La vierge rouge du Kremlin
par
Charles LUCIETO
1927
NOTE DE L’ÉDITEUR
Dans son précédent ouvrage En Missions spéciales l’auteur avait tenu à présenter au lecteur la vérité toute nue. Dans La Vierge Rouge du Kremlin, il a préféré au contraire la vêtir du voile de la fiction. C’est à travers la trame d’un roman qu’il nous révèle les dessous de la Révolution russe.
Nous ne pourrions l’en blâmer.
Il est des crimes, en effet, dont le récit dégage une telle impression d’horreur, qu’une action est nécessaire pour en faire supporter la lecture. Tels sont ceux de la Tchéka.
Le livre, du reste, y gagne en attrait, et nous sommes certain que le public n’aura aucune peine à dégager la part de la vérité et celle de l’imagination dans ce captivant et courageux ouvrage.
L’Éditeur.
La Vierge Rouge du Kremlin
_______
Où James Nobody présente aux lecteurs
Mlle Maria Konstantinowna.
Le sujet ne s’y prêtant guère, je n’ai pu qu’esquisser à grands traits, au cours d’un ouvrage antérieur 1, le portrait de ce maître journaliste qu’est mon vieil ami James Nobody, lequel, au cours des dernières hostilités, mit au service des puissances de l’Entente les qualités et le talent qui font de lui l’un des informateurs les plus complets qui soient.
Spécialisé dans les grandes enquêtes, et correspondant de guerre à ses heures, James Nobody a été mêlé de près à tous les évènements politiques, diplomatiques et militaires – il en fut de considérables – qui, en Europe, ont immédiatement précédé la guerre.
À maintes reprises, le Foreign-Office 2 lui confia des missions secrètes, – dont l’une, en Russie, faillit lui coûter la vie, – missions qu’il remplit au mieux des intérêts de son pays, et je sais des cas – pour n’en citer qu’un : LE VOL DU DOSSIER B-114, EFFECTUÉ PAR DES AGENTS ALLEMANDS DANS LES BUREAUX DE DOWNING-STREET – où Scotland-Yard lui dut le succès de ses recherches.
Les Allemands, auxquels il a joué des tours pendables pendant la guerre, avaient mis sa tête à prix et, en tout état de cause, le considéraient comme le plus fin limier de l’Intelligence Service britannique. Avec juste raison, d’ailleurs, car le mal qu’il leur fit est inimaginable.
Peut-être – encore faut-il qu’il m’y autorise, ce dont je doute, étant donnée son invraisemblable modestie – vous conterai-je quelque jour certains de ses exploits, dont l’ensemble constitue une véritable épopée...
C’est dire que le grand-duc Ivan Ivanovitch qui, l’an passé, demanda à James Nobody de se rendre en Russie pour y effectuer, sur place, une enquête relative à la fin tragique de la famille impériale, ne pouvait faire un meilleur choix.
Je me trouvais précisément à Nice – c’était en février 1924 – au moment où James Nobody, ayant accepté de se charger de cette mission, se préparait au départ, et je ne vous dissimule nullement que, connaissant les risques qu’il allait courir, les dangers auxquels, de gaieté de cœur, il allait s’exposer, et, pour tout dire, les gens auxquels il allait livrer bataille, je n’étais guère rassuré sur les suites que pouvait – et que, NORMALEMENT, devait – comporter une pareille équipée.
Un soir, – c’était à la veille de son départ, – tandis que nous soupions au « Négresco », en compagnie du lieutenant Paul Lavitch, aide de camp du grand-duc Ivan, je ne pus m’empêcher de lui faire part de mes inquiétudes.
Je le vois encore sourire.
– Bah ! me répondit-il, vous savez bien, old fellow, que le danger est mon véritable élément ! Et puis, que voulez-vous ? Je sens que je me rouille ! Au fond, depuis qu’a été signé l’Armistice, – mon enquête à Doorn mise à part, – je ne me suis occupé d’aucune affaire sérieuse.
– Vous reconnaissez donc que ce que vous allez tenter est... sérieux ?
– M’en occuperais-je sans cela ?
– Vous n’êtes pas sans savoir que la police des Soviets est une des plus redoutables qui soient...
– À qui le dites-vous ?
– ... Et que, si elle soupçonnait le moins du monde le but de votre voyage, il pourrait vous en cuire !
James Nobody eut un nouveau sourire, puis, haussant les épaules :
– Le but de mon voyage, il y a belle lurette qu’elle le connaît ! dit-il.
Et comme je le regardais, sidéré :
– En voulez-vous la preuve ? reprit-il.
Extrayant alors de son portefeuille une lettre qu’il me tendit :
– Voici, fit-il, le « poulet » que m’ont fait tenir, ce matin même, les « correspondants » niçois de cet excellent M. Djerzinsky, le chef de cette Tchéka dont le nom seul suffit à terroriser tout un peuple ! Lisez, et vous verrez s’il est possible de cacher quelque chose à ce... monsieur !
Je pris la lettre et je lus ceci :
« Bien qu’ayant la plus profonde admiration pour M. James Nobody, nous avons le regret de l’informer que l’accès du territoire de l’U.R.S.S. lui est et lui demeure interdit.
« Nous l’informons, par surcroît, que, s’il passe outre à cette injonction, il sera considéré comme contre-révolutionnaire et, EN CAS D’ARRESTATION SUR LE TERRITOIRE DE L’UNION, traité comme tel. »
Cette lettre n’était pas signée, mais une sorte de blason – au centre duquel figuraient une faucille et un marteau entrecroisés – qui se trouvait au-dessous du texte, suffisait à en indiquer la provenance.
– Diable ! fis-je, voilà qui est grave ! Il me semble difficile que vous partiez dans de telles conditions !
– Peuh ! Ce n’est rien, que cela, et j’en ai vu bien d’autres ! En tout cas, comme ma mission n’est nullement dirigée contre le gouvernement des Soviets, puisque mon rôle se borne PUREMENT ET SIMPLEMENT à éclaircir un point d’histoire, je ne reconnais à personne – et aux Soviets moins qu’à tous autres – le droit de m’interdire de la mener à bien !
Paul Lavitch – qui, de toute évidence, ignorait cette lettre – et moi, nous nous regardâmes, atterrés.
– C’est de la folie pure ! m’écriai-je. Et, au nom de la vieille amitié qui nous lie, je vous demande en grâce, mon cher Nobody, de ne pas donner suite à ce projet.
– Et ma parole, qu’en faites-vous ? Quand j’ai pris un engagement, vous savez bien que rien au monde – et cela, dussé-je y laisser ma vie – ne peut m’empêcher de le tenir !
Puis, atteignant dans son portefeuille une lettre cachetée à ses armes, il reprit :
– Ce qui serait de la folie, ce serait de laisser ignorer à Djerzinsky et à ses séides le peu de cas que je fais de leurs menaces ! Aussi bien, c’est dès maintenant qu’il est de mon devoir de prendre position...
Et appelant le maître d’hôtel :
– Joseph ! Vous voyez, lui dit-il en la désignant d’un geste discret, cette dame qui soupe seule, là-bas ?
– La dame en noir ?
– Oui ! Celle-là même ! Veuillez avoir l’obligeance de lui remettre cette lettre.
– Comporte-t-elle une réponse ?
– Je ne pense pas !
Quand le maître d’hôtel fut parti, James Nobody, tout souriant, nous dit :
– Observez, sans en avoir l’air, la scène qui va se dérouler. Elle ne manquera pas d’être curieuse !
Nous nous retournâmes, et nous vîmes Joseph remettre la lettre à la « dame en noir ».
Dès qu’elle en eut déchiffré la suscription, elle pâlit affreusement, puis ayant jeté un coup d’œil inquiet autour de la salle, elle s’informa :
– De qui tenez-vous cette lettre ?
Du doigt, le maître d’hôtel lui désigna le groupe que nous formions.
Pendant une seconde à peine, elle nous toisa, puis, résolument, elle décacheta la lettre et la lut.
De pâle qu’elle était, elle devint livide. Ses mains, chargées de bagues de prix, se crispèrent sur la nappe ; ses yeux fulgurèrent, et, s’étant dressée, elle jeta à James Nobody, qui la regardait, son éternel sourire sur les lèvres, un regard de défi, puis elle sortit...
– Je ne sais, fis-je, ce que pouvait contenir votre lettre, mais, ce dont je ne puis douter, c’est que vous venez de vous créer, en cette femme, une mortelle ennemie !
– Bah ! Une de plus ou de moins !
– Est-il indiscret de vous demander qui est cette personne ?
– Chi lo sa ? répondit, songeur, James Nobody.
Et après un silence :
– La première fois que je la vis, reprit-il, – c’était à Naples, – elle se faisait appeler la comtesse Netti. Plus tard, je la rencontrai au Caire. Elle était devenue lady Mac Gregor. Pendant la révolution manquée de 1905, à Saint-Pétersbourg, je la vis opérer sous le nom de princesse Gourtchko, – quand elle « travaillait » pour le compte de l’Okhrana 3, – et de Nadia Bouritcheff, – quand elle collaborait avec les nihilistes. À Berne, en 1917, on me la présenta sous le nom de Mme Closer. À cette époque, elle était au mieux avec ce major von Bismarck dont vous et moi eûmes à nous occuper. Je la vis ensuite à Brest-Litovsk, puis à Gênes, pendant la conférence. Elle appartenait à la délégation soviétique et, si mes souvenirs sont exacts, elle portait le nom de Vera Zilitch. Tchitcherine, Yoffe et Rakovski semblaient la tenir en haute estime. Depuis, bien que l’ayant perdue de vue, j’ai appris qu’elle était venue en France, où, sous le nom d’Olga Slavia, elle dirigea, en quelque sorte, le service secret que les Soviets entretiennent chez vous.
– Diable ! Vous me paraissez être documenté sur son compte !
– Oui ! Je connais même – et, actuellement, en Europe, peut-être suis-je le seul à le connaître – le véritable nom de cette femme.
– Est-il indiscret de vous demander de nous communiquer ce nom ?
– Pas le moins du monde ! Elle s’appelle Maria Konstantinowna !
– Celle que, en Russie, on a surnommée LA VIERGE ROUGE !
– Elle-même !
– La secrétaire du Comité International Communiste de Russie ?
– Mais oui !
– Et c’est à cette femme-là que, délibérément, comme entrée de jeu, vous vous attaquez !
– Et pourquoi pas ?
– Mais c’est stupide ! m’écriai-je. Qu’aviez-vous besoin, sachant de quoi est capable cette femme, de vous signaler à son attention ? Ne comprenez-vous pas que, en agissant ainsi, vous venez de décupler vos risques ?
Plus souriant que jamais, James Nobody haussa les épaules, puis :
– Vous me connaissez assez, fit-il, pour savoir que je n’agis jamais à la légère ! Chacun de mes actes est mûrement médité ! Comment n’avez-vous pas déjà compris que la lettre de menaces, que je vous ai communiquée tout à l’heure, émanait d’elle ?
« En me l’écrivant, elle a incontestablement marqué un point. Je viens, en lui répondant, d’en marquer un à mon tour. Nous sommes donc à égalité. Et vous pouvez être assuré que, en l’occurrence, si quelqu’un est « empoisonné », ce n’est certes pas moi !
Ce raisonnement me laissant visiblement sceptique, il reprit :
– Rien ne peut être plus désagréable à une femme comme celle-là que de se voir démasquée. Pour réussir, il lui faut l’ombre et le mystère. Elle ne peut opérer au grand jour. Quoi qu’elle fasse, désormais, elle n’est plus à redouter, car elle, se sait « brûlée » !
– J’admire votre optimisme, lui répondis-je, et je forme des vœux pour que l’avenir vous donne raison. Mais, croyez-moi, prenez vos précautions, prenez-les bien, car la « dame » est redoutable !
– Il serait fou de le nier. Mais nous sommes à deux de jeu, n’est-il pas vrai ? Et puis, vous voudrez bien admettre que, quand on a eu affaire à des femmes comme Irma Staub et Mlle Doktor, – et qu’on les a « roulées », – Mlle Maria Konstantinowna n’a rien qui vous puisse effrayer !
Trois jours plus tard, James Nobody partit pour la Russie des Soviets. Je reçus de lui une lettre datée de Riga, puis, autour de lui, le silence se fit.
Un silence tragique...
Or, l’autre jour, tandis que je m’absorbais dans l’étude d’une statistique, – notre profession a de ces exigences, – on m’apporta une carte de visite.
Je la pris et je lus :
JAMES NOBODY, Esq.
Où il est démontré que le Gouvernement
des Soviets n’existe pas.
Pour comprendre la joie dont je fus inondé à la vue de ce bristol, il faudrait savoir, ami lecteur, tout ce que James Nobody représente pour moi.
Au cours de la guerre, il fut non seulement – ce qui serait assez – un camarade de combat idéal, mais aussi – ce qui est mieux – un mentor et un guide.
Que de leçons ne lui dois-je pas ?
Spécialisé dans les grandes enquêtes, connaissant à fond toutes les « ficelles » du rude métier qui fut le nôtre tant que durèrent les hostilités, alors que, seuls, en « enfants perdus », nous allions livrer bataille, sur un terrain choisi par eux, aux agents secrets du Kaiser, James Nobody me fut précieux à plus d’un titre.
Opérant l’un et l’autre à l’extrême pointe de nos zones respectives, il nous arrivait à chaque instant de nous rencontrer sur une même piste, cherchant la solution d’un même problème. De ce moment, nous « travaillions » en complet accord. Il en résulta que, dans la plupart des cas, le succès vint couronner nos efforts.
En une seconde, comme en un kaléidoscope, défila devant mes yeux notre commun passé de misères et de luttes.
Et de le savoir là, vivant, hors de danger, me causait une joie si puissante que, rivé à mon fauteuil, je ne songeais même pas à donner l’ordre de l’introduire près de moi...
C’est que, voyez-vous, si, parfois, on est obligé de subir ses parents, – on ne les choisit pas, n’est-il pas vrai ? – on a du moins le droit de sélectionner ses amis.
Or, je n’avais pas d’ami plus cher que James Nobody.
Le premier moment de surprise passé, je me précipitai dans l’antichambre. Plusieurs personnes s’y trouvaient. J’en eus vite fait le tour. James Nobody n’était pas là !
– Quelle est cette plaisanterie ? Et d’où provient cette carte ? m’enquis-je auprès de l’huissier.
– Ce n’est pas une plaisanterie, old fellow, et cette carte est bien la mienne, fit une voix que je reconnus immédiatement, mais dont le timbre me parut fêlé.
D’un bond, je me retournai et j’aperçus alors mon ami.
Mais dans quel état, grands dieux !
Un an auparavant, James Nobody était encore un homme en pleine force, dont l’indomptable énergie, la science de la vie, le courage à toute épreuve, faisaient mon admiration.
Or, l’homme que j’avais là, sous les yeux, ne répondait plus à rien de tout cela.
L’homme qui se trouvait là ÉTAIT UN VIEILLARD !
Effondré sur sa chaise, véritable loque humaine, il tourna vers moi son regard où je n’aperçus plus la flamme que je savais devoir s’y trouver, et au fond duquel je crus lire je ne sais quelle épouvante...
Et qu’avait de commun, je vous le demande, le rictus amer qui déformait ses lèvres avec ce sourire perpétuel qui illuminait sa face autrefois et qui m’avait fait le surnommer : Roger Bontemps ?
Mais déjà nous étions dans les bras l’un de l’autre...
Si les gens qui nous observaient en souriant avaient pu savoir tout ce qu’avait de poignant – et de profondément sincère aussi – cette accolade ; s’ils avaient pu se douter de l’infinie pitié que je ressentais au spectacle de cette déchéance physique et morale, peut-être le sourire se serait-il figé sur leurs lèvres...
Mais ils ne savaient pas...
Plaçant ses mains, qu’agitait un tremblement sénile, sur mes épaules, James Nobody, rivant son regard au mien, me demanda :
– Vous me trouvez changé, n’est-ce pas ?
Cette question, à laquelle, cependant, j’aurais dû m’attendre, me prit de court.
– Changé ? Non ! Fatigué, plutôt ! répondis-je.
– Vous ne savez pas dissimuler vos impressions, old fellow ! Avouez que celle que je vous ai produite dès l’abord a été déplorable ! D’ailleurs, il y a un « criterium » qui ne trompe pas : vous ne m’avez pas reconnu ! Et cela, c’est grave !
– Permettez ! Cette antichambre est plutôt obscure, et ma vue a beaucoup baissé...
Il eut un sourire d’une infinie tristesse, puis il reprit :
– Vous ne savez pas mentir. Au vrai, je suis un homme fini, claqué. J’AI TELLEMENT SOUFFERT ! Je sens qu’en moi tous les ressorts sont brisés !
Et comme, tout en l’emmenant chez moi, je protestais contre cette assertion, il reprit :
– J’ai souffert... ABOMINABLEMENT !
– Sans doute ! Mais, maintenant, c’est fini ! Vous allez pouvoir, dans le confortable de votre home, parmi vos amis, reprendre votre existence d’autrefois et continuer à vivre votre vie. Je suis persuadé que la guérison viendra vite.
Il me regarda longuement, puis, d’une voix grave :
– Il n’est plus de repos possible pour moi désormais ! Je me dois à moi-même, je dois aux malheureux qui pourrissent dans les geôles soviétiques, de révéler au monde entier ce qui se passe en Russie, ce dont j’ai été le témoin horrifié. Il faut qu’on sache ce qu’est, en réalité, ce gouvernement qui se prétend humanitaire et qui fait si peu de cas de la vie humaine. Il est de mon devoir de révéler que ni les pratiques de la justice chinoise – pourtant si cruelle – ni les excès de l’Inquisition n’ont jamais égalé en horreur les crimes qui se commettent journellement en Russie.
Je crains, malheureusement, de ne pouvoir mener à bien cette tache, dont je ne pense pas qu’il en soit de plus urgentes. CES GENS-LÀ, JE VOUS LE RÉPÈTE, M’ONT TUÉ PHYSIQUEMENT.
Ce qu’ils n’ont pas tué en moi, par exemple, c’est le moral, l’esprit d’analyse, le pouvoir de déduction...
Évadé de la prison de Loubianka, – UN ENFER DANS L’ENFER ; traqué comme une bête malfaisante pendant des jours et des jours ; ayant échappé par miracle aux sbires de Djerzinsky, ce fou sanguinaire, et de Menjenski, son « brillant second », j’ai le devoir impérieux – je ne le répéterai jamais assez – de révéler aux masses ce qu’est, en réalité, cette « DICTATURE DU PROLÉTARIAT » dont jusqu’ici les prolétaires de Russie ont été les principales victimes.
Épuisé par cet effort, James Nobody s’interrompit quelques instants, puis il reprit :
– Il est possible – les tortures que j’ai endurées ayant atteint en moi les sources mêmes de la vie – que je ne puisse suffire à la besogne. C’est pourquoi j’ai décidé de demander à quelques confrères, dont vous êtes, de me seconder.
– Certes ! et de tout cœur !
– Je n’en attendais pas moins de votre amitié. J’AI LÀ, DANS MA SERVIETTE, DES PHOTOGRAPHIES ET DES DOCUMENTS QUE JE VAIS VOUS CONFIER. Je vais vous remettre également UNE RELATION FIDÈLE, SINCÈRE, des évènements auxquels j’ai été mêlé pendant mon séjour en Russie. Il n’en est ni de plus tragiques ni de plus émouvants...
Il eut une quinte de toux déchirante.
Portant son mouchoir à ses lèvres, il l’en retira taché de rouge...
– Vous voyez ce qu’ils ont fait de moi ! me dit-il en me montrant ce mouchoir. Mais qu’importe ! Ce qui me reste de vie, je veux l’employer à les combattre ! Mettons-nous à la besogne !
– Pas dans l’état où vous êtes ! Reposez-vous aujourd’hui, et demain...
– Demain ? De quoi demain sera-t-il fait ? Et puis, ne comprenez-vous pas que, LÀ-BAS, il y a des gens qui souffrent et qui meurent !
Et, avec une énergie accrue :
– À la besogne, vous dis-je !
Je ne pus que m’incliner.
Prenant dans sa serviette plusieurs dossiers, il me les remit en me disant :
– Nous les examinerons à tête reposée, plus tard, car, en pareille matière, il convient de ne rien avancer qu’on ne puisse prouver immédiatement...
Et comme j’acquiesçai :
– Aussi bien, reprit-il, il nous faut auparavant procéder à une étude attentive, à un examen approfondi de la situation politique et économique en Russie soviétique, ceci pour parfaire votre documentation personnelle. Après quoi, vous pourrez démontrer à vos lecteurs que, en ce qui concerne la Russie, s’il est une vérité première, c’est celle-ci : LE GOUVERNEMENT DES SOVIETS N’EXISTE PAS !
Comme je me dressais, effaré, à l’énoncé de cette étrange déclaration, me calmant d’un geste, James Nobody précisa :
– Pour être tout à fait exact, j’aurais dû dire : « Le Gouvernement des Soviets existe – en apparence – MAIS NE GOUVERNE PAS !
– Ça, par exemple !
– Vous pouvez m’en croire, c’est ainsi !
– Mais, alors, qui donc gouverne là-bas ?
– Le Gué-Pé-Ou 4.
– Bon Dieu ! Qu’est-ce que cela ?
– Une incarnation nouvelle de la Tchéka.
– Mais, voyons, si je ne m’abuse, la Tchéka, c’est la police politique soviétique !
– C’est cela même ! Et, pour la première fois dans l’Histoire, nous assistons à ce phénomène singulier : UN GRAND PEUPLE, AU PASSÉ GLORIEUX, DIRIGÉ – ASSASSINÉ, devrais-je dire – PAR UNE BANDE DE FOUS ET DE FORBANS, CAMOUFLÉS EN POLICIERS D’ÉTAT...
*
* *
J’ai là, sous les yeux, les documents que m’a remis en partant pour Londres, James Nobody.
Depuis huit jours, – ils compteront dans mon existence, ceux-là, vous pouvez m’en croire, – je lés compulse et j’en pèse les termes.
Or, j’affirme ceci :
Nobody a dit vrai ! Le Conseil des Commissaires du peuple n’est qu’un fantôme de gouvernement aux ordres à la IIIe Internationale, DERRIÈRE LAQUELLE SE DISSIMULE LE VÉRITABLE DICTATEUR DE LA RUSSIE : DJERZINSKY.
On verra, plus loin, comment et pour le compte de qui agit ce dernier.
Le Sosie du Tsar.
Ici commencent les mémoires de James Nobody. Je les publie sans y changer un mot, sans même me permettre le moindre commentaire.
À eux seuls, ils se suffisent.
Toutefois, et afin d’éviter certaines représailles, je crois devoir modifier les noms cités par Nobody.
*
* *
Il me faut, dès l’abord, détruire une légende.
À Londres, à Paris et ailleurs, des gens bien informés m’avaient déclaré : « Il est extrêmement difficile – pour ne pas dire impossible – de pénétrer en Russie, à moins d’en avoir obtenu, au préalable, l’autorisation du Gouvernement des Soviets. »
Or, non seulement je ne pouvais, étant donnée la nature de la mission dont je m’étais chargé, solliciter cette autorisation, mais, par surcroît, l’accès du territoire russe m’était formellement interdit.
ET, POURTANT, J’AI PÉNÉTRÉ EN RUSSIE.
Cela, évidemment, n’alla pas tout seul. Il me fallut, comme bien on pense, prendre quelques précautions ; emprunter des voies détournées, et, pour tout dire, changer de personnalité.
Mais à cela près que, au lieu d’arriver à Moscou en sleeping, j’y suis entré en auto ; à cela près également que, sur mon passeport, dûment apostillé par le « camarade » Rakowsky, – alors ambassadeur des Soviets à Londres, – figurait, au lieu du nom de James Nobody, celui de Fedor Alexandrovitch Varine, rien ne me fut plus facile que de franchir le réseau tendu par la Tchéka afin d’isoler la Russie du reste du monde.
Je ne tire, d’ailleurs, nul orgueil de l’évènement, car il fut préparé – et de main de maître, vous pouvez m’en croire – par le colonel Ivan Petrovitch, le chef du service des renseignements de cette étonnante « organisation de combat » qui, de Riga, rayonne sur la Russie tout entière, et dont le rôle est d’ajouter chaque jour une maille nouvelle au filet dans lequel, tôt ou tard, viendra se prendre l’hydre rouge...
Le propre de l’organisation que commande le colonel Petrovitch est de n’avoir pas de siège. Partant, il est impossible de la repérer.
On ne saisit pas le fluide !
Les espions bolchevistes qui s’y efforcent n’ont, jusqu’ici, obtenu aucun résultat.
Aussi leur fureur est-elle grande et va-t-elle croissant.
Ils n’ignorent pas, en effet, que, à tout moment, à leur nez et à leur barbe, des émissaires sûrs, franchissant la frontière, vont au loin, jusqu’aux confins les plus reculés de la Russie, attiser la flamme qui brûle au fond des cœurs fidèles et ranimer les énergies en sommeil...
Labeur admirable que celui-là ! Mais combien ardu !
C’est à cela et à d’autres choses encore que je songeais, en arpentant le sentier raviné, bordé de fondrières qui conduisait à l’isba dans laquelle je savais devoir rencontrer le colonel Petrovitch.
À trois reprises déjà, des hommes s’étaient dressés sur ma route, qui m’avaient demandé :
– Quelle heure est-il, barine ?
Ce à quoi, le plus naturellement du monde, j’avais répondu :
– Il est l’heure du berger.
– De quel berger s’agit-il ?
– De celui qui arrachera ses brebis au loup dévorant.
Et, chaque fois, on m’avait répondu :
– C’est bien ! Passez !
Vous dirai-je que plus d’un est venu là qui, pour n’avoir pas su quoi répondre, ne passera plus jamais... là ni ailleurs ?
Je poursuivis ma route et, bientôt, je fus devant l’isba. Elle était située au centre d’une lande déserte qui, au sud, dévalait en pente douce vers la mer.
Âpre et sauvage, le site ressemblait à s’y méprendre à certains paysages de cette Bretagne que j’aime tant, et tels qu’il s’en trouve vers le Raz de Sein. Mêmes côtes rocheuses, tourmentées, contre lesquelles la mer se heurte et se brise ; mêmes genêts aux fleurs d’or avec, çà et là, des touffes d’œillet maritime ; mêmes paquets d’algues mordorées, oubliées sur la grève par le jusant...
Et, sous le ciel gris, bas, même sentiment de tristesse infinie...
Tandis que, pris, malgré moi, par l’ambiance, je contemplais ce paysage, la porte de l’isba devant laquelle je me trouvais s’ouvrit, et, sur le seuil, un jeune homme, dont le regard singulièrement vif et pénétrant se fixa sur moi l’espace d’une seconde, apparut.
Portant avec une élégante simplicité le costume des paysans aisés des environs de Riga, mais avec une distinction qui sentait d’une lieue son gentilhomme, il s’inclina et se présenta :
– Prince Kharassoff, ancien attaché à l’ambassade russe de Paris. À qui ai-je l’honneur de parler ?
M’inclinant à mon tour, je déclarai :
– Fedor Alexandrovitch Varine.
Il eut un sourire malicieux et, venant vers moi, la main tendue :
– Heureux, Monsieur Varine, de saluer en vous, au nom de mon chef, et d’accueillir l’illustre reporter James Nobody.
Je m’inclinai derechef, puis je m’informai :
– Le colonel peut-il me recevoir ?
– Nous l’attendons d’un instant à l’autre, car, vous sachant ici, il ne saurait tarder.
Sur les pas de mon hôte, je pénétrai dans une sorte d’antichambre aux murs nus, puis dans une pièce aménagée en cabinet de travail.
Quatre hommes, quatre colosses roux aux yeux bleus, penchés sur une table, y compulsaient des documents. À notre approche, ils se dressèrent et se figèrent dans la position du : garde à vous.
Kharassoff fit les présentations :
– Mes camarades, MM. Serge Ivanovitch, Michel Andreieff, Ivan Staline et Boris Semianoff, tous quatre anciens officiers de la Garde.
Puis, me désignant à eux, il ajouta :
– Celui dont le nom ne doit plus être prononcé, mais que nous attendions !
Les quatre officiers s’inclinèrent et, silencieusement, se remirent à leur travail.
– Voilà des gens bien dressés ! pensai-je à part moi. Et, si tous les « hommes » du colonel ont cette carrure, je plains les « rouges » qui tombent entre leurs mains.
À ce moment précis, dans une pièce voisine, une sonnerie retentit.
Se tournant vers moi, et me désignant une porte que dissimulait une tenture, Kharassoff me fit signe de le suivre.
– Le colonel vous demande, déclara-t-il.
Il souleva la tenture, s’effaça devant moi et ajouta :
– Veuillez entrer !
La pièce dans laquelle j’entrai était sobrement meublée. Un bureau, trois chaises, et, dans un coin, un lit de sangle.
Sur le bureau, rien ! Pas un papier.
Au mur, un portrait : celui du tsar Nicolas II.
Sous le portrait, un sabre à dragonne d’or.
Le sien, sans doute.
J’en étais là de mon inspection quand, derrière moi, une porte s’ouvrit. Instinctivement, je me retournai et me trouvai en présence d’un homme à l’aspect duquel je me sentis frémir, car cet homme était la reproduction vivante du tableau qui était là, pendu au mur, sous mes yeux.
CET HOMME ÉTAIT LE SOSIE DU TSAR !
La ressemblance était à ce point parfaite qu’il était impossible de différencier les deux hommes. Mon émotion s’expliquait d’autant mieux que, ayant été reçu à maintes reprises soit à Tsarkoïé-Sélo, soit au Palais d’Hiver, en audience privée par le Tsar défunt, je l’avais approché d’assez près pour que tous les détails de sa personne : son visage, son allure, générale, ses tics même, fussent, à jamais, gravés dans ma mémoire.
Et, tout cela, je le retrouvais dans l’homme qui était devant moi.
Même stature, même coupe de barbe et de cheveux, même port de tête.
Quand il eut bien joui de mon émotion, le colonel – car c’était lui – s’avança vers moi et, après les présentations d’usage, me dit :
– Cette ressemblance, entre le Tsar et moi, vous a paru surprenante, n’est-il pas vrai ?
– C’est-à-dire que j’en suis encore éberlué !
– Oui ! on nous prenait souvent l’un pour l’autre. Ce qui, d’ailleurs, n’allait pas sans inconvénients pour tous deux, le Tsar portant de préférence l’uniforme du régiment dont j’étais le colonel. Vous voyez d’ici les quiproquos qui ont pu se produire.
– Cela devait être terriblement gênant pour vous !
