du village, – Se montraient plus hardis, lui serraient la main à la danse en murmurant – Des paroles pressées d’amour, qui semblaient se confondre avec la musique. – Mais, parmi tous ceux qui venaient, le jeune Gabriel, seul, était le bienvenu ; – Gabriel Lajeunesse, le fils de Basile le forgeron, – Qui était un homme puissant dans le village et honoré de tous ; – Car, depuis l’origine des temps, à tous les âges, chez toutes les nations, – Le métier de forgeron a été tenu en renom dans le peuple. – Basile était l’ami de Benoît. Leurs enfants, depuis la plus tendre enfance, – Avaient grandi ensemble comme frère et sœur ; et le Père Félicien, – Prêtre et maître d’école à la fois du village, leur avait appris leurs lettres – Dans le même livre, avec les hymnes de l’Église et le plain-chant. – Mais, quand l’hymne était chantée et la leçon du jour achevée, – Vite ils partaient en courant pour la forge de Basile le forgeron. – Là, sur la porte, ils se tenaient debout, les yeux émerveillés, pour le voir – Prendre sur son tablier de cuir le sabot du cheval comme un joujou, – En clouant le fer à sa place, tandis que près de lui la bande d’une roue de charrette – Gisait comme un serpent de feu, enroulée dans un cercle d’escarbilles. – Souvent, les soirs d’automne, lorsque au dehors, dans l’obscurité croissante, – L’atelier du maréchal semblait se briser en éclats de lumière, à travers les fentes et les carreaux, – Bien chauds, près de la forge, à l’intérieur, ils épiaient le travail du soufflet ; – Et quand il cessait de haleter, quand les étincelles expiraient dans la cendre, – Gaiement ils riaient, et disaient que c’étaient des nonnes entrant dans la chapelle. – Souvent en traînant, l’hiver, aussi rapides que le bond de l’aigle, – Ils descendaient la pente de la colline en bondissant, ils allaient glissant sur la prairie. – Souvent, dans les granges, ils grimpaient jusqu’aux nids peuplés d’oisillons, – Cherchant avec des yeux avides cette merveilleuse pierre que l’hirondelle sur les poutres, – Apporte du rivage de la mer pour rendre la vue à ses petits emplumés. – Heureux celui qui trouvait la pierre dans le nid de l’hirondelle ! – Ainsi se passèrent quelques années rapides, et ils n’étaient plus enfants ; – Lui était un vaillant adolescent ; son visage, comme le rayon du matin, – Réjouissait la terre de son éclat, et sa pensée mûrissait en devenant acte. – Elle, était une femme maintenant avec le cœur et les espérances d’une femme. – « Soleil de sainte Eulalie », ainsi la nommait-on, car c’était ce soleil – Qui, dans la croyance des paysans, devait charger de pommes les arbres de leurs vergers ; – Elle, de même, devait apporter dans la maison de son mari la joie et l’abondance, – En la remplissant tout entière d’amour et de visages vermeils d’enfants.

 

 

 

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– Près de son père, à côté de lui, la gentille Évangéline était assise, filant du lin pour le métier qui était dans le coin derrière elle.

 

 

 

 

II

 

 

Maintenant la saison était revenue, où les nuits deviennent plus froides et plus longues, – Où le soleil qui recule entre dans le signe du Scorpion. – Des oiseaux de passage voguaient dans l’air de plomb, allant des glaces, – Des baies désertes du Nord vers les rivages des îles tropicales. – Les moissons étaient rentrées ; et, affolés, contre les vents de septembre – Luttaient les arbres de la forêt, comme Jacob autrefois avec l’ange. – Tous les présages annonçaient un hiver long et inclément. – Les abeilles, dans leur pressentiment prophétique de la disette avaient emmagasiné leur miel – Jusqu’à faire déborder les ruches ; et les chasseurs indiens assuraient – Que l’hiver serait froid car la fourrure des renards était épaisse. – Telle fut l’approche de l’automne. Alors suivit cette belle saison – Appelée par les pieux paysans acadiens l’Été de la Toussaint. – L’air était inondé d’une lumière magique prêtant à la rêverie ; et le paysage – Reposait comme s’il venait de naître dans toute la fraîcheur de la jeunesse. – La paix semblait régner sur la terre, et le cœur inquiet de l’Océan – Était pour un moment consolé. Tous les bruits se fondaient dans une même harmonie : – Les voix des enfants au jeu, le chant des coqs dans les cours des fermes, – Les bruissements d’ailes dans l’air assoupi, et le roucoulement des pigeons, – Tout prenait un ton radouci et bas comme des chuchotements d’amour ; et le grand soleil – Dardait des regards d’amour à travers les vapeurs d’or qui l’entouraient ; – Tandis que, drapés dans leurs robes roussâtres, écarlates et jaunes, – Brillant de l’éclat de la rosée, les arbres resplendissants de la forêt – Scintillaient comme ce platane que les Perses ornaient de voiles et de joyaux.

Alors recommença le règne du repos et de l’affection et du calme – Le jour avec son fardeau et sa chaleur était passé, et le crépuscule tombant – Ramenait l’étoile du soir au ciel et les troupeaux à l’étable. – Frappant du pied le sol, ils arrivaient, posant leur cou les uns sur les autres, – Et de leurs naseaux grands ouverts aspirant la fraîcheur du soir. – En tête, portant la cloche, la belle génisse d’Évangéline, – Fière de sa robe d’un blanc de neige et du ruban flottant à son collier. – Gravement elle s’avançait avec lenteur, comme si elle était consciente de l’affection humaine. – Puis venait le berger, suivi de ses troupeaux bêlants, rentrant des bords de la mer – Où étaient leurs pâturages favoris. Derrière eux marchait le chien de garde, – Patient, plein d’importance, grandi par l’orgueil de son instinct, – Allant d’un côté à l’autre avec un air de maître, et superbement – Balançant sa queue touffue, et poussant en avant les traînards. – Régent des troupeaux quand le berger dormait, il était leur protecteur – Quand, dans la forêt, la nuit, au sein du silence étoilé, les loups hurlaient. – Bien tard, au lever de la lune, revenaient les chariots des marécages, – Chargés d’un foin salé, qui remplissait l’air de ses parfums. – Gaiement hennissaient les chevaux, la rosée sur leur crinière et leur fanon ; – Tandis que sur leurs épaules les lourdes selles de bois, – Peintes de couleurs brillantes et ornées de glands cramoisis, – Se balançaient dans leur éclatant arrangement, comme des alcées chargées de fleurs. – Patiemment les vaches s’arrêtaient pendant ce temps, et livraient leurs pis – Aux mains de la laitière ; tandis que bruyamment, en cadence régulière, – Dans les seaux sonores les filets de lait écumeux descendaient. – Les beuglements des troupeaux et les éclats de rire s’entendaient dans la cour de la ferme, – Renvoyés en écho par les granges. Bientôt ils se perdaient dans le silence ; – Lourdement se fermaient, avec un son discordant, les battants des portes des granges ; – Les barres de bois grinçaient ; et tout pour la durée d’une saison était silencieux.

Au dedans, se chauffant devant la large bouche du foyer, paresseusement le paysan, – Assis dans son fauteuil, regardait les flammes et les tourbillons de fumée – Lutter ensemble comme des ennemis dans une ville en feu. Derrière lui, – Hochant la tête, l’allure railleuse, le long du mur, avec des gestes fantastiques, – S’élançait son ombre énorme, s’évanouissant ensuite dans les ténèbres. – Des figures, grossièrement sculptées dans le chêne, sur le dossier de son fauteuil, – Riaient dans la lumière vacillante : et les plats d’étain sur le dressoir – Saisissaient et reflétaient la flamme, comme les boucliers d’une armée au soleil. – Le vieillard fredonnait des couplets et des chants de Noël, – Comme ceux qu’au pays, jadis, ses pères avant lui – Chantaient dans leurs vergers normands et dans leurs beaux vignobles bourguignons – Près de son père, à côté de lui, la gentille Évangéline était assise, – Filant du lin pour le métier, qui était dans le coin derrière elle. – Muettes pour le moment étaient ses pédales, et au repos sa diligente navette ; – Tandis que le ronflement monotone du rouet, comme le bourdonnement d’une cornemuse, – Accompagnait le chant du vieillard et en reliait les fragments. – Comme dans une église, quand le chant du chœur par intervalles casse, – Des piétinements s’entendent sur les bas-côtés ou bien les paroles du prêtre à l’autel, – Ainsi, à chaque pause du chant, d’un mouvement rythmé l’horloge faisait tic-tac.

Comme ils étaient assis là, des pas résonnèrent ; et, soudainement soulevé – Le loquet de bois cliqueta, et la porte se recula en tournant sur ses gonds. – Benoît reconnut, au bruit des souliers ferrés, que c’était Basile le forgeron, – Et au battement de son cœur Évangéline reconnut qui était avec lui. – « Sois le bienvenu ! » s’écria le paysan, quand les pas s’arrêtèrent sur le seuil ; – « Sois le bienvenu, Basile, mon ami. Viens, prends ta place sur le banc – Près de la cheminée, dans ce coin qui est toujours vide sans toi ; – Prends sur la tablette, au-dessus de ta tête, ta pipe et ta boîte à tabac ; – Tu n’es jamais si bien toi-même que lorsque, à travers les spirales – De la fumée de la pipe ou de la forge, ta bonne figure joviale luit, – Ronde, et rouge comme la lune d’automne au milieu des brouillards et des marais. » – Alors, avec un sourire de contentement, Basile le forgeron répondit, – En prenant d’un air aisé sa place accoutumée auprès du foyer : – « Benoît Bellefontaine, tu as toujours ton mot pour rire et ta chanson ! – Tu es toujours de la plus joyeuse humeur, toi, quand les autres sont remplis – De sombres présages de malheur et ne voient que la ruine devant eux. – Tu es heureux comme si tous les jours tu avais ramassé un fer à cheval. » – S’arrêtant un moment pour prendre la pipe qu’Évangéline lui apportait, – Et qu’avec un charbon pris dans la cendre elle avait allumée, lentement il continua : – « Quatre jours maintenant sont passés depuis que les vaisseaux anglais à l’ancre – Mouillent à l’embouchure du Gaspereau, leurs canons pointés sur nous. – Quel peut être leur dessein, on ne sait : mais tous nous sommes enjoints – De nous réunir demain dans l’église où le décret de Sa Majesté – Sera proclamé loi dans le pays. Hélas ! en attendant, – Bien des soupçons de malheur alarment le cœur des gens. » – Alors le paysan répondit : « Peut-être des intentions plus amicales – Sont-elles apportées par ces vaisseaux sur nos rivages. Peut-être les moissons, en Angleterre, – Par d’’intempestives pluies ou des chaleurs plus inopportunes ont-elles été gâtées ; – Et dans nos granges qui regorgent viennent-ils s’approvisionner pour leur bétail et leurs enfants. » – « Ce n’est pas ainsi que pensent les gens du village », dit vivement le forgeron. – Secouant la tête d’un air de doute ; puis, poussant un soupir, il continua : – « Louisbourg n’est pas oublié, ni Beau-Séjour, ni Port-Royal ; – Beaucoup déjà ont fui vers la forêt et guettent sur la lisière, – Attendant, le cœur anxieux, le sort douteux de demain. – Nos armes nous ont été enlevées avec les engins de guerre de toute nature, – Il ne nous reste rien que le marteau du forgeron et la faux du moissonneur. » – Alors avec un gai sourire le paysan jovial répondit : – « Nous sommes plus sûrs sans armes, au milieu de nos troupeaux et de nos champs de blé ; – Nous sommes plus sûrs derrière ces paisibles digues assiégées par l’Océan, – Que ne l’étaient nos pères dans les forts assiégés par le canon de l’ennemi. – Ne crains aucun malheur, ami, et puisse ce soir aucune ombre de chagrin – Ne tomber sur cette maison et ce foyer ; car c’est la soirée du contrat. – On a bâti la maison et la grange. Les joyeux gars du village – Les ont bâties solidement et bien ; et, remuant le sol tout autour, – Ils ont rempli la grange de foin et la maison de provisions pour douze mois. – René Leblanc sera ici bientôt avec ses papiers et son encrier de corne. – N’allons-nous donc pas être heureux et nous réjouir de la joie de nos enfants ? » – À l’écart, près de la fenêtre, se tenait, sa main dans celle de son bien-aimé, – Évangéline rougissante, entendant les mots que son père avait dits ; – Et, comme ils expiraient sur ses lèvres, le digne notaire entra.

 

 

 

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– et écrivit, d’une main ferme la date et l’âge des parties, énumérant la dot de la fiancée en troupeaux de mouton et de bétail.

