D’un chevalier qui vendit sa femme au Diable

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Myrrha LOT-BORODINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN chevalier puissant et riche, était si dépensier que, par sa folle largesse, il tomba dans un dénuement complet. Lui qui avait coutume de distribuer de grands biens eut disette même des plus petites choses. Or, voici qu’approcha le jour où, chaque année, il avait coutume, en une fête solennelle, de tenir haut et noble rang ; mais cette fois il ne pouvait en être ainsi, ce dont le chevalier éprouva grande honte et dépit dans son cœur. Il s’éloigna tout seul dans un lieu désert et s’y tint caché jusqu’à ce que la solennité fut passée.

Il advint que, pendant que notre pauvre chevalier se trouvait là en grande mélancolie, soudain lui apparut un homme noir et terrible, monté sur un cheval noir, qui s’approcha et lui demanda la cause de sa tristesse. L’autre, confiant, lui conta sa peine. Alors, l’homme noir, qui était le Diable lui-même, dit : « Si tu veux me croire, je te donnerai plus de richesses et de gloire qu’onques tu ne possédas en ta vie. »

Et le chevalier de s’écrier étourdiment : « Si vraiment tu fais cela, j’obéirai à tous tes commandements ! »

– « Va donc en ta maison, ordonna le Diable, et cherche dans tel endroit : tu y trouveras autant d’or et de pierres précieuses que tu voudras, ce qui te rendra plus riche qu’onques tu ne fus. Mais, en revanche, je te commande qu’au jour nommé tu reviennes en ce lieu, emmenant ta femme avec toi. »

Le chevalier jura sa foi au Diable et s’en retourna aussitôt chez lui. Là, il trouva le trésor indiqué par l’ennemi et racheta, en plus de son héritage perdu, de nouveaux châteaux et de nouvelles seigneuries. Ainsi put-il, mieux que jamais, distribuer avec largesse et tenir un rang plus haut encore qu’auparavant.

Au jour dit, il appela sa femme, qui était très bonne et honnête dame, et la fit monter à cheval, pour la conduire au désert. La dame monta à regret et, prise de soupçons, se recommanda dévotement à la Vierge Marie avant de partir. Chemin faisant, ils passèrent devant une église. La femme du chevalier, très pieuse, voulut y entrer faire ses oraisons. Son mari, qui l’attendait dehors, lui dit de ne pas trop s’y attarder. Mais elle ne pouvait cesser ses prières à la Vierge Marie et se recommandait à elle de tout son cœur. Ce faisant, elle s’endormit profondément.

Alors Notre-Dame, qui avait pris ses habits et son apparence, sortit à sa place. Elle monta sur le cheval de la dame, sans que le chevalier doutât un seul instant que ce ne fût sa femme. Tous deux s’en allèrent ainsi jusqu’au lieu désigné par le Diable et où il les attendait.

Mais dès que l’ennemi les vit approcher, il se mit à hurler :

« Ah ! déloyal chevalier, plus traître que tous les autres ! Voilà comment tu me trompes, moi qui t’ai donné tant de gloire et de richesses ! À la place de la femme que je haïssais et sur laquelle je voulais me venger de tous les déplaisirs qu’elle m’a faits maintes fois, tu m’amènes, pour me tourmenter, la reine du Ciel, mère de Dieu ! »

Le chevalier, en entendant ces paroles était si ébahi, qu’il ne savait que répondre, mais la glorieuse Vierge dit au Diable :

« Mauvais esprit, comment as-tu été si osé que de vouloir nuire à ma dévote servante, la femme de ce chevalier ? Sois assuré que tu ne resteras pas impuni : je te condamne à descendre droit en enfer, et je veux que tu ne puisses jamais nuire à aucune personne qui ait dévotion pour moi. »

À cette parole, le Diable, terrifié, s’évanouit. Et le chevalier, se jetant à bas de son cheval, tomba aux pieds de Marie, lui cria merci d’un cœur contrit et repentant. La très sainte Dame lui reprocha avec douceur son méfait et lui ordonna d’aller retrouver sa femme à l’église où elle dormait encore. Puis elle disparut.

Quand le chevalier retrouva sa femme, toujours endormie aux pieds de la statue de Marie, il la réveilla et lui conta la grande merveille. Ensemble ils louèrent Notre-Dame qui les avait préservés ainsi de la mâle volonté de l’Ennemi. Rentrés chez eux, ils s’empressèrent de disperser le trésor du Diable, et depuis lors vécurent toujours au service de la Sainte Vierge, qui, par sa grâce, leur octroya pendant le restant de leur vie richesse et bonheur.

 

 

 

Myrrha LOT-BORODINE,

Vingt miracles de Notre-Dame, 1930.

 

Recueilli dans Florilège de Notre-Dame,

textes réunis par Renée Zeller,

Éditions de l’Arc, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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