– Et pour Lui, donc ! En voulez-vous un exemple ? Un soir, à « l’Ours » 5, je soupais en compagnie d’une fort jolie femme. Sans songer à mal, je vous assure. Soudain, je remarquai que le gérant, qu’aidaient quelques maîtres d’hôtel, faisait évacuer la salle dans laquelle je me trouvais.
« Intrigué, je l’appelai.
– Pourquoi chassez-vous tous ces gens ? lui demandai-je.
– Heureux de le faire pour le service de Votre Majesté impériale ! me répondit-il.
– Mais je ne suis pas le Tsar !
– Parfaitement juste ! Votre Majesté impériale !
« Il n’y eut pas moyen de l’en faire démordre !
« Voyez-vous le Tsar, s’en allant souper à « l’Ours », en galante compagnie ? C’eût été la fin de tout !
– En effet ! fis-je en riant.
– Le plus beau de l’histoire, c’est que, le lendemain, les journaux relatèrent l’incident en l’agrémentant de commentaires plus ou moins fâcheux. Sur quoi, Frédéricks, le maréchal de la Cour, me flanqua un « suif » de première grandeur et m’ordonna de faire couper ma barbe !
– Diable ! Et alors ?
– L’Empereur, mis au courant de l’affaire, fut le premier à s’en divertir, et il pria Frédéricks de me laisser en paix.
Les yeux perdus dans le vague, le colonel resta un instant songeur, puis, se reprenant :
– Voyons ! Que puis-je faire pour vous ? s’enquit-il.
– Mais... Colonel, presque tout !
– La lettre du Grand-Duc, qui vous accrédite près de moi, est muette quant au sujet de la mission qu’il a bien voulu vous confier. Puis-je savoir en quoi elle consiste ?
Je lui exposai alors les raisons pour lesquelles le Grand-Duc Ivan Ivanovitch désirait être très exactement documenté sur les circonstances qui avaient entouré la fin tragique du Tsar et de la famille impériale.
Au fur et à mesure que je parlais, le colonel se rembrunissait visiblement.
Quand j’eus terminé, il réfléchit un moment, puis, très simplement, me déclara :
– Il n’entre pas dans mes habitudes de discuter les ordres qu’on me donne. Aussi me voyez-vous prêt à vous aider et à mettre à votre disposition les moyens d’action dont je dispose. Permettez-moi, cependant, de vous dire – non point pour vous décourager, mais parce que telle est ma conviction – que je doute fort de la réussite de vos projets.
« Vous et moi sommes des hommes qui avons pour coutume de regarder les gens en face et d’appeler les choses par leur nom. Or, ce que vous allez tenter est, à proprement parler, irréalisable.
« Moi qui vous parle, j’ai essayé en vain ! »
– Vous !
– Oui ! Moi !
– Diable ! voilà, en effet, qui n’est pas encourageant ! Et je ne vois guère le moyen de réussir là où vous avez échoué.
– Permettez ! Il y a une nuance. Moi je suis un soldat, et j’agis en soldat. Entendez par là que je ne m’embarrasse guère de vaines formules et que je vais droit mon chemin, renversant tout ce qui se trouve sur ma route. On me dit de passer ! Je passe ! Un point, c’est tout ! Or, si j’en crois votre passé, votre méthode est tout autre et n’a rien de commun avec la mienne.
– En effet !
– Voyons ! Avez-vous un plan ?
– Certes !
– Voulez-vous me l’exposer ?
– Mais certainement !
– Alors, allez-y !
Pendant plus d’une heure, au cours de laquelle, les yeux rivés sur les miens, le colonel ne se permit pas la moindre interruption, je lui exposai le plan que les lecteurs verront se dérouler par la suite.
Quand j’eus terminé, le colonel, venant vers moi les mains tendues, un large sourire sur les lèvres, s’écria :
– Mettons que je n’ai rien dit ! Vous avez bouleversé toutes mes idées sur la façon dont se mène une enquête. Vous pourrez – que dis-je ? – vous devez réussir ! Seulement, vous me semblez tout ignorer des gens à qui vous allez avoir affaire. Souffrez que je vous documente.
Et, après m’avoir fait un exposé succinct des faits qui précédèrent immédiatement la révolution, le colonel me fit les stupéfiantes révélations que voici :
Comment Djerzinsky devint le dictateur
occulte de la Russie.
Avez-vous déjà entendu prononcer ce nom : GELEZNIAKOFF ?
Non, sans cloute
Eh bien, Gelezniakoff est l’homme qui, à Petrograd, en janvier 1918, d’un geste, a renversé le gouvernement de Kerensky et mis à la porte du Palais de la Douma les membres de l’Assemblée constituante et leur président, le citoyen Tchernov, un des chefs du parti socialiste-révolutionnaire de Russie.
En somme, Gelezniakoff réédita le geste de brumaire, avec cette différence, toutefois, qu’aucune protestation ne s’éleva du sein de l’Assemblée et que chacun s’empressa de déguerpir.
Voilà le fait brutal, le fait historique...
Qui était donc cet homme, et de quel pouvoir disposait-il ?
Gelezniakoff était un simple matelot de Cronstadt, un illettré, et les hommes qu’il commandait étaient des gardes rouges. Mais tous appartenaient à la Tchéka et recevaient des ordres, non de l’organisation bolcheviste de combat, mais bien du citoyen KEDROFF, chef de la Tchéka militaire, dont la cruauté dépasse tout ce qu’on peut imaginer et qui est mort fou dans un asile d’aliénés, et de MENJENSKI qui, il y a dix-huit ans, fut interné à Paris et soigné pour aliénation mentale et dont Djerzinsky, l’ayant vu à l’œuvre au début de la révolution, a fait son bras droit.
Donc – et cela dès que fut renversé le gouvernement de Kerensky – trois hommes dominent la situation, en Russie : Djerzinsky, Kedroff et Menjenski.
Comment la dominent-ils ?
Par la terreur !
De qui tiennent-ils leur mandat ?
D’eux-mêmes !
Car si, dès l’arrivée au pouvoir des Bolchevistes, un Conseil central des Soviets fut créé, Djerzinsky, qui en faisait partie, y acquit une influence telle que Lénine lui-même dut s’incliner devant les injonctions de cet homme qui, en réalité, disposait de toutes les forces actives de la révolution.
La Tchéka existait-elle donc avant le coup d’État bolcheviste ?
Oui ! Et cela aussi je le prouve.
Comment admettre, en effet, que des hommes comme Lénine, Zinoviev, Trotsky, Radek, Rakowsky, Lounatcharsky, Boukharine et Ganetzki, qui furent, en somme, les animateurs, sinon les véritables chefs de la révolution, – ceux-là étaient à Berlin et nous l’établirons ! – aient été contraints de s’incliner devant les ORDRES que leur donna Djerzinsky, sans admettre, en même temps, que ce dernier disposait des moyens de se faire obéir ?
Quels étaient ces moyens ? Et de quelle puissance disposait donc cet homme ?
Tout d’abord, Djerzinsky, qui, pendant la guerre, fut l’un des chefs du « défaitisme » en Russie, suivit de près – et d’un œil singulièrement attentif – les pourparlers engagés entre Lénine et Parvus, l’homme de confiance du Grand État-major allemand, lesquels se terminèrent à Berne, À LA LÉGATION D’ALLEMAGNE, le 28 décembre 1916, et mirent à la disposition du Reich toutes les « BONNES VOLONTÉS AGISSANTES » – le mot est de Ludendorff – dont disposait l’Internationale, en Russie.
Avec un cynisme déconcertant, Ludendorff a écrit, dans ses Souvenirs de Guerre, cette phrase, qui est non seulement un aveu, mais aussi la plus formelle des accusations contre Lénine et ses complices :
« LÉNINE FUT ENVOYÉ EN RUSSIE PAR LE GOUVERNEMENT ALLEMAND. CE VOYAGE ÉTAIT JUSTIFIÉ AU POINT DE VUE MILITAIRE, CAR IL FALLAIT QUE LA RUSSIE SUCCOMBÂT. »
Je mets au défi, ajouta le colonel Petrowitch, le comte Tattenbach, attaché à la légation allemande de Berne, qui, chaque mois, remettait leur sportule aux traîtres, de me donner un démenti à ce sujet.
Cela, Djerzinsky le savait, de même qu’il savait que, arrêtés en octobre 1914 par la police militaire autrichienne, en Galicie et au Tyrol, Lénine, Zinoviev et Boukharine, loin d’être emprisonnés en leur qualité de ressortissants russes, furent, d’ordre du comte Stürgk, AU SERVICE DUQUEL ILS ENTRÈRENT, envoyés en Suisse, où se trouvait le centre russe de propagande défaitiste et d’action révolutionnaire, DONT ILS PRIRENT LA DIRECTION.
Or, si Lénine est mort, Zinoviev – bien que des dépêches récentes nous aient affirmé le contraire – EST TOUJOURS le chef de la IIIe Internationale, c’est-à-dire qu’il préside aux efforts de ceux qui préparent au grand jour la révolution mondiale.
Aussi, quand ces Messieurs rentrèrent en Russie, se trouvèrent-ils en présence d’un Djerzinsky terriblement documenté sur leur compte et qui, tout de suite, les plaça en face de ce dilemme :
« OU VOUS ALLEZ ME LAISSER DIRIGER LE MOUVEMENT, – tout en en conservant, en apparence, la direction, – OU JE METS IMMÉDIATEMENT LE PEUPLE RUSSE AU COURANT DE VOS TURPITUDES. »
Et, comme ils regimbaient, Djerzinsky ajouta :
– La preuve de vos trahisons existe. Elle est en ma possession. Mais, pour éviter toute attaque de votre part, et afin de me rendre inviolable, cette preuve, je l’ai mise en sûreté à l’étranger.
Que vouliez-vous que répondissent à cela les chefs du parti communiste russe ?
En vain firent-ils remarquer à Djerzinsky que lui aussi avait trahi, et que, pour une grande part, il était responsable des mutineries militaires dont l’aboutissement logique fut le honteux traité de Brest-Litovsk.
Avec le cynisme qui le caractérise et qui est l’une de ses principales forces, il leur déclara :
– Moi, un traître ! Allons donc ! N’étant pas Russe, mais Polonais, c’est-à-dire appartenant à une nation que j’exècre, mais qui, de tout temps, fut en guerre avec la vôtre, je ne puis avoir trahi la Russie ! Mon devoir était plutôt de la combattre !
« Il n’en est pas de même pour vous ! Vous êtes, les uns et les autres, des Russes d’origine. Donc, en vous vendant à l’Allemagne, en travaillant à assurer son triomphe, c’est à la perte de votre propre pays que vous avez travaillé.
« De cela – et de bien autre chose encore – je puis vous fournir la preuve !
« Que choisissez-vous ? La paix ou la guerre ? Êtes-vous pour ou contre moi ? »
– Causons ! lui répondit Lénine. Vous n’êtes pas sans avoir un plan. Ce plan, peut-on le connaître ?
– Rien de plus simple ! Adressez-vous, pour cela, au comte Myrbach.
– L’ambassadeur d’Allemagne ?
– Lui-même !
– Mais, alors, nous sommes bien près de nous entendre, puisque nous-mêmes...
– Pardon ! Il y a une nuance ! Ce que vous concevez, vous, c’est une révolution limitée, une révolution sur le PLAN RUSSE. Ce que nous voulons, nous, c’est une révolution sur le PLAN EUROPÉEN, avec cette restriction, toutefois, que l’Allemagne restera en dehors de cette révolution.
– Comment cela ?
– C’est simple ! Vous, comme nous, vous désirez assurer en Europe l’hégémonie allemande. L’effondrement du front russe, qui est votre œuvre, je me plais à le reconnaître, y aidera beaucoup. Mais ce que vous avez fait n’est rien auprès de ce qui vous reste à faire. L’Allemagne – nous considérons le fait comme acquis – ne peut sortir victorieuse de la guerre. Ses alliés sont pour elle autant de poids morts et, quel que soit son « cran », elle ne pourra faire face sur tous les fronts.
« Mais, si elle a perdu la guerre, elle peut, elle doit gagner la paix !
« Comment ?
« En infectant les puissances européennes à l’aide du virus marxiste, revu et corrigé par mes soins.
« Vous êtes tous – en apparence tout au moins – des théoriciens du Marxisme. Comme tels, vous n’êtes pas sans savoir que, à l’heure actuelle, il n’est qu’une puissance au monde qui, étant donnée la mentalité de ses habitants, puisse se prêter à l’expérience marxiste. Cette puissance, c’est la Russie.
« Mais ne confondons pas ! Cette expérience ne doit pas être faite en vase clos. Il ne s’agit pas d’un travail de laboratoire. Et, si, au début, je vous autorise à expérimenter vos procédés sur le « cobaye » russe, ne perdez pas de vue que, plus tard, dans quelques années, vous aurez à « travailler » le « cobaye » européen.
« Cela étant, voici quelle sera votre tâche. »
Un plan machiavélique.
Atteignant un dossier, le colonel le compulsa, puis en sortit un document qu’il plaça devant lui. Ensuite, se tournant vers moi, il reprit :
– J’affirme, sur mon honneur de soldat, que ce que vous venez d’entendre et que ce qui me reste à vous révéler est l’expression même de la vérité.
– Mais comment avez-vous pu obtenir communication du procès-verbal de cette entrevue ?
Le colonel eut un sourire, puis, me désignant le document qu’il venait de placer devant lui :
– Ceci, reprit-il, est écrit de la main même d’un de ceux qui assistèrent à cette entrevue. Bien qu’il ne me soit pas permis de vous révéler son nom, sachez que, à l’heure actuelle, il occupe un des postes les plus élevés de la hiérarchie soviétique.
– Serait-il des vôtres ?
– Pas encore. MAIS IL Y VIENDRA. Que dis-je ? Il nous a déjà donné des gages de son repentir ! AU VRAI, PAR LUI, NOUS SAVONS, AU JOUR LE JOUR, TOUT CE QUI SE TRAME AU SEIN DU « SOVNARKOM » 6.
– Fichtre ! Vous avez là une source de renseignements précieuse.
– Oui, mais il en est d’autres encore. Souffrez que je poursuive, car mon temps, hélas ! ne m’appartient pas.
Nous en étions restés, si je ne m’abuse, au moment où Djerzinsky – quelle abominable canaille ! – exposait à ses complices le plan conçu par lui. Afin d’être aussi précis que possible, je vais vous donner lecture du texte même du procès-verbal.
Et le colonel me lut ce qui suit :
– Dès que vous aurez réparti entre vous les différents portefeuilles, conformément aux instructions qui vous seront données, reprit Djerzinsky, je mettrai à votre disposition le personnel de confiance qui vous sera nécessaire.
– Sera-t-il russe ou allemand ? interrogea Lénine.
– Peu importe, pourvu qu’il agisse ! Et puis, tenez-vous-le pour dit : c’est à prendre ou à laisser.
– Cependant...
– Une fois pour toutes, veuillez ne plus m’interrompre. Vous n’êtes pas ici pour discuter, mais pour y recevoir des ordres !
– Une telle façon d’agir est intolérable...
– Ce qui est intolérable, interrompit Djerzinsky, c’est que vous n’ayez pas encore compris quelle est votre véritable situation. Désormais, que vous le vouliez ou non, il faudra vous faire à cette idée que vous êtes ici non pour commander, mais pour obéir !
– Et si nous refusons !
Djerzinsky eut un sourire cynique, puis, froidement, il déclara :
– Vous n’avez même plus le droit de refuser.
– Parce que ?...
– Parce que vous allez voir ce qu’il adviendrait de vous si vous me mettiez dans la pénible obligation de sévir.
Et, appuyant sur un bouton qui se trouvait à portée de la main, sur son bureau, il sonna.
La porte s’ouvrit aussitôt et, à l’officier qui se présenta, Djerzinsky ordonna :
– Veuillez faire entrer ces messieurs !
L’officier lança un ordre et, aussitôt, dans la pièce où se tenait cet étrange conciliabule, une bande de Chinois s’engouffra.
Tous tenaient leur browning à la main.
Lénine et ses complices blêmirent.
– Cette démonstration suffit-elle ? interrogea Djerzinsky, et faut-il que j’insiste ?
– C’est inutile s’empressa de déclarer Lénine. Dans ces conditions, toute discussion devient impossible et nous n’avons qu’à nous incliner.
– Je vois, avec plaisir, que nous sommes sur le point de nous entendre. Aussi bien, persuadez-vous les uns et les autres qu’il me serait extrêmement pénible de... me priver de collaborateurs de votre mérite.
Ayant renvoyé ses Chinois, non sans leur avoir donné l’ordre de se tenir à proximité, il reprit :
– Maintenant que nous sommes d’accord, – car nous sommes d’accord, n’est-il pas vrai ? – il me reste à vous exposer en quoi consiste le plan dont vous allez avoir à exécuter les détails. Il demeure entendu que rien de ce qui va se dire ici ne doit transpirer au dehors, et cela SOUS PEINE DE MORT !
Les autres ayant acquiescé, Djerzinsky prit sur sa table un dossier et, fixant dans les yeux son principal interlocuteur, Lénine, il déclara :
– Je vous ai choisi – ou, pour être tout à fait exact, ON vous a choisi – comme chef du pouvoir exécutif de la Russie nouvelle. Je n’ai pas à vous exposer les raisons qui ont dicté ce choix. Attribuez-le, si bon vous semble, à vos propres mérites, qui, je m’empresse de le reconnaître, sont grands, et aussi à l’influence que vous exercez sur la classe ouvrière de ce pays.
« Par mes soins, et dès maintenant, cette influence sera décuplée, car il faut que, aux yeux de tous, vous jouissiez d’un prestige de bon aloi et à nul autre pareil.
« Du Kremlin, où vous résiderez désormais, – il faut que vous soyez placé dans un cadre adéquat, – vous répandrez, en Russie d’abord, sur le monde entier ensuite, la bonne parole marxiste et vous ferez exécuter les instructions que j’aurai pour mission de vous transmettre....
– De qui émaneront-elles ? interrogea Lénine.
– Ceci ne vous regarde pas ! Toutefois, et afin que vous sachiez, une fois pour toutes, à quoi vous en tenir, veuillez prendre note qu’à la moindre désobéissance vous seriez brisé comme verre. Tenez-vous pour assuré que votre maître, – et ici Djerzinsky se découvrit et s’inclina, – qui est également le mien, a le pouvoir de se faire entendre et obéir.
Se tournant ensuite vers les futurs commissaires du peuple qui, jusqu’alors, n’avaient pipé mot, mais suivaient avec un intérêt passionné cette discussion, Djerzinsky, s’adressant plus particulièrement à eux, reprit :
– Quant à vous, qui serez les comparses les plus en vue de la tragédie qui se prépare, vous aurez à en assurer la mise en scène. Votre rôle sera d’obéir strictement aux ordres qui vous seront transmis par Lénine. Choisis par le peuple pour le gouverner, j’entérine ce choix purement et simplement. C’est bien le moins qu’on puisse faire pour lui. Encore me faut-il exprimer cette réserve que les milliers d’ouvriers, constitués en soviets, qui vous ont choisis ne représentent nullement, aux yeux de mes commettants, la majorité du peuple russe. Toutefois, comme il est indispensable qu’un gouvernement régulier soit constitué, mieux vaut qu’il le soit par vous – SUR QUI NOUS AVONS BARRE – que par d’autres, qui pourraient se soustraire à notre influence.
Après un silence lourd de pensées, Djerzinsky reprit :
– Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler, les uns et les autres, du plan grandiose, véritablement génial, conçu par Bismarck, et auquel, dans les chancelleries européennes, on a donné le nom d’ALLIANCE EN PROFONDEUR.
« Il consiste, vous le savez, à grouper en un tout homogène les forces combinées de l’Allemagne, de la Russie et de la Chine, de manière à placer sous les ordres du Grand État-Major allemand la plus formidable armée qui se soit jamais vue.
« Votre devoir, désormais, est de vous consacrer uniquement et de toutes vos forces à la réalisation de ce plan, qui, jusqu’ici, apparaissait irréalisable, mais qui, étant données les circonstances actuelles, peut et doit réussir.
« En Europe, en effet, la situation financière est telle que nous allons assister à la plus féroce bataille économique qui se puisse concevoir. Les Alliés d’hier vont devenir les ennemis de demain, la guerre qui se termine devant être, pour eux, la source des pires difficultés.
« Le chômage et la misère vont s’abattre sur les peuples de l’Entente, car – écoutez bien ceci – l’Allemagne ne paiera aucune indemnité de guerre.
« La France, quoi qu’il arrive, ne pourra tirer aucun bénéfice de sa victoire, car l’Angleterre, fidèle à sa tactique habituelle qui est de diviser pour régner, ne lui permettra pas d’intervenir en Allemagne.
« Alors, pour la France se posera la question des réparations dans les régions dévastées, que viendra compliquer le règlement des dettes interalliées, car ni l’Angleterre, ni les États-Unis, NOUS EN AVONS REÇU L’ASSURANCE, ne feront remise de sa dette à la France.
« C’est alors que, le désespoir s’abattant sur le peuple français, victorieux mais ruiné, nous aurons à manœuvrer, notre premier objectif étant d’abattre la France qui, seule, peut s’opposer, étant données ses forces – qui demeurent grandes – et ses alliances avec les peuples de la Petite Entente et la Pologne, à la réalisation du plan que je viens de vous exposer.
– Voilà qui n’ira pas tout seul ! interrompit Lénine. Je conviens que le plan est grandiose, mais sa réalisation m’apparaît difficile. Je veux bien essayer de soulever le monde, mais à la condition qu’on me donne un levier. Or, ce levier, je ne le vois pas.
– Et la IIIe Internationale, que met actuellement sur pied notre ami Zinovieff, qu’en faites-vous ?
– La IIIe Internationale ne peut être qu’un moyen, elle ne sera jamais un but. Et...
– C’est tout à fait mon avis, interrompit Djerzinsky, et il faut avoir la mentalité d’un moujik pour croire, ne fût-ce qu’un instant, à la possibilité d’instaurer la dictature du prolétariat.
« Au vrai, les peuples demandent à être gouvernés.
« J’en trouve la preuve dans la révolution que nous venons de réussir. Qu’y a-t-il de changé, je vous le demande, en Russie ?
« Tout comme autrefois, le pouvoir appartient à quelques-uns, dont nous sommes, ce dont, d’ailleurs je me félicite. Au sommet de l’État, il y a un autocrate qui remplace celui qui s’y trouvait hier, et des ministres qui, pour se parer du titre de commissaires du peuple, n’en seront pas moins aussi autoritaires – partant, aussi respectés – que ceux auxquels ils succèdent.
« Le peuple, que devient-il dans tout cela ?
« Il demeure ce qu’il était hier ! C’est-à-dire que, au lieu de payer ses contributions aux percepteurs du tsar, il les paiera aux percepteurs des soviets.
« En sera-t-il plus libre et plus heureux pour cela ? Point que je sache ! L’important est qu’il en ait l’illusion.
« Et, cette illusion, il faut, non seulement qu’il la conserve le plus longtemps possible, mais aussi qu’il la fasse partager aux autres peuples.
« Le succès est à ce prix.
– J’entends bien ! interrompit de nouveau Lénine, mais je ne vois pas comment vous vous y prendrez pour instaurer une dictature du prolétariat, dictature à laquelle ne participera aucun prolétaire.
Djerzinsky eut un sourire, puis :
– C’est ce qui vous trompe ! Des prolétaires, il y en aura. Mais ils auront été choisis par moi !
Quand il fut rendu là, le colonel remit dans le dossier le document dont il venait de me donner lecture et ajouta :
– Le reste n’offre aucun intérêt. Les évènements se sont produits dans l’ordre voulu par Djerzinsky, en attendant que se produisent ceux voulus par Berlin, dont il est l’homme de main... si toutefois nous n’y mettons bon ordre auparavant.
« Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous occuper de vous. »
Et, me fixant dans les yeux, il reprit :
Où l’on découvre un traître !
– Voilà les gens auxquels vous allez avoir affaire ! Ainsi que vous le voyez, eux non plus ne s’embarrassent pas de formules vaines. Ils vont droit à leur but, écrasant, détruisant tout ce qui les gêne. Ce qu’ils ont fait de la Russie, vous le verrez ! Mais, dès maintenant, attendez-vous au pire et agissez en conséquence. Êtes-vous toujours décidé à partir ?
– Plus que jamais, mon colonel.
– Bien ! Je n’en attendais pas moins de vous. Il reste à savoir comment nous allons vous faire passer la frontière.
Et, après avoir réfléchi un moment :
– Avez-vous sur vous le passeport qui vous a été délivré à Londres ?
– Le voici ! fis-je, en le lui remettant.
Prenant le document, le colonel l’étudia attentivement. À l’aide d’une loupe, il examina, vérifia ensuite, avec un soin inimaginable, les cachets et les visas dont il était surchargé.
Soudain, je le vis tressaillir.
– Diable ! fit-il, il est heureux pour vous que j’ai songé à procéder à l’examen de ce passeport. Il y manque l’essentiel !
– Quoi donc ?
– Le visa de la centrale communiste de Londres !
– Mais, puisque le passeport est signé de l’ambassadeur, il me semble...
– Il vous semble mal, et voici pourquoi : l’ambassadeur, en effet, n’a pas le droit de viser un Passeport pour la Russie avant d’en avoir reçu, au préalable, l’autorisation de la Tchéka de Londres. Et la Tchéka ne délivre cette autorisation que si la centrale communiste – c’est-à-dire, en l’espèce, l’organisation communiste à laquelle vous êtes censé appartenir – le lui demande.
– De sorte que...
– De sorte que, dès votre arrivée à Moscou, n’importe quel commissaire de police, sur le seul vu de votre passeport, vous aurait mis, incontinent, en état d’arrestation.
– Fichtre !
– Oui ! Et savez-vous ce qui serait advenu ? On vous aurait gardé en prison jusqu’à ce que l’enquête ordonnée à Londres eût donné des résultats.
– J’allais me fourrer dans un joli guêpier !
– Dont vous ne seriez pas sorti facilement, vous pouvez m’en croire !
– Mais, alors, que faire ? Je ne vais cependant pas retourner à Londres pour m’y munir d’un nouveau passeport !
– Bien sûr que non ! Nous allons arranger cela, et vivement.
– Comment cela ?
– Vous allez voir !
Il appuya, à cinq reprises, sur un bouton qui se trouvait dissimulé dans une boiserie à proximité de son bureau et, aussitôt, un petit homme à mine chafouine, vêtu d’une sorte de houppelande noire, fit son apparition.
Il était d’une saleté repoussante. Le bonnet graisseux qui ornait – si j’ose dire – son chef devait avoir servi à plusieurs générations, et, à voir la couche de crasse dont son visage et ses mains étaient recouverts, il apparaissait, dès l’abord, que le brave homme devait tout ignorer de l’hydrothérapie.
Il avait, de plus, une telle dégaine que j’eus toutes les peines du monde à garder mon sérieux.
– Mon chancelier ! fit le colonel, en me le présentant.
Puis, se tournant vers lui :
– Dites-moi, Ismaïloff, que pensez-vous de ce passeport ? Vous semble-t-il en règle ?
Le petit homme ajusta sur son nez une énorme paire de besicles et, prenant le document, il se mit à l’examiner, le flairant, le palpant, le tournant et le retournant dans tous les sens, le regardant par transparence devant la fenêtre.
– Celui-là, c’est un « as » ! fit le colonel en se penchant vers moi. Regardez-le opérer.
Bientôt Ismaïloff eut terminé son examen. Un large sourire s’épanouissait sur ses lèvres.
– Eh bien ? interrogea le colonel.
– Pas malin, le « tovaritch » qui a truqué ce passeport ! répondit en riant Ismaïloff. Il y a là-dessus quelque chose en moins et plusieurs choses en trop !
– Ah ! Bah !
C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il manque un visa : celui de la centrale communiste de Londres. Mais cela, j’en suis sûr, vous l’aviez remarqué !
– En effet, fit le colonel en souriant.
– Parbleu ! cela saute aux yeux ! Mais, ce que vous n’aviez pas vu, par exemple, c’est la recommandation toute spéciale – et il appuya sur le mot – dont est l’objet le porteur de ce document !
Le colonel, maintenant, ne riait plus.
– De quelle recommandation voulez-vous parler ? interrogea-t-il d’un ton bref, un ton que je ne lui connaissais pas.
Posant à plat le passeport sur la table, Ismaïloff reprit :
– Tout d’abord, une remarque s’impose : le cachet humide de l’ambassade soviétique de Londres, au lieu d’être, ainsi qu’il sied, d’une belle couleur vermillon, est d’un rouge moins vif, d’un rouge saumoné, ce qui, en langage bolcheviste, veut dire : ATTENTION ! LE PORTEUR DU DOCUMENT EST SUSPECT !
– Voilà qui est nouveau ! interrompit le colonel. Comment se fait-il que ce détail n’ait pas été porté à ma connaissance ?
– Précisément parce qu’il s’agit d’une invention nouvelle de la Tchéka, dont les services vont se perfectionnant tous les jours.
– Et comment a-t-on découvert cela ?
– Tout simplement en examinant un rapport relatif à l’arrestation d’un de nos émissaires les plus sûrs, Tchéguine. C’est par déduction que je suis parvenu à cette découverte, qui m’a été confirmée par l’enquête que j’ai ouverte aussitôt. Les résultats sont probants.
– Bien ! Vous me les communiquerez. Veuillez poursuivre votre démonstration.
Ismaïloff s’inclina et reprit :
– Je relève ensuite, sur ce passeport, une signature qui ne devrait pas s’y trouver, une signature inquiétante !
– Laquelle ?
– Celle-ci, fit Ismaïloff, en la désignant du doigt.
Le colonel prit sur la table le passeport et, s’approchant à son tour de la fenêtre, il concentra son attention sur la signature en question.
Je le vis pâlir.
Se tournant vers moi :
– De qui tenez-vous ce passeport ? me demanda-t-il.
– Il m’a été remis, sut le vu d’une lettre du Grand-Duc Ivan, par M. Paul Oblanovitch !
– C’est en main propre qu’il vous a été remis ?
– En main propre, par M. Paul Oblanovitch lui-même.
– Voilà qui est grave, car, si celui-là trahit, toute notre organisation de courriers et d’émissaires peut tomber entre les mains des « rouges » !
Il réfléchit un moment, puis il reprit :
– Vous êtes sûr, naturellement, que ce passeport est bien celui qui vous a été remis par Oblanovitch ? J’entends par là que personne n’a pu subtiliser ce document et le remplacer par un autre ?
– Cela, je l’affirme sur l’honneur !
– Bien !
Et, s’adressant à Ismaïloff :
Veuillez poursuivre.