 

 

 

 

III

 

 

 Courbée comme un laborieux aviron, qui peine dans le ressac de l’Océan. – Courbée, mais non brisée par l’âge, telle était la stature du notaire public. – Des touffes de cheveux jaunis, comme la soyeuse bourre du maïs, pendaient – Sur ses épaules : son front était haut, et ses besicles à branches de corne, – Assises à cheval sur son nez, lui donnaient un air de sagesse supérieure. – Il était père de vingt enfants, et plus d’une centaine – D’enfants de ses enfants chevauchaient sur ses genoux et écoutaient sa grande montre faire tic-tac. – Quatre longues années, au temps de la guerre, il avait langui dans la captivité ; – Souffrant beaucoup dans un vieux fort français, pour avoir été l’ami des Anglais. – Maintenant, quoique devenu plus avisé, sans artifice ni méfiance, – Il avait mûri en sagesse, mais était résigné, simple et doux, et comme un enfant, – Il était aimé de tous et surtout des enfants, – Car il leur racontait les histoires du loup-garou dans la forêt, – Et du lutin qui venait la nuit faire boire les chevaux, – Et de la blanche Létiche, ce spectre d’un enfant qui, sans baptême, – Était mort et condamné à hanter, invisible, les chambres des enfants ; – Et comment, la veille de Noël, les bœufs parlaient dans l’étable ; – Et comment la fièvre se guérissait à l’aide d’une araignée enfermée dans une coquille de noix ; – Et du merveilleux pouvoir du trèfle à quatre feuilles et du fer à cheval, – Et de tout ce qui était rapporté par les traditions du village. – Alors se leva de son siège, près du foyer, Basile le forgeron : – Il secoua les cendres de sa pipe, et étendant lentement la main droite : – « Père Leblanc, s’exclama-t-il, tu as entendu les propos du village – Et peut-être peux-tu nous donner des nouvelles de ces navires et de leur mission. » – Alors d’un air modeste le notaire public répondit : – « J’ai entendu, en effet, bien des commérages, mais n’en suis point plus savant ; – Et quant à leur mission je n’en sais pas plus que les autres. – Pourtant je ne suis pas de ceux qui s’imaginent que de mauvaises intentions – Les amènent ici, car nous sommes en paix ; pourquoi donc nous molester ? » – « Au nom de Dieu ! » s’écria le prompt et quelque peu irascible forgeron, – « Faut-il donc en toute chose chercher le comment, le pourquoi et le parce que ? – Journellement des injustices se commettent et la puissance est le droit du plus fort ! » – Mais, sans prendre garde à son animation, le notaire public continua : – « L’homme est injuste, mais Dieu est juste ; et finalement la justice – Triomphe ; aussi bien que je me rappelle une histoire qui souvent m’a consolé, – Lorsque j’étais prisonnier dans le vieux fort français à Port-Royal. » – C’était le récit favori du vieillard et il aimait à le répéter – Quand ses voisins se plaignaient qu’une injustice leur était faite. – « Une fois, dans une ancienne ville, dont le nom ne me revient plus, – S’élevait sur une colonne une statue de bronze de la Justice, – Érigée sur la place publique, tenant une balance dans la main gauche – Et dans la droite une épée, emblème de la justice dominant – Dans les lois du pays, dans les cœurs et dans les foyers du peuple. – Même les oiseaux avaient bâti leurs nids dans les plateaux de la balance – N’ayant point peur de l’épée qui flamboyait au soleil au-dessus d’eux. – Mais, dans le cours du temps, les lois du pays s’étaient corrompues ; – La force avait pris la place du droit, et les faibles étaient opprimés, et les puissants – Gouvernaient avec une verge de fer. Alors il arriva dans le palais noble – Qu’un collier de perles se perdit, et avant peu les soupçons – Tombèrent sur une jeune orpheline qui était servante dans la maison. – Après un procès en due forme, condamnée à périr sur l’échafaud, – Patiemment elle subit sa sentence au pied de la statue de la Justice. – Quand vers son Père dans les cieux son âme innocente monta. – Voilà que sur la ville un orage fondit ; et les coups de la foudre – Frappèrent la statue de bronze, et arrachèrent, furieux, de sa main gauche, – En les jetant sur le pavé, les plateaux cliquetants de la balance, – Et dans leur creux on trouva le nid d’une pie – Où dans l’argile des parois le collier de perles était entrelacé. » – Muet, mais non convaincu, quand le récit fut fini, le forgeron – Demeurait comme un homme qui veut parler, mais ne trouve pas de paroles. – Toutes ses pensées restaient figées dans les plis de sa figure, comme les vapeurs – Qui se congèlent en formes fantastiques sur les vitres des fenêtres en hiver.

Alors Évangéline alluma la lampe de cuivre sur la table, – Remplit, jusqu’à ce qu’il débordât, le pot d’étain d’une ale châtain – Brassée au logis, qui était réputée pour sa force dans le village de Grand-Pré : – Tandis que de sa poche le notaire tira ses papiers et son encrier de corne, – Et écrivit d’une main ferme la date et l’âge des parties, – Énumérant la dot de la fiancée en troupeaux de moutons et de bétail. – On procéda par ordre ; et, chaque chose dûment et bien achevée, – Le grand sceau de la loi fut apposé comme un soleil sur la marge. – Alors de sa pochette de cuir le paysan jeta sur la table – Trois fois les honoraires du vieillard en bonnes pièces d’argent ; – Et le notaire se levant, et bénissant la fiancée et le fiancé, – Leva en l’air le pot d’ale et but à leur bonheur. – Essuyant la mousse attachée à ses lèvres, il fit un profond salut et se retira, – Tandis qu’en silence les autres restaient assis et songeaient près du foyer, – Jusqu’à ce qu’Évangéline allât prendre le damier dans son coin. – Bientôt le jeu commença. Dans leur lutte amicale, les vieillards – Riaient à chaque coup heureux ou à chaque manœuvre sans succès, – Riaient quand un pion se damait ou qu’une brèche se faisait dans les rangs. – Pendant ce temps, à l’écart, à la lueur du crépuscule, dans l’embrasure d’une fenêtre, – Les deux fiancés assis chuchotaient entre eux, regardant la lune se lever – Sur la mer pâle et sur la brume argentée des prairies. – Silencieusement, une à une, dans l’infinie prairie du ciel – Fleurissaient les charmantes étoiles, ces « myosotis » des anges.

Ainsi la soirée s’écoula. Bientôt la cloche de la tour – Sonna neuf heures, le couvre-feu du village ; et sur-le-champ – Les hôtes se levèrent et partirent ; et le silence régna dans la maison. – Plus d’une parole d’adieu et d’un doux bonsoir échangé sur le pas de la porte – Résonna encore longtemps dans le cœur d’Évangéline et le remplit de joie. – Avec soin alors on couvrit les cendres qui brûlaient sur le carreau de l’âtre, – Et sur les marches de chêne retentit le pas du paysan. – Bientôt les pas sans bruit d’Évangéline suivirent. – Au haut de l’escalier un point lumineux se déplaça dans l’obscurité, – Éclairée moins par la lampe que par le visage rayonnant de la jeune fille. – En silence elle traversa le corridor et franchit la porte de sa chambre. – Elle était simple, cette chambre, avec ses rideaux blancs, et son armoire – Vaste et haute, où, sur ses spacieux rayons, étaient soigneusement pliés – Les draps de toile et les étoffes de laine, que la main d’Évangéline avait tissés. – C’était la précieuse dot qu’elle apportait à son mari en mariage, – Valant mieux que les troupeaux et les bestiaux, car c’étaient les preuves de son habileté de ménagère. – Bientôt elle éteignit sa lampe, car la molle et radieuse clarté de la lune – Ruisselait à travers les vitres et éclairait la chambre. Le cœur de la jeune fille – Se gonfla et céda à sa puissance, comme les tremblantes vagues de l’Océan. – Ah ! qu’elle était belle, extrêmement belle à voir, dans cette position, – Ses pieds nus d’un blanc de neige sur le plancher brillant de la chambre ! – Elle ne songeait guère qu’en bas, parmi les arbres du verger, – Attendait son fiancé, épiant son ombre aux lueurs de sa lampe. – Pourtant elle pensait à lui, et par moments un sentiment de tristesse – Passait sur son âme, tandis que l’ombre flottante des nuages, au clair de lune, – Glissait sur le plancher et obscurcissait la chambre pour un instant. – Et lorsqu’elle regarda à la fenêtre, elle vit sereinement la lune émerger – Des plis d’un nuage, et une seule étoile suivre ses pas, – Comme au sortir de la tente d’Abraham, le jeune Ismaël errait avec Agar !

 

 

 

 

IV

 

 

Gaiement se leva, le lendemain matin, le soleil sur le village de Grand-Pré. – Gaiement brillait dans l’air, doux et suave, le bassin des Mines, – Où les vaisseaux, avec leurs ombres ondoyantes, étaient à l’ancre. – La vie s’était depuis longtemps ranimée dans le village, et les travaux retentissants – Frappaient de leurs cent mains aux portes d’or du matin, – Bientôt de la campagne environnante, des fermes et des hameaux voisins, – Arrivaient en habits de fête les radieux paysans acadiens. – Plus d’un joyeux bonjour et d’un rire enjoué des jeunes gens – Ajoutèrent à la pureté de l’air, quand, du fond des nombreuses prairies, – Où l’on ne pouvait voir d’autre chemin que le sillon des roues dans l’herbe verte – Les groupes tour à tour apparaissaient, se rejoignaient et passaient sur la grand’route, – Longtemps avant midi, dans le village, tous les bruits du travail avaient fait silence.

Les rues étaient encombrées de gens ; et des groupes bruyants aux portes des maisons – Étaient assis au gai soleil, se récréant et commérant ensemble. – Chaque maison était une auberge, où tous étaient bienvenus et fêtés ; – Car chez ces gens simples, qui vivaient en frères entre eux, –Tout était mis en commun, et ce qui était à l’un était à l’autre. – Pourtant sous le toit de Benoît, l’hospitalité semblait plus abondante : – Car Évangéline se trouvait au milieu des hôtes de son père ; – Son visage s’éclairait de sourires, et des paroles de bienvenue et de joie – Tombaient de ses jolies lèvres, en bénissant la coupe qu’elle offrait.

Sous le ciel ouvert, dans l’air odorant du verger – Ployant sous ses fruits d’or, s’étalaient les apprêts de la fête des fiançailles. – Là, à l’ombre du porche, le prêtre et le notaire avaient pris place : – Là, le bon Benoît était assis ainsi que Basile le robuste forgeron. – Non loin d’eux, près du pressoir à cidre et des ruches d’abeilles, – Michel le violoneux s’était placé ; il avait le plus gai des cœurs et des gilets. – L’ombre et la lumière tombant du feuillage se jouaient alternativement dans ses cheveux – De neige, qui flottaient au vent ; et la face réjouie du ménétrier – Luisait comme un charbon ardent lorsqu’on souffle sur les cendres. – Gaiement le vieillard chantait, aux accords vibrants de son violon, – Tous les Bourgeois de Chartres et Le Carillon de Dunkerque, – En même temps de ses sabots battait la mesure. – Et gaiement, et gaiement tournoyaient les pirouettes des danses étourdissantes – Sous les arbres du verger, en dévalant du sentier dans les prairies ; – Vieux et jeunes à la fois, et les enfants se mêlaient à eux. – La plus jolie de toutes les jeunes filles était Évangéline, la fille de Benoît, – Le plus noble des jeunes gens était Gabriel, le fils du forgeron.