– Il est à remarquer également, reprit ce dernier, que c’est la première fois qu’il nous est donné de constater sur un document de cette nature un procédé spécial de calligraphie. D’habitude, en effet, nom et prénoms sont écrits dans le même caractère, en écriture droite, à l’encre noire. Ici, que voyons-nous ? Les prénoms sont bien en écriture droite, mais le nom : Valine, est en écriture penchée de petite ronde et, qui plus est, calligraphié à l’encre rouge. Or, cela aussi est contraire à l’usage ; cela aussi doit signifier quelque chose. Mais il y a mieux !
– Quoi donc ? fit le colonel, que cette démonstration semblait intéresser prodigieusement.
– Prenez le passeport et examinez-le par transparence. Là, à l’endroit où se trouve le nom de Varine ! Que voyez-vous ?
Nous prîmes le passeport et, dissimulé dans les fioritures du « fond de sûreté », nous lûmes, à l’endroit même indiqué par Ismaïloff, SE SUPERPOSANT LETTRE POUR LETTRE :
VARINE
NOBODY
Nous nous regardâmes, atterrés...
– Eh bien ! c’est complet ! tonna le colonel. Quel peut bien être le « saligaud » qui a osé cette infamie ? Car, enfin, celui-là, quel qu’il soit, vous a vendu aux Soviets, tout comme on vend, à la foire, un animal quelconque !
Et, remarquant que je demeurais impassible :
– Enfin ! quoi ! Ça ne vous fait pas bondir, une affaire pareille !
J’eus un sourire.
– Bondir ? À quoi bon ? Il y a mieux à faire !
– Quoi donc ?
– Découvrir le traître et l’empêcher – s’il en est temps encore – de poursuivre ses méfaits.
– Bon Dieu ! Vous avez raison ! Mais quel peut être celui-là ? Car je ne puis me faire à l’idée que Paul Oblanovitch ait trahi ! Cet homme nous doit tout. Et puis, sa famille n’a-t-elle pas été massacrée tout entière par ordre des Soviets ?
– Permettez, colonel, interrompit Ismaïloff, les Soviets ne sont intervenus en rien dans cette affaire. Mme Oblanovitch et les deux frères de Paul, l’ingénieur Serge et l’avocat Michel, ont bel et bien été assassinés par Maria Konstantinowna elle-même !
– La Vierge Rouge ! m’écriai-je.
– Oui ! la Vierge rouge ! reprit Ismaïloff. Celle-là même dont la signature figure sur votre passeport, – ce qui d’ailleurs a si fort ému le colonel tout à l’heure, – signature qui, en l’occurrence, équivaut à un arrêt de mort ! Celle-là même également, cher Monsieur, que vous avez bravée à Nice et qui, depuis, ne vous a pas lâché d’une semelle !
Du coup, je me dressai.
– Comment savez-vous cela ? interrompis-je, et qui a pu vous dire...
Le petit vieux eut un sourire ; puis, haussant les épaules :
– Mon devoir n’est-il pas de tout savoir ?
– Alors, vous savez aussi quel est le traître ? interrompit le colonel.
– Oui, colonel ! Et il y a belle lurette !
– Alors, je ne comprends plus. Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ?
– À quoi bon ? Vous ne m’auriez pas cru ! Je n’avais aucune preuve.
– En auriez-vous une, maintenant ?
– Mais il me semble que ce passeport, qui est tout entier de la main de Paul Oblanovitch, constitue une assez jolie preuve ! La jugeriez-vous insuffisante ?
Et, comme le colonel s’emparait du passeport pour l’examiner une fois de plus :
– Oh ! Vous pouvez vérifier ! Je suis sûr de ce que j’avance.
– C’est pourtant vrai ! fit le colonel. C’est bien là son écriture ! Lui, en qui j’avais une telle confiance ! Comment ce malheureux a-t-il pu en arriver là ?
Ismaïloff eut un ricanement, – décidément, ce bonhomme était sinistre ! – puis, prenant une chaise, il s’assit sans façon et, simplement, déclara :
– Je vais vous le dire !
Où je m’aperçois qu’Ismaïloff est un « as »
de première grandeur.
Ismaïloff débuta ainsi :
– Vous savez, colonel, comment et pourquoi nous décidâmes d’introduire un des nôtres à l’ambassade soviétique de Londres. Vous savez, également, que cela n’alla pas sans quelques difficultés et combien nous eûmes de mal à les surmonter. N’eût été l’intérêt primordial qu’il y avait à surveiller de près les agissements de la section de propagande, nous aurions renoncé, et de grand cœur, à entretenir à Londres un agent, dont nous étions moralement sûrs et que nous supposions, – à tort, d’ailleurs, – étant donné son passé d’honneur et de gloire, à l’abri de toute contamination.
Or, le contraire s’est produit !
Pourquoi ? Parce que, dès le premier jour, Oblanovitch – PAR CELA MÊME QU’IL ÉTAIT SOLDAT – n’a pu cacher ses impressions et a été « brûlé ».
– Que m’apprenez-vous là ? interrompit le colonel.
– L’exacte vérité. Et je le prouve. Quand votre choix s’est porté sur Paul Oblanovitch, que vous ai-je dit ?
– Vous m’avez déconseillé ce choix, il est vrai.
– Oui, et j’ai ajouté : Ce qu’il faut là-bas, ce n’est pas un ancien officier, dont la droiture, la conception particulière de l’honneur – je ne vous apprends rien en précisant que chez nous, en Russie, un espion est considéré, officier et ardent patriote, comme un homme d’une honorabilité douteuse – et aussi l’atavisme, essentiellement militaire, ne le prédisposent nullement à la lourde tâche que vous voulez lui confier.
– C’est exact !
– J’ai même insisté pour que fût envoyé à Londres un professionnel du service des renseignements, et de préférence un civil. Pourquoi ? Parce que je savais à l’avance qu’il est matériellement impossible de transformer un sac de farine en un sac de charbon !
– Évidemment !
– En pareille matière, il faut savoir s’adapter. Or, ce n’est ni dans le corps des pages, ni à l’École des Cadets, dont il est issu, que Paul Oblanovitch aurait pu acquérir ces trois qualités qui lui étaient indispensables pour réussir : la dissimulation, la ruse, la déduction.
– Très juste ! fis-je à mon tour.
– C’est pourquoi, reprit Ismaïloff, j’avais cru devoir vous proposer Serge Pouguine, autrement mieux adapté à ce rôle parce que policier de carrière, – et quel policier ! – mais qui, à vos yeux, avait ce vice rédhibitoire de n’être pas, de n’avoir jamais été soldat !
Libre à vous de penser que dans l’armée, seule, subsiste le sens de l’honneur. Mais c’est là, permettez-moi de vous le dire, – et je suis persuadé que M. James Nobody est de mon avis, – une erreur profonde, une erreur capitale.
Ni M. Nobody, ni moi, ne sommes des soldats : en sommes-nous moins honorables pour cela ?
– Là n’est pas la question ! fit le colonel, visiblement impatienté.
– J’y viens ! Fort heureusement pour nous, je me suis méfié ! Et ce que vous n’avez pas voulu faire, moi, je l’ai fait ! Conformément à vos instructions, j’ai dirigé sur Londres Paul Oblanovitch. Mais il n’est pas parti seul. En même temps que lui est parti Serge Pouguine, celui-là même dont vous ne vouliez pas, et qui, pourtant, lui, a sauvé la situation !
– Pas mal joué ! fis-je en souriant.
– Étant donnée la manière dont se présentaient les choses, n’était-ce pas tout indiqué ? demanda Ismaïloff, en se tournant vers moi.
– Je n’aurais pas agi autrement ! répondis-je.
– Et alors ? interrompit le colonel.
– Alors, Serge Pouguine eut tôt fait de mettre les choses au point. Il est vrai qu’il était admirablement placé pour agir utilement. Il était même « placé » comme valet de chambre !
– Comme valet de chambre ? fit le colonel, que toute cette affaire commençait à ahurir. Et où ça ?
– Mais chez Mlle Maria Konstantinowna ! répondit, avec un calme imperturbable, Ismaïloff.
– Ça, par exemple ! Mais vous avez dit qu’il « était » placé. Aurait-il donc quitté sa place ?
Ismaïloff eut un sourire.
– Pas si bête ! répondit-il. Il est monté en grade.
– Comment cela ?
– Il est, maintenant, chauffeur.
Et, après un silence, calculant son effet.
– Chauffeur de la « Vierge rouge » !
– Voilà du beau travail ! interrompis-je, et je vous fais tous mes compliments !
– Oui, c’est du beau travail, reprit Ismaïloff, car, maintenant, rien de ce que tente ou de ce que fait cette femme infernale ne nous échappe.
– Il est tout de même raide, éclata le colonel, que je n’ai rien su de tout cela ! Ne suis-je donc plus rien ici ?
– Ici, vous êtes tout répondit respectueusement Ismaïloff. Vous êtes notre chef vénéré. Mais, précisément parce que vous êtes notre chef, je juge parfaitement inutile de venir vous casser la tête, à tout instant, par l’exposé en détail d’affaires, – importantes, sans doute, – mais que je suis à même de diriger et de mener à bien.
Faite très simplement, cette déclaration, véritablement empreinte du loyalisme le plus ardent, calma le colonel, qui, tendant la main à Ismaïloff, lui déclara :
– Vous avez raison... comme toujours d’ailleurs, et je reconnais que j’ai été bien mal inspiré en envoyant à Londres Paul Oblanovitch. Mais qu’est-il devenu ?
– Lui ! Mais il est toujours attaché à la chancellerie de S. E. Rakowsky, d’où il nous envoie des rapports... qui me permettent de rectifier ceux que m’adresse Pouguine. Et, par surcroît, il est l’amant de Konstantinowna-la-Rouge. VOILÀ POURQUOI IL A TRAHI !
Et, se tournant vers moi :
– C’est ainsi, Monsieur Nobody, que j’ai été mis du courant du complot qui se tramait contre vous. Je m’empresse d’ajouter d’ailleurs que, si je connaissais les ordres vous concernant donnés par la Vierge rouge, par contre, j’ignorais que votre passeport eût été « truqué » à ce point. Mais, comme on me prend difficilement sans vert, j’ai eu l’idée – et, au fond, elle n’était pas si mauvaise que cela ! – de vous prier de venir nous voir.
– Comment ! c’est de vous qu’émanait la convocation qui...
– De moi-même !
– Soyez assuré que je ne l’oublierai pas, car, à proprement parler, vous m’avez sauvé la vie !
– N’exagérons pas ! Je sais que vous vous êtes tiré de situations plus compliquées que celle-là et que vous êtes de taille à vous défendre. D’ailleurs, vous en verrez bien d’autres en ma Compagnie, surtout si, comme je l’espère et comme je le lui demande, – ce disant, il se tourna vers le colonel, – notre chef veut bien m’autoriser à vous conduire en Russie.
– Vous vous chargeriez de cette mission ? fit le colonel.
– Bien volontiers !
– C’est bien tentant, mais, sapristi ! que c’est dangereux !
– Dangereux ? En quoi ?
– Si vous alliez vous faire prendre ?
– Moi ? Les « tovaritchi » ne sont pas assez malins pour cela ! Du reste, puisque M. Nobody est le premier intéressé dans l’affaire, nous allons le faire juge.
Alors, se tournant vers moi :
– Voyons, cher Monsieur, fouillez dans vos souvenirs et cherchez à vous rappeler où et comment s’est produite notre première rencontre ?
– Notre première rencontre ? fis-je, ahuri ; mais je crois bien que c’est la première fois que j’ai l’honneur de me trouver en votre présence.
Le colonel et Ismaïloff partirent d’un éclat de rire.
– Voyons ! Cherchez bien ! reprit ce dernier.
Prenant le bonhomme par le bras, je l’amenai devant la fenêtre, où l’éclairage était meilleur, et je l’examinai attentivement.
Mais j’eus beau « interroger mes souvenirs », – pour me servir de son expression, – fouiller dans mon passé, rien ne vint me rappeler le vieillard que j’avais sous les yeux.
– Ma foi ! fis-je, j’y renonce !
– Allons ! fit Ismaïloff en riant de plus belle, je vois qu’il faut vous aider !
Et, d’un geste vif, arrachant sa barbe et sa perruque :
– Me reconnaissez-vous, maintenant ?
– Le prince Kharassoff ! m’écriai-je stupéfait.
– En personne ! fit-il en venant vers moi, la main tendue. Et pour vous servir, si toutefois mon offre vous agrée !
– Fichtre ! Je pense bien ! Il faudrait que je sois fou, pour refuser une offre pareille, venant d’un homme tel que vous ! C’est égal ! Vous « m’avez eu », comme disent nos amis les Français. Mais pourquoi, de vous à moi, ce camouflage ?
– Pour deux raisons. Tout d’abord, je voulais m’assurer que vous étiez bien James Nobody. Nous nous trouvons ici dans une situation telle qu’il nous faut nous méfier de tous et de tout. Maintenant, aucun doute n’est permis : j’ai vérifié vos empreintes digitales.
– Mes empreintes digitales ! Où cela ?
– À deux reprises différentes ! Veuillez examiner votre main gauche !
Je regardai ma main et je remarquai alors que, effectivement, mes doigts étaient enduits d’une sorte de substance noirâtre...
Décidément, Kharassoff me damait le pion !
– Comment, diable ! avez-vous pu obtenir ce résultat sans que je m’en sois aperçu ? lui demandai-je.
– Je ne sais rien de plus facile au monde. Vous m’avez serré la main lors de votre arrivée, n’est-il pas vrai ?
– C’est exact !
– Eh bien, à ce moment, sans même que vous vous en aperceviez, vos doigts se sont imprégnés d’une légère couche d’encre grasse dont j’avais enduit, au préalable, la paume de ma main. Voilà tout le mystère.
– Et comment avez-vous repéré mes empreintes ?
– Vous avez dû remarquer qu’un des quatre officiers à qui je vous ai présenté tout à l’heure était ganté. C’est sur son gant, aussitôt après que vous lui avez serré la main, que j’ai obtenu une première empreinte.
Je le regardai avec admiration.
– Et comment avez-vous obtenu la seconde ? m’enquis-je.
– La seconde ? Mais elle est là, sur votre passeport : c’est l’empreinte qui vous a été demandée à Londres, conformément à l’usage, par Paul Oblanovitch... et que, par conséquent, les soviets doivent déjà avoir en leur possession.
– Décidément, vous êtes un « as » !
– Peuh ! Ce n’est rien, que cela.
– Et puis-je, connaître la seconde raison qui a motivé votre camouflage ?
Se tournant vers le colonel, Kharassoff sembla l’interroger des yeux et, sur un signe affirmatif, il reprit :
– Elle s’imposait ! Je voulais savoir, en effet, si vous, que toutes les polices du monde s’accordent pour reconnaître comme un des « as » souffrez – que je vous retourne votre compliment – du contre-espionnage, vous me démasqueriez sous mon camouflage. L’épreuve est probante.
– Oh ! tout à fait ! Vous êtes méconnaissable.
– Alors, vous voulez bien de moi pour cicérone ?
– Je pense bien ! Et j’ajoute : quand partons-nous ?
Kharassoff consulta sa montre-bracelet, puis simplement, après avoir échangé un nouveau coup d’œil avec le colonel, déclara :
– Demain, à la même heure, nous serons à Zvenigorod !
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire à moins de cinquante verstes de Moscou !
Le lendemain, en effet, à l’heure dite, alors que tombait la nuit, un avion nous déposait aux environs de Zvenigorod, au centre d’une lande déserte s’étendant à perte de vue...
Une arrivée mouvementée.
N’allez pas croire, surtout, que notre arrivée passa inaperçue. La police politique bolcheviste – le GUÉPÉOU, pour l’appeler par son nom – est à ce point bien organisée que rien de ce qui peut l’intéresser ne saurait lui échapper, et cela, tout simplement, parce que, à l’heure actuelle, en Russie, DE GRÉ OU DE FORCE, tout le monde est – OU SERA – de la police.
C’est même, ainsi que je l’expliquerai plus loin, en cela – ET EN CELA SEULEMENT – que réside la principale force de cet invraisemblable régime...
Mais, cela, nous le savions.
Nous savions même que, pour arriver à Moscou, dont nous n’étions éloignés que d’une cinquantaine de kilomètres, il nous faudrait forcer plusieurs barrages de tchékistes et, partant, progresser avec une attention extrême.
Chose étrange, tandis que Kharassoff s’orientait et bien que, apparemment, nous fussions seuls au milieu de cette steppe désolée, sur laquelle tombait la nuit, j’eus l’impression que, dans l’ombre, surveillant chacun de nos mouvements, des yeux – DES YEUX INNOMBRABLES – étaient fixés sur nous...
Au cours de ma vie aventureuse, il m’est arrivé, à maintes reprises, de me trouver en danger, et, dans bien des cas, je vis la mort de prés.
Ce n’est pas impunément, en effet, qu’on livre bataille à certaines forces occultes. Qu’elles soient à la solde d’un gouvernement – comme la « Vierge Rouge », par exemple – ou de simples particuliers, elles sont toujours terriblement armées, et le moins qu’on en puisse dire est qu’elles rendent coup pour coup à ceux qui les attaquent inconsidérément.
Je puis donc affirmer, parce que telle est la vérité, que, si je n’ignore pas la peur, j’ai toujours su la dompter et rester maître de mes nerfs.
Il ne pouvait en être autrement cette fois. Mais l’impression que je ressentis fut tellement forte, que je ne pus – au risque de passer pour un poltron – m’empêcher d’en faire part à Kharassoff, qui, avec un flegme imperturbable, me répondit :
– Depuis six ans que dure la Révolution, c’est la quatrième fois que je débarque là. Jusqu’ici, rien d’anormal ne s’est produit. Pourquoi voulez-vous qu’il en soit autrement aujourd’hui ?
– Permettez ! Je ne veux rien dire de pareil. Je désire même que le bel optimisme dont vous faites preuve ne soit pas démenti par les faits. Mais, tout de même...
À ce moment, non loin de nous, un coup de sifflet strida !...
– À terre ! me jeta brusquement Kharassoff. Couchez-vous ! Il y a du louche !
– Que vous disais-je ? répondis-je, en me dissimulant de mon mieux derrière un monticule de terre que surmontaient de hautes herbes...
– Oh ! ILS ne nous tiennent pas encore ! reprit Kharassoff. Mais, pour l’amour de Dieu ! taisez-vous ! L’oreille collée au sol, il semblait ausculter la terre...
– Les voici qui viennent ! fit-il soudain.
– Oui, fis-je à mon tour. Et ce sont des cavaliers ! Pourvu qu’ils n’aient pas de chiens avec eux ! Nous serions propres !
J’avais à peine fini de parler que, à 100 mètres de nous environ, battant l’estrade, apparurent des cavaliers.
– C’est une sotnia (un escadron) de Turkmènes ! constata Kharassoff. Bons cavaliers, certes, mais éclaireurs médiocres.
– Pied à terre ! ordonna leur chef. Dix hommes pour garder les chevaux ! Les autres, à ma botte ! Et, quand le mouvement eut été exécuté :
– Préparez le projecteur !
Nous vîmes alors un des cavaliers, un sous-officier, prendre sur sa selle un projecteur portatif qu’il eut tôt fait de dégager de sa housse.
– Sommes-nous prêts ? fit l’officier.
– Une minute, camarade ! répondit le cavalier.
Et, après un essai infructueux, lançant un juron :
– L’appareil ne fonctionne pas !
– Qu’y a-t-il donc ? Cela provient des fils, sans doute ?
– Non ! Les fils sont bons. Je viens de vérifier. C’est plutôt « l’accu » qui est en mauvais état !
– C’est bien ma chance ! N’importe ! Rangez votre appareil et donnez-moi votre lampe électrique.
– Mais je n’en ai pas ! Je pensais que le projecteur suffirait.
– Alors, c’est complet ! Comment voulez-vous, dans ces conditions, que je repère l’endroit où s’est produit l’atterrissage ? Je ne suis pas comme les chats : je n’y vois pas la nuit !
Je ne sus jamais ce que répondit le cavalier, car, laissant l’officier exhaler sa colère, nous nous empressâmes de quitter cet importun voisinage, utilisant, pour ce faire, les moindres accidents de terrain.
La plaine, maintenant, s’animait.
Autour de nous, on eût dit un grouillement de larves. De toutes parts retentissaient des commandements et, martelant le sol de leurs lourdes bottes, des troupes convergeaient vers le lieu où nous nous terrions.
– Je ne comprends rien à ce qui nous arrive ! jeta Kharassoff. Il faut, de toute évidence, que notre arrivée ait été annoncée. MAIS PAR QUI ? COMMENT ?
– Vous pensez bien que l’armée rouge n’est pas sans avoir à sa disposition des postes radiogoniométriques.
– Certes ! Mais ceci n’explique pas cet énorme déploiement de forces. Quoi qu’il en soit, il nous faut sortir d’ici, car, sous peu, la situation va devenir intenable ! Fort heureusement, nous en avons le moyen.
Il jeta autour de lui un regard circonspect, puis, me tendant un objet plat, en métal, que, de prime abord, je pris pour une broche, il me dit :
– Épinglez rapidement cet insigne au revers gauche de votre « touloupe » ! C’est le signe distinctif des agents supérieurs de la Tchéka de Moscou.
Et quand ce fut fait :
– Maintenant, ajouta-t-il, jetez les papiers d’identité que vous avez sur vous. En voici d’autres. Vous vous nommez désormais Arzaloff ; vous êtes mon secrétaire, et tous deux, vous et moi, nous appartenons à la IIIe section de la Loubianka.
– Fichtre ! La section politique !
– Oui ! Heureux de vous voir au courant de ce détail. Ça peut servir. Mais, attention ! Nous allons essayer de nous faufiler dans le groupe que voici.
– Holà ! Qui va là ? fit-il en se dressant soudain.
Résolument, je m’étais placé à ses côtés.
– Patrouille de police ! répondit une voix.
– Bien ! approchez ! Avez-vous du nouveau ! fit Kharassoff, dont je ne pus m’empêcher d’admirer la manœuvre hardie.
– Pardon ! Mais, vous-même, qui êtes-vous ? reprit la voix.
Et, au même moment, nous fûmes pris dans le faisceau lumineux d’une lampe électrique.
– Se peut-il, fit Kharassoff sur le mode ironique, que vous ignoriez le camarade Ismaïloff, sous-chef de la IIIe section, et son adjoint, le camarade Arzaloff ?
Mais déjà le tchékiste, apercevant les insignes et les cartes que nous lui tendions, s’était courbé dans un profond salut.
– Je te prie de m’excuser, camarade ! fit-il. Bien qu’étant le commissaire du district, j’ignorais ta présence ici !
– La section politique sait tout et voit tout ! reprit, avec un calme magnifique, Kharassoff. Ma présence en est une preuve nouvelle. Mais assez parlé ! Où en êtes-vous ? Savez-vous ce que sont devenus les suspects ?
Et, sur un signe négatif du commissaire :
– Alors, en chasse ! Nous perdons un temps précieux !
Comme les policiers, effarés à l’idée de « travailler » en présence et, en quelque sorte, sous la direction du sous-chef de la terrible IIIe section, se préparaient à reprendre leurs recherches :
– Une minute ! fit-il.
Puis, s’approchant de moi :
– J’estime que l’affaire est mal engagée ! Nous ne sommes, d’ailleurs, pas en nombre suffisant ! Tu vas réquisitionner la première auto que tu vas rencontrer et tu iras à la Loubianka chercher Mirsky et Liaptcheff. Ramène-les ici en quatrième vitesse ! Va, je t’attends !
Je m’inclinai respectueusement, ainsi qu’il convenait, et, tournant les talons, je me préparai à partir.
– Attends ! reprit Kharassoff. Pour plus de sûreté, je vais te donner un ordre de service.
Se tournant vers les policiers :
– Qu’on me donne de la lumière ! fit-il sur un ton bref, un ton de commandement.
Chacun s’empressa.
Atteignant dans sa poche un calepin, il écrivit quelques mots, puis, arrachant la page, il me la tendit.
– Tâche de faire vite ! Ah ! J’allais oublier : qu’on donne deux hommes d’escorte à Arzaloff, et, surtout, qu’ils lui procurent une auto par tous les moyens !
– Pardon ! fit le commissaire, si j’osais...
– Quoi donc ?
– J’ai là, à proximité, la voiture qui m’a amené. Peut-être le camarade Arzaloff s’en contentera-t-il ?
– Quelle marque ? fis-je.
– C’est une Mercédès ! Elle n’a presque pas roulé.
– Alors ça va ! Je n’ai besoin de personne pour conduire. D’ailleurs, vous n’êtes pas de trop ici. Où se trouve la voiture ?
– Je vais t’y conduire, fit un policier. Je reviendrai ensuite.
– C’est cela.
Nous partîmes aussitôt et, à cent mètres à peine, nous trouvâmes l’auto, soigneusement rangée sur le bord d’une route. Je l’examinai rapidement. Elle me parut en excellent état.
Je remarquai, en outre – non sans satisfaction d’ailleurs – que, sur l’un des phares et sur les deux panneaux de la voiture, étaient peints les insignes de la Tchéka et que, près du volant, était fixé un fanion de la police.
Prenant les deux bidons de réserve, je fis le plein d’essence et, après avoir serré la main au tchékiste, que ce geste sembla méduser, je démarrai en vitesse.
J’étais sauvé !
MAIS QU’ALLAIT DEVENIR KHARASSOFF ?
Je n’allais pas tarder à l’apprendre...
Quand j’eus mis une distance sérieuse entre les tchékistes et moi, je m’arrêtai à un croisement de route et, prenant le billet que m’avait remis mon ami, je lus ceci :
« Ne vous inquiétez pas de moi. Aussitôt arrivé à Moscou, allez au garage Kriloff, place du Théâtre. Je vous y rejoindrai demain. Mot de reconnaissance : SEMPER FIDELIS ! Bonne chance ! »
J’arrivai à Moscou sans autre incident.
M’étant fait « reconnaître », je reçus, au garage Kriloff, un accueil qui me fit oublier, pour un moment, la dangereuse situation dans laquelle je me trouvais.
La Tchéka allait bientôt me rappeler à une plus saine compréhension des choses.
Mais n’anticipons pas !
Où il m’arrive une aventure peu banale.
Tout étant nationalisé en Russie, le garage Kriloff, où j’étais « descendu », dépendait du Commissariat des transports et, comme tel, il jouissait d’une immunité relative.
Son propriétaire appartenait d’ailleurs – en apparence tout au moins – au parti communiste. Il était même un des membres les plus en vue du soviet de Moscou, dont il fréquentait assidûment les réunions, ne manquant jamais, quand l’occasion s’en présentait, de placer un discours au picrate.
De tout cela, il résultait que Kriloff, considéré comme un pur entre les purs, faisait la pluie et le beau temps dans son quartier – sa réputation s’étendait même au delà, ainsi que je pus m’en rendre compte par la suite – et qu’il était au mieux avec la police du district.
En réalité, patriote aussi ardent que monarchiste convaincu, le garagiste était un des affidés les plus agissants de l’organisation blanche de combat que dirigeait le colonel Pétrovitch, et, à ce titre, il rendait aux contre-révolutionnaires d’inappréciables services.
Il convient d’ajouter que sa femme, Vera Kriloff, l’aidait en tout et pour tout, de sorte que, en plein Moscou, À DEUX PAS DU KREMLIN ET DE LA LOUBIANKA No 2, les contre-révolutionnaires de passage étaient certains de trouver, en toutes circonstances, un gîte sûr.
Et, bien que ces braves gens vécussent ainsi sur un volcan, rien dans leur attitude ne laissait supposer qu’ils fussent le moins du monde inquiets sur ce que leur réservait l’avenir.
C’est avec la même bonhomie souriante, la même courtoisie qu’ils recevaient chez eux amis et adversaires, prenant soin, toutefois, d’éviter de les mettre en contact.
Tout cela me parut, au début, d’une audace qui frisait la témérité.
Puis, je m’y fis ! Je m’y fis même si bien que, en attendant l’arrivée de Kharassoff, – lequel, nous en avions reçu l’assurance, avait réussi à échapper aux sbires de la Tchéka, – j’étais entré chez Kriloff en qualité de chauffeur, rien n’étant plus dangereux en Russie que de n’avoir pas une occupation bien apparente.
Il m’avait confié une confortable limousine de marque américaine, échappée au désastre de Mourmansk, et, tous les jours, au hasard de la rencontre, je pilotais, à travers Moscou, les clients que le ciel – à moins que ce ne fût le diable ! – m’envoyait.
Cela n’offrait, d’ailleurs, aucune difficulté, car je connaissais admirablement la ville, y ayant vécu pendant trois années avant la guerre.
L’aspect de certains quartiers, il est vrai, s’était profondément modifié depuis, le peuple s’étant empressé, au début de la révolution, de transformer en combustible la plupart des maisons en bois qui, autrefois, dormaient à Moscou un caractère si particulier.
Fort heureusement pour moi, il restait des points de repère...
Or, un jour, tandis que, après avoir descendu la rue Nikolskaïa, je traversais en diagonale la place Rouge pour me rendre à la porte de Spassky, – qui est, comme on sait, la principale entrée du Kremlin, – où un « client » m’avait commandé par téléphone de venir le prendre, je faillis être « embouti » par une auto dans laquelle se trouvaient deux officiers généraux.
L’un d’entre eux était Lebedeff, un gnome velu et barbu à souhait, le chef d’État-major général de l’armée ; l’autre était Budienny, le commandant en chef de la cavalerie rouge.
En trois coups de volant, je pus me dégager et éviter l’accident, mais l’arrière de ma voiture, violemment déporté, faillit écraser l’un des deux factionnaires placés devant la porte.
Tandis que ce dernier, un Mongol ou un Tartare, m’invectivait en sa langue, un agent de police, venant vers moi, voulut me dresser une contravention.
– Cet homme n’est pas coupable ! déclara Lebedeff, qui était descendu de voiture. C’est même grâce à son habileté que l’accident a pu être évité.
– Tout à fait juste ! intervint à son tour Budienny, qui m’examina attentivement et me félicita pour le sang-froid et l’habileté dont je venais de faire preuve.
Et, tandis que l’agent de police, convaincu par ces deux témoignages, « rengainait » son calepin, – car il n’eût jamais osé verbaliser contre le chauffeur des deux généraux, – Budienny, se tournant vers moi :
– Comment se fait-il que, étant aussi habile dans ta profession, tu sois au service d’un simple garagiste ? me demanda-t-il.
– Il faut bien vivre, camarade !
– J’entends ! Mais pourquoi ne chercherais-tu pas à entrer au service d’un particulier ?
– J’ai essayé, répondis-je, mais l’occasion ne s’est jamais présentée ! Et puis, en travaillant ainsi, je suis plus libre et je gagne beaucoup plus.