Ainsi se passa la matinée. Mais voilà qu’un appel sonore – Retentit du haut du clocher et dans les prairies le tambour battit. – Bientôt se pressèrent dans l’église les hommes. Au dehors, dans le cimetière, – Attendaient les femmes. Elles se tenaient près des tombes et suspendaient aux croix de pierre – Des guirlandes de feuilles d’automne et des rameaux de mélèze frais cueillis dans le bois. – Alors arrivèrent les troupes des navires et, passant fièrement au milieu d’elles, – Elles entrèrent par le portail sacré. Un vacarme discordant – Fit écho au bruit des tambours de cuivre sous les voûtes et dans les vitraux, – Fit écho rien qu’un moment, et lentement le massif portail – Se ferma, et en silence la foule attendit la volonté des soldats. – Alors leur commandant se leva et parla du haut des marches de l’autel, – Tenant en l’air, dans ses mains, avec le sceau, la commission royale ; – « Vous êtes convoqués ce jour », dit-il, « par ordre de Sa Majesté. – Le roi a été clément et bon, mais comment avez-vous répondu à sa bonté ? – Que vos propres cœurs répliquent. Ma nature et mon caractère – Répugnent à la tâche que je remplis et qui pour vous, je le sais, doit être pénible. – Pourtant je dois m’incliner et obéir, et vous mander la volonté de notre souverain ; – À savoir que toutes vos terres, vos habitations, vos troupeaux de toutes sortes – Sont confisqués au profit de la couronne, et que vous-mêmes serez de cette province – Transportés dans d’autres pays. Dieu veuille que vous puissiez y vivre – Toujours en fidèles sujets, en peuple heureux et pacifique ! – Maintenant je vous déclare prisonniers ; car tel est le bon plaisir de Sa Majesté ! » – Tel, quand l’air est serein dans le brûlant solstice d’été, – Soudain s’amasse un orage, et la mortelle fronde de la grêle – Couche le blé du fermier dans les champs et fracasse ses fenêtres, – Cachant le soleil et jonchant le sol du chaume des toits, – Les troupeaux fuient en beuglant et cherchent à briser leurs clôtures, – Telles dans le cœur des assistants descendaient les paroles de l’orateur. – Silencieux, ils demeurèrent un moment dans une muette stupéfaction ; puis s’éleva – Plus haut et encore plus haut une clameur de douleur et de colère : – Et, mus par une même impulsion, ils se précipitèrent, affolés, vers la porte. – En vain ils espéraient fuir – et les cris, les furieuses imprécations – Retentissaient dans la maison de prière ; et, par-dessus les têtes des autres, – Surgissait, les bras élevés, Basile le forgeron, – Comme, sur une mer orageuse, un espar est ballotté par les vagues. – Rouge était sa face et convulsée par la rage ; avec fureur il cria : – « À bas les tyrans d’Angleterre, nous ne leur avons jamais juré allégeance ! – Mort à ces soldats étrangers, qui confisquent nos foyers et nos moissons. » – Il en aurait bien dit davantage, mais la main impitoyable d’un soldat – Le frappa sur la bouche et le jeta sur les dalles.

Au milieu de la lutte et du tumulte de cette furieuse mêlée – Voici que la porte du sanctuaire s’ouvrit, et le Père Félicien – Entra, l’air sérieux, et monta les degrés de l’autel. – Levant sa main vénérable, d’un geste il imposa silence – À toute cette foule vociférante, et il parla à son peuple. – Ses accents étaient graves et solennels ; d’une voix assurée, mais morne il parla, comme après le tocsin d’alarme, distinctement l’heure sonne. – « Qu’’est-ce donc que vous faites, mes enfants ? Quelle folie vous a saisis ? – Pendant quarante ans de ma vie j’ai travaillé parmi vous et vous ai enseigné, – Non seulement en paroles, mais en actions, à vous aimer les uns les autres. – Est-ce là le fruit de mes peines, de mes veilles, de mes prières et privations ? – Avez-vous sitôt oublié toutes les leçons d’amour et de pardon ? – C’est ici la maison du Prince de la Paix et voudriez-vous la profaner – Ainsi par des actes de violence et des cœurs débordant de haine ? – Ah ! quand le Christ crucifié de Sa croix jette ses regards sur vous ! – Voyez ! dans ces yeux pleins de tristesse quelle douceur et quelle sainte compassion ! – Écoutez ! comme ces lèvres répètent encore la prière : « Ô Père, pardonnez-leur ! » – Répétons, nous aussi, cette prière à l’heure où les méchants nous assaillent ; – Répétons-la maintenant, et disons : « Ô Père, pardonnez-leur ! » – Brèves étaient ses paroles de reproche, mais profondément dans les cœurs de ses auditeurs – Elles descendirent, et des sanglots de contrition succédèrent à cette explosion de la passion ; – Et ils répétèrent la prière et dirent : « Ô Père, pardonnez-leur ! »

Alors vint l’office du soir. Les cierges brillaient sur l’autel. – Fervente et profonde était la voix du prêtre et les assistants répondaient, – Non des lèvres seulement, mais du cœur ; et l’Ave Maria – Se chanta ; et ils tombèrent à genoux ; et leurs âmes, transportées de dévotion, – S’élevèrent sur les ailes ardentes de la prière, comme Élie montant au ciel. – Pendant ce temps s’était répandue dans le village la nouvelle du malheur ; de partout – Erraient en gémissant de maison en maison les femmes et les enfants. – Longtemps devant la porte de son père Évangéline resta, de sa main droite – Abritant ses yeux contre les rayons horizontaux du soleil, qui, déclinant, – Éclairait la rue du village d’une mystérieuse clarté, et recouvrait chaque – Chaumière de paysan d’un chaume d’or et blasonnait ses fenêtres. – Depuis longtemps, à l’intérieur, on avait étendu la nappe d’un blanc de neige sur la table. – Là se trouvait le pain de froment et le miel embaumé des fleurs sauvages ; – Là se trouvait le pot d’ale et le fromage tout frais apporté de la ferme ; – Et, au bout de la table, le grand fauteuil du fermier. – Ainsi Évangéline attendait à la porte de son père, quand le soleil couchant – Jetait les ombres allongées des arbres sur les larges ambrosiaques. – Hélas ! sur son cœur une ombre plus profonde était tombée, – Et du fond de son âme montaient des effluves célestes : – Charité, douceur, amour, espérance, pardon, résignation ! – Alors, tout oublieuse d’elle-même, elle alla dans le village, – Réconfortant par des regards et des paroles les cœurs inconsolés des femmes, – Tandis que, par les champs qui s’obscurcissaient, d’un pas traînant elles se retiraient – Poussées par leurs soucis domestiques et par la marche lassée de leurs enfants, – Lentement s’abaissa le grand soleil rouge, et de vacillantes vapeurs d’or – Voilèrent l’éclat de sa face : tel le prophète descendant du Sinaï. – Doucement au-dessus du village la cloche de l’Angelus tinta.

Cependant, dans l’obscurité, près de l’église, Évangéline attendait. – Tout était silencieux au dedans ; et en vain, près de la porte et des fenêtres, – Elle demeura et écouta, et regarda, jusqu’à ce que, vaincue par l’émotion : – « Gabriel ! » cria-t-elle tout haut d’une voix tressaillante ; mais aucune réponse – N’arriva des tombeaux des morts ni de la tombe plus sombre encore des vivants. – Lentement à la fin elle retourna à la maison sans maître de son père. – Le feu couvait dans l’âtre ; sur la table était le souper intact. – Toutes les chambres étaient vides, et lugubres, et hantées de fantômes de terreur. – Tristement son pas résonna dans l’escalier et sur le plancher de sa chambre. – Dans le silence de mort de la nuit elle entendit la pluie mélancolique tomber – Bruyamment sur les feuilles sèches du sycomore près de la fenêtre. – Tout à coup l’éclair jaillit ; et la voix du tonnerre, renvoyée par les échos, – Lui apprit qu’un Dieu était au ciel et gouvernait le monde qu’il avait créé. – Alors elle se rappela le récit qu’elle avait entendu de la justice du ciel ; – Son âme troublée se calma ; et paisiblement elle sommeilla jusqu’au matin.

 

 

 

 

V

 

 

Quatre fois le soleil s’était levé et couché ; et maintenant c’était le cinquième jour. – Gaiement le coq appela les servantes endormies de la ferme. – Bientôt, par les champs jaunis, en silence, mornes en procession, – Arrivèrent des hameaux et des fermes du voisinage les femmes acadiennes, – Conduisant dans de lourds chariots leur mobilier au rivage, – S’arrêtant pour regarder en arrière et contempler une dernière fois leurs demeures – Avant qu’elles eussent disparu à la vue au tournant de la route et du bois. – Tout près d’elles, à leurs côtés, leurs enfants couraient et poussaient les bœufs, – Tandis que, dans leurs petites mains, ils serraient quelques débris de jouets.

Ainsi elles pressaient le pas vers l’embouchure du Gaspereau ; et là, sur le rivage, – Empilés confusément, gisaient les meubles et ustensiles de ménage des paysans. – Tout le long du jour, du rivage aux navires, les barques firent le trajet ; – Tout le long du jour les chariots descendirent en peinant du village. – Bien tard dans la soirée, quand le soleil était près de se coucher, – Les échos au loin par les champs promenèrent les roulements des tambours du cimetière. – Là les femmes et les enfants étaient attroupés. Soudain les portes de l’église – S’’ouvrirent, et l’on vit s’avancer les soldats ; marchant en lugubre procession, – Suivaient les paysans acadiens depuis longtemps emprisonnés, mais résignés. – Comme des pèlerins qui partent en voyage, loin de leurs foyers et de leur patrie, – Chantent en marchant, et en chantant oublient qu’ils sont las et harassés, – Ainsi, le chant aux lèvres, les paysans acadiens descendaient – De l’église vers le rivage, au milieu de leurs femmes et de leurs filles. – En tête venaient les jeunes gens ; et, élevant ensemble leurs voix, – Ils chantaient, tandis que leurs lèvres tremblaient, un chant des Missions catholiques : – « Cœur sacré du Sauveur ! ô inépuisable fontaine ! – Remplis nos cœurs aujourd’hui de force, de soumission et de patience ! » – Puis les vieillards, en marchant, et les femmes qui se tenaient au bord de la route – Se joignirent au psaume sacré ; et les oiseaux sous le soleil, au-dessus d’eux, – Mêlaient leurs accents aux leurs, comme des voix d’esprits envolés.

À mi-chemin sur la pente menant au rivage, Évangéline attendait en silence ; – Elle n’était pas abattue par le chagrin, mais forte à l’heure de l’affliction. – Calme et triste, elle attendait que le cortège s’approchât d’elle – Et elle aperçut le visage de Gabriel pâli par l’émotion. – Des larmes remplirent alors ses yeux, et, courant vivement à sa rencontre, – Elle étreignit ses mains, posa la tête sur son épaule, et dit tout bas : – « Gabriel, aie bon courage : car si nous nous aimons mutuellement, – Rien, en vérité, ne saurait nous faire tort, quelque calamité qui arrive ! » – Elle sourit en achevant ces mots ; puis soudain elle s’arrêta, car son père – S’avançait lentement. Hélas ! combien son aspect était changé ! – La rougeur avait disparu de sa joue et le feu de ses yeux, et son pas – Semblait alourdi par le poids de son cœur pesant dans sa poitrine. – Cependant elle sourit et soupira, lui enlaça le cou et l’embrassa, – En disant des paroles de tendresse, puisque les paroles d’encouragements étaient inutiles. – Ainsi vers l’embouchure du Gaspereau défila le lugubre cortège.

Là le désordre l’emporta avec le tumulte et le vacarme de l’embarquement. – Affairés, les bateaux allaient et venaient chargés ; et dans la confusion, – Des femmes étaient arrachées à leurs maris ; et des mères, trop tard, voyaient leurs enfants – Laissés sur le rivage, étendant les bras, avec les plus navrantes supplications. – Ainsi sur des navires séparés Basile et Gabriel furent emportés, – Tandis que désespérée, sur le rivage, Évangéline restait avec son père. – La moitié de la tâche n’était pas finie quand le soleil s’abaissa et le crépuscule – Devint plus profond et plus sombre autour d’eux ; et en hâte l’Océan reflua, – Fuyant le rivage et laissant à sa suite la ligne de la grève – Couverte d’épaves de la marée, de varechs et d’algues glissantes. – Plus loin en arrière, au milieu des meubles et des chariots, – Comme un camp de bohémiens ou une armée d’assiégeants après une bataille – Toute évasion empêchée par la mer et les sentinelles près d’eux – Étaient campés pour la nuit les paysans acadiens sans asile. – Vers ses plus profondes cavernes se retirait en mugissant l’Océan,

Charriant sur la plage les galets cliquetants, et laissant – Dans les terres, bien avant sur la rive, les bateaux échoués des marins, – Alors quand la nuit tomba, les troupeaux revinrent des pâturages : – L’air était doux, moite, tranquille, imprégné de l’odeur du lait de leurs mamelles. – En beuglant ils attendirent longtemps aux barrières bien connues de la ferme ; – Ils attendirent en vain la voix et la main de la laitière. – Le silence régnait dans les rues ; car à l’église aucun Angelus ne sonnait, – Aucune fumée ne s’élevait des toits, aucune lumière ne brillait aux fenêtres.