– Savoir ! fit-il, tout songeur.
Et comme, après l’avoir salué, je m’apprêtais à repartir :
– Chez qui travailles-tu ? insista-t-il.
– Je suis chez le camarade Kriloff.
– Place du Théâtre ?
– Oui, camarade.
– Bien ! Et comment t’appelles-tu ?
– Ivan Kédroff.
– Où as-tu servi ?
– Plaît-il ?
– Je te demande à quel régiment tu as appartenu ?
– N’ayant pu rentrer à temps en Russie pour rejoindre mon régiment, le Ier tirailleurs géorgiens, je me suis engagé en France, pour la durée de la guerre.
Ma réponse parut vivement l’intéresser.
– Ah bah ! reprit-il, et dans quel régiment as-tu servi, en France ?
– La légion étrangère.
– Quel grade avais-tu ?
– J’ai terminé en qualité d’aspirant,
– Bien ! Tu parles français ?
– Oui, camarade.
– As-tu sur toi des papiers pouvant établir la véracité de tes dires ?
– Sur moi, non. Au garage, oui.
– Parfait ! Tu vas m’y conduire.
– Mais c’est que je suis attendu par un client, à la porte de Spassky.
– Un client ? Quel client ?
– J’ignore son nom. Je sais simplement qu’il s’agit d’un employé du Commissariat des Affaires étrangères et que je dois le conduire dans la Tverskaïa.
– Oui ! Eh bien, il t’attendra ! Voilà tout !
– Mais...
– Il n’y a pas de mais qui tienne ! Conduis-moi à ton garage. Et en vitesse, n’est-ce pas.
Étant donné l’homme, je n’avais qu’à m’incliner...
Après avoir serré la main à Lebedeff, auquel il dit quelques mots à voix basse tout en me désignant à son attention, ce qui ne laissa pas que de m’inquiéter quelque peu, il s’installa dans ma voiture.
Je partis aussitôt, me demandant ce que pouvait bien me vouloir cet olibrius...
En arrivant au garage, la première personne que je vis fut Kharassoff qui, en grande conversation avec Kriloff, ne s’attendait certes pas à me voir arriver ainsi accompagné.
Ayant reconnu Budienny, Kriloff se précipita vers lui et, poliment, lui demanda :
– Serais-je assez heureux, général, pour que tu aies besoin de mes services ?
Budienny le toisa, promena autour de lui son regard et, du doigt, désignant Kharassoff, s’enquit :
– Quel est cet individu ?
– Un client, général.
– Bien ! Qu’il disparaisse !
– Mais, général, c’est...
– Ça m’est égal ! Qu’il disparaisse tout de même ! Et, tandis que Kharassoff « disparaissait », le général, se tournant vers moi, reprit :
– Toi, va me chercher tes papiers ! Et au trot !
Fort heureusement pour moi, dès mon arrivée à Moscou, Kriloff m’avait pourvu des papiers d’état civil d’un sien cousin, Ivan Kédroff, dont le curriculum vitæ était conforme à celui que j’avais fourni au général.
Ce cousin, qui avait réussi à passer la frontière au début de la révolution, résidait maintenant aux États-Unis.
Mais, à toutes fins utiles, Kriloff l’avait domicilié chez lui et payait, en son nom, taxes et impôts. Pour plus de sûreté encore, il l’avait fait inscrire à la section communiste du district, ainsi qu’au soviet des chauffeurs d’autos, l’un des plus remuants de Moscou.
Tout était donc en règle de ce côté. Aussi Kriloff ne manifesta-t-il aucune inquiétude quand il entendit Budienny m’enjoindre d’aller chercher « mes » papiers.
Il le fit entrer dans la salle à manger, où je vins les rejoindre quelques instants plus tard.
Budienny examina attentivement les documents que je lui remis, hochant approbativement la tête de temps à autre.
Quand il eut terminé, se tournant vers Kriloff, il s’informa :
– Bien entendu, puisque tu le gardes chez toi, c’est que ce garçon te donne toute satisfaction ?
– En tout et pour tout, général.
– Parfait ! Eh bien, puisqu’il en est ainsi je le prends à mon service ! Et cela à dater d’aujourd’hui !
La foudre serait tombée dans la pièce où nous nous trouvions que Kriloff et moi n’aurions pas été plus surpris.
Songez donc ! C’était ma mission compromise, mon départ pour la Sibérie renvoyé aux calendes grecques !
Et puis, en tout état de cause, il ne me convenait nullement d’entrer dans la domesticité de cet hurluberlu.
Où je tombe de Charybde en Scylla.
J’allais donc refuser son offre, quand, soudain, il ajouta :
– Bien que, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, je puisse réquisitionner qui bon me semble pour mon service, il convient que je vous explique pourquoi mon choix s’est porté sur Ivan Kédroff.
Veuillez m’écouter attentivement. Je sais que je suis ici chez un communiste éprouvé et que, par conséquent, mes paroles ne seront pas répétées au dehors.
Nous nous inclinâmes en silence.
Budienny reprit :
– La Tchéka vient de découvrir un nouveau complot.
– Pas possible ! s’exclama Kriloff.
– Oui ! Et il paraît que, cette fois, c’est sérieux. Plusieurs agents de l’organisation blanche de combat auraient réussi à franchir les réseaux-frontières et, après avoir séjourné quelque temps à Moscou, seraient en route pour un endroit où ils n’ont que faire et où ils ne doivent pas arriver.
En entendant cette déclaration qui ne pouvait viser que moi, ma première pensée fut que j’étais découvert. Je n’en conservai pas moins tout mon calme, me préparant, toutefois, à agir en conséquence...
Budienny reprit :
– Si nos renseignements sont exacts, les émissaires en question sont au nombre de deux : un Russe et un Anglais. Ils auraient franchi la frontière en avion et, bien qu’ayant été signalés à leur départ de Riga, par un de nos agents QUI OPÈRE AU SEIN DE L’ORGANISATION BLANCHE, ce qui lui permet d’être parfaitement renseigné, ils nous ont échappé à l’atterrissage.
– Diable ! Voilà qui est fâcheux !
– Oui ! D’autant plus que nous avons la certitude qu’ils ont ici de nombreux complices, sur lesquels, par malheur, la Tchéka ne possède aucun renseignement. Or, si nous réussissions à arrêter ces deux émissaires, nous les obligerions – par la torture, au besoin – à nous révéler les noms de ces complices et, aussi, les moyens d’action dont ils disposent.
– Ce serait parfait ! Mais comment les rejoindre ? Et où ?
– Voilà ce que j’ignore. Toutefois, Péters, qui, en cette matière, est doué d’un véritable génie, a suggéré à Djerzinsky de mettre aux trousses de ces deux indésirables personnages l’un des « as » de son service politique, lequel revient d’Angleterre et se trouve précisément à Moscou depuis deux jours.
– Mais, alors, nous sommes sauvés !
– N’allons pas si vite en besogne. Au vrai, si l’agent en question connaît de vue l’un des deux émissaires blancs, cet émissaire connaît également de vue notre agent. Ils sont donc à égalité de jeu. Pour réussir, il faut que notre agent, qui doit certainement être surveillé par les contre-révolutionnaires résidant à Moscou, puisse quitter la ville incognito et camouflé de telle sorte qu’il soit absolument méconnaissable.
– Très juste !
– Il faut également que le personnel qui l’accompagnera soit totalement inconnu des contre-révolutionnaires. S’il en était autrement, IL SERAIT IMMÉDIATEMENT REPÉRÉ !
– Évidemment !
– C’est pourquoi, ce matin, en voyant ton cousin conduire avec une telle maestria sa voiture, j’ai pensé qu’il ferait admirablement l’affaire de cet agent : tout d’abord parce qu’il est inconnu des blancs, lesquels sont fort bien renseignés sur le personnel de la Tchéka, et ensuite parce que je suis sûr que, lui étant au volant, notre agent ne courra aucun risque.
– Fort bien raisonné, fit Kriloff. Mais penses-tu avoir besoin pendant longtemps de mon cousin ?
– Cela, je n’en sais rien, répondit Budienny. Il est évident que tout dépendra du temps qu’il faudra à notre agent pour mettre hors d’état de nuire les deux émissaires. Or, comme l’endroit vers lequel ils se dirigent est situé au fond de la Sibérie, il est possible...
– Au fond de la Sibérie ! m’écriai-je ; mais c’est au diable !
– Tu ne crois pas si bien dire, fit Budienny, en riant. C’est au diable, en effet.
– Puis-je savoir, au moins, le nom de la ville où je dois conduire cet agent ?
– Je n’y vois aucun inconvénient. La ville en question est EKATERINBOURG.
Ekaterinbourg ! LA VILLE INTERDITE ! La ville où, dans la maison Ipatieff, avait été massacrée la famille impériale ! Ekaterinbourg, BUT DE MA MISSION !
Il eût été stupide de ma part de refuser l’occasion – occasion peut-être unique, en tout cas, inespérée – qui s’offrait ainsi à moi. Et cela d’autant plus que la ville, depuis la nuit tragique, étant isolée du reste de la Russie par un triple cordon de troupes et de policiers, son accès était fort difficile.
Pour y pénétrer, il fallait une autorisation spéciale que la Tchéka centrale avait seule le droit de délivrer.
Il est évident que je me serais fort bien passé de cette autorisation et que, d’une façon ou d’une autre, j’aurais pénétré dans la ville interdite. Mais que d’efforts il m’aurait fallu faire. Et quels risques – encore qu’ils entrassent en ligne de compte – n’aurais-je pas courus ?
Et voilà que tout s’arrangeait ! Voilà que la proposition de Budienny arrivait à point pour simplifier les choses ! Non seulement j’allais pouvoir franchir sans aucun effort le triple barrage qui encerclait Ekaterinbourg, mais encore, en vertu même des pouvoirs conférés par la Tchéka au redoutable personnage que j’allais être chargé de conduire, je pourrais, en sa compagnie, PÉNÉTRER ET ENQUÊTER PARTOUT !
Encore une fois, il eût été fou d’hésiter.
Kriloff et moi, nous échangeâmes un regard. Je vis que, comme moi, il appréciait l’importance de la proposition qui venait de m’être faite...
– Eh bien, reprit Budienny, que penses-tu de la mission que je veux te confier ? Te sens-tu de taille à la mener à bien ?
– Je n’ai pas à discuter tes ordres, général. Du moment que tu penses que ma modeste personnalité peut être utile à la cause, je n’ai qu’à m’incliner.
– Bien répondu !
– Quant à mener à bien la mission que tu me confies, tu peux être tranquille : JE FERAI COMME POUR MOI-MÊME !
– Fort bien ! répondit le général. D’ailleurs, sois assuré qu’en cette affaire tu ne perdras ni ton temps, ni tes peines. Nous savons récompenser ceux qui nous servent.
– Je le sais, général. Et peux-tu me dire à quel moment je devrai partir ?
– Cela, par exemple, je l’ignore totalement. Ce que je sais, par contre, c’est que l’agent en question n’a pas pour habitude de laisser les choses traîner en longueur. Son habileté n’a d’égale que la rapidité avec laquelle il agit. C’est la foudre personnifiée. Il vous tombe dessus sans crier gare !
– C’est le diable, alors ?
– Je suis tenté de le croire, répondit Budienny en riant. Mais, qu’il soit le diable ou non, je t’engage à exécuter scrupuleusement les instructions qu’il te donnera, car il a la réputation d’avoir la main lourde !
– À ce point-là ?
– Oui, mon garçon. À ce point-là ! Et, comme il jouit de pouvoirs illimités, comme il peut, à son gré, disposer de la vie de ceux qui obstruent sa route, tu comprends tout l’intérêt qu’il peut y avoir à vivre en bonne intelligence avec lui.
– On essaiera !
– J’y compte ! D’ailleurs, je vais, en sortant d’ici, te recommander chaudement à mon vieil ami Djerzinsky, lequel te convoquera très probablement avant de te mettre en relations avec son agent !
Et comme, assommé par ce nouveau coup, – car le fait d’avoir pour interlocuteur Djerzinsky, étant donnée ma situation, n’avait rien de particulièrement séduisant, – je m’inclinais sans répondre, le général, se levant, me dit en guise de conclusion :
– Comme il se pourrait fort bien que Djerzinsky – lequel, comme tu sais, est un homme fort occupé – ne veuille ou ne puisse te recevoir, tu te présenteras, demain matin, à 9 heures, – sauf contre-ordre de ma part, – au no 12 de la Tverskaïa.
– Bien ! général. Et... qui demanderai-je ?
Le général, qui était déjà sur le pas de la porte, se retourna et me répondit :
– Tu demanderas à parler à Mlle Maria Konstantinowna !
– LA VIERGE ROUGE !
– Elle-même !
– C’est elle que je dois conduire à Ekaterinbourg ?
– C’est elle !
Et, tandis que, bouleversé par cet incroyable coup du sort qui me mettait à la merci de ma plus mortelle ennemie, je m’effondrais littéralement dans un fauteuil, le général s’en fut en sifflotant l’air des Mariniers de la Volga, qui est devenu, comme on sait, l’hymne national des Soviets...
Où la situation s’éclaircit... mais se complique.
Dès que le général eut disparu, Kharassoff, Kriloff et moi tînmes conseil. Au fond, la situation était telle que mieux valait y faire face, le fait de désobéir aux ordres que venait de me donner Budienny pouvant placer Kriloff – qui avait répondu de moi – en très fâcheuse posture au regard des autorités soviétiques.
Il fut donc convenu que, quoi qu’il en pût advenir, je me présenterais le lendemain chez Konstantinowna-la-Rouge, sauf avis contraire de Budienny.
Bien que la perspective de cette entrevue n’eût rien de particulièrement séduisant, étant donné ce qui en pouvait résulter de fâcheux pour moi, nous la préparâmes avec un soin extrême. Le problème fut examiné sous toutes ses faces et nous en vînmes rapidement à nous convaincre que, sauf le cas, fort improbable d’ailleurs, où je serais reconnu par la célèbre espionne, il existait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que je tirasse mon épingle du jeu.
Pour plus de sûreté, Kharassoff décida de convoquer une vingtaine de ses amis avec lesquels il m’accompagnerait à distance et qui, soigneusement dissimulés aux environs du domicile de Konstantinowna-la-Rouge, en surveilleraient les abords, se tenant prêts à intervenir si un incident quelconque se produisait.
Kriloff, de son côté, se tiendrait à proximité avec une puissante automobile, de façon à faciliter ma fuite, le cas échéant.
Tout ayant été prévu dans les moindres détails, en ce qui concernait l’entrevue, nous nous plongeâmes tous trois dans l’étude de la carte, afin d’examiner les différents itinéraires que pourrait me demander de suivre ma future « patronne ».
Là, évidemment, nous « nagions » et ne pouvions que bâtir des hypothèses. Nous n’en retînmes que deux, car, au vrai, nous étions enfermés dans un dilemme.
De deux choses l’une, en effet : ou Konstantinowna-la-Rouge, déciderait de relever et de suivre, une à une, les pistes qui lui seraient signalées, ce qui l’obligerait à battre l’estrade, partant, à voyager à petites journées ; ou elle déciderait de se porter à toute vitesse sur Ekaterinbourg, de manière à tendre, autour de cette ville, le piège où viendraient se prendre les émissaires qu’elle était chargée d’arrêter, c’est-à-dire, en l’espèce, le prince Kharassoff et moi.
Bien qu’à ce point de vue la situation atteignît au plus haut comique, – car, somme toute, c’est à ma propre poursuite que j’allais me lancer, – nul de nous ne songeait à en rire, le moindre incident survenu en cours de route pouvant avoir les plus graves conséquences pour moi...
Nous examinâmes donc les deux hypothèses que nous avions retenues comme seules logiques. Dans la première, il était impossible de rien prévoir, puisque l’itinéraire serait fixé au jour le jour, suivant le bon plaisir de la Vierge Rouge.
Mais, dans la seconde hypothèse, aucune hésitation n’était permise. Étant donné l’état des routes, il fallait, de toute évidence, adopter au départ de Moscou l’itinéraire Rostov, Wladimir, Nijni-Novgorod, Kazan, Sarapoul, Perm, Ekaterinbourg.
C’est alors qu’il me fut donné de voir avec quel soin et avec quelle compréhension des nécessités de la lutte entreprise contre les Soviets avaient été combinées les sections régionales de l’organisation blanche de combat.
De Moscou à Perm inclusivement, elles jalonneraient littéralement ma route et, qu’il s’agît de villes ou de bourgades, partout, qu’ils fussent fonctionnaires, officiers ou simples particuliers, des affiliés – que Kharassoff décida d’alerter au plus vite – seraient là, sur l’aide desquels je pourrais compter.
Chose curieuse, nombre d’entre eux appartenaient à la Tchéka ou aux Soviets locaux, et, comme je m’en montrais surpris, Kharassoff m’apprit qu’à Moscou même, à la Vserassuskaya Tchresvichaïnaya Commissia, c’est-à-dire au centre même de l’organisation tchékiste, se trouvaient de nombreux contre-révolutionnaires, parmi lesquels deux des chefs principaux de la Tchéka, dont l’un n’était autre que le propre secrétaire de Djerzinsky.
– C’est même grâce à la toute-puissante intervention de ce dernier, ajouta Kharassoff en riant, que je dois d’avoir pu me faire affilier à la Tchéka centrale dont, en ma qualité d’agent sédentaire à l’étranger, je suis, sous le nom d’Ismaïloff, l’un des plus beaux ornements.
– Comment, m’écriai-je effaré, vous avez osé cela ?
– Mais oui ! J’ai osé cela. J’ai même osé mieux que cela, puisque, gravissant, l’un après l’autre, les degrés de la hiérarchie soviétique, j’ai pu pénétrer au sein de la IIIe Commission, dont le chef est cette brute sanguinaire et sinistre de Menjenski.
– Ça, par exemple, c’est formidable ! Et les bolcheviks ne se sont aperçus de rien ? Mais, alors, ils sont plus bêtes que nature !
– Je vous supplie de n’en rien croire, car rien ne serait plus dangereux. La Tchéka, qui, en réalité, – et vous vous en apercevrez sans peine, – est la seule force organisée de la Russie actuelle, compte, parmi ses agents, les meilleurs policiers du monde. Il en est qui, pour n’être pas aussi féroces que Péters, par exemple, n’en sont pas moins extrêmement dangereux. La Vierge Rouge est du nombre.
Moi qui la connais bien, pour l’avoir rencontrée à maintes reprises sur ma route ; moi qui ai pu analyser ses méthodes de travail ; moi qui la considère comme l’animatrice de la IIIe section, qu’elle domine et qu’elle dirige en fait, je la regarde comme la plus formidable espionne de notre époque.
– Plus forte qu’Irma Staub ?
– Si on la compare à la Vierge Rouge, Irma Staub – et je suis loin de la sous-estimer – n’existe pas ! Irma Staub, parfaite si on lui confie des missions d’ordre militaire, est nulle à tout autre point de vue. La Vierge Rouge, par contre, est apte à remplir n’importe quelle mission. Elle peut opérer dans tous les milieux, même les plus fermés, sans y paraître déplacée. Je l’ai vu « travailler » dans des bouges infâmes, véritables repaires de malfaiteurs, et dans des salons où, seules étaient admises des personnes appartenant à la noblesse la plus authentique. Dans l’un et l’autre cas, elle paraissait faire partie intégrante du milieu et s’y mouvait avec une déconcertante aisance. Sa véritable force est de savoir s’adapter. Ajoutez à cela que sa beauté, son élégance, ses qualités d’esprit et son inaltérable sang-froid la servent énormément...
Il s’isola une seconde dans ses pensées, puis il reprit :
– Ceci vous indique qu’il va falloir jouer serré. Fort heureusement pour nous, si Konstantinowna-la-Rouge a de nombreuses qualités, elle a également les défauts de ses qualités. Et cela, c’est énorme !
– En somme, que me conseillez-vous de faire ?
– Pour le moment, il n’y a qu’à se soumettre aux ordres qui vous ont été donnés par Budienny. Plus tard, nous agirons au mieux des intérêts qui vous sont confiés, en nous inspirant des circonstances du moment...
– Auriez-vous donc l’intention de m’accompagner à Ekaterinbourg ?
– Vous accompagner, non ! Cela me paraît impossible ! Je me contenterai de vous précéder ou de vous suivre, selon le cas, afin de faciliter votre tâche.
– Vous feriez cela ?
– Et pourquoi pas ? Chargé de mission par le grand-duc Ivan Ivanovitch, notre chef vénéré, vous nous êtes sacré ! Notre devoir est donc de veiller sur vous, de manière à ce que rien de fâcheux ne vienne entraver votre action. Et vous pouvez être certain que, autant que faire se pourra, vous serez efficacement protégé...
Et comme je lui tendais la main, m’apprêtant à le remercier :
– Point n’est besoin, entre hommes de notre trempe, de prodiguer les remerciements. Nous savons ce que nous valons ; nous sommes assurés de pouvoir compter l’un sur l’autre, le cas échéant. Tout est là et le succès est au bout. Il n’y a que cela qui compte...
– Certes ! mais tout de même...
– N’insistez pas, vous me désobligeriez... Occupons-nous plutôt de l’entrevue que vous devez avoir demain matin avec la « Vierge Rouge ».
– Soit ! Mais, auparavant, permettez-moi de vous poser une question. Si elle vous paraît le moins du monde indiscrète, vous n’y répondrez pas. Je ne m’en formaliserai nullement.
– De quoi s’agit-il ?
– Comment se fait-il que le grand-duc, ayant à sa disposition un homme de votre valeur, n’ait pas cru devoir utiliser vos services pour diriger l’enquête qu’il m’a confiée ? Et comment n’a-t-il pas compris que vous étiez autrement mieux qualifié que moi pour la mener à bien ?
Je vis s’assombrir la figure de mon interlocuteur. Son regard, au fond duquel je crus lire une tristesse infinie, se posa longuement sur moi, puis sur Kriloff qui, témoin muet, assistait à l’entretien, et il me répondit :
– Je ne possède pas la confiance du grand-duc. Chargé par lui d’une mission, j’ai osé lui dire la vérité. Cela, ses conseillers ne me le pardonnent pas...
– Que me dites-vous là ?
– L’exacte vérité !
– Et puis-je savoir en quoi consistait cette mission ?
– Non seulement vous pouvez le savoir, mais vous ne devez rien ignorer de cette affaire, car elle est connexe à celle dont vous vous occupez actuellement. Aussi bien le moment est-il venu de tout vous dire.
Et, s’adressant à Kriloff :
– Veux-tu avoir l’obligeance de me remettre le dossier 133, celui que je t’ai confié récemment...
– Dans une chemise verte ?
– Celui-là même.
Et, comme Kriloff sortait pour aller prendre le document, qu’il rapporta aussitôt d’ailleurs, le prince reprit, en me fixant dans les yeux :
– J’ai établi la preuve formelle, irréfutable, – et je vais vous la fournir, – qu’un des membres, au moins, de la famille impériale a échappé au massacre d’Ekaterinbourg !
– En êtes-vous sûr ? fis-je en me levant.
– J’en ai la preuve, vous dis-je. Elle est là, dans ce dossier. Et c’est cela que, à Nice, on ne me pardonne pas !
– J’avoue ne pas comprendre ! On devrait, au contraire, s’y montrer heureux de cette découverte, qui, si elle se confirme, peut et doit transformer totalement la situation politique en Russie !
– C’est exactement ma façon de voir. Malheureusement, ni le prince Strowsky ni le comte Olgareff, qui sont, vous ne l’ignorez pas, les conseillers intimes du grand-duc, ne la partagent.
– Et alors ?
– Alors ? Ils lui ont Conseillé de s’adresser à vous...
– Ah ça ! mais...
– Laissez-moi poursuivre, je vous prie. La chose en vaut la peine.
– Fichtre ! Je pense bien !
– Ils lui ont conseillé, disais-je, de s’adresser à vous, pour établir la preuve que, chargé de mission par le grand-duc, jamais je ne m’étais acquitté de cette mission et que les rapports envoyés par moi étaient faux !
– Diable ! Et quelle était cette mission ?
– Celle-là même dont vous êtes chargé !
– Ah ! Ah ! Il en est ainsi ?
– Oui ! Or, écoutez bien ce que je vais vous dire : non seulement j’ai réussi à pénétrer dans la ville interdite, mais j’y ai vécu pendant un mois, au nez et à la barbe du soviet local, vérifiant, avec le soin que vous pouvez imaginer, les moindres indices, et arrivant à cette conclusion QUE LA GRANDE-DUCHESSE ANASTASIE AVAIT ÉCHAPPÉ AUX ASSASSINS DE SA FAMILLE.
– Vous avez fait cela ?
– Sur l’honneur, je le jure !
– Savez-vous que je vous admire !
– Peuh ! Mon enquête à Berlin a été autrement délicate I
– Quelle enquête ?
– Vous pensez bien que, ayant acquis la conviction que la grande-duchesse était saine et sauve, je n’ai eu de cesse avant de l’avoir retrouvée.
– Vous avez retrouvé la grande-duchesse Anastasie ?
– Parbleu !
– Et où cela ? Dans quelles conditions ?
– Je vais vous le dire. Mais, tout d’abord, une question : Avez-vous déjà entendu prononcer ce nom : CHILTATCHITCHE ?
– Chiltatchitche ! celui qui, en France, appartint à la bande B... ? Un sinistre bandit, d’ailleurs !
– Oui, et qui, depuis, est devenu l’un des grands personnages de la Russie actuelle.
– Que m’apprenez-vous là ?
– Des choses qu’il importe que vous sachiez. Mais vous n’êtes pas au bout de vos surprises... Écoutez plutôt :
Où j’obtiens la preuve
que la grande-duchesse Anastasie est vivante.
Ayant, d’un geste las, feuilleté les quelques documents que contenait le dossier placé devant lui, Kharassoff reprit :
– On a dit – et le fait doit être tenu pour exact – que la famille impériale aurait pu éviter son triste sort si l’Empereur, écoutant les propositions de Guillaume II, avait consenti à signer une paix séparée avec l’Allemagne. Mais, ce que nul n’a dit jusqu’ici, c’est que la famille impériale, bien que sachant à quoi l’exposait ce refus, S’EST SOLIDARISÉE TOUT ENTIÈRE AVEC SON AUGUSTE CHEF.
Cela, ni Kerensky ni ses successeurs ne le peuvent nier, car ils savent, à n’en pouvoir douter, comment et PAR QUI fut transmise à Nicolas II l’odieuse proposition du Kaiser.
– Cette démarche a donc été faite réellement ? interrompis-je.
– Oui, mon cher, et par l’homme que voici.
Ce disant, Kharassoff me tendit une photographie.
– Quel est cet homme ? demandai-je.
– Cet homme, qui, après avoir été le chef des gardes du corps de Lénine, est actuellement introuvable, car il a disparu d’une façon aussi mystérieuse que subite, est un Allemand du nom de von Schneur.
C’est lui qui, à Tsarskoïé-Sélo, le 23 mars 1917, à 11 heures du matin, vint trouver le Tsar, auprès duquel il fut introduit par le prince Dolgorouky, maréchal de la Cour, pour lui faire, d’ordre du Kaiser, la proposition suivante :
« SI VOUS CONSENTEZ À SIGNER UNE PAIX SÉPARÉE, JE PUIS OBTENIR DES ÉLÉMENTS EXTRÉMISTES, QUI, À L’HEURE ACTUELLE, ONT À PEU PRÈS CHASSÉ KERENSKY DU POUVOIR, L’AUTORISATION, POUR VOTRE FAMILLE ET POUR VOUS, DE GAGNER UN DES PORTS DE LA FINLANDE, D’OÙ VOUS POURREZ VOUS RENDRE EN ANGLETERRE.
« DANS LE CAS CONTRAIRE, JE ME VERRAI CONTRAINT DE VOUS ABANDONNER AU SORT QUI VOUS ATTEND INÉLUCTABLEMENT QUAND LES EXTRÉMISTES AURONT PRIS LE POUVOIR. »
– Et que répondit à cela l’Empereur ?
– La réponse de Nicolas II fut aussi nette que possible. Sans même prendre le temps de la réflexion, il répondit à von Schneur :
« Ayant abdiqué, je ne suis plus qu’un simple citoyen. Mais, si j’étais encore... ce que j’étais hier, je ne souscrirais en aucun cas à une proposition pareille. J’ai donné ma parole, à mes alliés, de ne jamais signer une paix séparée, et quoi qu’il puisse advenir par la suite, je ne signerai pas ! »
– Réponse admirable ! fis-je.
– Oui. Et d’autant plus admirable que le Tsar savait qu’il était redevable de ses déboires au Kaiser, dont les agents avaient précipité sa chute. IL CONNAISSAIT LE RÔLE JOUÉ PAR LÉNINE, TROTSKY, RAKOWSKY ET LEURS COMPLICES. IL N’IGNORAIT RIEN DE L’HISTOIRE DU TRAIN PLOMBÉ QUI LES AVAIT RAMENÉS DE SUISSE EN RUSSIE. Et, pour tout dire, IL ÉTAIT ASSURÉ QUE NI LUI NI LES SIENS NE SORTIRAIENT VIVANTS DE L’AVENTURE.
– Vous me paraissez admirablement documenté sur toute cette affaire !
– Ma documentation est, en effet, assez complète. Cela tient au fait que, tandis que la famille impériale était internée à Tsarskoïé-Sélo, j’avais réussi à me faire attacher à la chancellerie du colonel Korovitchenko, commandant du palais et ami intime de Kerensky. Quand cet officier fut remplacé par le colonel Kobylinsky, le commissaire préposé à la surveillance des souverains, Pankratov, dont je m’étais fait un ami, avait obtenu que je conservasse mes fonctions.
Au vrai, jusqu’au 14 août 1917, date à laquelle la famille impériale et sa suite quittèrent Tsarskoïé-Sélo pour Tobolsk, je vécus dans l’entourage immédiat des souverains, que je servis de mon mieux.
« J’avais même obtenu du général Tatichtchef, qui, au dernier moment, fut autorisé à suivre l’Empereur dont il était l’aide de camp, qu’il me demandât en qualité de secrétaire. Mais Kerensky s’opposa à mon départ, prétextant que le général trouverait sur place, à Tobolsk, tous les secrétaires dont il pourrait avoir besoin...
– Et que devîntes-vous par la suite ?
– Répondant à l’appel du colonel Petrowitch, qui, dès cette époque, s’efforçait de grouper les éléments contre-révolutionnaires, j’entrai dans l’organisation qu’il venait de créer. Depuis, j’y suis resté...
– Et toujours sur la brèche !
– N’est-ce point là notre devoir à tous ? Je n’en tire d’ailleurs nul orgueil...
Tout en parlant, Kharassoff avait tiré de son dossier deux nouvelles photographies qu’il me tendit.
– Vous êtes trop habitué aux grandes enquêtes, reprit-il, et vous connaissez trop bien les procédés d’identification employés par les polices modernes pour que je m’exténue à vous démontrer que ces deux photographies, bien qu’ayant été faites à des époques différentes, représentent la même personne.
Je pris les photographies et, après les avoir longuement examinées, comparant entre eux les signes distinctifs du visage :
– Il ne saurait y avoir aucun doute, répondis-je. Il s’agit bien là de la même personne 7.
– C’est bien votre avis ?
– C’est entièrement mon avis.
– Eh bien ! voilà ce qu’on n’a jamais voulu admettre à Nice ! Pour avoir osé soutenir que la grande-duchesse Anastasie était vivante, – car c’est elle que représentent ces photographies, – j’ai été iris en disgrâce, tant et si bien que, à l’heure actuelle, je ne suis plus bon à jeter aux chiens...
– Tranquillisez-vous ! fis-je, en lui serrant les mains. Nous mettrons ordre à cela. Si, par devoir et par discipline, vous vous êtes incliné et vous vous êtes tu, moi, on ne me fera pas taire, et personne ne m’empêchera de dire ce que je crois être la vérité.
– Je n’en attendais pas moins de vous. Au surplus, et afin de mieux asseoir votre conviction, voici une troisième photographie. Ainsi que vous pouvez vous en rendre compte, c’est un portrait de la grand-mère de la grande-duchesse Anastasie, l’Impératrice douairière de Russie. La ressemblance qui existe entre les deux princesses est frappante.
– En effet !
– Voici ; maintenant, comment je fus mis sur la piste qui me conduisit tout droit à la grande-duchesse.
« Lors de mon enquête à Ekaterinbourg, j’entrai en relations avec un cousin de Maria Yankelevna, femme de Jacob Yourovski, l’assassin du Tsar.
« Je réussis à le faire causer et, par lui, j’appris un beau jour que, laissée pour morte, au moment même où elle allait être incinérée, comme le furent les autres membres de sa famille, une des filles du Tsar – il ne put préciser laquelle – avait mystérieusement disparu.
« Bien que n’étant pas de notoriété publique, cette nouvelle me fut confirmée par différentes personnes qui, de près ou de loin, furent mêlées à l’assassinat de la famille impériale.
« On prononça même un nom – LE NOM DE CELUI QUI SAUVA LA GRANDE-DUCHESSE.
« Mais, malgré les efforts tentés par moi, je ne pus arriver à une certitude absolue, et je rentrai à Moscou profondément troublé et prêt à tout entreprendre pour arriver à la découverte de la vérité.
« Celle-ci ne devait pas tarder à se manifester. Voici comment :
« À l’époque où se sont produits les incidents que j’évoque actuellement, notre organisation, qui est aujourd’hui florissante, n’existait encore qu’à l’état embryonnaire.
« Clairsemés, sans agents ni moyens de liaison, partant sans directives, les contre-révolutionnaires allaient au combat en ordre dispersé et, régulièrement, se faisaient battre.
« Depuis, nous avons changé cela, et le seul fait que vous ayez pu parvenir à Moscou, vous y installer et, somme toute, y vivre normalement, suffit à vous prouver que, désormais, les soviets ont affaire à forte partie. »
– Certes !
– Or, un soir, tandis que, en compagnie de quelques camarades, j’assistais, dissimulé dans l’assistance, à une réunion du soviet de Moscou, réunion au cours de laquelle Lénine, Trotsky et Kameneff devaient prendre la parole, un de nos affiliés, maître d’hôtel dans un des rares restaurants datant de l’ancien régime qui subsistaient encore, vint me faire part d’un incident assez curieux.
« Chiltatchitche était venu retenir un cabinet particulier pour le soir même. En même temps, il avait commandé un souper pour douze personnes.
« Le fait était d’une telle rareté qu’il me parut valoir la peine d’être éclairci.
Où il est question de Mme Dorisky
« Néanmoins, je ne « tiquai » pas.
– Eh bien, demandai-je au maître d’hôtel, qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Ne savez-vous pas que nos maîtres actuels sont gens à ne se priver de rien ?
– C’est que, me répondit notre affilié, ce souper-là me fait l’effet de n’être point un souper comme les autres.
– Ah bah ! Et qu’offre-t-il de particulier ?
– Tout d’abord, – et cela depuis une heure environ, – la rue est barrée par deux cordons de gardes rouges, dont la plupart sont des Chinois. Ensuite, de nombreux tchékistes – ils sont au moins une vingtaine – ont envahi le restaurant, dont ils gardent toutes les issues.
– Comment, diable ! as-tu fait pour sortir, alors ?
Il eut un sourire, puis :
– Ces messieurs ne pensent pas à tout. Il reste la parte de la cave, à laquelle ils n’ont pas songé.
– Bien ! Et tu n’as pas d’autres détails relatifs à cette « réunion » ?
– Si, il y en a deux. En premier lieu, Chiltatchitche a bien recommandé – T... devant se trouver là – de prévenir le sommelier qu’il ait à se procurer du « Tokai », vin qu’affectionne plus particulièrement ce commissaire du peuple.
– Passe ! Ensuite ?
– Ensuite, il a demandé qu’on évitât de placer l’un à côté de l’autre. T... et Djerzinsky, qui ne se peuvent sentir...
– Mais, dis donc, c’est fort intéressant ce que tu m’apprends là ! Et pour quelle heure est-il, ce souper ?
– Pour le quart avant minuit.
– Tchort 8 ! C’est tout à fait régence ! Et connais-tu le nom du maître d’hôtel qui servira ces messieurs ?
– Il n’y en aura pas, paraît-il.
– Comment cela ? Ils se serviront eux-mêmes ?
– Point ! Après les « zakouskis 9 », les mets seront placés sur des chauffe-plats ou des réchauds, et nul ne devra entrer dans le cabinet particulier avant que d’être appelé...
– Pas mal imaginé ! Mais, dis-moi, n’existe-t-il pas un moyen quelconque d’assister à ce souper... sans que nul ne s’en doute ?
Le maître d’hôtel eut un nouveau sourire :
– Vous pensez bien, fit-il, que, si ce moyen n’existait pas, je me serais bien gardé de venir vous déranger.
– Bon ! Alors, en route !
– Oui, mais certaines précautions s’imposent. On n’entre point chez nous comme dans un moulin. Et puis, il y a les tchékistes...
– En effet ! Comment faire, alors ?
– Voilà ce que j’ai imaginé. Chez nous, comme dans la plupart des restaurants datant de l’ancien régime, il existe encore des « voyeurs »...
– Qu’est-ce que cela ?
– Les « voyeurs » sont des ouvertures pratiquées soit dans les murs, derrière la tapisserie ; soit dans les plinthes des cabinets particuliers. Ces ouvertures permettaient autrefois, aux agents de l’Okhrana 10, d’assister, sans être vus, à ce qui se passait dans ces cabinets et d’écouter ce qui s’y disait. Mais cela, chez nous tout le monde l’ignore, puisque le nouveau patron a fait maison nette, ne gardant à son service que le chef sommelier et moi. Or, sans appartenir officiellement à notre organisation, le chef sommelier, qui ne peut souffrir les bolchevistes, est, moralement, un des nôtres ; il est acquis à nos idées.
– Tu en es sûr ?
– J’en suis certain. C’est pourquoi je lui ai demandé de m’autoriser à amener un mien parent qui, ne connaissant aucun des maîtres actuels de la Russie, « serait bien content de pouvoir les admirer » dans l’intimité.
« Comme il est loin d’être bête, il a compris à demi-mot et, tout en souriant, m’a donné l’autorisation que je sollicitais.
– De sorte que...
– De sorte que, en passant par la sommellerie, – si toutefois l’accès en est encore libre, – nous pourrons, empruntant l’escalier de service intérieur, parvenir dans une pièce de débarras d’où, grâce à un « voyeur », vous pourrez assister au souper de ces messieurs !
Nous partîmes aussitôt et, moins d’un quart d’heure plus tard, grâce à la complicité du sommelier, – qui, depuis, est devenu l’un de nos affiliés les plus actifs, – grâce aussi à l’esprit d’initiative du maître d’hôtel, j’avais franchi les barrages de gardes rouges, forcé ceux installés par les tchékistes à l’intérieur du restaurant et, commodément installé à ce merveilleux poste d’écoute qu’était le « voyeur », je pus assister, en toute tranquillité, au souper en question.
« Je devais apprendre de formidables secrets. »
– Vraiment ?
– Je vais vous en faire juge. À peine avais-je pris place à mon poste que je vis entrer dans le cabinet particulier, précédé par Chiltatchitche, qui lui en faisait les honneurs, le « grajdanine 11 » Voukharine.
– Voukharine ! Mais n’est-il point l’éditeur actuel de la « Pravda » ?
– Non seulement il en est l’éditeur, mais il en est aussi le directeur et le principal rédacteur. C’est lui qui préside à cet infernal « bourrage de crânes » grâce auquel on a réussi à faire croire aux ouvriers étrangers que notre malheureux pays était devenu le paradis des prolétaires.
« Quoi qu’il en soit, Voukharine, dès qu’il fut entré dans le cabinet particulier, jeta autour de lui un coup d’œil circonspect et, s’étant rendu compte que nulle oreille indiscrète n’était à proximité, demanda à Chiltatchitche :
– Eh bien ! Et cette mission ?
– Intéressante, mais infructueuse quant aux résultats. Elle est trop bien gardée. Il est impossible de l’approcher.
– Elle existe donc ?
– Aucun doute n’est possible ! Je vais, d’ailleurs, rendre compte tout à l’heure, devant tous, à Djerzinsky, du travail que j’ai accompli à Berlin. Vous verrez que cela n’a rien eu de bien réjouissant...
« À ce moment, Chiltatchitche s’interrompit, car la porte s’ouvrait, donnant passage à Djerzinsky, qu’accompagnaient T..., V..., T... et L... Je les cite non dans l’ordre de préséance, mais dans l’ordre d’arrivée. Quelques minutes après arrivaient à leur tour, Belnikov, chef de la section d’Extrême-Orient au Commissariat des Affaires étrangères ; Zougatcheff, sous-chef de l’État-major de l’Armée rouge ; Enouvidze, secrétaire du Comité exécutif de l’Union des Républiques soviétiques, et deux personnages inconnus, mais que, par la suite, je sus s’appeler Ouerchelmann et Vorissoff, et être deux hauts fonctionnaires du Commissariat des Affaires étrangères.
« Après les compliments d’usage, ils prirent place autour de la table, sur laquelle, conformément aux ordres donnés par Chiltatchitche, avaient été placés les plats sur des réchauds.
« Quand le maître d’hôtel fut parti, je vis Keterson, l’actuel commandant du Kremlin, disposer son service d’ordre dans le couloir, puis fermer la porte à double tour.
« Aussitôt, la conversation s’engagea. »
– Eh bien ! Quoi de neuf ? s’informa Djerzinsky, en s’adressant à Chiltatchitche.
Ce dernier tira de la poche intérieure de sa blouse un portefeuille qu’il posa devant lui, sur la table, et, sans perdre pour cela un coup de dent, il commença :
– Tout d’abord, un fait indéniable : la grande-duchesse Anastasie est vivante !
– La preuve ? gronda Djerzinsky, que cette déclaration sembla sidérer.
– La preuve, ou plus exactement les preuves, les voici, reprit Chiltatchitche :
« Elles sont de deux ordres : preuves photographiques et preuves documentaires.
« Quels sont ceux d’entre vous qui connaissent « de visu » la grande-duchesse ? »
– Moi ! répondirent à la fois Ouerchelmann et Voukharine.
« Sans ajouter un mot, Chiltatchitche leur tendit une série de deux photographies.
« Les deux hommes s’inclinèrent et, l’un après l’autre, déclarèrent :
– C’est bien elle !
– Vous en êtes sûrs ? reprit Djerzinsky.
– Au point de n’en pouvoir douter ! répondit Voukharine, tandis que l’autre approuvait de la tête.
– Bien ! continua Chiltatchitche. Puisque nous sommes d’accord sur ce point et qu’aucun doute n’est possible, je vais passer aux preuves documentaires :
« Quand je suis arrivé à Berlin, mon premier soin a été d’essayer de m’introduire dans la clinique où est soignée la grande-duchesse.
– Quelle est cette clinique ? s’informa Djerzinsky.
– La clinique du Dr Mommsen. J’ajoute immédiatement qu’il me fut impossible d’y pénétrer. La police allemande fait trop bonne garde. Quand je dis la police allemande, encore faut-il que je précise qu’il ne s’agit pas de la police de sûreté, mais des agents de la section privée, c’est-à-dire des agents dépendant directement de S...
– Connaissez-vous les noms de ces agents ? interrompit Ouerchelmann, que T..., dès lors, ne quitta plus des yeux.
– Je ne les connais pas tous, mais j’ai pu en repérer plusieurs et, parmi eux, Hermann Solf, Grunbach, Storn et von Krebs.
– Diable ! Ce sont les maîtres du service !
– Ce fut mon impression dès l’abord. Aussi, je n’insistai pas outre mesure, certain d’avoir des renseignements par ailleurs. Voici les résultats que j’ai obtenus :
« Gruber, notre agent sédentaire à la Wilhelmstrasse, m’a communiqué le dossier concernant la grande-duchesse. Il se compose de cinq pièces essentielles :
1o Une lettre de l’impératrice douairière de Russie qui, de Copenhague où elle réside actuellement, informe le Dr Mommsen qu’elle prend à sa charge les frais nécessités par le traitement de la maladie de Mme Doritsky. (C’est ainsi que s’appelle actuellement la grande-duchesse.)
2o Une lettre du grand-duc Ivan Ivanovitch, s’informant confidentiellement auprès du président du Reich, Hindenburg, de la personnalité véritable de Mme Doritsky.
3o Un passeport délivré à Mme Doritsky, par les autorités lithuaniennes de Vilna.
4o Une note de S..., demandant au colonel Vicolaï, chef du service d’espionnage allemand, de veiller strictement et personnellement à la sécurité de Mme Doritsky.
5o Une lettre du Dr Mommsen, sorte de rapport médico-légal, adressée à S..., et dans laquelle le célèbre praticien, se basant sur les tares de la grande-duchesse Anastasie, établit leur concordance parfaite avec celles qu’il a retrouvées chez Mme Doritsky.
À l’énoncé des résultats de l’enquête faite par Chiltatchitche à Berlin, Djerzinsky et ses amis se regardèrent, atterrés.
– Comment, diable ! s’écria enfin ce dernier, Yourovsky et Ermakoff, qui avaient été chargés par moi d’anéantir la famille impériale, ont-ils fait pour laisser échapper cette « garce-là » ?
– Je n’en ai pas la moindre idée, répondit paisiblement Chiltatchitche. Mais, si vous tenez à le savoir, rien de plus facile : je les ai priés de se tenir à votre disposition.
– Où cela ?
– À la Loubianka no 2.
– Parfait ! Ils vont savoir de quel bois je me chauffe ! On n’a pas idée d’une maladresse pareille. Voyez plutôt dans quel pétrin ils nous ont mis !
– Et je n’ai pas tout dit, reprit Chiltatchitche.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Écoutez :
Où Chiltatchitche dit de cruelles vérités
à Djerzinsky.
– J’ai la preuve formelle qu’un des chefs du Conseil suprême de la Marine est au courant de l’affaire – de toute l’affaire – et que, trahissant son mandat, il a pris ses dispositions pour placer sur le trône restauré de Russie la grande-duchesse Anastasie.
– Quel est le nom de ce traître ? interrogea Djerzinsky.
– Kasatchochekoff !
– L’ancien président de la République soviétique d’Extrême-Orient ?
– Lui-même !
– Voyons ! Ce n’est pas possible ! Nous l’avons comblé de faveurs. Dernièrement encore, je l’ai nommé membre du Conseil suprême des Économies...
– Je sais ! je sais ! interrompit Chiltatchitche. Mais je sais aussi – car je le surveille depuis longtemps – qu’il a doté de nombreux membres de sa famille de postes rémunérateurs et, qui plus est, de postes où ils sont en posture de tout voir et de tout entraver. Je vais même plus loin : j’affirme que la désorganisation actuelle de notre réseau ferré lui est due ! J’affirme que cet homme – auquel vous avez donné toute votre confiance, Djerzinsky – n’a jamais cessé de vous trahir. J’affirme qu’il est en relations directes avec S... et que tout ce qui se dit au sein du Sovnarkom est, par ses soins, immédiatement porté à la connaissance du ministre des Affaires étrangères d’Allemagne.
– Voilà ce qu’il faudra prouver, gronda Djerzinsky.
– Je le prouverai en temps et lieu. Et je n’hésite pas à jouer ma tête contre celle de Kasatchochekoff, mais à une condition : c’est que, tout de suite, à la minute, il soit arrêté et que je sois chargé de perquisitionner chez lui, chez ses parents et chez ses partisans.
Djerzinsky consulta de l’œil ses amis et, certain de leur approbation, il appela :
– Keterson !
Le commandant militaire du Kremlin se présenta aussitôt et, après avoir salué, se figea dans la position du « garde à vous ».
– Péters est-il là ? lui demanda Djerzinsky.
– Je m’entretenais précisément avec lui, quand vous m’avez appelé.
– Veuillez le prier de venir me parler.
Une minute plus tard, Péters, l’être immonde et féroce qui, en fait, est le chef des bourreaux de la Tchéka, fit son entrée dans le cabinet particulier.
Vêtu d’un complet de cuir noir, coiffé de la casquette conique ornée d’une étoile rouge qu’affectionnent particulièrement les tchékistes, avec, à la ceinture, un pistolet automatique « parabellum », il était sinistre...
– Tu connais Kasatchochekoff ? interrogea Djerzinsky.
– Parfaitement bien.
– Tu vas le mettre immédiatement en état d’arrestation !
– Où faudra-t-il le conduire ?
– Chez nous, à la Loubianka. Tu le mettras au no 36.
– Bien ! Ensuite ?
– Ensuite, tu reviendras te mettre à ma disposition...
Et, son regard torve se posant sur Chiltatchitche, Djerzinsky ajouta :
– Il est possible que tu aies une autre arrestation à effectuer ici même...
Mais Chiltatchitche, prenant l’offensive :
– Crois-tu donc me faire peur ? citoyen commissaire. Et penses-tu que la menace suspendue sur ma tête m’empêchera de faire mon devoir en révélant ici-même, et, si cela ne suffit pas, devant le soviet de Moscou, que tu t’es trompé et que tu t’entoures de faux amis.
– Silence ! hurla Djerzinsky.
– Silence ? Pourquoi silence ? Ne sommes-nous donc plus des citoyens libres, dans un pays libre ? Et que dirais-tu si, à mon tour, je t’interdisais la parole ?
Puis, s’animant, Chiltatchitche poursuivit :
– De ce que tout le monde – Lénine le premier – tremble devant toi, il ne faut pas inférer que tu as le droit de parler et d’agir en maître. Au-dessus de toi, il y a l’Idée ! Et, celle-là, ni toi, ni personne n’a le pouvoir de l’abattre.
« Or, par ta faute, l’Idée est mise en péril. Non seulement tu n’as pas su choisir les hommes chargés « d’éliminer » la famille impériale, mais tu as prodigué ta confiance à des espions et à des traîtres !
« Et, puisque l’heure des explications est venue, laisse-moi t’exposer toute ma pensée...
– Soit, concéda Djerzinsky. Explique-toi !
– Toute ta politique, reprit Chiltatchitche, est dominée par le dévouement aveugle que tu ne cesses de manifester à la Wilhelmstrasse. Pour toi, l’Allemand est dieu ! Or, – et il faut bien que tu le saches, – nous sommes quelques-uns à penser que tu te trompes. L’Allemagne, certes, nous a été utile. Mais il faudrait être fou – et ce n’est pas ton cas ! – pour admettre que, si elle nous a aidés à abattre le tsarisme, c’est uniquement pour nous permettre de lui succéder ! L’Allemagne hait la Russie. L’Allemagne n’a qu’une chose en vue : son propre intérêt. Et, que tu le veuilles ou non, le jour où nous aurons cessé de plaire, elle nous brisera aussi facilement que je brise ce verre !
Ce disant, Chiltatchitche, ayant pris le verre qui se trouvait devant lui, le jeta à terre où il le broya sous son talon.
– C’est là un geste inutile, hasarda T...
– Peut-être ! reprit Chiltatchitche, mais ce qui n’est pas inutile, c’est de faire comprendre à Djerzinsky combien il se leurre s’il croit que l’Allemagne va l’autoriser à poursuivre en paix son œuvre de démolition.
– Une œuvre de démolition ! C’est ainsi que tu oses qualifier notre œuvre ! glapit L...
– Je suis capable de toutes les audaces, si elles doivent servir la « Cause » ! Oui ! nous avons tout démoli, tout détruit ! Du passé, plus rien ne subsiste ! Mais, si nous avons tout démoli, n’était-ce point pour tout reconstruire ?
– Certes ! firent plusieurs voix.
– Or, qu’avons-nous fait jusqu’ici ? Je vous le demande.
– Mais... commença L...
– Rien ! Nous n’avons rien fait ! trancha Chiltatchitche. Ou, plutôt, si : nous avons préparé le lit que, demain, viendra occuper la grande-duchesse Anastasie !
– Voilà du nouveau ! fit Djerzinsky.
– Oui ! Voilà du nouveau ! Et c’est pour t’apprendre cette nouveauté que je suis ici ce soir.
– Nous t’écoutons ! fit L..., résigné.
– À défaut de toute autre considération, – et, de cela, il faut que vous soyez persuadés, – votre intérêt exige, en effet, que vous m’écoutiez. Quelle est notre situation à l’heure actuelle ? Nous avons supprimé l’élite. Nos techniciens, qu’il s’agisse de militaires, d’ingénieurs, de savants, d’industriels, ont disparu. Par qui, Djerzinsky, les as-tu remplacés ?
– Par des techniciens allemands.
– Je ne te le fais pas dire ! Et, alors, parce que tu as mis, à la place de techniciens russes, des techniciens allemands, tu t’imagines que la Révolution – notre Révolution – a atteint son but et qu’elle est sauvée.
« Au vrai, – et c’est là ce contre quoi je m’élève, – tu nous as livrés, pieds et poings liés, à l’Allemagne ! Tu as fait de la Russie une terre de colonisation allemande. Et ce que j’avance est tellement vrai que, si, aujourd’hui pour demain, tu décidais d’expulser ces Allemands dont nous sommes infestés, ces Allemands qui nous oppriment et nous haïssent, toute ton œuvre tomberait à plat, car tu n’aurais personne pour diriger tes usines d’État, tes chemins de fer d’État et ton armée rouge d’État !
– Pardon ! fit T... Les régiments de l’armée rouge sont commandés par des Russes.
– Certes ! Mais par des Russes que doublent des Allemands. Et, quand un chef de régiment, de brigade ou de division prend une décision, pour que cette décision soit valable, il faut qu’elle soit entérinée par l’officier allemand commandant en second ! Ose donc me démentir !
Et comme T..., gêné, baissait la tête :
– Il n’y a vraiment pas là de quoi se poser en triomphateurs ! Et je vous trouve hardis quand, pour les besoins de notre propagande à l’extérieur, vous vous comparez à Robespierre, Danton ou Marat. Ceux-là n’appelaient pas les étrangers – et quels étrangers ! – à leur secours : ILS LES FOUTAIENT DEHORS !
Visiblement, Chiltatchitche avait conquis son auditoire. Haletants, les yeux fixés sur lui, les commissaires du peuple l’écoutaient en silence.
Bientôt il reprit :
– Et, alors, qu’arrive-t-il ? Ceci : tandis que, tels des serins en cage, vous tournez en rond, tentant, vainement d’ailleurs, de trouver une issue pour recouvrer votre liberté, les Allemands, eux, agissent.
« Savez-vous quelle est, à l’heure actuelle, l’idée maîtresse de la Wilhelmstrasse ? Oh ! elle est bien simple ! Elle est même si simple que je suis surpris qu’elle ne vous soit pas encore venue à l’esprit. Voyons, T..., toi qui, par tes fonctions, es à même de savoir tout ce qui se passe à l’étranger, tu ne pressens pas le jeu actuel de S...
– Ma foi, non ! Je ne vois pas.
– Tu ne vois pas qu’il songe à donner en mariage, à l’un quelconque des princes allemands, la grande-duchesse Anastasie ; après quoi, il restaurera le trône des Romanoff pour y installer les nouveaux époux !
– C’est vite dit !
– Et ce sera encore plus vite fait, si vous n’y prenez garde ! Car, non seulement, par suite de la politique de Djerzinsky, les Allemands sont les maîtres chez nous, mais aussi, ils ont su s’attacher par de multiples liens, tous plus solides les uns que les autres, des milliers et des milliers de fonctionnaires soviétiques.
– Diable ! Voilà qui est grave ! convint L...
– D’autant plus grave que le danger est imminent ! Kasatchochekoff, que tout à l’heure j’ai livré à votre justice, n’est pas un traître isolé. Il a créé toute une organisation contre-révolutionnaire qui sape les bases mêmes du régime...
– Celui-là, son compte est bon ! fit Djerzinsky.
– J’ose l’espérer !
– Et c’est à Berlin que tu as fait toutes ces belles découvertes ? demanda T...
– C’est à Berlin, où, fort heureusement pour nous, j’ai su me concilier...
– Alors, selon toi, interrompit T..., il y aurait, au sein du Gouvernement allemand, des gens qui songent à asservir la Russie ?
– Oui ! Et j’en fournirai la preuve.
– Je ne t’en demande pas plus.
Et, se tournant vers Djerzinsky, T... reprit :
– J’estime que nous avons entendu tout ce qui devait et pouvait être dit ici. En conséquence, je demande que le Conseil des Commissaires du peuple se réunisse immédiatement, aux fins d’entendre les explications complémentaires de notre camarade Chiltatchitche.
Il en fut ainsi décidé, et cet extraordinaire souper prit fin.
Kharassoff se pencha sur son dossier et, me tendant un document, reprit :
– Voici, ainsi que vous pourrez vous en rendre compte, le procès-verbal de cette réunion. Il est contresigné par les deux témoins qui, comme moi, y assistèrent incognito : le maître d’hôtel Dorovenko et le sommelier Chalguine.
Je parcourus le document, puis je demandai à Kharassoff :
– Et, après que fîtes-vous ?
– Après ? Je rendis compte de l’incident au colonel Petrovitch, qui me chargea d’aller en vérifier sur place, à Ekaterinbourg d’abord et à Berlin ensuite, l’exactitude.
– Et que devint Kasatchochekoff ?
– Traduit en conseil de guerre, il fut reconnu coupable, condamné à mort et fusillé !
– Au fond, il ne l’avait pas volé !
– Vous pouvez même dire que c’est la seule chose qu’il n’ait pas volée !
– Et Chiltatchitche ?
– Oh ! lui, il s’est tiré d’affaire ! Il est même, devenu, ainsi que je vous l’ai dit, un des fonctionnaires les plus en vue du régime... D’ailleurs, puisque, dès demain matin, vous devez vous présenter à la « Vierge Rouge », il est probable que vous le rencontrerez chez elle.
– Ah bah ! Ils se fréquentent donc ?
– Mieux que cela : ils dorment ensemble !
– Un collage ?
– Non pas ! Une association.
– Contre qui ?
– Permettez-moi de vous en laisser la surprise.
La surprise...
Elle fut de taille, la surprise que j’éprouvai le lendemain matin.
Jugez-en plutôt :
Où je pénètre dans l’antre de la Tigresse.
Conformément aux instructions qui m’avaient été données par Budienny, je me présentai, le lendemain matin, vers 9 heures, chez Konstantinowna-la-Rouge.
La Tchéka, qui récompense fort bien ceux qui la servent, avait fait des folies en faveur de la célèbre espionne. Non seulement elle l’avait dotée d’un hôtel princier, mais encore, cet hôtel, aménagé par ses soins, regorgeait de meubles anciens, d’œuvres de maîtres, de bibelots rares, de tapisseries magnifiques... volés ailleurs.
Une nombreuse domesticité assurait le service – Ô communisme ! voilà bien de tes coups ! – qui me parut fort bien fait.
Les suisses étant supprimés (à ce qu’ils prétendent), je fus reçu par un portier monumental qui me fit conduire, par un groom en livrée noir et or, auprès d’un intendant à l’aspect digne et majestueux : un intendant tout à fait ancien régime...
Il daigna abaisser sur moi, chétif et minable, son regard, et s’enquit :
– Que puis-je pour toi, camarade ?
Je faillis lui rire au nez, tellement me parut drôle cette appellation en un tel lieu...
Fort heureusement, je me souviens à temps que, en Russie, – où tout n’est que camouflage, – elle était de rigueur, et, du mieux que je pus, je lui exposai comment et pourquoi j’étais attendu par sa patronne.
Je le vois encore, dressant vers le ciel ses bras boudinés...
– Comment ! s’écria-t-il, encore un nouveau chauffeur ! Mais, alors, qu’a-t-elle bien pu faire de l’autre ?
Naturellement, cette exclamation n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd...
Prenant mon air ingénu, je m’informai :
– De quel AUTRE s’agit-il, camarade ?
Le bougre devait être « à la page » car, me jetant un coup d’œil soupçonneux :
– La curiosité, déclara-t-il, est un bien vilain défaut... surtout dans une maison comme celle-ci ! L’ignorerais-tu, par hasard ?
– Non pas ! Mais je serais au désespoir de prendre la place d’un autre, et...
– Ne t’inquiète pas du sort de ton prédécesseur, fit-il en se radoucissant. Il est probable que, là où il est, il ne doit plus avoir besoin d’une « place », comme tu dis. Il est même possible qu’il ait « une place » de tout repos...
Décidément, la conversation de ce brave homme s’avérait pleine d’intérêt...
– S’il en est ainsi, repris-je, tant mieux, car, chez nous, – au soviet des chauffeurs, veux-je dire, – on ne plaisante pas sur les questions de solidarité.
L’intendant me regardait d’un air amusé et semblait se demander :
– Ah ça ! à quelle espèce d’animal ai-je affaire là ?
Sur quoi, et voyant que « ça rendait », je risquai une déclaration de principes, à laquelle j’ose croire que Djerzinsky lui-même n’aurait rien trouvé à redire, et je conclus, – à la grande joie de mon interlocuteur :
– J’ignore, camarade, si tu fais de la politique et si, cela étant, tu es bolchevik, menchevik ou sans-parti ; mais, ce que je ne saurais ignorer, c’est le devoir de solidarité que j’ai à remplir envers mes camarades, ce qui me confère le droit de...