Mais sur le rivage, pendant ce temps, les feux du soir avaient été allumés, – Alimentés du bois flottant jeté sur le sable par la tempête dans les naufrages. – Tout autour des formes sinistres et des visages mornes étaient rassemblés ; – Des voix de femmes s’entendaient avec celles des hommes et des pleurs d’enfants. – Pas à pas, de feu en feu, comme de foyer en foyer dans sa paroisse, – Allait le fidèle pasteur, consolant, bénissant, réconfortant, – Comme le naufragé Paul à Melita sur la plage déserte. – Ainsi il s’approcha de la place où Évangéline était assise avec son père, – Et, à la vacillante lueur, considéra le visage du vieillard, – Hagard, les yeux caves, blême, sans pensée et sans émotions, – Comme un cadran d’horloge dont les aiguilles ont été enlevées. – Vainement Évangéline s’efforçait par des paroles et des caresses de le ranimer, – Vainement elle lui offrait des aliments ; il ne bougeait point, ne regardait point, ne parlait point, – Mais, le regard perdu, fixait la tremblotante lueur de l’âtre. – « Benedicite ? » murmura le prêtre d’un accent de compassion. – Il en aurait dit plus, mais son cœur était plein et sa voix – S’embarrassa et s’arrêta sur ses lèvres comme les pieds d’un enfant sur un seuil, – Stupéfié par la scène qu’il voit et par la terrible apparition du malheur. – Silencieusement donc il passa sa main sur la tête de la jeune fille, – Levant ses yeux pleins de larmes vers les étoiles muettes qui au-dessus d’eux – Poursuivaient leur route sans être troublées par les fautes et les malheurs des mortels. – Alors il s’assit à côté d’elle et ils pleurèrent ensemble en silence.

Tout à coup surgit du sud une lumière, comme en automne, rouge et sanglante, – La lune franchit les murs cristallins du ciel, et à l’horizon, – Pareille aux Titans, étend ses cent bras sur la montagne et la prairie, – Saisissant les rochers et les rivières et entassant d’énormes ombres les unes sur les autres. – S’élargissant et puis s’élargissant encore, elle rayonna sur les toits du village, – Elle rayonna sur le ciel et la mer et les vaisseaux, mouillés dans la rade. – Des colonnes de fumée brillante s’élevèrent, et des jets de flammes – Passèrent dans leurs plis et se retirèrent comme les mains tremblantes d’un martyr. – Alors, quand le vent saisit les charbons ardents et le chaume brûlant, et, les enlevant, – Les fit tournoyer dans l’air, à la fois de cent faîtes de maisons – Monta la nappe de fumée avec des jets de flammes entremêlés. – Ces choses se contemplaient avec effroi par la foule sur le rivage et à bord du navire. – D’abord ils restèrent sans voix, puis ils crièrent dans leur angoisse : –  « Nous ne verrons plus nos maisons du village de Grand-Pré ! » – Bruyamment tout à coup les coqs commencèrent à chanter dans les cours des fermes, – Croyant que le jour avait paru ; et bientôt le meuglement des bestiaux – Arriva porté par la brise du soir et interrompu par les aboiements des chiens. – Alors s’éleva un cri d’horreur, comme ceux qui réveillent en sursaut un camp endormi, – Au loin, dans les Prairies de l’Ouest ou dans les forêts qui bordent la Nebraska, – Quand les chevaux sauvages passent ventre à terre avec la rapidité d’une trombe, – Ou quand avec de grands beuglements les troupeaux de buffles s’élancent vers la rivière. – Tel fut le bruit qui s’éleva dans la nuit, quand les troupeaux et les chevaux – Brisèrent leurs parcs et leurs clôtures, et, affolés, se précipitèrent à travers les prairies.

Écrasés à cette vue, et sans voix, le prêtre et la jeune fille – Regardant fixement la scène de terreur qui rougeoyait et s’élargissait devant eux ; – Et quand ils se retournèrent à la fin pour parler à leur silencieux compagnon, – Horreur ! de son siège il était tombé de son long sur le rivage. – Sans mouvement gisait son corps dont l’âme était partie. –  Lentement le prêtre souleva sa main sans vie, et la jeune fille – S’agenouilla à côté de son père, et sanglota bruyamment, saisie de terreur. – Puis elle s’affaissa évanouie, et laissa aller sa tête sur la poitrine du mort. – Durant toute la longue nuit elle demeura plongée dans un sommeil plein d’oubli – Et, quand elle se réveilla de sa torpeur, elle vit une grande foule près d’elle. – C’étaient des visages amis qu’elle voyait, et qui tristement la regardaient, – Pâles, les yeux pleins de larmes, avec des regards de la plus douce compassion. – Cependant les lueurs du village en flammes illuminaient le paysage, – Rougissaient le ciel au-dessus d’eux et se reflétaient sur les visages dont elle était entourée : – Et c’était comme le jour du jugement pour ses sens indécis. – Alors elle entendit une voix bien connue qui disait au peuple : – « Enterrons-le ici, près de la mer. Quand des temps plus heureux – Nous ramèneront dans nos foyers de la terre inconnue de notre exil, – Alors sa sainte poussière sera pieusement déposée dans le cimetière. » – Telles furent les paroles du prêtre. Et là en hâte, près du bord de la mer, – Ayant le flamboiement du village en feu pour torches funéraires, – Mais sans glas et sans livre, ils inhumèrent le fermier de Grand-Pré ; – Et quand la voix du prêtre répéta l’office de douleur, – Voilà qu’avec un bruit lugubre, comme la voix d’une immense assemblée, – Solennellement répondit la mer, mêlant ses rugissements aux chants funèbres. – C’était la marée montante, qui, au loin, des déserts de l’Océan, – Avec la première aube du jour, arrivait gonflée en courant vers la rive. – Alors recommencèrent encore une fois le tumulte et le vacarme de l’embarquement ; – Et avec le reflux les navires sortirent du port – Laissant derrière eux le mort sur le rivage en ruines.

 

 

 

 

 

 

 

SECONDE PARTIE

 

 

 

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Parfois, dans les cimetières, elle allait au hasard et regardait les croix et les pierres tumulaires.

 

 

 

 

I

 

 

PLUS d’une lente année s’était passée depuis l’incendie de Grand-Pré, – Quand à la marée descendante, les vaisseaux chargés étaient partis –Emportant une nation avec ses dieux domestiques en exil. – Exil sans fin et sans exemple dans l’histoire. – Bien loin les uns des autres, sur des côtes séparées les Acadiens abordèrent ; – Ils étaient dispersés comme des flocons de neige, quand le vent du nord-est – Frappe obliquement à travers les brouillards qui obscurcissent les bancs de Terre-Neuve. – Sans amis, sans foyers, sans espoir, ils erraient de ville en ville, – Des lacs froids du Nord aux savanes brûlantes du Sud, – Des rivages ouverts de la mer aux pays où le Père des eaux – Saisit les collines dans ses mains et les entraîne dans l’Océan. – Tandis que profondément dans leurs sables il enfouit les os épars du mammouth. – C’étaient des amis qu’ils cherchaient et des foyers ; et beaucoup, désespérés, le cœur brisé, – Ne demandaient plus à la terre qu’un tombeau et ne réclamaient plus ni ami ni foyer. – Leur histoire est écrite sur des tables de pierre dans les cimetières – Longtemps parmi eux on vit une jeune fille qui attendait et errait, – Humble et douce d’esprit et souffrant patiemment toutes choses. – Elle était jeune et belle, mais, hélas ! devant elle s’étendait, – Sombre et vaste et silencieux, le désert de la vie, avec son sentier – Tracé par les tombes de ceux qui avaient gémi et souffert avant elle, – Passions depuis longtemps éteintes, espoirs depuis longtemps morts et abandonnés, – Comme le chemin de l’émigrant, dans les déserts de l’Ouest, est marqué par – Des feux de campement depuis longtemps consumés et des ossements qui blanchissent au soleil, – Il y avait dans sa vie quelque chose d’incomplet, d’imparfait, d’inachevé : – Comme si une matinée de juin, avec toutes ses harmonies et son rayonnement de soleil, – Soudainement se fût arrêtée dans le ciel, puis s’évanouissant, lentement fût descendue – Vers l’Orient d’où elle venait récemment de se lever.

Parfois elle s’arrêtait dans les villes, jusqu’à ce que, poussée par la fièvre qui était en elle, – Poussée par l’impatiente attente, cette faim et cette soif de l’âme, – Elle recommençât de nouveau ses incessantes recherches et ses efforts ; – Parfois dans les cimetières elle allait au hasard et regardait les croix et les pierres tumulaires, – S’asseyait près de quelque tombe sans nom, et songeait que peut-être dans son sein – Il était déjà là au repos ; et elle désirait s’endormir à côté de lui. – Parfois une rumeur, un on-dit, un chuchotement inarticulé – Venait, comme une main aérienne, la diriger et lui faire signe d’aller en avant. – Parfois elle causait avec ceux qui avaient vu son bien-aimé et l’avaient connu – Mais il y avait bien longtemps, dans quelque endroit éloigné ou oublié. – « Gabriel Lajeunesse », disaient-ils, « oh ! oui ! nous l’avons vu ; – Il était avec Basile le forgeron et tous deux sont partis pour les Prairies ; – Ce sont des coureurs-des-Bois et de fameux chasseurs et trappeurs. » – « Gabriel Lajeunesse ! » disaient d’autres. « Oh ! oui ! nous l’avons vu. – C’est un voyageur dans les basses terres de la Louisiane. » – Et ils ajoutaient : « Chère enfant, pourquoi rêver de lui et l’attendre plus longtemps ? – N’y a-t-il point d’autres jeunes garçons que le beau Gabriel ? – D’autres – Qui ont un cœur aussi tendre et sincère, une âme aussi loyale ? – Voici Baptiste Leblanc, le fils du notaire, qui t’aime – Depuis tant de longues années ; viens, donne-lui ta main et sois heureuse ! – Tu es trop jolie pour qu’on te laisse coiffer sainte Catherine. » – Alors Évangéline répondait, sereine, mais triste : « Je ne puis ! – Où mon cœur est allé, ma main suit et non ailleurs. – Car lorsque le cœur marche devant, comme une lampe, et éclaire le sentier, – Bien des choses deviennent claires, qui, autrement, resteraient cachées dans les ténèbres. » – Là-dessus le prêtre, son ami et son père confesseur, – Disait, avec un sourire : « Ô ma fille, ton Dieu se révèle en toi ! – Ne parle pas d’affection perdue ; l’affection n’est jamais perdue ; – Si elle n’enrichit pas le cœur d’un autre, ses ondes, revenant – À leurs sources, comme la pluie, les rempliront toujours de fraîcheur. – Ce que la fontaine déverse retourne à la fontaine. – Patience ; accomplis ta tâche ; accomplis ton œuvre d’affection ! – Le chagrin et le silence sont forts et la patience endurante est divine. – Accomplis donc ta tâche d’amour jusqu’à ce que ton cœur soit semblable à Dieu. – Plus pur, plus fort, plus parfait et rendu plus digne du ciel. » – Réconfortée par les paroles du bon pasteur, Évangéline redoublait d’efforts et attendait. – Toujours dans son cœur elle entendait le chant funèbre de l’Océan, – Mais à ce bruit se mêlait une voix qui murmurait : « Ne désespère point ! » – Ainsi la pauvre âme errait en détresse, chagrine, navrée, – S’ensanglantant, les pieds nus, aux ronces et aux épines de la vie. – Laisse-moi tenter, ô Muse, de suivre les pas de l’errante, – Non dans chaque sentier détourné, dans chaque année changeante de l’existence, – Mais comme le voyageur suit le cours d’un ruisseau à travers la vallée, – S’éloignant du bord par moments, et apercevant le miroitement de l’eau, – Çà et là, dans quelque endroit découvert, et par intervalle seulement ; – Puis, se rapprochant de la berge, sous les bois sombres qui la cachent, – Quoiqu’il ne voie pas d’eau, il peut entendre son murmure ininterrompu : – Heureux à la fin s’il trouve la place où elle atteint une issue.