– Laisse donc tes camarades en paix, m’interrompit-il en riant de plus belle, et tâche, si tu veux être tranquille ici, de perdre l’habitude de faire des discours et d’invoquer, à tout bout de champ, tes droits et tes devoirs. C’est bon pour les braillards de la rue, ces histoires-là ! Ici, tu n’as qu’un droit : celui de te taire !
Et comme, entrant dans la peau de mon rôle, je feignais un profond étonnement, il poursuivit :
– Et sache que tu n’as plus également qu’un devoir : plaire à Mademoiselle !
Sur quoi, m’ayant toisé des pieds à la tête, il reprit :
– Maintenant que te voilà prévenu, viens avec moi au magasin, que je te donne une livrée...
– Une livrée ! m’exclamai-je. Mais je ne suis pas un domestique !
– Tu n’as tout de même pas la prétention de conduire la « patronne » revêtu du costume que tu portes actuellement ! Ce serait du propre !
– Elle est donc si grande dame que cela ? Et faut-il mettre des gants pour lui parler ?
Du coup, le brave homme faillit se fâcher...
– Écoute ! fit-il. J’ai un conseil – et un bon conseil, tu peux m’en croire – à te donner. Ici, il convient de filer droit, sans quoi...
– On ne me mangera pas tout cru, j’espère ! fis-je en riant à mon tour.
– Non, certes ! Mais « Mademoiselle » en a « dressé » de plus malins que toi, et...
– Bah ! on verra bien ! Et où est-elle, cette livrée, puisque livrée il y a ?
– Viens avec moi. Tu choisiras celle qui te conviendra le mieux. Malheureusement, ce ne sont pas les livrées qui manquent... Il est passé tant de chauffeurs dans cette maison, depuis quatre ans, que tu trouveras aisément ce qu’il te faudra dans leurs défroques...
– Diable ! il en est passé tant que cela ? Mais, alors, la place n’est pas sûre ?
– Heu !... Cela dépend comme on l’entend. Le tout, je te le répète, est de plaire à « Mademoiselle ».
– On essaiera.
– J’entends bien ! Mais elle est fort difficile. Et puis, elle n’aime pas qu’on mette le nez dans ses affaires.
– Je comprends cela.
– Oui ! D’ailleurs, c’est plus prudent...
La conversation, pour l’instant, en resta là.
Néanmoins, tout en me rendant au magasin en sa compagnie, je ne pus m’empêcher de méditer les conseils que venait de me donner l’intendant.
À moins de ne pas comprendre ce que parler veut dire, il était clair pour moi, désormais, que la Vierge Rouge se débarrassait de ses chauffeurs dès qu’ils avaient cessé de plaire, ou dès que, trop au courant de ses louches menées, ils devenaient gênants.
La perspective qui s’offrait à moi n’avait évidemment rien de particulièrement agréable. Mais, étant donné le but à atteindre, aucune hésitation n’était permise, quoi qu’il en pût résulter de fâcheux.
Aussi bien, ne m’étais-je pas tiré de situations autrement difficiles... ?
Ayant choisi un costume relativement propre, – tout est relatif en Russie, à l’heure actuelle, et il convient de ne s’étonner de rien, – je l’essayai. On l’eût dit fait pour moi.
C’est d’ailleurs ce que ne manqua pas de constater l’intendant, qui ajouta, en poussant un soupir :
– Si ce pauvre Serge – celui précisément pour qui a été faite cette livrée – avait bien voulu écouter mes conseils, il serait encore là ! Mais c’est jeune, ça n’en veut faire qu’à sa tête, et alors...
– Et alors ?
– Alors, il arrive... ce qui doit arriver !
– Quoi donc ?
Hochant la tête, l’intendant répondit tout bas :
– Puisses-tu ne pas l’apprendre à tes dépens !
Et comme je souriais :
– Lui aussi souriait, reprit-il ; lui aussi se moquait de moi, me prenant pour une vieille bête. Et puis, un beau jour, le malheur est arrivé !
– Dites donc ! m’écriai-je, ce n’est guère réjouissant, ce que vous me racontez depuis une heure ! Et j’ai bien envie de « laisser ça là », comme nous disions au front français. En voilà une boîte ! On n’y entend parler que de malheurs.
Mais, déjà, le brave homme s’était élancé vers moi et, plaçant l’une de ses mains sur mes lèvres, il me dit en baissant la voix :
– Je vous en supplie, taisez-vous ! Pourvu qu’il ne soit pas trop tard et qu’on ne vous ait pas entendu !
– Et puis après ? répondis-je en desserrant doucement son étreinte. Croyez-vous vous trouver en face d’une poule mouillée ?
– Je suis persuadé du contraire, camarade. Mais, ici, le courage ne sert à rien : mieux vaut courber l’échine et filer droit.
Et, après s’être rendu compte que personne n’avait pu saisir un mot de notre conversation, il reprit :
– Souviens-toi que, dans cette maison, le silence est d’or. Quoi que tu puisses voir ou deviner, garde-toi bien de l’aller répéter au dehors. Ta vie répond de ton silence !
Ce pendant, je m’étais vêtu. Quand j’eus terminé, l’intendant, tout en poussant un nouveau soupir, reprit :
– Allons ! viens ! Je vais te présenter à « Mademoiselle ». Dieu fasse qu’elle soit de bonne humeur et que rien, dans ton attitude, ne l’indispose contre toi !
Me plantant devant la glace, je vérifiai d’un coup d’œil si rien ne « clochait » dans mon camouflage. Je pus constater que j’étais absolument méconnaissable et qu’il eût fallu être doué du don de seconde vue pour repérer James Nobody sous le masque d’Ivan Kédroff.
Aussi, après avoir rectifié un détail de ma toilette, fait appel à mon sang-froid, je répétai, à mon tour :
– Allons !
Où je renoue connaissance
avec « la Vierge Rouge ».
Nous redescendîmes au rez-de-chaussée, où se trouvaient les appartements particuliers de « Mademoiselle », et, après avoir traversé une sorte de hall, nous arrivâmes devant un salon à la porte duquel se tenaient, en sentinelle, deux valets de taille gigantesque, vêtus d’une somptueuse livrée noir et or.
Dès qu’ils nous aperçurent, ils se placèrent devant la porte, avec l’intention évidente de nous en interdire l’accès, obstruant littéralement le passage.
L’un d’eux, me désignant du geste, demanda à l’intendant :
– Quel est celui-là ?
– Le nouveau chauffeur.
– Bien. Qu’il vide ses poches !
Je le regardai de travers, puis je déclarai :
– Il n’y a rien dans mes poches qui soit de nature à vous inquiéter. Et je ne vois pas à quoi rime cette exigence.
– Ça ne fait rien. Vide-les tout de même.
À quoi m’aurait servi de discuter avec des brutes pareilles ? Et puis ne valait-il pas mieux, afin de n’éveiller aucun soupçon, me prêter à cette nouvelle fantaisie ?
Je vidai donc sur une table, qui se trouvait à portée de ma main, le contenu de mes poches.
Les deux hommes suivaient attentivement chacun de mes gestes. Quand j’eus terminé, celui qui avait déjà pris la parole se tourna vers son collègue et lui intima :
– Maintenant, fouille-le !
– Bien, CHEF, répondit l’autre.
Et, avançant vers moi ses mains énormes, – de véritables mains d’étrangleur aux doigts en spatule, – il me palpa sur toutes les coutures avec une dextérité, un « métier », qui me révélèrent aussitôt le policier de carrière.
Quand il eut constaté que mes poches étaient vides et qu’aucune arme n’était dissimulée sur moi, il me lâcha comme à regret et, se tournant vers son chef, il déclara :
– Rien à signaler !
– Bien ! reprit l’autre.
Puis, m’adressant directement la parole, il s’enquit :
– Appartiens-tu à la Tchéka ?
– À la Tchéka ? Non pas ! Je suis inscrit au soviet des chauffeurs.
– Ce n’est pas suffisant. Pour être admis à « travailler » ici, il faut, de toute nécessité, que tu sois assermenté, et, par conséquent, il faut que tu appartiennes à la Tchéka. Tu devras donc te faire inscrire à la Loubianka no 2.
– Est-ce indispensable ?
– Indispensable ! D’ailleurs, dès que tes services auront été agréés par « Mademoiselle », je t’accompagnerai moi-même à la Loubianka.
– Pourquoi cela ? Je suis chauffeur et non pas policier. Aussi je ne vois pas...
– Là n’est pas la question ! De deux choses l’une : on est pour la Tchéka ou l’on est contre elle. Il ne saurait y avoir de milieu. Que choisis-tu ?
– Diable ! Je suis pour elle ! fis-je précipitamment.
L’homme se dérida et, me tendant la main :
– Allons ! Je vois que tu es un « type » intelligent et que tu comprends à demi-mot. On fera quelque chose de toi.
Et, s’effaçant, il dit à l’intendant :
– Maintenant, vous pouvez passer. Tout est en règle. D’ailleurs, « Mademoiselle » vous attend.
Ainsi qu’on le voit, « Mademoiselle » était bien gardée...
Se dirigeant vers une porte que masquait une magnifique draperie persane, l’intendant, ayant frappé dans ses mains, appela :
– Anouchka ?
Aussitôt, une accorte soubrette accourut.
– Voici le nouveau chauffeur, fit l’intendant. Veux-tu prévenir « Mademoiselle » et le lui présenter ?
– C’est que « Mademoiselle » est dans son bain, et je ne sais...
– Qu’à cela ne tienne ! interrompis-je. Si Mademoiselle ne peut me recevoir, je reviendrai tantôt. J’ai justement une course à faire dans le quartier et...
– Que se passe-t-il donc ? fit une voix qui me sembla provenir de la pièce voisine. Et d’où vient tout ce vacarme ?
– Mademoiselle, répondit la femme de chambre, c’est le nouveau chauffeur, qui vient se présenter à vous.
– Comment ! Il est déjà là ? Il est donc tombé du lit ! Dites-lui d’attendre une seconde.
La seconde dura une bonne demi-heure, ce qui me permit d’examiner avec soin la situation et de préparer mes réponses.
Du résultat de l’entrevue que j’allais avoir avec la « Vierge Rouge » dépendait, en effet, le succès de ma mission. Il convenait donc de ne rien laisser au hasard et, partant, de jouer serré. Et cela d’autant plus que l’adversaire s’avérait redoutable...
J’en étais là de mes réflexions quand la femme de chambre, soulevant la tenture, me dit :
– Veux-tu venir par ici, camarade ? Mademoiselle t’attend.
– Décidément, fis-je à part moi, ils sont tous « camarades » dans cette maison ! Mais quelle diablesse de camaraderie est-ce là ?
Je m’inclinai sans répondre et j’entrai dans un boudoir meublé à l’orientale, puis dans un cabinet de travail au centre duquel se trouvait un bureau surchargé de dossiers.
Des dossiers, d’ailleurs, il y en avait partout : sur les fauteuils, sur les chaises, sur les consoles. Il y en avait même qui, posés sur le sol, me parurent fort en désordre...
Sur le bureau, bien en évidence, se faisant face, se trouvaient deux bustes en marbre blanc : Lénine et Karl Marx.
Entre les deux bustes, faisant office de trait d’union, on voyait un encrier monumental, représentant un ouvrier terrassant l’hydre capitaliste, figurée par une pieuvre aux tentacules innombrables, et, derrière cet encrier, une femme.
KONSTANTINOWNA LA ROUGE !
Ma casquette à la main, je m’étais figé dans une attitude respectueuse, mais digne.
Il n’entrait pas dans mon rôle, en effet, de m’aplatir devant cette femme. Un chauffeur n’est pas un domestique : c’est un ouvrier. Et en Russie, théoriquement tout au moins, l’ouvrier est roi.
Cette royauté-là, on sait ce qu’en vaut l’aune. Mais, dans la situation où je me trouvais, – au vrai, il n’en était guère de plus terrible, – ce n’était pas à moi à la déprécier...
Gainée dans une robe d’intérieur en soie écarlate, avec, sur les cheveux, un bandeau de la même couleur, Konstantinowna me fixait intensément.
Se dressant soudain, elle vint vers moi et, toute souriante, me dit :
– Salut et fraternité ! camarade.
– Le salut soit sur toi ! répondis-je.
– Serais-tu-musulman ?
– Non. Je suis Géorgien.
– Ah ! De quelle tribu ?
– Djiguite !
– Ah ! Ah ! Djiguite, ce qui veut dire : brave et fidèle !
Je m’inclinai en souriant.
Bientôt elle reprit, après m’avoir longuement regardé :
– Sais-tu que tu es joli garçon et que, en t’apercevant au volant de ma voiture, toutes mes amies vont être jalouses de moi ?
Je m’inclinai derechef.
– Es-tu marié ? reprit-elle.
– Pas que je sache !
– Même pas à la mode soviétique ?
– Même pas !
– Ah ! Voilà qui est bizarre ! Pourquoi cette alliance, alors ? fit-elle en montrant la bague que j’avais au doigt.
– C’est l’alliance de ma mère.
– Tu as du cœur ?
Malgré moi, poussé par la nécessité de m’imposer à elle, et, aussi, par l’envie de la mystifier, je répondis, mais en français, cette fois, par la fameuse phrase du Cid :
« Tout autre que mon père l’éprouverait sur l’heure ! »
Qu’avais-je fait là ?
Je vis sa figure se rembrunir instantanément, ses yeux se charger de soupçon...
– Dieu me pardonne ! fit-elle, voilà que tu parles français ! Et tu cites des classiques !
– Quoi de surprenant à cela ? Budienny ne vous a donc pas prévenue que j’ai fait mon service militaire en France ?
– Si, mais, il ne m’a pas dit que j’aurais affaire à un professeur de langues, à un lettré ?
– N’exagérons rien ! En réalité, je ne suis qu’un pauvre mécanicien que la chance a assez bien servi jusqu’ici, et qui a eu l’extrême bonne fortune de vivre, au front, avec des camarades cultivés, lesquels ont quelque peu déteint sur moi. Voilà la vérité.
Cette explication ne parut la satisfaire qu’à moitié...
Me prenant par la main, elle me conduisit devant la baie vitrée et m’examina.
Pendant cette inspection, j’étais sur des charbons ardents...
– Comment t’appelles-tu ? fit-elle soudain.
– Ivan Kédroff.
Elle sembla chercher dans sa mémoire, puis eut un geste de découragement.
– C’est tout à fait curieux ! reprit-elle. Bien que ton nom ne me rappelle rien, il me semble t’avoir déjà rencontré dans la vie ! TA FIGURE ME DONNE L’IMPRESSION DU DÉJÀ VU !
– C’est possible ! N’existe-t-il pas un proverbe français pour prétendre que, seules, les montagnes ne se rencontrent pas ?
– Chose plus curieuse encore, le son de ta voix lui-même ne m’est pas inconnu ! OÙ T’AI-JE DONC DÉJÀ RENCONTRÉ ?
Où je subis l’avant-dernier outrage.
Bien que n’ayant plus un poil de sec, – cette femme, il convient de s’en souvenir, était une véritable tigresse, – je n’en demeurai pas moins impassible.
Mon calme parut l’impressionner favorablement, car bientôt je l’entendis murmurer entre ses lèvres :
– Une ressemblance, sans doute. Oui, mais à qui ressemble-t-il ?
Soudain elle s’exclama :
– Oh ! quelle idée !
Puis, se dirigeant vers son bureau, elle y prit un dossier qu’elle parcourut rapidement et duquel elle sortit une photographie.
Cette photographie, elle l’examina longuement, me jetant de temps à autre un bref coup d’œil, sans doute pour vérifier un point de comparaison...
Mais, déjà, j’étais fixé. En me penchant légèrement j’avais pu lire, en effet, sur la couverture de ce dossier, ces deux mots : JAMES NOBODY.
Donc, la photographie qu’elle avait entre les mains et qu’elle étudiait avec une attention passionnée NE POUVAIT ÊTRE QUE LA MIENNE !
La situation s’aggravait de minute en minute. Mais je suis ainsi fait que le danger m’attire. Loin de m’obnubiler, il décuple mes moyens d’action...
Ainsi qu’on va le voir, c’est l’excès même de mon audace qui me sauva. Je venais, en effet, de décider de jouer le tout pour le tout, quitte à essayer de me sauver quand même... ensuite.
Après m’avoir longuement examiné, je vis Konstantinowna-la-Rouge hocher dubitativement la tête de gauche à droite, puis je l’entendis murmurer :
– Évidemment, il y a certains points de ressemblance. Mais, tout de même, il n’aurait pas osé cela !
S’en venant vers moi comme pour éclaircir un dernier doute, et comptant, évidemment, sur un effet de surprise, elle me plaça brusquement MA PROPRE PHOTOGRAPHIE sous les yeux et me demanda, cessant de me tutoyer, cette fois :
– CONNAISSEZ-VOUS CET HOMME-LÀ ?
Je jetai un coup d’œil sur le document et, tout souriant, je lui répondis :
– Cet homme-là ? Je pense bien que je le connais ! Je ne connais même que lui ! C’EST JAMES NOBODY.
Du coup, elle fut démontée. Elle eut quelque peine à reprendre ses esprits, puis, ayant réussi à se dominer, elle s’enquit :
– Où, diable ! l’avez-vous connu ?
– Mais à Paris, où je l’ai « conduit » pas mal de fois. J’ai servi, en effet, au Cercle Volney, où fréquentait James Nobody, et il m’est arrivé bien des fois de le reconduire au Grand Hôtel, où il était descendu !
– Très exact ! fit-elle. Mais, alors, si vous le rencontriez dans la rue, par exemple, vous le reconnaîtriez facilement ?
– C’est-à-dire que je le reconnaîtrais entre mille personnes !
Et j’ajoutai avec un gros sourire :
– Mais je ne pense pas que cette éventualité se produise. Il n’est pas assez bête pour venir se faire prendre en Russie.
– En êtes-vous si sûr que cela ? J’ai tout lieu de penser, au contraire, qu’il est en Russie, à MOSCOU même, et que nous ne tarderons guère à entendre parler de lui.
– Ça, par exemple !
– C’est ainsi ! Et pour ta gouverne (tiens, elle reprend le tutoiement, pensai-je), sache que je suis spécialement chargée par Djerzinsky de le retrouver.
– Vous ? Mais, alors, vous êtes de la police ! fis-je, l’air effaré.
– Il n’est pas besoin d’être de la police pour faire son devoir ! Or, quel est le devoir actuellement ? Courir sus aux contre-révolutionnaires et aux espions, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent !
– C’est juste ! Le devoir est là.
– Aussi, comme Budienny t’a recommandé à moi, me vantant non seulement ton habileté professionnelle, mais aussi la sincérité de tes convictions communistes, je n’ai pas hésité à te prendre à mon service.
– Alors, vous m’engagez ?
– Oui ! mais à une condition.
– Peut-on savoir laquelle ?
– C’est que tu me seras dévoué jusqu’à la mort et que tu exécuteras, sans hésiter, les ordres que je te donnerai !
– C’est tout ?
– C’est tout et j’estime que c’est assez. Ainsi, par exemple, s’il nous arrive de rencontrer James Nobody et que je te donne l’ordre de l’abattre, il faudra immédiatement exécuter cet ordre.
– Oh ! ça, bien volontiers !
– Aurais-tu une « dent » contre lui ?
– Pas précisément. Mais, du moment qu’il vient ici, chez nous, pour essayer de nuire à la Cause, il n’y a aucun ménagement à garder à son égard.
– À ton avis, il mérite la mort ?
– IL MÉRITE LA MORT !
Elle se frotta les mains avec satisfaction, puis elle reprit :
– Je vais annoncer à l’intendant que je te prends définitivement à mon service. Il est probable que, sous peu, nous aurons à effectuer de concert un voyage aussi long que fatigant. Prends tes dispositions en conséquence, et tiens-toi prêt à partir d’un moment à l’autre.
– Bien ! Puis-je savoir de quelle marque est la voiture ?
– J’en ai plusieurs, mais, pour ce que nous avons à faire, je crois qu’il vaut mieux prendre ma « Mercédès » de sport. Avec celle-là, quelle que soit la voiture dont se serve James Nobody, nous serons certains de « tenir le coup ».
– Elle est carrossée en sport, dites-vous ?
– Oui ! Pourquoi ?
– Mais parce que, si c’est à la poursuite de ce James Nobody que nous allons, il me semble qu’à deux nous aurons bien du mal à nous emparer de lui !
– Tu crois ? fit-elle toute songeuse...
– Je ne le crois pas : j’en suis sûr !
« Rien n’est plus facile, évidemment, que d’abattre un homme. Mais j’estime que, si, au lieu d’abattre Nobody, on le prenait vivant, afin de permettre à Djerzinsky de l’interroger, cela ne nous vaudrait certainement pas un blâme !
Elle eut un sourire, puis :
– Sais-tu que tu es de bon conseil et que tu m’ouvres des horizons ! Le malheur est qu’il faut que nous fassions vite. Cela étant, il nous est impossible de nous embarrasser d’une escorte.
– Une escorte ? Pourquoi une escorte ? Je connais un homme qui, s’il voulait nous aider, vaudrait à lui tout seul autant qu’une escorte et même que dix James Nobody réunis.
– Oh ! oh ! sais-tu que tu as des relations intéressantes !
Je pris un air avantageux :
– Voilà comme je suis ! répondis-je.
La Vierge Rouge partit d’un éclat de rire. Évidemment, tout soupçon s’était effacé de son esprit et mon emprise sur elle s’affirmait.
Quand elle eut fini de rire, elle se tourna vers moi et s’enquit :
– Peut-on connaître le nom de ce phénix ?
– Quel phénix ?
– Ton ami. Celui dont tu me proposes le concours.
– Oh ! vous ne devez pas le connaître. Il a horreur de se mettre en évidence. N’empêche que, à la Tchéka, ils n’en ont pas beaucoup qui soient capables de « lui faire la barbe ».
– C’est un tchékiste ?
– Et un bon ! Il s’appelle Ismaïloff.
D’un bond, elle fut sur moi :
– Ismaïloff ? Le sous-chef de la IIIe section ? interrogea-t-elle.
– Lui-même.
– Comment ! Tu es un ami d’Ismaïloff et tu ne me le disais pas !
– J’ignorais que vous le connaissiez.
– Et toi-même, où l’as-tu connu ?
– Mais chez mon cousin Kriloff, dont il est l’ami intime.
– Alors, tu supposes qu’Ismaïloff est à Moscou en ce moment ?
– Je fais mieux que de le supposer : j’en suis sûr !
– Alors, nous sommes sauvés ! Et James Nobody n’a qu’à se bien tenir !
– C’est mon humble avis. Voilà pourquoi je me suis permis de vous suggérer de faire appel à Ismaïloff. Je crois que, lui aidant, nous allons faire du bon travail.
– Tu es un amour ! fit-elle. Et puis, tiens, il faut que je t’embrasse !
Et aussitôt, avant même que j’eusse pu réagir, elle me sauta au cou et me plaqua sur les joues deux baisers, qui, à défaut de toute autre qualité, avaient du moins celle d’être sonores....
Tandis que je me remettais de cette... alerte, elle ajouta :
– Je suis heureuse au possible. Non seulement je découvre un chauffeur qui est joli garçon, mais il se trouve que, par surcroît, ce joli garçon est un homme intelligent et bien élevé ! J’en connais qui vont rager ! Pourvu que ça dure !
– Et pourquoi voulez-vous que ça ne dure pas ?
Elle me jeta un long regard, puis, comme à regret, elle me confia :
– C’est que, vois-tu, quand je m’attache à quelqu’un – et je sens que je vais m’attacher à toi ! – il faut que ce quelqu’un soit à moi tout entier. C’est pourquoi, tout à l’heure, je t’ai demandé si tu étais marié. Si tu avais été dans ce cas, je ne t’aurais pas pris à mon service.
Et, comme je la regardais, effaré...
– Tu comprends ce que je veux dire, j’espère ?
– C’est-à-dire que je...
– C’est-à-dire qu’il pourra se faire que ton service de jour se double, auprès de moi... d’un service de nuit ! As-tu compris, cette fois ?
– Certes ! Vous avez d’ailleurs une façon de mettre les points sur les « I », qui ne laisse place à aucune équivoque...
– Et alors ? Ça te va ?
Comme bien on pense, cette proposition ne laissait pas de me troubler profondément. Jamais je n’aurais pu prévoir une affaire pareille. On m’avait bien dit que la Vierge Rouge était... aimante comme chausson. Mais de là à supposer qu’elle se jetait ainsi à la tête du premier venu, il y avait un abîme.
Décidément, je m’étais fourré dans un joli guêpier !
Et, chose plus grave, aucune hésitation n’était permise. La « dame », d’ailleurs, s’impatientait...
Aussi, la regardant bien en face :
– Ça me va ! répondis-je.
Elle s’en vint vers moi, frôleuse, et me donnant un nouveau baiser à pleines lèvres :
– Le contraire m’eût surprise ! fit-elle en riant. Joli garçon et belle fille ne sont-ils pas faits pour s’entendre ?
Que répondre à cela ?
Elle était évidemment logique... avec elle-même.
Je ne sais comment se serait terminée cette entrevue si Anouchka n’était venue l’interrompre.
Ayant frappé à la porte et l’autorisation d’entrer lui ayant été accordée, elle annonça :
– Le général Buchachevsky sollicite l’honneur d’un entretien.
– Buchachevsky ! Décidément, j’ai tous les bonheurs, aujourd’hui ! Qu’il entre !
Puis, se tournant vers moi :
– Ne t’éloigne pas, Ivan. Peut-être reprendrons-nous, tout à l’heure, cette conversation.
Et, comme je m’inclinais pour prendre congé, je l’entendis qui s’écriait :
– Bonjour, Bucha ! Viens m’embrasser, mon amour.
Son amour ?
J’étais déjà remplacé !
Je risquai un œil à travers le store et je la vis qui, aux bras de Buchachevsky, se pâmait déjà...
Où je vais de surprises en surprises.
Se doutant bien que l’arrivée du général Buchachevsky allait provoquer mon départ, l’accorte Anouchka, la femme de chambre de la « Vierge Rouge », m’attendait au seuil de la pièce voisine.
Dès que le store fut retombé sur moi, elle me demanda, toute souriante, avec un rien d’ironie :
– Eh bien ! camarade, es-tu satisfait de ton entrevue avec « Mademoiselle » ?
– Mais... oui ! Tout s’est bien passé.
– Tout ? insista-t-elle en accentuant encore son sourire ironique.
Je la fixai dans les yeux et, à mon tour, j’interrogeai :
– Pourquoi me demandes-tu cela ? Et en quoi mes faits et gestes peuvent-ils t’intéresser ?
Elle partit d’un éclat de rire, et, tout en se laissant choir dans un fauteuil qui se trouvait là, elle me répondit :
– Ils m’intéressent plus que tu ne le supposes, camarade ; ils m’intéressent même à un point que tu ne saurais imaginer !
Et comme je la regardais, surpris :
– Comment veux-tu, reprit-elle, que je fasse préparer la « chambre bleue », si je ne sais à l’avance qui, de toi ou de Buchachevsky, doit l’habiter ?
– La chambre bleue ?
– Eh oui ! La chambre bleue. La chambre destinée à l’amant en titre de « mademoiselle » ; la chambre contiguë à la sienne.
– Et qui te fait supposer que le choix de Mademoiselle se soit porté sur le général Buchachevsky ou sur moi ?
– C’est qu’il en est ordinairement ainsi quand arrive un nouveau chauffeur !
– Comment cela ?
– Mademoiselle ne t’aurait-elle pas exposé sa théorie sur le « service de nuit » auprès d’elle ? Et n’a-t-elle pas exigé de toi « un dévouement absolu à sa personne » ?
– Ah ! ça ! aurais-tu pour habitude d’écouter aux portes ?
La soubrette partit d’un nouvel éclat de rire, puis, redevenant sérieuse, et après avoir jeté autour d’elle un coup d’œil circonspect, elle reprit :
– Ainsi, elle a eu le toupet de te proposer de devenir son amant ! De quelle boue est-elle donc pétrie, cette mégère ?
J’avoue que, cette fois, je demeurai stupéfait.
Que, par suite d’un concours inouï de circonstances, je fusse parvenu à pénétrer – et comment ! – chez la Vierge Rouge, voilà qui, déjà, sortait de l’ordinaire. Mais que, chez cette dernière, qui, cependant, devait n’avoir à son service – étant donnée la nature de ses occupations – que des gens absolument sûrs et d’un dévouement à toute épreuve, se trouvât déjà une de ses adversaires politiques, voilà qui dépassait mon entendement...
– Dis-moi, fis-je en prenant mon air le plus sévère, – il pouvait s’agir d’un piège, après tout ! – crois-tu que « Mademoiselle » serait satisfaite si elle apprenait que tu la traites ainsi ?
Anouchka haussa les épaules, puis, après m’avoir jeté un long regard, posément me déclara :
– Je suis tranquille. Ce n’est pas toi qui iras me dénoncer. Tu as beau faire tes gros yeux et prendre ton air le plus méchant, il y a longtemps que je suis fixée sur ton compte !
– Ah bah ! Et comment cela !
– D’abord, tu n’a pas une tête de « mouchard ». Ensuite, je sais que tu ne t’es jamais appelé Kédroff de ta vie.
Décidément cette conversation s’avérait pleine d’intérêt...
– C’est sans doute ton petit doigt qui t’a appris cela ? Et alors, puisque, selon toi, je ne m’appelle pas Kédroff, peux-tu me dire quel est mon véritable nom ?
– Ton véritable nom, je le connais. Je sais, en outre, que, depuis que tu es arrivé en Russie, voilà deux fois déjà que tu changes de nom.
Bien qu’étant sérieusement troublé, car tout s’opposait à ce que je pusse admettre que, dans une maison comme celle où je me trouvais, figurât une affidée des contre-révolutionnaires, je fis semblant de prendre la chose en plaisantant.
– Sais-tu, fis-je en souriant, que, si quelqu’un t’entendait, tu pourrais me mettre dans une fort mauvaise situation !
– Certes ! répondit-elle. Mais, ici, nul ne peut nous entendre. Et, au surplus, apprends que je suis ici pour éviter précisément qu’il t’arrive rien de fâcheux !
Cette fois, c’en était trop ! De deux choses l’une, en effet : Ou Anouchka était une affidée de la Tchéka, – et, dans ce cas, elle m’apparaissait comme étant terriblement dangereuse, plus dangereuse peut-être que sa patronne elle-même, – ou elle appartenait à l’un des nombreux groupements contre-révolutionnaires opérant à Moscou...
Il ne pouvait y avoir de milieu.
L’important, pour moi, était de savoir – et tout de suite – pour le compte de qui elle travaillait.