 

 

 

 

II

 

 

C’était le mois de mai. Bien loin, en descendant la Belle-Rivière, – Passé la rive de l’Ohio et passé l’embouchure du Wabash, – Dans le courant doré du large et rapide Mississipi, – Flottait un bateau pesant que manœuvraient à la rame des bateliers acadiens. – C’était une troupe d’exilés, un radeau, semblait-il, d’une nation – Naufragée, débris épars le long des côtes, maintenant flottant ensemble. – Attachés par les liens d’une commune croyance et d’une commune infortune : – Des hommes et des femmes et des enfants, qui, guidés par l’espérance ou par des ouï-dire, – Cherchaient leurs parents et leurs amis parmi les paysans de quelques âcres – Sur la côte d’Acadie et dans les prairies des belles Opelousas ; – Avec eux était Évangéline et son guide, le Père Félicien. – Pas à pas sur les sables éboulés, dans la solitude sombre des forêts, – De jour en jour ils glissaient à la dérive sur la turbulente rivière, – De nuit en nuit, autour ce leurs feux flambants, ils campaient sur ses rives. – Tantôt sur les rapides impétueux, parmi les îles verdoyantes, où, comme des panaches, – Les cotonniers balançaient leurs cimes ombreuses, ils filaient avec le courant ; – Tantôt ils émergeaient dans de larges lagunes, où des bancs de sable argentés – Étaient couchés dans les flots et, où, le long des vagues déferlant sur leur berge, – Brillant de la blancheur de neige de leur plumage, de grandes troupes de pélicans pataugeaient. – Le site s’aplanissait et le long des bords de la rivière, – Ombragées par des arbustes de Chine, au milieu de jardins luxuriants, – Se trouvaient les maisons des planteurs avec des cases de nègres et des pigeonniers. – Ils approchaient de la région où règne un perpétuel été, – Où, traversant la Côte-d’Or, et des bosquets d’orangers et de citronniers, – Se déroule en courbe majestueuse la rivière qui se dirige vers l’est. – Eux aussi s’écartèrent de leur route, et entrant dans le bayou de Plaquemine, – Bientôt ils se perdirent dans un labyrinthe d’eaux paresseuses et vagabondes, – Qui, comme un réseau d’acier, s’étendaient dans toutes les directions. – Au-dessus de leurs têtes les hautes et sombres branches de cyprès – Se rejoignaient en une arche lugubre et les mousses traînant dans l’air – Ondulaient comme des bannières qui pendent aux murs des anciennes cathédrales. – Le silence de mort n’était interrompu que par les hérons – Retournant à leurs perchoirs dans les cèdres, au coucher du soleil, – Ou par le hibou, lorsqu’il saluait la lune de son rire démoniaque. – Tendrement la lumière de l’astre luisait et rayonnait sur l’eau, – Rayonnait sur les piliers des cyprès et des cèdres soutenant les arches ; – Tamisant à travers leurs voûtes brisées, elle tombait comme à travers les crevasses d’une ruine. – Comme dans un rêve, tout était indistinct et étrange autour d’eux ; – Et sur leur âme passait une sensation de stupeur et de tristesse, – L’étrange symptôme précurseur d’un malheur invisible et qu’on n’aurait pu définir. – Comme au bruit du sabot d’un cheval sur l’herbe courte des prairies, Bien longtemps d’avance se ferment les feuilles de la sensitive qui se contracte, – Ainsi au bruit du sabot du destin, sous de tristes pressentiments de malheur, – Se contracte et se ferme le cœur, avant que le coup de la fatalité l’ait atteint. – Mais le cœur d’Évangéline était soutenu par une vision qui vaguement – Flottait devant ses yeux et lui faisait signe à travers les lueurs de la lune. – C’était la pensée de son cerveau qui prenait la forme d’un fantôme. – Sous ses voûtes ombreuses, Gabriel avait erré avant elle, – Et chaque coup d’aviron maintenant le rapprochait de plus en plus. – Alors, de son poste, à la proue du bateau, se leva un des rameurs ; – Et, comme un signal donné si d’autres comme eux par aventure – Voguaient sur ces flots sombres au milieu de la nuit, il sonna une fanfare avec son cor de chasse. – Sauvagement à travers les noires colonnades et les allées feuillues le son retentit, – Rompant le sceau du silence et prêtant un langage à la forêt. – Sans bruit au-dessus d’eux, les bannières de mousse s’agitèrent aussitôt à ces accents. – De nombreux échos s’éveillèrent et expirèrent au loin – Sur la surface liquide et sur les branches résonnantes ; – Mais pas une voix ne répliqua, pas une réponse ne vint des ténèbres, – Et lorsque les échos eurent cessé, le silence fut comme une sensation de souffrance. – Alors Évangéline s’endormit, mais les bateliers ramèrent dans la nuit, – Silencieux par moments, puis chantant les chants familiers aux rameurs canadiens, – Pareils à ceux qu’ils chantaient autrefois sur leurs propres rivières acadiennes ; – Tandis que dans la nuit on entendait les mystérieuses voix du désert, – Lointaines, indistinctes, comme celles de la vague ou du vent dans la forêt – Mêlées au craquettement de la grue et au cri du hideux alligator. – Ainsi avant l’arrivée d’un nouveau jour, ils émergèrent de l’ombre, et devant eux – S’étalaient dans un soleil d’or les lacs de l’Atchafalaya. – Des lys d’eau par myriades se berçaient aux légères ondulations – Produites par le passage des rames ; et, resplendissant de beauté, le lotus – Élevait sa couronne d’or au-dessus des têtes des bateliers. – L’air s’alanguissait sous le souffle odorant des fleurs de magnolias – Et sous la chaleur du midi ; et d’innombrables îlots boisés – Embaumés et couverts d’épaisses haies de rosiers en fleurs, – Lorsqu’ils glissaient le long de leurs bords, les invitaient au sommeil. – Bientôt, près du plus charmant de ces flots, leurs rames fatiguées s’arrêtèrent, – Sous les branches des saules de Wachita, qui croissaient près de la berge, – En sûreté leur bateau fut amarré : et, éparpillés sur la pelouse verte, – Las de leur nocturne labeur, les voyageurs accablés s’endormirent. – Au-dessus d’eux, vaste et haut, s’étendait le dôme d’un cèdre ; – Et de ses grands bras, en se balançant, le jasmin-trompette et la vigne – Laissaient pendre leur échelle de lianes en l’air comme l’échelle de Jacob ; – Sur ses degrés oscillants, les anges montant, descendant, – Étaient les rapides oiseaux-mouches qui volaient de fleur en fleur. – Telle fut la vision qu’Évangéline eut pendant qu’elle sommeillait sous l’arbre. – Son cœur était rempli d’amour et l’aurore d’un ciel qui s’ouvre – Éclairait son âme ensommeillée de la gloire des régions célestes.

Plus proche, encore plus proche, parmi les innombrables îlots – S’élança un léger et rapide canot qui fuyait en hâte sur l’eau, – Pressé dans sa course par les bras nerveux des chasseurs et des trappeurs. – Sa proue était tournée au nord, vers le pays du bison et du castor. – Au gouvernail se tenait un jeune homme dans une attitude pensive et soucieuse ; – Des cheveux noirs en désordre ombrageaient son front, et une tristesse – Un peu trop grande pour son âge sur ses traits était empreinte lisiblement. – C’était Gabriel, qui, fatigué d’attendre, malheureux et inquiet, – Cherchait dans les solitudes de l’Ouest l’oubli de lui-même et de ses peines. – Rapidement ils glissaient, tout près du bord, sous le vent de l’île, – Mais sur la rive opposée et derrière un rideau de palmettos, – En sorte qu’ils ne voyaient point le canot, à l’endroit où il était caché dans les saules, – Et que, sans être troublés par le bruit de leurs rames, les dormeurs restèrent invisibles. – Aucun ange de Dieu n’était là pour réveiller la jeune assoupie. – Rapidement ils glissaient comme l’ombre d’un nuage sur la prairie – Quand le bruit de leurs rames sur les tolets eut expiré dans l’éloignement, – Comme au sortir d’une magique extase, les dormeurs s’éveillèrent et la jeune fille – Dit avec un soupir au prêtre amical : « Ô Père Félicien ! – Quelque chose me dit dans mon cœur que près de moi Gabriel est là, errant. – Est-ce un rêve insensé, une vaine et vague superstition ? – Ou bien un ange a-t-il passé et révélé la vérité à mon âme ? » – Puis, en rougissant, elle ajouta : « Hélas ! trop cruelle illusion ! – Pour des oreilles comme les vôtres des mots comme ceux-ci n’ont point de sens. » – Mais le vénérable pasteur lui répondit et il sourit en répondant : – « Ma fille, tes paroles ne sont point vaines, et elles ne sont point sans signification. – Le sentiment est profond et silencieux, et la parole qui flotte à sa surface – Est comme la bouée ballottée qui trahit le lieu où l’ancre est cachée. – Aussi aie foi en ton cœur et en ce que le monde appelle illusion. – Gabriel est, en réalité, près de là, car non loin d’ici, au sud, – Sur les rives de la Tèche, sont les villes de Saint-Maur et de Saint-Martin. – Là, la fiancée, depuis longtemps errante, sera rendue à son fiancé ; – Là, le pasteur, depuis longtemps absent, retrouvera ses ouailles et son bercail – Splendide est le pays avec ses prairies et ses forêts d’arbres fruitiers ; – Sous les pieds, un jardin de fleurs ; et le plus bleu des cieux – Se courbant au-dessus et reposant son dôme sur les murs de la forêt. – Ceux qui l’habitent l’ont nommé l’Éden de la Louisiane. »

Sur ces paroles d’encouragement, ils se levèrent et continuèrent leur voyage. – Doucement le soir arriva. Le soleil, à l’horizon occidental, – Comme un magicien étendait sa baguette d’or sur le paysage ; – De vacillantes vapeurs s’élevèrent ; et le ciel et l’eau et la forêt – Semblaient tout en feu à ce contact, et se fondaient et se mêlaient ensemble. – Suspendu entre deux cieux, comme un nuage aux franges d’argent, – Le bateau flottait, avec ses avirons ruisselants, sur l’eau immobile. – Le cœur d’Évangéline était rempli d’une inexprimable douceur. – Touchées par le charme magique, les sources sacrées du sentiment – Rayonnaient de la lumière de l’amour, comme les cieux et les eaux autour d’elle, – Alors d’un fourré voisin l’oiseau moqueur, le plus sauvage des chanteurs, – Se balançait dans l’air sur une petite branche de saule qui pendait sur l’eau, – Laissa couler de son petit gosier de tels flots d’harmonie délirante, – Que l’air tout entier et les forêts et les vagues semblaient faire silence pour l’écouter. –Plaintifs, d’abord, les sons étaient tristes ; puis s’exaltant à la folie, – Ils parurent suivre ou guider la danse des Bacchantes frénétiques. – Des notes isolées se firent entendre ensuite, comme une pénible lamentation ; – Jusqu’à ce que, les ayant rassemblées toutes, il les lança au large avec raillerie, – Comme, lorsque après un orage, un coup de vent passant dans la cime des arbres – Secoue, en la faisant tomber, la pluie bruissante descendant en ondée cristalline sur les branches. – Avec un pareil prélude et des cœurs qui battaient d’émotion, – Lentement ils entrèrent dans la Tèche, là où elle coule à travers les vertes Opelousas ; – Et, dans l’air ambré, au-dessus de la crête des monts boisés, – Ils virent la colonne de fumée qui montait d’une habitation voisine. – Les sons d’un cor se firent entendre et le beuglement lointain des bestiaux.

 

 

 

 

III

 

 

Près du bord de la rivière, à l’ombre des chênes, aux branches desquels – Des guirlandes de mousse d’Espagne et le gui mystérieux s’étalaient, – Comme ce gui que les druides coupaient avec des serpes d’or à la Noël, – Se trouvait, isolée et silencieuse, la maison du propriétaire des troupeaux. Un jardin – L’entourait entièrement d’une ceinture de fleurs luxuriantes, – Remplissant l’air de parfums. La maison elle-même était en bois – De cyprès, et les poutres soigneusement ajustées. – Le toit était grand et bas ; et, supportée par de sveltes colonnes, – Enguirlandée de roses, entourée de vignes, une large et spacieuse véranda, – Hantée par l’oiseau-mouche et l’abeille, s’étendait tout autour. – À chaque extrémité de la maison, au milieu des fleurs du jardin, – Étaient établis les pigeonniers, comme un symbole perpétuel d’amour, – Théâtre d’infinie tendresse et d’’infinies luttes des rivaux. – Le silence régnait en cet endroit. Une ligne d’ombre et de lumière – Courait près des cimes des arbres ; mais la maison elle-même était dans l’ombre, – Et du faîte de la cheminée, montant et lentement s’épandant – Dans l’air du soir, une mince colonne de fumée bleue s’élevait. – Derrière la maison, à partir de la porte du jardin, courait un sentier – À travers les grands bosquets de chêne jusqu’à la lisière de la prairie sans limite, – Où dans une mer de fleurs le soleil lentement descendait. – Au milieu de sa traînée de lumière, comme des navires dont la toile ombreuse – Pend lâchement aux mâts dans le calme immobile des tropiques, – Se trouvait un bouquet d’arbres, avec ses cordages emmêlés de pampres.