Elle n’appartenait certainement pas à l’organisation blanche de combat, car, dans ce cas, le prince Kharassoff m’eût prévenu que, déjà, il y avait quelqu’un dans la place...
Vraiment, je me perdais en conjectures...
– Voyons, fis-je en la prenant par le poignet et en l’attirant contre moi, tu viens d’en dire trop... ou trop peu. Et, d’abord, où as-tu pris que je ne m’appelle pas Kédroff ?
Elle eut un sourire mutin, puis, tout bas, elle me dit, en fixant sur moi ses beaux yeux :
– Kriloff ne t’a donc pas prévenu qu’il avait ici une... cousine ?
– Kriloff ?... Une cousine ? m’écriai-je, complètement sidéré cette fois.
– Eh oui ! une cousine !
Elle précisa :
– C’est-à-dire – mais cela doit strictement rester entre nous – que je suis sa... cousine exactement comme toi tu es son... cousin !
Ainsi qu’on le voit, loin de s’éclaircir, la situation se compliquait à plaisir. Comment supposer, en effet, que Kriloff, sachant dans quel guêpier m’avait fourré Budienny, ne m’eût pas prévenu de l’existence de cette... cousine ?
La chose me parut à ce point invraisemblable que je me refusai à l’admettre.
En tout état de cause, il me fallait jouer serré, car, si Anouchka était une tchékiste – et rien ne me prouvait le contraire, – elle était vraiment de première force...
La mâtine jouissait visiblement de mon embarras.
Il est de fait que, si elle avait cherché à m’intriguer, elle y avait pleinement réussi.
Quoi qu’il en soit, il me fallait sortir de cette situation, qui, si elle n’était pas angoissante, était pour le moins ridicule...
Se rendant sans doute compte qu’elle avait exagéré quelque peu, Anouchka n’allait pas tarder à me tirer elle-même de cette cruelle incertitude.
Se libérant de mon étreinte, elle entrouvrit, l’une après l’autre, les deux portes de la salle dans laquelle nous nous trouvions, afin de s’assurer que nulle oreille indiscrète ne se trouvait aux écoutes, puis, revenant vers moi, elle me dit textuellement :
– Cette plaisanterie, mon cher Nobody, – ou, si vous le préférez, mon cher Varine, – a assez duré ! Je vous demande en grâce de ne pas me prendre pour une « collègue » de ma peu estimable patronne, mais bien pour ce que je suis réellement : une amie sincère et dévouée du prince Kharassoff et du colonel Alexandrovitch.
– Ça, par exemple !...
– Je comprends tout ce qu’a de surprenant pour vous cette affirmation. Il n’en demeure pas moins que, dès votre départ de Nice, j’ai été prévenue de votre prochaine arrivée à Moscou, et que, d’ordre du grand-duc Ivan Ivanovitch, je suis entrée en relations avec Kharassoff, afin de vous aider, de concert avec lui, dans l’accomplissement de votre tâche.
– J’avoue ne pas comprendre, car, en admettant même que vous soyez l’amie – ou la confidente – des personnes dont vous venez de citer les noms, vous ne pouviez tout de même pas deviner que j’entrerais en qualité de chauffeur au service de Mlle Konstantinowna.
– Cela, évidemment, je ne pouvais le prévoir. Mais, ce que j’avais prévu, c’est que, fatalement, elle et vous entreriez en contact ! De quelle façon se produirait ce contact ? Où aurait-il lieu ? Cela, c’était la part de l’inconnu. Mais, partant de ce principe que, étant donné l’homme que vous êtes, la Tchéka ferait tout pour vous arrêter, un corollaire s’imposait, celui-ci : LA TCHÉKA N’A QU’UN AGENT CAPABLE DE RÉUSSIR UN COUP PAREIL, ET CET AGENT, C’EST LA VIERGE ROUGE !
– Et alors ?
– Alors, c’est à cette dernière que je me suis attachée. Oh ! j’avoue que cela n’a rien de particulièrement agréable ni de bien palpitant ! Mais la « Cause » d’abord, n’est-il pas vrai ?
Et comme je la regardais, sans pouvoir articuler un mot, tellement j’étais ému, elle reprit :
– Somme toute, mon raisonnement était assez juste, puisque – et, ici, elle eut un sourire – la conjonction des deux astres s’est produite. Il reste à savoir ce qui en sortira...
– Il ne peut rien en sortir que de bon, avec une alliée de votre force. C’est égal, vous pouvez vous vanter de m’avoir donné chaud !
– À ce point-là ?
– Diable ! Mettez-vous un moment à ma place et voyez la frayeur qu’aurait pu vous causer une alerte pareille ! Enfin, tout est bien qui finit bien. Ce que je n’arrive pas à comprendre, par exemple, c’est pourquoi ni Kharassoff ni Kriloff ne m’ont averti de votre présence ici.
Anouchka eut un nouveau sourire, puis, simplement, elle me déclara :
– C’est que je leur avais défendu de parler.
– Vous leur aviez défendu...
– Oui ! Et formellement !
– Voilà qui me dépasse ! Et à quoi rime, je vous prie, ce mutisme ? Car, enfin, ce que, tout à l’heure, vous avez bien voulu qualifier de plaisanterie aurait pu fort mal tourner pour vous. Supposez que, me trompant du tout au tout, je vous aie prise pour une affiliée à la Tchéka...
– Eh bien ! Qu’auriez-vous fait ?
– Je l’ignore. Mais je vous aurais certainement mise dans l’impossibilité de nuire.
– Non ! car, d’un mot, j’avais la possibilité d’apaiser votre colère !
– Et ce mot, peut-on le connaître ?
Elle jeta autour d’elle un nouveau coup d’œil puis, s’approchant de moi, elle me dit tout bas, à l’oreille :
– Semper fidelis !
Cette fois, aucun doute n’était plus permis, car, seuls, les affiliés de haut grade connaissaient ce mot de passe. Je m’inclinai devant la jeune femme et, respectueusement, je m’enquis :
– Me ferez-vous la grâce, Madame, de m’apprendre à qui j’ai l’honneur de parler ?
Elle me regarda avec un sourire malicieux, puis me demanda :
– Y tenez-vous beaucoup ?
– J’y tiens essentiellement.
– Eh bien ! soyez satisfait : je suis la princesse Sonia Kharassoff !
– La femme de...
– Non ! Pas sa femme. Sa sœur, tout simplement.
J’étais à peine revenu de la surprise que je venais d’éprouver, car, si je m’attendais à un nom, ce n’était certes pas à celui-là, et j’avais à peine commencé à lui faire part de l’admiration que m’inspirait son dévouement à notre cause que je la vis, soudain, tressaillir.
D’un geste, elle m’imposa silence et, l’oreille tendue vers la porte qui donnait accès sur le hall, elle murmura :
– On vient ! Plus un mot !
Puis, enchaînant, elle reprit aussitôt :
– Je suis heureuse, camarade, que tes services aient été agréés par « Mademoiselle ». Je vais te conduire à l’intendant, afin qu’il te prenne en charge dès aujourd’hui...
– Ne te donne pas cette peine, Anouchka, fit une voix. Désormais, c’est moi qui vais me charger du camarade Kédroff.
Et nous vîmes apparaître l’un des deux tchékistes préposés à la garde de la Vierge Rouge.
– Alors, c’est entendu ! fit-il en s’adressant à moi ; tu fais partie de la maison ?
– Mais oui, camarade !
– Alors, si tu le veux bien, nous allons aller de ce pas rendre visite au camarade Péters, qui désire vivement faire ta connaissance.
– Et qui est le camarade Péters ?
Ma question eut le don de mettre en joie le tchékiste, mais je vis Anouchka pâlir affreusement...
– Comment ! reprit le tchékiste, tu ne connais pas le camarade Péters ?
– Ma foi non ! Et, au surplus, je ne tiens nullement à faire sa connaissance.
– Pas possible ! fit-il en riant de plus belle. Le malheur est que lui, au contraire, tient essentiellement à ce que tu lui sois présenté. Et, quand le camarade Péters désire quelque chose, le mieux est de lui donner satisfaction.
– Il est donc bien puissant, ton camarade Péters ?
– Puissant ? Je crois bien ! Après Dzerjinski et Menjenski, c’est lui qui est le maître de la Russie.
– Ah ! Bah ! Le maître de la Russie ! Voilà un beau grade, certes ! Et peux-tu me dire quelle est sa fonction ? demandai-je en riant, à mon tour.
Lors, le tchékiste, joignant les talons, la main à la visière de sa casquette, figé dans la position du salut, déclama, farouche :
– Péters est notre maître à tous ! Péters est le chef des troupes à la disposition spéciale 12 ! Péters commande la Tchéka !
Je compris alors pourquoi avait blêmi Anouchka.
Et, à mon tour, je me sentis blêmir...
Où je fais connaissance avec Shoukov,
le capitaine du « Vaisseau des Morts ».
Le siège de la Tchéka se trouve au no 2 de la rue Loubianka. L’immeuble, qui ressemble plutôt à une caserne qu’à un hôtel particulier, appartenait, avant la révolution, à un richissime marchand de blé, M. Owanesov, qui avait installé là ses bureaux et ses magasins.
Le bâtiment principal, celui où sont situés les bureaux du haut personnel de la Tchéka, est en bordure de la rue.
Mais, dans la cour intérieure, se trouve un autre immeuble, haut de cinq étages, qui, depuis la désaffectation de l’Institut Smolny, est devenu la principale prison d’État de la Russie bolcheviste.
Entouré d’ailes en retrait, ce dernier bâtiment est complètement isolé de l’extérieur, d’où nul ne le peut apercevoir.
Chaque étage comporte un nombre invraisemblable de cellules où grouillent des centaines de prisonniers jetés là pêle-mêle, dans la plus effroyable promiscuité, et destinés, pour la plupart, à la mort...
Je pus, en entrant dans la cour, me rendre compte d’un coup d’œil, que toutes les fenêtres de ce bâtiment étaient munies de fortes grilles en fer, et que certaines d’entre elles étaient pourvues de hottes en bois, destinées à intercepter l’air et la lumière...
Sans doute se trouvait-il dans ces cellules des prisonniers dangereux...
Je ne pus d’ailleurs pousser plus loin mes constatations, car un tchékiste, crasseux à souhait, vint prévenir mon « guide » que le « camarade » Péters allait nous recevoir.
Sur ses pas, nous entrâmes dans une pièce située à droite de l’entrée, sous la voûte, et que je sus plus tard avoir été autrefois le propre bureau de M. Owanesov.
Là, où naguère se vendait du blé, se détaillait, aujourd’hui, de la chair humaine...
Ainsi vont les choses en Russie.
Cette pièce, à la porte de laquelle veillaient deux sentinelles, était dans un état de saleté tel que je me demandai, dès l’abord, comment des êtres humains pouvaient vivre là...
L’ameublement était plutôt rudimentaire. Il se composait d’une table, d’une chaise et de plusieurs bancs.
Derrière la table, sur la chaise, se tenait assis un homme revêtu d’une sorte d’uniforme en cuir noir.
Manifestement, il était ivre.
Au moment où j’entrai, il procédait à l’interrogatoire d’un pauvre diable qu’encadraient une douzaine de tchékistes – tous plus sales les uns que les autres – et qui, complètement terrorisé, ne répondait que par monosyllabes aux questions qui lui étaient posées.
De toute évidence, il s’agissait là d’un minus habens, incapable du moindre forfait et dont le cas, d’après ce que je pus comprendre, relevait plutôt de la pathologie que de la justice.
Il n’en fut pas moins condamné à la colonisation forcée 13.
En attendant que prît fin cet interrogatoire ; – ou, plus exactement, cette parodie de justice, – je m’étais assis sur un des bancs, entre une jeune femme israélite, qui venait solliciter « un permis de communiquer », et un pope, inculpé de complot contre la sûreté de l’État.
Voici en quoi consistait ce complot.
Avant la révolution, il existait en Russie, dans la plupart dès immeubles situés dans les quartiers populaires, des niches pratiquées dans les façades et dans lesquelles on avait placé soit des icones, soit des statues de saints.
Depuis la révolution, – cela va de soi, – ces icones et ces statues avaient disparu et avaient été remplacées par des bustes de Lénine.
Les moujiks, gens simples, habitués à se découvrir et à prier devant les icones, continuaient à se découvrir et à prier devant les bustes de Lénine.
Il n’y a que la foi qui sauve, n’est-il pas vrai ?
C’est pour avoir refusé de les imiter que le pope était traduit devant le tribunal de la Tchéka, qui, ne l’oublions pas, juge en dernier ressort.
Ainsi qu’on le voit, ce complot se réduisait à fort peu de chose.
Mais c’est en vain que le pope essaya d’expliquer aux tchékistes que, bien qu’ayant été divinisé par ordre des soviets, Lénine ne figurait pas encore parmi les saints qui peuplent le paradis orthodoxe et que, cela étant, il n’était nullement tenu, lui, pope, de se découvrir et de prier devant son image.
Qu’avait-il osé prétendre là ?
Copieusement passé à tabac sous mes yeux, l’infortuné ecclésiastique fut ensuite traîné dans l’intérieur de la prison, par deux tchékistes avinés...
Vint ensuite le tour de la jeune israélite.
Elle expliqua au tchékiste que, son mari ayant été arrêté et condamné la veille à un mois de fers, pour avoir contrevenu à un arrêté réglementant la vente sur les marchés, elle se trouvait sans ressources, son mari ayant sur lui tout l’argent du ménage.
– Et que veux-tu que je fasse à cela ? interrogea le tchékiste.
– Je te demande l’autorisation de voir mon mari afin qu’il me permette de prélever, sur la somme déposée au greffe, l’argent nécessaire à ma subsistance !
Après une interminable palabre, cette autorisation fut refusée à la jeune femme, qui, accablée sous ce nouveau coup du sort, s’en alla tout en larmes.
Ces affaires ayant été liquidées, le tchékiste eut, enfin, le loisir de s’occuper de moi.
Après m’avoir toisé de la façon la plus inconvenante, d’un signe, il m’invita à venir près de lui.
Prenant ensuite une fiche sur la table, il la consulta et, soudain, me demanda :
– Quels sont les motifs qui t’amènent ici, et pourquoi as-tu demandé à parler au « camarade » Péters ?
Me tournant alors vers mon « guide », que la question qui venait de m’être posée semblait éberluer, je l’invitai à répondre à ma place.
– Camarade Strodsky, fit-il, en s’avançant vers la table, le « camarade » Ivan Kédroff n’a nullement demandé à être reçu par le « camarade » Péters !
– Alors ?
– Alors, c’est moi qui, agissant d’après les ordres de ce dernier, ai amené Kédroff ici, pour le lui présenter !
– Péters a demandé à voir Kédroff ? Voilà qui me semble bizarre ! En es-tu bien sûr, au moins ?
– Péters ne m’a pas demandé de lui présenter Kédroff personnellement. Il m’a simplement ordonné – et il s’agit là d’une consigne générale – de lui amener ici, immédiatement, tous ceux, hommes ou femmes, qui entreraient au service de Maria Konstantinowna !
– Ah bien ! fit Strodsky, je comprends. Il s’agit, d’après ce que je vois, d’une affaire de service intérieur.
– C’est cela même ! répondit, en riant, mon « guide », qui ajouta en me désignant :
– Comme le camarade Kédroff ignore encore la consigne no 9, peut-être convient-il, avant de le présenter à Péters, de le mener chez Soukhov ?
Cette proposition devait avoir quelque chose de particulièrement réjouissant, car elle fut accueillie par un éclat de rire général.
Ne sachant à quoi elle rimait, je demeurai impassible. Si je l’avais su, il est probable que j’aurais tout fait pour la combattre. On va voir pourquoi...
Quand il eut fini de rire, Strodsky déclara :
– Ta proposition mérite d’être retenue, mais, auparavant, je vais demander à Péters ce qu’il en pense.
Et, se levant, il sortit par une porte que dissimulait un paravent.
Son absence fut de courte durée, d’ailleurs, et, quand il revint, s’adressant à l’un des tchékistes qui se trouvaient là, il lui dit :
– Tu vas conduire le camarade Kédroff chez Soukhov. Mais, avant de le lui confier, spécifie bien qu’il ne s’agit ni d’un suspect ni d’un condamné, sans quoi il pourrait le recevoir comme s’il s’agissait d’un de ses clients habituels, c’est-à-dire fort mal !
– Bien, chef ! se borna à répondre le tchékiste, qui, d’un geste, m’invita à le suivre.
Nous sortîmes dans la cour et, après avoir tourné à droite, nous gagnâmes, par un escalier intérieur, le cinquième étage du bâtiment principal, non sans avoir été arrêtés à chaque palier par de nombreuses sentinelles, auxquelles, pour pouvoir passer, le tchékiste qui m’accompagnait dut donner le mot d’ordre...
Sur le palier du cinquième étage s’amorçait un long couloir que nous longeâmes de bout en bout.
Nous parvînmes, enfin, devant une porte sur laquelle était peint en rouge le chiffre 33.
Dès que le tchékiste eut frappé, cette porte s’ouvrit toute grande et nous entrâmes dans une sorte d’antichambre vide de meubles, mais abondamment garnie de tchékistes armés jusqu’aux dents.
Un de ces derniers, un gradé sans doute, vint s’informer auprès de mon « compagnon » des « motifs de notre visite ».
Après un colloque assez long, les deux hommes finirent par tomber d’accord et l’on m’introduisit dans une salle, aussi vaste que bien aérée, dont, du premier coup d’œil, je compris la destination.
C’était la salle d’anthropométrie.
– Cette fois, pensai-je, pour peu que les tchékistes connaissent leur métier, je suis « flambé » !
On n’a pas oublié, en effet, que mes empreintes digitales figuraient sur le passeport qui m’avait été délivré par l’ambassade soviétique de Londres.
Or, comme, dans le monde entier, il n’existe pas deux hommes ayant les mêmes empreintes digitales, J’ÉTAIS SÛR ET CERTAIN D’ÊTRE IMMÉDIATEMENT IDENTIFIÉ, pour peu que la Tchéka procédât à une vérification.
Et, dans ce cas, pour moi, c’était la mort ! LA MORT IMMÉDIATE ET SANS PHRASES.
Ainsi qu’on le voit, la situation dans laquelle je me trouvais n’avait rien de bien séduisant.
Mais que faire à cela ?
Étant donnés la disposition particulière des lieux et le nombre des tchékistes qui m’entouraient, toute résistance eût été vaine.
Après avoir mûrement réfléchi, pesé le pour et le contre, je décidai de laisser agir le sort...
Bien m’en prit, d’ailleurs.
Ayant ouvert la porte d’une seconde salle, que gardait un Chinois de taille colossale, le tchékiste qui nous avait reçu dans l’antichambre, demanda :
– Puis-je parler au camarade Shoukov ?
– De la part de qui ? fit le Chinois.
– De la part de Péters et de Strodsky.
– Bon ! Je vais voir s’il peut vous recevoir.
Il se pencha vers un appareil acoustique et, ayant obtenu la communication avec Shoukov, il échangea quelques mots, dans une langue inconnue de moi, avec ce dernier :
Ayant raccroché le récepteur, il vint vers moi et m’ordonna :
– Déshabille-toi !
Je sursautai...
– Allons ! Vite ! reprit-il, mets-toi tout nu !
– Mais, protestai-je, je ne suis pas un condamné !
Le Chinois eut un sourire indéfinissable :
– Peut-être, fit-il. MAIS TU POURRAS L’ÊTRE UN JOUR ! C’est pourquoi il faut qu’on te mensure.
Toute résistance étant impossible, je dus me résoudre à me soumettre aux formalités de l’anthropométrie, m’efforçant cependant – ce à quoi je parvins – à fausser la prise d’empreintes.
Quand ce fut terminé, le Chinois me dit :
– Viens par ici, maintenant !
– Tout nu !
– Mais oui, tout nu ! Shoukov en a vu bien d’autres que toi ! Sa vertu, du reste, est à toute épreuve.
Et ouvrant une porte :
– Allons, entre ! Le « camarade » Shoukov, CAPITAINE DU VAISSEAU DES MORTS, veut bien te recevoir !
Et comme, malgré moi, devant cet énoncé, j’effectuais un pas en arrière :
– Ah ça ! reprit le Chinois, dont toute l’attitude se fit menaçante, aurais-tu peur du camarade Shoukov ? C’est pourtant un bien joli garçon ! Tiens ! Regarde !
Et, d’une bourrade, il me précipita aux pieds d’un homme – que dis-je ? – d’un anthropoïde, sorte de monstre à figure humaine qui, nu jusqu’à la ceinture, les bras gainés de sang, un peigne d’acier à la main, s’affairait autour d’un chevalet sur lequel était « ficelé » un cadavre...
Cet homme, c’était Shoukov !
ET DANS SHOUKOV, JE VENAIS DE RECONNAÎTRE LE BOURREAU DE LA TCHÉKA...
La « machine à tuer » de la Tchéka.
Au fait, était-ce bien un cadavre qui se trouvait là, devant moi, sur ce chevalet ?
Certes non, puisque des contractions nerveuses agitaient encore cette chair torturée, déchirée, pantelante...
Mes yeux qui, tout d’abord, s’étaient fixés sur le supplicié, se posèrent ensuite sur le bourreau.
Les mains aux hanches, il me toisait, un sourire narquois au coin des lèvres.
Sinistre, ce sourire ! Plus sinistre même que le spectacle véritablement hallucinant que formait cet ensemble hideux...
Bien qu’ayant les nerfs à fleur de peau, je n’en conservai pas moins tout mon sang-froid, et, toisant à mon tour Shoukov, j’attendis, les yeux rivés sur les siens.
Bientôt son regard vacilla.
Il lança à terre un jet de salive, et, d’un geste du menton, me désignant l’homme étendu sur le chevalet et qui, maintenant, se tordait dans les spasmes de l’agonie, froidement, il déclara :
– Ainsi périssent les traîtres !
– Que diable ! veux-tu que cela me fasse ? répondis-je non moins froidement.
Tant d’assurance parut l’ébahir.
– Sais-tu que cet homme que tu vois là en train de rendre l’âme était, hier encore, un des chefs de la Tchéka ?
Haussant les épaules, je répétai :
– Encore une fois, que veux-tu que cela me fasse ?
Il me jeta un coup d’œil de travers, puis il reprit, martelant les mots :
– Songe à ceci : depuis huit heures ce matin, – et il va bientôt être midi, – cet homme a souffert mille morts. Approche et regarde.
Ses dents, tu le vois, ont disparu ! C’est que, à l’aide de ce ciseau et de ce marteau, je les ai lait sauter une à une...
– Vois ! il n’a plus d’ongles ! À l’aide de cette pince, je les ai arrachés.
– Serais-tu manucure, par hasard ?
– Ensuite, avec cette aiguille, je lui ai crevé les yeux.
– Oculiste, par-dessus le marché ?
– Sa peau, je l’ai découpée en lanières !
– Il avait la vie dure, à ce que je vois ?
– Plutôt ! Aussi, comme il persistait à ne pas vouloir mourir, j’ai fini par l’écorcher vivant – VIVANT, TU ENTENDS ! – avec le peigne en acier que voici !
– Je vois... mais je ne comprends pas !
Shoukov, cette fois, faillit se fâcher.
– Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? fit-il d’une voix rauque.
– Je ne comprends pas ce que je fais ici !
– Ah bah !
– C’est comme j’ai l’honneur de te le dire ! Car – et cela, il faut que tu le saches à ton tour – ta petite exhibition, si elle sort de l’ordinaire, n’a rien cependant qui me puisse effrayer.
Et tandis qu’il mâchait un juron :
– Me prendrait-on pour une femmelette ? Et, vraiment, ceux d’en bas ont-ils cru m’épouvanter en m’envoyant ici ? Tu pourras leur dire que c’est bien mal me connaître.
Le bourreau me regardait, sidéré...
– Sais-tu, fit-il enfin, que tu me fais l’effet d’être un type peu banal.
– Là n’est pas la question.
– Et où est-elle, selon toi ?
– Je vais te l’apprendre. Si, au lieu de me traîner ici devant toi, pour me soumettre à je ne sais quelle épreuve, on s’était borné à demander à Ismaïloff des renseignements sur mon compte, on aurait été immédiatement fixé, et...
– Pardon ! interrompit-il, si je comprends bien, tu prétends être l’ami d’Ismaïloff ?
– C’est-à-dire qu’Ismaïloff est mon meilleur ami.
– S’il en est ainsi, ils peuvent se vanter d’avoir fait du beau travail, en bas ! Qu’est-ce qu’ils vont prendre quand Ismaïloff va savoir qu’on t’a envoyé ici ! Et c’est Strodsky qui a eu cette idée géniale ?
– Strodsky ne pouvait pas deviner en quels termes je suis avec Ismaïloff. Cela n’est pas écrit sur mon front.
– À quoi lui sert sa police, alors !
– Cela, je n’en sais rien. Mais ce que je sais, par exemple, c’est qu’il n’emportera pas en paradis le tour qu’il vient de me jouer.
Déjà le bourreau s’empressait...
Appelant son garde du corps chinois
– Tching-Lo, lui cria-t-il, apporte vivement les effets du camarade Kédroff ! Et envoie-moi, en vitesse, celui des agents qui l’a mensuré !
Une minute plus tard, mes habits – dont les poches avaient été soigneusement retournées, ainsi que je pus m’en rendre compte – m’étaient rendus, et je n’avais pas encore fini de m’habiller que l’agent qui m’avait mensuré comparaissait devant Shoukov.
– C’est toi, misérable, qui a mensuré Kédroff ? lui demanda-t-il.
Et l’autre, tout tremblant, de répondre :
– Mais je n’ai fait qu’exécuter les ordres qui m’ont été donnés, camarade !
– Les ordres de qui ? Qui est-ce qui commande ici ?
– Mais...
– Te tairas-tu, brigand ?
Et lui montrant, du doigt, le cadavre qui gisait sur le chevalet :
– Tu le vois, celui-là ! Eh bien ! si, dans une seconde, – une seconde, tu entends ! – tu n’as pas anéanti les éléments qui t’ont permis d’établir la fiche anthropométrique de Kédroff, je t’en fais autant ! Je t’écorche tout vif ! Je te transforme en chair à saucisse !
Comme bien on pense, le malheureux ne demanda pas son reste.
Quelques instants après il revenait avec ma fiche anthropométrique et le cliché photographique où j’étais représenté de face et de profil.
– Jette-moi tout cela dans le feu ! hurla Shoukov. Bien ! Maintenant, disparais ! Et que je n’entende plus jamais parler de cette affaire-là, n’est-ce pas ?
Se tournant ensuite vers moi :
– Tu vois, fit-il, que, en ce qui me concerne, j’ai tout fait pour réparer l’erreur qui a été commise en bas ! J’espère que, le cas échéant, tu voudras bien en témoigner, car je ne me soucie aucunement d’entrer en conflit avec Ismaïloff.
Je lui donnai à cet égard les apaisements nécessaires, puis je repris :
– Peux-tu me dire, maintenant, à quel mobile a obéi Strodsky en m’envoyant ici ?
– Ma question parut le gêner quelque peu...
Et comme j’insistais :
– Eh bien ! voilà, fit-il. Toutes les fois que se présente un postulant pour la Tchéka, avant que de l’admettre, on lui donne connaissance du règlement et des consignes spéciales et on le soumet à certaines épreuves. Ces épreuves sont de rigueur, quand le postulant est imparfaitement connu de nous.
– Je reconnais que c’est mon cas.
– En effet ! Et Strodsky, quoi que tu en puisses penser, a fort bien agi en t’envoyant ici. Somme toute, il n’a fait qu’appliquer la consigne no 9 et l’ordre de service no 1.
– En quoi consistent-ils ?
– L’ordre de service no 1 prescrit que tous les agents de la Tchéka, s’ils sont destinés à la section K. R., c’est-à-dire à la section politique, doivent être mensurés.
– Bien ! Je commence à comprendre. Et que dit la consigne no 9 ?
– La consigne no 9 spécifie que tout agent de la Tchéka convaincu de trahison doit être immédiatement exécuté. Elle ajoute :
« Dans le cas où le traître a reconnu son crime et fait l’aveu complet de sa faute, il subit la mort par pendaison.
« Dans le cas où le traître refuse d’avouer, L’AVEU DOIT ÊTRE OBTENU PAR TOUS LES MOYENS POSSIBLES.
« Autant que faire se pourra, les postulants seront amenés à la section 33 au moment des exécutions, ceci pour qu’ils se rendent compte de quelle façon la Tchéka punit les traîtres. »
– Pas drôle, cette consigne ! fis-je. Mais est-ce à dire que chaque jour tu as l’occasion d’exercer tes talents ?
– Chaque jour, c’est beaucoup dire ! Pour être dans le vrai, mettons que cela se produit assez fréquemment.
– Et tous ceux qui trahissent subissent le sort de ce malheureux ?
Il eut un sourire hideux :
– Tous, non ! Il faut qu’ils se soient rendus coupables d’une faute particulièrement grave.
– Qu’avait donc fait celui-ci ?
Le bourreau jeta un regard sur sa victime, haussa les épaules, puis répondit :
– Oh ! pas grand-chose ! À vrai dire, je ne crois même pas qu’il ait trahi. Il fut plus « malchanceux » que coupable. Son crime est d’avoir laissé échapper deux contre-révolutionnaires dangereux. DEUX ÉMISSAIRES DE LA FAMEUSE ORGANISATION BLANCHE DE RIGA...
Cette déclaration ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd...
– Ah bah ! fis-je, et comment cela ?
– Chef d’un district situé à 50 kilomètres d’ici environ, il avait été prévenu que deux conspirateurs, venant de Riga, devaient atterrir dans sa zone de surveillance. Il avait bien pris toutes ses mesures pour les arrêter, mais, trompé par l’un d’entre eux qui se fit passer pour un des chefs de la section politique, non seulement il ne les arrêta pas, mais encore il prêta sa voiture à l’autre conspirateur, qui put ainsi s’échapper...
Violemment ému, car, somme toute, j’étais responsable de la mort de ce malheureux, je m’approchai du cadavre afin de voir si je pourrais l’identifier.
Cela me fut impossible, car il n’avait plus figure humaine. Sa tête était en bouillie et son corps n’était qu’une plaie...
Se méprenant sur les motifs qui m’amenaient près du cadavre, Shoukov reprit en se dandinant :
– Oh ! tu peux regarder ! C’est du beau travail, et dans ma partie je ne crains personne.
– En effet ! fis-je, écœuré.
– Aussi, quand les postulants qu’on amène ici voient un type « arrangé » comme l’est celui-là, je suis tranquille pour eux. Avant de trahir, ils y regardent à deux fois.
– Et que va devenir ce cadavre ?