Juste à l’endroit où les barres se rencontraient avec la barre fleurie de la prairie, – Monté sur son cheval avec la selle espagnole et les étriers, – Était un pasteur de troupeaux, en guêtre et en pourpoint de peau de daim. – Large et brune était la figure, qui, sous le sombrero espagnol, – Regardait cette scène paisible de l’œil hautain du maître. – Tout autour de lui étaient d’innombrables troupeaux de vaches, qui paissaient, – Qui, montant de la rivière, se répandait sur le paysage. – Lentement il souleva le cor qui pendait à son côté, et étalant – Sa large et profonde poitrine, il sonna une fanfare, qui retentit, – Sauvage et douce, au loin, dans l’air calme et moite du soir – Soudain, au-dessus de l’herbe, les longues cornes blanches des bestiaux – S’élevèrent comme des flocons d’écume sur les courants contraires de l’océan. – Silencieuses un moment, les bêtes regardèrent puis en beuglant s’élancèrent dans la prairie ; – Et toute la troupe devint un nuage, une ombre dans l’éloignement. – Alors, comme il retournait à la maison, à travers la porte du jardin – Il vit le prêtre et la jeune fille s’avancer à sa rencontre. – Soudain à bas de son cheval il sauta tout ébahi et vers eux – Il se précipita, les bras étendus avec des exclamations de surprise. – Lorsqu’ils virent son visage, ils reconnurent Basile le forgeron. – Cordial fut son accueil, quand il conduisit ses hôtes au jardin. – Là, sous un berceau de roses, avec d’interminables questions et réponses, – Ils épanchèrent leurs cœurs et renouvelèrent leurs amicales étreintes, – Riant et pleurant tour à tour, ou restaient assis silencieux et pensifs ; – Pensifs, car Gabriel ne venait pas ; et alors de sombres doutes, des soupçons – Entrèrent dans le cœur de la jeune fille ; et Basile, un peu embarrassé, – Rompit le silence et dit : « Si vous êtes venus par l’Atchafalaya, – Comment n’avez-vous nulle part rencontré le canot de mon Gabriel sur les bayous ? » – Sur le visage d’Évangéline, à ces mots de Basile, une ombre passa. – Des larmes lui vinrent aux yeux et elle dit avec un tremblement de voix : « Parti ! Gabriel est-il parti ? » Et, cachant sa figure, penchée sur l’épaule de Basile, – Tout son cœur excédé déborda, et elle pleura et se lamenta. – Alors le bon Basile dit – et sa voix devint gaie comme il parlait : – « Aie bon courage, mon enfant, c’est aujourd’hui seulement qu’il est parti. – Ce fou de garçon ! Il m’a laissé seul avec mes troupeaux et mes chevaux. – Chagrine, inquiète, éprouvée, troublée, son âme – Ne pouvait endurer plus longtemps le calme de cette tranquille existence. – Songeant toujours à toi, incertain et affligé toujours, – Toujours silencieux, ou ne parlant que de toi et de ses tourments, – Il était à la fin devenu tellement à charge aux jeunes gens et aux jeunes filles, – À charge même à moi, qu’à la fin je m’avisai, et l’envoyai – À la ville d’Adayes pour faire le commerce des mules avec les Espagnols. – De là il suivra les pistes indiennes jusqu’aux monts Ozark – Chassant les bêtes à fourrures dans les forêts et sur les rivières trappant le castor. – Donc aie bon courage ; nous suivrons l’amant fugitif, – Il n’est pas loin sur sa route et les destins et les courants sont contre lui. – Debout donc et en marche demain : et dans la rosée rougeâtre du matin – Nous irons après lui en diligence et le ramènerons à sa prison. »

Alors de joyeuses voix se firent entendre ; et des bords de la rivière, – Porté en l’air sur les bras de ses camarades, arriva Michel le violoneux. – Longtemps sous le toit de Basile il avait vécu comme un dieu dans l’Olympe, – N’ayant point d’autre souci que de dispenser de la musique aux mortels. – Au loin il était renommé pour ses cheveux d’argent et son violon. – « Vive Michel ! » criait-on, « vive notre brave ménétrier acadien ! » – Et comme on le portait triomphalement en procession, tout à coup – Le Père Félicien s’avança avec Évangéline, saluant le vieillard – Avec bienveillance, à plusieurs reprises ; ils lui rappelèrent le passé, tandis que Basile, ravi, – Hélait avec des rires joyeux ses vieux compagnons et leurs commères, – Riant haut et fort et embrassant les mères et les filles. – On s’émerveillait beaucoup à voir la richesse du ci-devant forgeron, – Tous ses domaines et ses troupeaux et sa patriarcale prestance. – On s’émerveillait beaucoup à entendre ses récits sur le sol et le climat, – Et sur les prairies dont les innombrables troupeaux étaient à qui voulait les prendre ; – Chacun songeait en son cœur que lui aussi viendrait volontiers faire de même. – Alors ils montèrent les degrés, et, traversant la véranda rafraîchie par la brise, – Ils entrèrent dans la grande salle de la maison où déjà le souper de Basile – Attendait son retour tardif ; et ils se reposèrent et firent bonne chère ensemble.

Sur la fête joyeuse la soudaine obscurité descendit. – Tout était silencieux au dehors ; et illuminant le paysage de clartés argentées, – Superbement se levèrent la lune humide de rosée et les myriades d’étoiles ; mais dans la maison – Plus brillants qu’elles, resplendissaient les visages des amis à la lueur vacillante de la lampe. – Alors de sa place, au haut bout de la table, Basile – Versa son cœur et son vin à la fois en profusion incessante. – Allumant sa pipe qui était remplie de tabac doux de Natchitoches, – Il parla ainsi à ses hôtes qui écoutaient et souriaient en écoutant : – « Soyez les bienvenus une fois de plus, mes amis, qui si longtemps avez été sans amis et sans foyers. – Soyez les bienvenus une fois de plus dans cette maison, qui est meilleure peut-être que l’ancienne. – Ici aucun hiver famélique ne gèle notre sang comme les rivières ; – Ici aucun sol de pierre ne provoque la colère du paysan. – Mollement le soc de la charrue court dans le sol comme une quille dans l’eau. – Tout le long de l’année les bosquets d’orangers sont en fleurs, et l’herbe croît – Plus en une seule nuit que pendant tout un été acadien. – Ici, aussi, d’innombrables troupeaux courent, sauvages et libres, dans les prairies. – Ici, aussi, les terres se donnent à qui les demande, et les forêts de bois de charpente – En quelques coups de cognée sont abattues et transformées en maisons. – Après que vos maisons sont bâties et que vos champs sont jaunis par les moissons, – Aucun roi Georges d’Angleterre ne vous expulsera de vos foyers, – Brûlant vos demeures et vos granges, et volant vos fermes et votre bétail. » – En disant ces paroles, il lança un nuage courroucé de ses narines. – Tandis que son énorme main brune descendit en tonnant sur la table, – Si bien que tous les hôtes tressaillirent, et que le Père Félicien, stupéfait, – Soudainement s’arrêta avec une prise de tabac à mi-chemin de son nez. – Mais le brave Basile reprit, et ses paroles étaient plus douces et plus gaies : – « Seulement gardez-vous de la fièvre, mes amis, gardez-vous de la fièvre ! – Car elle n’est point comme celle de notre froid climat acadien, – Qu’on guérit en portant une araignée suspendue autour du cou dans une coquille de noix. » – Alors on entendit des voix à la porte ; et des pas s’approchant – Résonnèrent sur les marches de l’escalier et sur le plancher de la véranda exposée à la brise. – C’étaient les créoles voisins et les petits planteurs acadiens, – Qui avaient été convoqués tous à la maison de Basile, le propriétaire de troupeaux. – Joyeuse fut la réunion des anciens camarades et voisins : – L’ami serrait l’ami dans ses bras ; et ceux qui auparavant étaient comme des étrangers, – Se rencontrant dans l’exil, devenaient tout à coup comme des amis les uns les autres, – Attirés par le doux lien d’une commune patrie l’un vers l’autre. – Cependant dans la salle voisine des accords de musique, provenant – Des cordes harmonieuses du violon mélodieux de Michel, – Interrompirent tout discours plus long. Courant, comme des enfants réjouis, – Toute autre pensée écartée, ils se livrèrent à l’affolant – Tourbillon de l’étourdissante danse, entraînée et emportée par la musique, – Comme dans un rêve, avec des yeux radieux et des trémoussements de vêtements voltigeants. – Cependant à l’écart, au bout de la salle, le prêtre et le propriétaire de troupeaux – Étaient assis, causant ensemble du passé, du présent et de l’avenir. – Tandis qu’Évangéline était debout comme en extase, car au-dedans d’elle – De vieux souvenirs s’éveillaient ; et tout haut, au milieu de la musique, – Elle entendait le bruit de la mer, et une irrésistible tristesse – Lui vint au cœur, et sans être vue elle s’enfuit dans le jardin. – La nuit était belle. Derrière le mur noir de la forêt, – Ourlant ses cimes d’argent, se levait la lune. Sur la rivière – Tombait çà et là, à travers les branches, une tremblante échappée de rayons, – Comme les douces pensées d’amour sur une âme assombrie et égarée. – Plus près et tout autour d’elle, les multiples fleurs du jardin – Exhalaient leurs âmes en senteurs, qui étaient leurs prières et leurs aveux – À la nuit, lorsqu’elle suivait son cours, comme un Chartreux silencieux. – Plus riche de parfums qu’elles et aussi alourdi d’ombres et de rosée nocturne, – Était en suspens le cœur de la jeune fille. La calme et magique clarté de la lune. – Semblait inonder son âme d’indéfinissables désirs, – Quand, par la porte du jardin et sous l’ombre des chênes – Elle marcha le long du sentier jusqu’au bord de l’immense prairie, – Qui reposait en silence, avec une brume argentée sur elle, et des mouches de feu – Luisant et flottant au loin en masses confuses et infinies. – Au-dessus de sa tête les étoiles, ces pensées de Dieu dans le ciel, – Brillaient aux yeux de l’homme qui avait cessé de l’admirer et d’adorer, – Si ce n’est lorsqu’une flamboyante comète se voyait sur les murs du temple – Comme si une main était apparue et y avait écrit : Upharsin. – Et l’âme de la jeune fille, entre les étoiles et les mouches de feu, – Errait seule, et elle criait : « Ô Gabriel ! ô mon bien-aimé ! – Es-tu si près de moi, et pourtant je ne puis te voir ! – Es-tu si près de moi, et pourtant ta voix n’arrive point à moi ! – Ah ! que de fois tes pieds ont foulé le sentier de la prairie. – Ah ! que de fois tes yeux ont regardé ces bois qui m’environnent ! – Ah ! que de fois, sous ce chêne, au retour des travaux, – Tu t’es couché pour te reposer et pour rêver de moi dans ton sommeil ! – Quand donc ces yeux pourront-ils te voir et ces bras s’enlacer autour de toi ! » – Bruyamment, tout à coup, près d’elle le cri d’un whip-poor-will résonna – Comme une flûte dans les bois ; et ensuite, à travers les fourrés voisins, – De distance en distance il s’éloigna en flottant et en expirant dans le silence. – « Patience ! » murmurèrent les chênes de leurs sombres cavernes prophétiques ; – Et de la prairie éclairée par la lune un soupir répondit : « À demain. » – Radieux se leva le soleil le jour suivant, et toutes les fleurs du jardin – Baignèrent ses pieds rayonnants de leurs larmes et oignirent ses tresses – De baume délicieux qu’elles portaient dans leurs vases de cristal. – « Adieu ! » dit le prêtre, resté debout sur le seuil ombreux, – « Tâchez de nous ramener le Fils Prodigue qui a souffert le jeûne et la famine, – Et aussi la Vierge Folle qui dormait quand le fiancé allait venir. » – « Adieu ! » répondit la jeune fille ; et souriante, elle descendit avec Basile – Jusqu’au bord de la rivière où les bateliers déjà les attendaient. – Ainsi, commençant leur voyage avec le matin, le soleil et la joie, – Rapidement ils suivirent les pas de celui qui se hâtait devant eux, – Emporté par le souffle du destin comme une feuille morte dans le désert. – Ni ce jour-là, ni le suivant, ni même le jour qui succéda – Ils trouvèrent de trace de son passage dans le lac, dans la forêt ni sur la rivière. – Ni, après bien des jours, ils ne l’avaient découvert ; mais de vagues et incertaines – Rumeurs seulement étaient leurs guides à travers un pays sauvage et désolé ; – À la fin, à la petite auberge de la ville espagnole d’Adayes, – Harassés et épuisés, ils mirent pied à terre et apprirent de l’aubergiste bavard – Que le jour précédent, avec ses chevaux, et ses guides et ses compagnons, – Gabriel avait quitté le village et pris la route des prairies.

 

 

 

 

IV

 

 

Bien loin dans l’ouest, il est une région déserte où les montagnes – Dressent, à travers les neiges perpétuelles, leurs hauts et lumineux sommets. – Au bas de leurs ravines dentelées et profondes, là où la gorge, comme une baie de porte, – Ouvre un passage inégal aux roues du chariot de l’émigrant, – À l’ouest coulent l’Oregon, le Walleway et l’Owyhee. – À l’est, dans un cours vagabond, entre les monts Windriver, – À travers la vallée de l’Eau douce, se précipite la Nebraska ; – Et au sud, à partir de Fontaine-qui-bout et des sierras espagnoles, – Entrelacés de sables et de rochers, et balayés par le vent du désert, – D’innombrables torrents, avec un bruit incessant, descendent à l’océan, – Comme les hautes cordes d’une harpe, en vibrations sonores et solennelles. – Et entre ces cours d’eau se trouvent les merveilleuses et magnifiques prairies, – Baies houleuses de gazon toujours roulant dans l’ombre et le soleil, – Égayées par de luxuriants massifs de roses et d’amorphas pourprés. – Sur ces prairies errent les troupeaux de buffles, et l’élan et le chevreuil ; – Sur ces prairies errent les loups et les troupes de chevaux indomptés, – Des incendies qui ravagent et frappent de stérilité, des vents las de voyager ; – Sur ces prairies errent les tribus éparses des enfants d’Ismaël, – Souillant le désert de sang ; et au-dessus de leurs terribles pistes de guerre, – Tournoie et plane en l’air, sur ses ailes majestueuses, le vautour, – Comme l’âme implacable d’un chef massacré dans la bataille, – Sur d’invisibles degrés montant et escaladant les cieux – Çà et là s’élève la fumée des camps de ces sauvages maraudeurs ; – Çà et là surgissent des bosquets émergeant des berges des rivières au cours rapide ; – Hideux et taciturne, l’ours, ce moine anachorète du désert, – Descend en s’accrochant dans leurs sombres ravines au bord du ruisseau ; – Et sur tout ce tableau domine le ciel, le firmament pur et cristallin, – Comme la main protectrice de Dieu, imposée en se voûtant au-dessus de la nature. – Dans ce pays merveilleux, à la base des monts Ozark, – Gabriel était entré avec des chasseurs et des trappeurs derrière lui. – De jour en jour, avec leurs guides indiens, la jeune fille et Basile – Avaient suivi ses pas fugitifs et pensé chaque jour le surprendre. – Plusieurs fois ils avaient vu ou cru qu’ils voyaient la fumée de son feu de camp – S’élever dans l’air du matin du fond de la plaine lointaine ; mais à la tombée de la nuit, – Quand ils avaient atteint l’endroit, ils ne trouvaient que des cendres. – Mais, quoique leurs cœurs fussent tristes et que leurs membres fussent las, – L’espoir les menait plus loin, et comme la magique fée Morgane – Leur montrait ses lacs de lumière, qui reculaient et s’évanouissaient devant eux. – Un jour, comme ils étaient assis autour du feu du soir, silencieusement entre – Dans le petit camp une femme indienne, dont les traits – Portaient des traces profondes de chagrin, et d’une résignation aussi grande que son chagrin. – C’était une femme Shawnee, retournant chez elle vers sa tribu, – Des terres de chasse lointaines des cruels Comanches, – Où son mari Canadien, un coureur des bois, avait été assassiné. – Les cœurs s’émurent à son récit ; et le plus chaleureux, le plus amical accueil – Lui fut fait avec des paroles d’encouragement ; elle s’assit et partagea avec eux – La viande de buffle et la venaison cuite dans la cendre chaude. – Mais lorsque leur repas fut fini, et que Basile et tous ses compagnons, – Harassés par la longue journée de marche et par la chasse du daim et du bison, – S’étendirent sur le sol et s’endormirent tandis que la lueur tremblante du feu – Jaillissait sur leurs joues basanées et sur leurs corps enveloppés dans leurs couvertures, – Alors à la porte de la tente d’Évangéline la femme s’assit et répéta – Lentement d’une voix douce et basse, avec le charme de son accent indien, – Toute l’histoire de ses amours, de ses peines et de ses revers. – Souvent Évangéline pleura à ce récit, en apprenant qu’un autre – Malheureux cœur comme le sien avait aimé et avait été déçu. – Émue, jusque dans les profondeurs de son âme, de pitié et de compassion féminine, – Quoique, dans son chagrin, heureuse qu’une autre qui avait souffert fût près d’elle, – À son tour elle raconta ses amours et ses infortunes. – Muette d’étonnement, la Shawnee resta assise, et quand la jeune fille eut achevé, – Elle était encore muette ; mais à la fin, comme si une mystérieuse horreur – Eût passé à travers son cerveau, elle parla et répéta l’histoire de Mowis. – Mowis, le fiancé de neige, qui obtint et épousa une jeune fille ; – Mais, quand vint le matin, il se leva et sortit de son wigwam, – S’évanouissant et se fondant et se dissolvant aux rayons du soleil – Jusqu’à ce qu’elle ne le vit plus, quoique elle le suivit bien loin dans la forêt. – Alors, avec ces accents doux et bas qui ressemblaient à une magique incantation, – Elle raconta l’histoire de la belle Lilinau, qui était courtisée par un fantôme, – Lequel, à travers les pins de la hutte de son père, dans le silence du crépuscule, – Soupirait comme le vent du soir et parlait tout bas d’amour à la jeune fille, – Jusqu’à ce qu’elle suivit sa verte et ondoyante plume dans la forêt, – Et plus jamais ne revint et ne fut revue par sa tribu. – Muette d’étonnement et d’étrange surprise, Évangéline écoutait – Le doux flot de ses magiques paroles, jusqu’à ce que la région autour d’elle – Parut comme un pays enchanté dont son hôtesse basanée était l’enchanteresse. – Lentement au-dessus des cimes des monts Ozark la lune se leva, – Éclairant la petite tente et de sa mystérieuse splendeur – Touchant les sombres feuilles et embrasant et remplissant les bois. – Avec un délicieux murmure, le ruisseau coulait près de là, et les branches – Se balançaient et soupiraient au-dessus de leurs têtes avec des chuchotements à peine perceptibles. – Des pensées d’amour remplissaient le cœur d’Évangéline, mais il s’y glissait – Une secrète et subtile sensation de douleur et d’indéfinissable terreur, – Comme le froid et venimeux serpent se glisse dans le nid de l’hirondelle. – Ce n’était point une crainte terrestre. Un souffle venant de la région des esprits – Semblait flotter dans l’air de la nuit ; et elle sentit un moment – Que, comme la jeune Indienne, elle aussi poursuivait un fantôme. – Avec cette pensée elle s’endormit ; et la crainte et le fantôme s’évanouirent. – De bonne heure le matin le voyage fut repris ; et la Shawnee – Dit tandis qu’ils poursuivaient leur route : « Sur le versant occidental de ces montagnes – Demeure dans son petit village la Robe noire, le chef de la Mission. – Il enseigne beaucoup de choses aux Indiens et leur parle de Marie et de Jésus, – Et leurs cœurs sont transportés de joie ou affligés de chagrin, lorsqu’ils l’écoutent. » – Alors, avec une soudaine et secrète émotion, Évangéline répondit : – « Allons à la Mission, car là de bonnes nouvelles nous attendent. » – De ce côté ils tournèrent leurs chevaux : et derrière une saillie des montagnes, – Juste au moment où le soleil s’abaissait, ils entendirent un murmure de voix, – Et dans une prairie verte et large, près du bord d’une rivière, – Ils virent les tentes des chrétiens, les tentes de la Mission des Jésuites. – Sous un gigantesque chêne, qui se trouvait au milieu du village, – Était agenouillé la Robe noire, le chef, avec ses enfants. Un crucifix attaché, – Au haut du tronc de l’arbre et ombragé par des vignes, – Abaissait son visage d’agonisant sur la multitude à genoux au-dessous de lui. – C’était là leur chapelle rustique. Au-dessus, entre les arceaux entrecroisés – De son toit aérien, montait le chant des vêpres, – Mêlant ses notes au doux susurrement et aux soupirs des branches. – Silencieux, la tête découverte, les voyageurs, se rapprochant, – S’agenouillèrent sur le sol herbeux et se joignirent aux dévotions du soir. – Mais quand le service fut achevé, et que la bénédiction fut tombée – Des mains du prêtre, comme la semence des mains du semeur, – Lentement le vénérable vieillard s’avança vers les étrangers, et leur souhaita – La bienvenue, et quand ils répondirent, il sourit d’un air bienveillant – En entendant les sons si chers de sa langue maternelle dans la forêt ; – Et avec des paroles de bonté il les conduisit dans son wigwam. – Là, sur des nattes et des peaux, ils se reposèrent, et de gâteaux faits d’épis de maïs – Se régalèrent, et étanchèrent leur soif avec l’eau de la gourde du pasteur. – Bientôt leur histoire fut contée, et le prêtre, avec solennité, répondit : – « Six soleils ne se sont pas levés et couchés, depuis que Gabriel, assis – Sur cette natte à côté de moi, là où maintenant la jeune fille repose, – M’a rapporté cette même histoire triste ; alors il s’est levé et a continué son voyage. » – Douce était la voix du prêtre, et il parlait avec un accent de tendresse ; – Mais sur le cœur d’Évangéline, ses paroles tombèrent comme en hiver les flocons de neige – Tombent dans quelque nid solitaire d’où les oiseaux sont partis. – « Bien loin au nord il est allé, continua le prêtre, mais à l’automne, – Quand la chasse sera finie, il retournera à la mission. » – Alors Évangéline dit, de sa voix humble et soumise : – « Laissez-moi rester avec vous, car mon âme est triste et affligée. » – Cela parut sage et bien à tous, et de bonne heure, le lendemain, – Montant sur son cheval mexicain, avec ses guides indiens et ses compagnons, – Vers son logis Basile s’en retourna, et Évangéline resta à la mission.

Lentement, lentement, lentement les jours se succédèrent tour à tour, – Les jours et les semaines, et les mois ; et les champs de maïs qui sortaient – Tout verts du sol lorsqu’en étrangère elle était arrivée, maintenant ondoyant au-dessus d’elle, – Dressaient leurs tiges sveltes, entrelacées de feuilles, et formant – Des cloîtres pour les corbeaux mendiants, et des greniers pillés par les écureuils. – Alors dans la saison d’or, le maïs fut égrené, et les jeunes filles – Rougissaient à chaque épi rouge-sang, car cela annonçait un prétendant ; – Mais à chaque épi crochu elles riaient, et l’appelaient un voleur dans le champ de blé. – Pourtant l’épi rouge-sang ne ramena point à Évangéline son bien-aimé. – « Patience ! » aurait pu dire le prêtre, « aie foi et ta prière sera exaucée ! – Regarde cette plante délicate qui élève sa tête au-dessus de la prairie, – Vois comme ses feuilles sont tournées au nord, aussi sûrement que l’aimant : – C’est la fleur-boussole, que le doigt de Dieu a suspendue, – Ici sur sa tige fragile, pour diriger les pas du voyageur – Dans l’océan sans chemins, sans limites et vague du désert. – Telle dans l’âme de l’homme est la foi. Les fleurs de la passion, – Gaies et luxuriantes fleurs, sont plus brillantes et plus remplies de parfums, – Mais elles nous trompent et nous égarent, et leur odeur est mortelle. – Seule, cette humble plante peut nous guider ici-bas, et là-haut – Nous couronner de fleurs d’asphodèle, qui sont imprégnées des rosées du népenthès. » – Ainsi l’automne vint et se passa, puis l’hiver – mais Gabriel n’arriva point. – Fleurissant, le printemps s’ouvrit ; et les notes du rouge-gorge et de l’oiseau bleu – Résonnèrent doucement dans la plaine et les bois – mais Gabriel n’arrivait pas. – Cependant, sur le souffle des vents d’été une rumeur flotta, – Plus douce que le chant de l’oiseau, ou que la couleur ou l’odeur de la fleur. – Bien loin, au nord et à l’est, disait-on, dans les forêts du Michigan, – Gabriel avait sa hutte près des bords de la rivière Saginaw. – Et, avec les guides qui repartaient et cherchaient les lacs du Saint-Laurent, – Disant un triste adieu, Évangéline quitta la Mission. – Lorsque, par d’accablants chemins, après de longues et périlleuses marches – Elle eut atteint à la fin les profondeurs des forêts du Michigan, – Elle trouva la hutte du chasseur déserte et tombée en ruines.

 

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Ainsi les longues et tristes années s’écoulèrent, et en des saisons et des contrées – Diverses et reculées au loin, on vit la jeune fille errante – Tantôt sous les Tentes de Grâce des humbles Missions Moraves, – Tantôt dans les camps bruyants et sur les champs de bataille de l’armée, – Tantôt dans de solitaires hameaux, dans des villes et de populeuses cités. – Comme un fantôme elle arrivait et passait sans laisser de souvenir. – Belle et jeune, quand dans l’espérance avait commencé le long voyage, – Elle était flétrie et vieille quand dans le désappointement il s’acheva. – Chaque année à la suite avait dérobé quelque chose à sa beauté, – Laissant derrière elle, plus grande et plus profonde, la tristesse et l’ombre. – Alors apparurent et se répandirent sur son front de faibles lueurs grises, – Aube d’une autre vie, qui débordait sur son horizon terrestre, – Comme à l’orient dans le ciel les premières lueurs pâles du matin.

 

 

 

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Sur un grabat, devant elle, était étendu le corps d’un vieillard...

 

 

 

Dans ce ravissant pays qui est baigné par les eaux de la Delaware, – Gardant sous ses ombrages forestiers le nom de Penn l’apôtre, – Se trouve sur les bords de son beau cours la cité qu’il a fondée. – Là, tout l’air est embaumé et la pêche est l’emblème de la beauté, – Et les rues redisent encore en échos les noms des arbres de la forêt – Comme si elles voulaient tâcher d’apaiser les Dryades dont les ailes ont été troublées. – Là, en quittant la mer tourmentée, Évangéline avait débarqué, exilée, – Trouvant parmi les enfants de Penn un foyer et une patrie. – Là le vieux René Leblanc était mort ; et lorsqu’il était parti, – Il n’avait vu à ses côtés qu’un seul de ses cent descendants : – Quelque chose du moins s’offrait là dans les rues amies de la ville, – Quelque chose qui parlait à son cœur, et ne la rendait pas plus longtemps étrangère ; – Et son oreille se plaisait aux toi et aux tu des Quakers, – Car ils lui rappelaient le passé, la vieille patrie acadienne, – Où tous les hommes étaient égaux, et où tous étaient frères et sœurs. – Aussi, quand l’infructueuse recherche, le décevant effort – Cessa pour ne plus recommencer sur la terre, sans se plaindre, – Là, comme les feuilles à la lumière, elle tourna ses pensées et ses pas. – Comme du sommet d’une montagne les brumes pluvieuses du matin – Roulent en disparaissant, tandis qu’au loin nous voyons le paysage au-dessous de nous, – Illuminé par le soleil, avec de resplendissantes rivières et des cités et des hameaux, – Ainsi tombèrent les brumes de son esprit ; si elle vit le monde bien au-dessous d’elle, – Sans ombre désormais, mais tout illuminé d’amour, et le sentier, – Qu’elle avait gravi si avant, couché aplani et beau, dans le lointain, – Gabriel n’était pas oublié. Au fond de son cœur elle gardait son image – Revêtue de la beauté, de l’amour et de la jeunesse, comme la dernière fois elle l’avait vu, – Mais embelli encore par son silence de mort et son absence. – Dans ses pensées sur lui la durée n’entrait pour rien, car elle n’était point. – Sur lui les années n’avaient plus d’empire ; il n’était pas changé, mais transfiguré, – Il était devenu pour son cœur comme quelqu’un qui est mort et non absent ; – La résignation, l’abnégation de soi-même, le dévouement aux autres, – Telle était la leçon qu’une vie d’épreuves et de chagrins lui avait apprise. – Ainsi son amour s’était répandu, mais semblable à certaines épices odorantes, – Qui ne subissent ni atteinte ni perte, bien qu’elles remplissent l’air d’arome. – Aucun espoir n’existait pour elle, aucun désir dans la vie, que de suivre, – Humblement, d’un pas respectueux, les saintes traces de son Sauveur. – Ainsi pendant bien des années, elle vécut en sœur de la Miséricorde, fréquentant – Les solitaires et misérables toits dans les populeuses ruelles de la cité – Où la maladie et le chagrin dans des galetas languissent oubliés. – De nuit en nuit, quand tout le monde dormait, quand le veilleur répétait – Bruyamment, en traversant les rues fouettées par les bourrasques, que tout était bien dans la ville, – Au haut de quelque fenêtre solitaire, il voyait la lumière de sa bougie. – De jour en jour, dans la lueur de l’aube, quand lentement à travers les faubourgs, – D’un pas traînant le paysan allemand portait ses fleurs et ses fruits au marché, –Il rencontrait ce doux et pâle visage de celle qui regagnait son foyer après ses veilles. – Alors il arriva qu’une peste sévit sur la ville ; – Elle avait été présagée par des prodiges et surtout par des bandes de pigeons sauvages, – Obscurcissant le soleil dans leur vol, et n’ayant rien dans leur jabot qu’un gland. – Et, comme les marées de l’Océan montent au mois de septembre, – Faisant déborder le ruisseau argenté jusqu’à ce qu’il se répande en un lac sur la prairie, – Ainsi la mort inondait la vie, et, débordant ses bornes naturelles, – Changeait en un lac saumâtre le fleuve argenté de l’existence. – La richesse n’avait pas le pouvoir de suborner, ni la beauté celui de charmer l’oppresseur, – Mais tous périssaient également sous le fouet de sa colère. – Seulement, hélas ! le pauvre qui n’avait ni amis ni serviteurs – Se traînait pour mourir jusqu’à l’hospice, cet asile de ceux qui sont sans asile. – À cette époque il était dans les faubourgs, au milieu de prairies et de bois ; – Maintenant la ville l’environne, mais aujourd’hui encore, avec sa porte et son guichet, – Modeste, au milieu de cette splendeur, ses humbles murs semblent répéter – Doucement les paroles du Seigneur : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous. » – Là, nuit et jour, venait la Sœur de la Miséricorde. Les mourants – Levaient leurs regards sur son visage et croyaient en vérité voir – Une auréole de céleste lumière entourer son front de splendeur, – Comme celles que l’artiste peint sur le front des saints et des apôtres, – Ou celles qui sont suspendues, la nuit, au-dessus d’une ville vue à distance. – À leurs yeux c’était comme la lampe de la cité céleste – Dont les portes brillantes avant peu à leurs âmes livreraient passage.

Ainsi, un dimanche matin, à travers les rues désertes et silencieuses, – Suivant son paisible chemin, elle franchit le seuil de l’hospice. – Douce était dans l’air d’été l’odeur des fleurs dans le jardin. – Elle s’arrêta dans sa route pour cueillir la plus belle d’entre elles, – Afin que les mourants une fois encore pussent se réjouir de leur parfum et de leur beauté ; – Alors, comme elle montait les degrés vers les corridors, rafraîchis par le vent d’est, – Lointains et doux à son oreille arrivèrent les carillons du beffroi de l’église du Christ. – Tandis que, mêlés à eux, à travers les prairies étaient apportés – Les chants des psaumes qui étaient chantés par les Suédois dans leur église de Wicaco, – Doucement, comme des ailes qui s’abaissent, le calme de l’heure tomba sur son âme ; – Quelque chose en elle disait : « Enfin tes épreuves sont finies ! » – Et, la flamme dans les yeux, elle entra dans la salle des malades. – Sans bruit allaient et venaient assidûment les diligentes gardes, – Humectant les lèvres fiévreuses et les fronts endoloris, et en silence – Fermant les yeux sans regards des morts, et couvrant leur visage, – Tandis que sur leurs grabats ils étaient étendus, comme des tas de neige au bord du chemin. – Plus d’une tête alanguie se leva lorsqu’Évangéline entra, – Se retourna sur son oreiller de douleur pour la voir passer, car sa présence – Était pour leurs cœurs comme un rayon de soleil tombant sur les murs d’une prison, – Et, lorsqu’elle regarda autour d’elle, elle vit que la Mort, cette consolatrice, – Posant sa main sur plus d’un cœur, l’avait guéri pour toujours. – Bien des figures familières avaient disparu dans le cours de la nuit ; – Leurs places étaient vacantes ou remplies déjà par des étrangers. – Soudain, comme si elle avait été saisie d’épouvante ou d’un sentiment de stupeur, – Immobile, elle s’arrêta, les lèvres blêmes entr’ouvertes ; et un frisson – courut dans tout son corps ; et, oubliées, les petites fleurs tombèrent de ses doigts ; – Et dans ses yeux et sur ses joues s’épanouit l’éclat et l’épanouissement du matin. – Alors s’échappa de ses lèvres un cri d’une si terrible angoisse – Que les mourants l’entendirent et se soulevèrent en sursaut sur leurs couches. – Sur un grabat devant elle était étendu le corps d’un vieillard. – Longues, minces, grises étaient les boucles qui estompaient ses tempes ; – Mais comme il reposait dans la lumière du matin, son visage un moment –Sembla reprendre une fois encore les traits de son ancienne virilité ; – Tant ont coutume de changer les traits de ceux qui se meurent. – Chaude et rouge sur ses lèvres brûlait encore la flamme de la fièvre, –Comme si la vie, à l’exemple des Hébreux, avait aspergé de sang ses portes, – Afin que l’Ange de la Mort pût voir ce signe et passer outre. – Sans mouvement, sans connaissance, mourant, il gisait là ; et son âme épuisée – Semblait s’enfoncer dans d’infinies profondeurs de ténèbres ; – Ténèbres du sommeil et de la mort où pour toujours elle s’enfonçait, s’enfonçait. – Alors dans ces royaumes de l’ombre, en répercussions multipliées, – Il entendit ce cri de douleur ; et dans le calme qui suivit, – Une voix douce murmura avec des accents tendres comme ceux d’une sainte : – « Gabriel ! ô mon bien-aimé ! » et expira dans le silence. – Puis il vit, dans un rêve, une fois encore le foyer de son enfance : – Les vertes prairies acadiennes, avec leurs rivières boisées au milieu d’elles, – Le village et la montagne et les forêts ; et se promenant sous leurs ombrages, – Comme aux jours de sa jeunesse, Évangéline se montra dans sa vision. – Des larmes lui vinrent aux yeux ; et, comme lentement il soulevait ses paupières, – La vision s’évanouit, mais Évangéline était agenouillée auprès de son lit. – Vainement il s’efforça de murmurer son nom, car les sons inarticulés – Expiraient sur ses lèvres, et leur mouvement révélait ce que sa bouche aurait voulu dire. – Vainement il s’efforça de se soulever ; et Évangéline, agenouillée près de lui, – Baisa ses lèvres mourantes et lui mit la tête sur son sein. – Doux était l’éclat de ses yeux ; mais soudain il s’éteignit dans l’ombre, – Comme une lampe est éteinte par un coup de vent à une croisée.

Tout était fini maintenant : l’espoir, la crainte, le chagrin, – Et les souffrances du cœur, et les attentes impatientes, insatiables, – Toutes les mornes et profondes douleurs, et les constantes angoisses de la résignation ! – Et, lorsqu’elle pressa une fois encore la tête inanimée contre son sein, – Humblement elle inclina elle-même le front, et murmura : « Mon Père, je Te remercie. »

 

 

 

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Le monument, élevé à Grand-Pré, en l’honneur de l’immortelle Évangéline.

 

 

 

ÉPILOGUE

 

 

Elle est toujours là, la forêt primitive ; mais loin de son ombre, – Côte à côte, dans leurs tombes sans nom, les amants sommeillent. – Sous les humbles murs du petit cimetière catholique, – Au cœur de la ville, ils reposent, inconnus et inaperçus. – Quotidiennement, les marées de la vie descendent et montent à côté d’eux. – Des milliers de cœurs tressaillent, quand les leurs sont au repos et pour toujours ; – Des milliers de cerveaux souffrent, quand les leurs ne sont plus occupés ; – Des milliers de bras travaillent, quand les leurs ont cessé leur tâche ; – Des milliers de pieds se fatiguent, quand les leurs ont achevé leur voyage.

Elle est toujours là, la forêt primitive, mais à l’ombre de ses branches – Habite une autre race, avec d’autres coutumes et un autre langage. – Seulement, le long du rivage du morne et brumeux Atlantique, – Se sont arrêtés quelques paysans Acadiens, dont les pères exilés, – Errants, sont revenus à leur pays natal pour y mourir dans son sein. – Dans la cabane du pêcheur, la roue et le métier sont toujours en besogne, – Les jeunes filles toujours portent leurs capes normandes et leurs jupes tissées au pays, – Et près du feu du soir, répètent l’histoire d’Évangéline ; – Tandis que de ses cavernes rocheuses, la voix profonde de l’océan voisin – Parle, et, en accents désolés, répond à la lamentation de la forêt.

 

 

 

FIN

 

 

 

Henry Wadsworth LONGFELLOW, Évangéline,

Éditions Albert Lévesque, Montréal, 1936.

 

 

 

 

 

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