Il eut un nouveau sourire, puis, s’approchant d’une fenêtre qu’il ouvrit toute grande, il me répondit :
– Approche et regarde !
Je me penchai à la fenêtre qui prenait jour sur une sorte de cour formant puits, et, en bas, j’aperçus une douzaine de cadavres nus, ensanglantés, que des tchékistes disposaient en tas...
Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête...
– Qu’est-ce que cela ? fis-je, horrifié.
– Cela ? me répondit Shoukov, tout hilare, mais c’est mon travail de la semaine ! C’EST MOI QUI LES AI « NETTOYÉS » ! Je commence par les « estourbir ». Puis, quand c’est fini, je les prends par une jambe et je les jette par la fenêtre. En bas, quand le compte y est, les gars les mettent en tas, les arrosent de pétrole et les « grillent ». Comme cela, ni vu ni connu ! Leurs familles peuvent toujours les réclamer. Nul ne peut savoir ce qu’ils sont devenus.
Il fit une pause, puis il reprit :
– D’ailleurs, si tu veux savoir comment ça se « goupille », il m’en reste un à expédier. Tu n’as qu’à rester là. Ça ne va pas être long.
– Ah non ! criai-je. J’aime mieux ne pas voir « ça » ! Ce que j’ai vu me suffit !
Et, comme il me regardait surpris, ne comprenant évidemment pas qu’un « pur » ne s’intéressât pas à l’horrible besogne qu’il accomplissait, je repris, pour lui donner le change :
– D’ailleurs, Péters m’attend, et il pourrait se montrer surpris de n’avoir pas encore reçu ma visite.
– Ah bon ! si c’est ça, je comprends. C’est qu’il n’est pas commode tous les jours, le camarade ! Et, pour peu qu’il ait un petit coup de vodka dans le nez, son abord n’a rien de particulièrement agréable.
– Ça lui arrive souvent ?
Il eut un gros rire :
– Assez souvent, car, lui, il a des remords ! IL PARAÎT QUE, LA NUIT, IL VOIT DES CADAVRES ! IL A PEUR D’EUX !
– Diable ! Ce ne doit pas être gai ! Et toi, as-tu des remords ?
Il me regarda, effaré :
– Moi ? des remords ? Et pourquoi veux-tu que j’en aie ? Je ne condamne pas, moi ! J’exécute !
Et, tout en m’accompagnant vers la porte, au seuil de laquelle veillait Tching-Lo, il précisa, plus hilare que jamais :
– Moi ! JE SUIS LA « MACHINE À TUER » !
Puis, après avoir fait un geste d’adieu, je l’entendis qui disait au Chinois :
– Il en reste un, n’est-ce pas ?
– Oui, chef !
– Eh bien ! envoie-le-moi.
Où j’entends parler, pour la première fois
de « la mort lente ».
L’entrevue que je venais d’avoir avec ce monstre à figure humaine, qu’est Shoukov, le bourreau de la Tchéka ; les scènes d’horreur qui s’étaient déroulées sous mes yeux ; les regards féroces ou sournois que je voyais fixés sur moi ; les propos violents que je saisissais au passage ; l’ambiance, en un mot, firent que, surexcité au possible, j’éprouvai le désir de fuir au plus vite cette maison de fous...
Tching-Lo m’ayant remis entre les mains de mon guide, j’ordonnai à ce dernier de me conduire immédiatement chez Péters.
Narquois, il me répondit :
– Le camarade Péters vient de nous informer que, obligé de s’absenter, il ne pourrait te recevoir aujourd’hui. Il te prie de l’excuser.
– Voilà qui est fâcheux.
– Oh ! rassure-toi. Le nécessaire va être fait en ce qui te concerne. Il a demandé au camarade Gunslicht de vouloir bien s’occuper de toi.
– Ah ! bon ! Eh bien, allons chez le camarade Gunslicht. Lui ou un autre, peu m’importe, pourvu qu’on en finisse au plus vite.
– Nous n’aurons pas loin à aller : son bureau est au rez-de-chaussée.
Nous refîmes en sens inverse le chemin parcouru précédemment et, après avoir traversé plusieurs bureaux, y compris celui de Strodsky, nous arrivâmes devant une porte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Section secrète de la Tchéka ».
Nous entrâmes...
La pièce ne se différenciait en rien de celles que nous venions de traverser. Peut-être était-elle plus vaste, mieux éclairée, mais elle était certainement tout aussi sale.
Au centre, un bureau autour duquel se tenaient plusieurs des chefs de la Tchéka, parmi lesquels je reconnus immédiatement Joselevitch, Bitner, Artusov, Wijakowsky, Petrov, Roller et, enfin, Gunslicht.
Hirsute, dépoitraillé, puant à plein nez la vodka, ivre – ou presque, – tel m’apparut Gunslicht 14, le chef actuel de cette terrible section secrète dont la seule évocation suffit à terroriser tout un peuple...
Péters, le bourreau immonde ; Péters, le fou sanguinaire et féroce, l’être sans cœur qui, à lui seul, a fait plus de victimes que n’en firent jamais tous ses collègues de la Tchéka réunis ; Péters, l’homme en qui s’incarne le mieux l’abominable régime dont meurt la Russie, était absent, en effet...
Est-ce à dire que ce Gunslicht qui était là, devant moi, trônant au milieu d’une demi-douzaine d’individus, tous aussi sales, aussi répugnants, aussi ivres que lui, était moins redoutable ?
C’eût été folie de le croire.
J’eus vite fait le tour des choses et des gens.
Obéissant à un geste de Gunslicht, nous nous approchâmes du bureau, sur lequel, bien en évidence au milieu d’innombrables cachets officiels et d’imprimés de tous formats et de toutes couleurs, j’aperçus un pistolet parabellum...
Après m’avoir jeté un coup d’œil aigu, Gunslicht, s’adressant au tchékiste auquel j’étais redevable de cette entrevue, s’informa, en me désignant :
– Qu’est-ce que ce type-là ?
Figé dans la position du salut, la main à la visière de sa casquette, l’autre répondit :
– Une recrue, chef.
– Une recrue ?
– Oui, chef, et chaudement recommandée.
– Ah ! Ah ! Et par qui ?
– Par Budienny et Lebedeff.
– Deux bons parrains, à ce que je vois.
Et se tournant vers moi :
– Que me veux-tu ? demanda-t-il.
Alors, le fixant dans les yeux
– Moi, personnellement, rien. Mais il paraît que, pour faire partie du personnel de la camarade Konstantinowna, il faut, auparavant, avoir été agréé par la Tchéka...
– Et alors ?
– Alors, je viens me faire inscrire.
– As-tu des papiers établissant ton identité et prouvant ton civisme ?
Tirant de mon portefeuille les pièces demandées, je les lui tendis.
Il les prit, les parcourut, puis, hochant approbativement la tête, il me les rendit en disant :
– Tout cela est parfait. Tu es tout à fait en règle. Si tu n’étais pas aussi chaudement recommandé, je dirais même que tu es presque trop en règle...
– Cependant, camarade...
– Silence ! tonna-t-il. Quand je parle, il convient de se taire ! Ici, c’est moi qui commande !
Ce fantoche ne m’intimidant nullement, je payai d’audace :
– C’est possible ! répliquai-je. Mais je ne permets à personne – à toi moins qu’à tout autre – de mettre en doute mon civisme...
Donnant un violent coup de poing sur la table, Gunslicht, que ma réponse sembla mettre hors de lui, s’écria.
– Te tairas-tu ! sacré bavard ! Tu devrais savoir qu’on ne se paie pas impunément ma tête, et que d’autres, pour l’avoir essayé, y ont laissé la leur !
Décidément, cette sombre brute méritait une leçon ; aussi répliquai-je du tac au tac :
– Ta tête ? Et que veux-tu que j’en fasse, de ta tête ? Tout au plus pourrais-je m’en servir pour caler les roues de mon auto. Quant à la mienne, essaie d’y toucher, pour voir ! Citoyen libre, j’ai le droit et le devoir de m’exprimer librement. Je suis ici pour cela. Et personne, pas plus toi qu’un autre, ne me fera taire !
Hagard, les yeux hors des orbites, Gunslicht s’était dressé. De toute évidence, jamais personne ne lui avait répondu sur ce ton. Sa main, qui tremblait, s’était crispée sur la crosse de son pistolet automatique...
Je compris que ma vie ne tenait qu’à un fil. Néanmoins, je risquai le tout pour le tout :
– Penses-tu me faire peur ? repris-je en haussant les épaules. Laisse donc ton « épouvantail à moineaux » tranquille. Assieds-toi plutôt, et causons.
Gunslicht et ses acolytes me regardaient, sidérés.
Prenant une chaise, que nul n’avait songé à m’offrir, je m’assis, délibérément en face d’eux.
Gunslicht, se laissant choir dans son fauteuil, lâcha la crosse de son pistolet...
– C’est une gageure, sans doute ! fit-il.
– Non pas ! C’est une affirmation de mes droits.
Et, souriant, j’ajoutai :
– Que veux-tu ? Nous sommes tous ainsi, au soviet des chauffeurs. Braves types, certes, mais la tête près du bonnet.
Maintenant, Gunslicht me toisait avec curiosité. Visiblement, Il était dompté. Soudain, se déridant, il déclara :
– Il m’est arrivé à maintes reprises d’avoir en face de moi des phénomènes. J’avoue en avoir peu rencontré de ton calibre.
Je me mis à rire et, enchaînant :
– Un phénomène, moi ? Pourquoi ?
– Parce que, d’habitude, ceux qui entrent ici ont moins de caquet.
J’arrivai aussitôt à la parade :
– Parce que, sans doute, ils n’ont pas la conscience tranquille.
Ma réponse parut le frapper.
Il réfléchit une seconde, puis :
– Sans doute, concéda-t-il.
Le silence se rétablit, mais Gunslicht le rompit bientôt.
– Alors, fit-il, si j’ai bien compris, tu demandes à être des nôtres ? Mais sais-tu que n’entre pas qui veut à la Tchéka ? Tu peux être – ce dont je ne doute nullement – un fort bon communiste, mais un policier détestable. Quels sont tes titres ?
Je le regardai bien en face, puis posément, en appuyant sur chaque mot, je lui répondis :
– Il ne me convient pas que tu déplaces ainsi la question. Ne m’appuyant sur aucun titre, je n’ai jamais, à aucun moment, sous quelque forme que ce soit, demandé à être des vôtres.
« Tout à l’heure, le camarade que voici – et, du doigt, je désignai le tchékiste qui m’avait mis dans cet effroyable pétrin – m’a dit que, en entrant à la Tchéka, je pourrais peut-être rendre de nouveaux services à la Cause. Cela étant, il ne m’était pas permis d’hésiter. On est communiste ou on ne l’est pas. C’est pourquoi je suis venu te trouver.
– Et tu as bien fait ! fit-il en me tendant la main. Les hommes comme toi sont rares, et j’exècre les « trembleurs ». Désormais, tu es des nôtres.
Je ne pus faire autrement que de placer ma main dans la sienne, car toute hésitation eût paru suspecte. Tout me donnait à supposer, d’ailleurs, que j’en verrais bien d’autres...
Se tournant vers Petrov, Gunslicht lui dit :
– Tu vas affecter immédiatement Kédroff à la IIIe section 15. Pendant que tu prépareras sa carte, je vais m’entendre avec lui au sujet du rôle qu’il aura à jouer chez la Konstantinowna.
Quand Petrow se fut mis en devoir d’obéir, revenant à moi, Gunslicht s’enquit :
– Quelle impression Konstantinowna t’a-t-elle produite ?
– À quel point de vue ?
– Au point de vue politique, le seul qui m’intéresse.
– Je la crois sincère.
– Connais-tu son passé ?
– Je l’ignore totalement.
– Si elle trahissait et que tu t’en aperçoives, que ferais-tu ?
– Mon devoir.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que je te préviendrais aussitôt.
– Bien ! Mais ce n’est pas suffisant. À tort ou à raison, on la soupçonne non pas de trahir, – elle ne s’y risquerait pas, car nous la tenons, – mais de conduire mollement certaines affaires. Elle est suspecte de tiédeur. Contrairement à mon avis, on vient de la charger de retrouver deux conspirateurs qu’elle a déjà « manqués » à deux reprises différentes. Il y a là quelque chose de louche.
– Tu crois ?
– Oui ! Une femme aussi habile qu’elle ne se laisse rouler que quand elle le veut bien. Et, si je t’ai demandé tout à l’heure si tu connaissais son passé, c’est parce que, précisément, dans ce passé, il y a des choses que nous ignorons. Il y a des « trous » !
– Des trous que tu voudrais combler ?
– C’est cela même, fit-il en riant.
– Comment faire ?
– Je vais te le dire. Konstantinowna, si j’en crois certains renseignements, possède contre nous des dossiers terribles, car, autrefois, elle a travaillé pour le compte de l’Okhrana. SI CES DOSSIERS SORTAIENT DE RUSSIE, CE SERAIT EFFROYABLE.
– Et tu crois que ces dossiers sont entre ses mains ?
– C’est ce dont il faudra que tu t’assures. Il faudra également que, par tous les moyens possibles, – AU BESOIN, EN DEVENANT SON AMANT, tu connaisses ses idées de derrière la tête. NOUS VOULONS SAVOIR, UNE FOIS POUR TOUTES SI, OUI OU NON, ELLE EST POUR OU CONTRE NOUS.
– Mais voyons, fis-je, ahuri, je la croyais au-dessus de tout soupçon.
– CHEZ NOUS, NUL N’EST À L’ABRI DU SOUPÇON, me répondit brutalement Gunslicht. Et tel qui se croit bien en cour n’a peut-être jamais été aussi près de la mort !
Il réfléchit une minute, puis il ajouta :
– Ainsi que tu le vois, tu as là une occasion, unique peut-être, de te distinguer à nos yeux ! On t’a montré tout à l’heure comment nous punissons les traîtres. Si tu veux savoir comment nous récompensons ceux qui nous aident, agis ! Tu ne t’en plaindras pas ! Mais, quoi qu’il en soit, méfie-toi de la Vierge Rouge ! Elle est forte, terriblement ! Et, si elle s’apercevait de la moindre des choses, je ne donnerais pas un kopeck de ta peau !
– Diable ! Elle n’a rien de drôle, la mission que vous me confiez là. Somme toute, et de quelque côté que je me retourne, je suis pris entre l’enclume et le marteau.
– Hésiterais-tu ?
– Nullement ! Mais, simple chauffeur d’auto, j’ai bien peur de n’être pas l’homme de la situation.
– Tel n’est pas mon avis. Tu me parais fort intelligent. D’autre part, tu viens de me prouver que tu as un « cran » formidable. Ce sont là des qualités maîtresses. Elles te mettent dans l’obligation de réussir.
– DANS L’OBLIGATION ?
– Exactement ! D’ailleurs, pour ta gouverne, sache que, en aucun cas, nous n’admettons l’insuccès. La suspicion dont est l’objet Konstantinowna en est une preuve nouvelle.
Et avec un sourire sinistre :
– Si elle « rate » l’affaire dont elle est chargée, son compte est bon ! IL NOUS FAUT CES DEUX HOMMES. Si elle ne nous les livre pas, elle subira le sort que nous leur réservions.
– Vous comptiez sans doute les livrer à Shoukov ?
Il eut un nouveau sourire :
– Non ! Nous avons mieux que cela à notre disposition.
Et, comme je le regardais, effaré, il me dit, en ponctuant ses mots :
– Nous avons la « MORT LENTE » !
– La « mort lente » ?
– Oui ! la « mort lente » ! Celle que « distillent » goutte à goutte nos bourreaux chinois, auprès desquels Pankratov et Shoukov, nos bourreaux ordinaires, ne sont que des apprentis...
– Ce doit être effroyable !
– Au delà de tout ce que tu peux imaginer, car la « mort lente », C’EST LA MORT PAR L’ÉPOUVANTE !
– Et c’est cela que vous réservez à Konstantinowna ?
– Oh ! tu sais, elle n’en a pas l’exclusivité ! Nombreux sont ceux à qui nous avons dû appliquer ce supplice. Toi, par exemple, si tu nous trahissais, – MAINTENANT QUE TU SAIS ! – tu serais immédiatement livré aux Chinois. Mais je suis persuadé que tu ne nous obligeras pas à en venir à cette extrémité. Tu es trop intelligent pour cela.
Il insista sur ces derniers mots...
Puis, se tournant vers Petrow, il s’enquit :
– Eh bien ! ces papiers, sont-ils prêts ?
Sans mot dire, Petrov me tendit l’insigne et la carte qui faisaient de moi un membre de la section secrète de la Tchéka...
– Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire, reprit Gunslicht. Néanmoins, n’oublie pas que, désormais, tu jouis sur tout le territoire de l’Union soviétique – comme nous tous, d’ailleurs – d’un pouvoir illimité. Sache l’utiliser au mieux des intérêts de la Tchéka !
Ayant ainsi reçu mon congé, je m’apprêtai à sortir.
– Souviens-toi également, reprit Gunslicht en guise d’adieu, que j’attends avec impatience ton premier rapport. J’entends qu’il soit concluant.
Je m’étais arrêté...
– Mais si Konstantinowna n’est pas coupable ? s’il n’y a rien contre elle ? fis-je.
Martelant ses mots, il me répondit :
– Il y a quelque chose ! J’AI LA CERTITUDE MORALE QU’ELLE TRAHIT ! Or, de deux choses l’une : ou tu m’apporteras la preuve de cette trahison, OU C’EST TOI QUE JE TIENDRAI POUR UN TRAÎTRE, CAR TU SERAS SON COMPLICE.
Et, tandis que, assommé par le dilemme dans lequel il m’enfermait, je m’en allais, me demandant comment j’en pourrais bien sortir, il me répéta, un doigt dressé en l’air :
– Ou toi, ou elle ! CHOISIS !
Où je risque ma vie sur un coup de dé !
Ainsi je me trouvais placé en face de ce dilemme effarant : ou trahir Konstantinowna la Rouge – ce qui me vaudrait les bonnes grâces de la Tchéka, ou trahir la Tchéka, me mettant ainsi à dos tous les sbires de cette organisation aussi néfaste que redoutable...
Et ma mission ? Que devenait-elle, en tout cela ?
Ballotté par les évènements, je me trouvais dans la situation d’un homme qui, projeté dans un torrent, s’efforce, mais en vain, de reprendre pied et que guette l’asphyxie...
Ah ça ! Allais-je me laisser faire ?
Et, trompant la confiance du grand-duc Dimitri Pawlowitch, reculerais-je devant la tâche que j’avais assumée ?
Il est certes malaisé de « travailler » en un pays pareil, alors que, à chaque pas, on se heurte à un espion ou, qui pis est, à un traître.
Mais j’en avais vu d’autres, et je m’étais déjà trouvé, à maintes reprises, devant des difficultés pour le moins aussi graves...
C’est pourquoi, après avoir mûrement réfléchi, j’élaborai un plan d’une audace folle, mais qui, par cela même, devait réussir.
Dès mon retour à l’hôtel de la Tverskaïa, je demandai à l’intendant de bien vouloir prévenir « Mademoiselle » que je désirais lui parler.
Elle me fit appeler aussitôt.
Avant que d’entrer dans son cabinet, je pus jeter à Anouchka l’avertissement que voici :
– Tout va bien ! Mais ne perdez pas un mot de l’entretien qui va avoir lieu et, quelles qu’elles soient, prévenez d’urgence Kriloff ou Kharassoff des décisions qui vont être prises, car je vais jouer ma vie à pile ou face !
Elle inclina la tête en signe d’assentiment et, se dirigeant vers une tenture qu’elle écarta légèrement, elle mit à découvert un microphone qu’elle me désigna du doigt.
Rassuré sur ce point, j’entrai délibérément chez la « Vierge Rouge ».
– Eh ! bien, que se passe-t-il ? me demanda-t-elle. Et pourquoi tant de cérémonies entre nous ? Ne sais-tu pas que, désormais, tu as accès auprès de moi à toute heure ?
L’air accablé, je lui répondis :
– Hélas ! j’avais fait un beau rêve que vient de détruire la fatalité. Il m’est impossible de demeurer à votre service, et je viens vous demander mon congé.
D’un bond, elle fut sur moi...
– Hein ? Que dis-tu ? J’ai mal compris, sans doute ?
– Non pas ! C’est bien mon congé que je sollicite.
Elle me regarda, stupéfaite :
– Qu’est-ce que cela veut dire ? interrogea-t-elle. Et dois-je croire que, toi aussi, comme les autres, – COMME TOUS LES AUTRES, – tu songes à me trahir ?
Je la fixai dans les yeux, intensément :
– C’est précisément parce que je ne veux pas vous trahir, répondis-je, que je préfère m’en aller. Je n’ai pas pour habitude de mordre la main qui me nourrit...
Je la vis blêmir...
Elle jeta autour d’elle un regard égaré, puis, se laissant tomber sur un divan, elle s’absorba dans ses pensées.
Mais bientôt, elle se ressaisit, et, posément, avec un calme véritablement impressionnant, elle reprit :
– Ce que tu viens de dire est grave, très grave, mon petit Ivan. C’est même beaucoup plus grave que tu ne sembles le supposer. Aussi vas-tu me faire le plaisir de t’expliquer.
– Oh non ! par exemple ! Pour avoir à mes trousses toute la Tchéka ! Merci ! Je sors d’en prendre. Gunslicht n’aurait qu’à apprendre que je vous ai répété les propositions qu’il m’a faites et...
– Gunslicht t’a proposé de me trahir ?
Je fis semblant d’être profondément troublé...
– Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai voulu...
– Oui ! Mais tu l’as dit tout de même !
Et, se faisant insinuante :
– Voyons, Ivan ! Tu ne vas pas me laisser dans une inquiétude pareille ! Tu sais combien je me suis montrée gentille à ton égard.
– Oui, mais...
– Mais quoi ? Que crains-tu ? Que je parle ? Que j’aille répéter ce que tu m’auras dit ? Je te jure que rien – rien, tu m’entends ? – de ce que tu me diras ne sortira d’ici.
Je parus ébranlé...
– Si j’en étais sûr, commençai-je...
– Mais tu peux en être sûr ! Je n’ai pas pour habitude, MOI, de trahir ceux qui me servent.
Et, se montant peu à peu :
– Ainsi, on a osé te proposer...
J’eus l’air de prendre mon parti et, l’interrompant :
– On m’a proposé, purement et simplement, de renseigner chaque jour la Tchéka sur vos faits et gestes. On m’a proposé de surveiller votre correspondance, vos relations. On m’a proposé de fouiller dans vos papiers, d’éplucher vos archives, de violer vos secrets, et cela EN DEVENANT VOTRE AMANT, AU BESOIN, afin de mieux capter votre confiance. Voilà ce qu’on m’a proposé !
– Oh ! les lâches ! Après tout ce que j’ai fait pour eux ! Car pour eux, tu entends, j’ai tout sacrifié : famille, patrie, religion ! Pour leur complaire, j’ai piétiné mes croyances les plus chères ! Et voilà comment ils me récompensent !
– Si vous connaissiez la récompense qu’ils vous destinent, vous seriez renseignée sur le genre d’affection qu’ils vous portent !
– Que veux-tu dire ?
– Avez-vous entendu parler de la « mort lente » ?
Elle se dressa, horrifiée...
– Quoi ? La « mort lente » ! Ils oseraient ?
– Vous les connaissez assez pour savoir qu’ils n’hésiteraient pas l’espace d’une seconde à vous « supprimer », pour peu que leur intérêt les y incite !
– Certes ! Mais leur intérêt est, au contraire, de me conserver dans leurs rangs. Si tu connaissais le nombre et l’importance des services que je leur ai rendus...
– Je sais tout ! Ils m’ont tout dit !
Et la regardant, apitoyé :
– Tout ce que vous avez fait pour eux, ils l’ont oublié. Vos services passés, ils n’en ont cure. Désormais, à leurs yeux, vous êtes suspecte.
Elle eut un sourire navré :
– Moi ! suspecte ? En quoi ? Pourquoi ?
– Je ne sais. Mais soyez assurée que, s’ils n’avaient encore besoin de vous, vous seriez déjà non pas à la Loubianka no 2, mais bien à la Loubianka no 14, où opèrent, vous le savez, LES BOURREAUX CHINOIS...
– Moi ? Quelle horreur !
Et, se tordant les mains avec désespoir :
– Je cherche vainement quelle faute je puis avoir commise. Sans jamais les discuter, j’ai exécuté tous leurs ordres. Pour leur obéir, je me suis « donnée » au premier venu ! Bien mieux : là où la Fotieva 16 et la Kollontai 17 ont échoué, moi j’ai réussi ! Il ne m’est jamais arrivé de manquer une affaire, et...
– Ils prétendent le contraire.
Elle me jeta un long regard...
– Ont-ils spécifié laquelle, au moins ?
– Ils vous reprochent surtout de ne leur avoir pas déjà livré James Nobody et son complice, un certain Kharassoff.
– C’est tout ?
– Ils jugent que c’est suffisant.
– Mais je n’ai jamais cessé de m’occuper de cette affaire. JE PUIS MÊME AFFIRMER QUE L’ARRESTATION DE CES DEUX HOMMES N’EST PLUS QU’UNE QUESTION D’HEURES.
Je reçus le coup sans broncher...
– Pas possible ! fis-je.
– C’est tellement possible que j’attends Ismaïloff – auquel je viens de téléphoner – pour lui demander, ainsi que tu me l’as suggéré ce matin, de se joindre à nous. Et, s’il peut se rendre libre immédiatement, nous partirons dès ce soir.
– Voilà qui m’enchante. Car je puis bien vous le dire maintenant, je n’étais pas très rassuré sur mon propre sort...
– Comment cela ?
– Oh ! c’est fort simple, ainsi que vous l’allez voir. À défaut de Nobody et de Kharassoff, Gunslicht m’avait enjoint de vous livrer à lui...
– Moi !
– Oui, vous !
– Alors ?
– Alors ? Eh bien ! mais, comme il n’est jamais entré dans mes intentions de vous espionner au profit de la Tchéka et de vous livrer à elle, c’est moi qu’ils auraient envoyé à « la mort lente » !
– Tu aurais fait cela, toi ?
– Pourquoi pas ? Me prendriez-vous pour un lâche, par hasard ? J’ignore ce que l’avenir nous réserve, mais soyez persuadée que l’injure la plus grave à me faire serait de m’assimiler à l’un de ces saligauds qui n’ont pas craint d’ériger la terreur en système de gouvernement. Un adversaire, on le combat ! ON NE L’ASSASSINE PAS !
– Pourtant...
– Laissez-moi achever, je vous prie !
Je pris un temps...
– Ce matin, je vous ai dit que notre devoir à tous était de servir la révolution. Mais la Tchéka n’est pas la révolution ! LA TCHÉKA DÉSHONORE LA RÉVOLUTION !
– Tais-toi, je t’en supplie ! Si l’on t’entendait...
– Et que m’importe ? Ce que j’ai vu, entendu et compris là-bas justifie ma colère et légitime la haine que j’ai vouée à ces monstres, – car ce sont des monstres, et ils ne sont que cela ! – qui n’ont d’humain que le visage ! Et, si vous voulez connaître toute ma pensée...
– Oh oui ! parle !
– Eh bien ! je n’arrive pas à comprendre qu’une femme comme vous soit au service de gens comme eux !
Elle courba la tête...
Mais, résolu à aller jusqu’au bout, je forçai la note :
– Est-ce donc si agréable que cela de se faire le pourvoyeur du bourreau ? Et ignorez-vous donc le remords ?
Cette fois, elle s’effondra tout en larmes...
– Oh ! tais-toi ! tais-toi ! je t’en supplie !
Impitoyable, je poursuivis :
– Loin de moi le désir de vous humilier ! Mais, étant moi-même un enfant du peuple 18, j’ai le droit de dire que le peuple n’a rien à voir avec ce gouvernement de bandits qui prétend parler en son nom ! Je vais plus loin : où sont-ils, au sein du Sovnarkom et du Komintern, les ouvriers et les paysans ? Kalinine mis à part, – IL EST LE PAVILLON QUI COUVRE LA MARCHANDISE, – je ne vois au pouvoir personne qui, de près ou de loin, appartienne vraiment au peuple ! Et ce sont ces gens-là que vous servez ! C’est devant ces forbans que vous vous aplatissez ! Comment peut-il se faire que, à défaut de votre cerveau, votre cœur ne vous avertisse pas que vous vous livrez à une besogne ignoble, monstrueuse et, aussi, terriblement périlleuse, puisqu’elle ne vous assure même pas cette sécurité à laquelle vous croyiez avoir droit, et que vous refusent aujourd’hui les chefs de la Tchéka !
À ces derniers mots, elle devint livide.
– Vous savez pourtant ce qu’ils valent, ceux-là, insistai-je, puisque, tout à l’heure encore, Gunslicht s’effarait à la pensée que vous possédez sur eux tous d’effroyables dossiers.
– C’est par là que je les tiens !
– Point ! C’est cela, au contraire, qui vous perdra ! Car, pour vous arracher ces dossiers, ils ne reculeront devant rien. ILS IRONT JUSQU’AU CRIME ! Votre vie, vous pouvez m’en croire, ne tient qu’à un fil...
Hagarde, elle s’écria :
– Mais, alors, je suis perdue ! Ils vont me tuer !
– Cela, fis-je, c’est une autre affaire. Ils ne vous tueront que si vous le voulez bien. Somme toute, je ne sais rien de plus aisé que d’échapper à leur étreinte.
Et, la regardant bien en face :
– Je ne pense pas que la peur vous « handicape » au point de vous avoir fait oublier les... prouesses fantastiques que vous accomplîtes jadis !
Elle me regarda, étonnée...
– Que veux-tu dire ? fit-elle.
– Ceci simplement : QUAND ON S’EST APPELÉE LADY MAC GREGOR ; QUAND ON A OSÉ CE QU’ONT OSÉ SLAVIA ET VERA ZILITH, ON SE RIT DES MENACES D’UN GUNSLICHT, ET, LA TCHÉKA, ON LA MET DANS SA POCHE !
Cette réponse l’assomma littéralement...
– Comment connais-tu ces noms ? balbutia-t-elle, et qui t’a dit...
J’eus un sourire.
– Que vous importe ? répondis-je. L’essentiel n’est point que je sache tout ce qu’il y a de trouble, voire de fâcheux dans votre passé. L’essentiel est que, vous tendant une main secourable, je vous arrache à l’ornière dans laquelle vous vous enlisiez et au fond de laquelle vous auriez trouvé la plus horrible des morts.
Farouche, elle me cria :
– Je ne crois pas à la bonté !
– Dans ce cas, je vous plains.
– Je ne veux pas être plainte ! Le sort qui m’attend, je l’ai mérité cent fois !
Cette phrase, je l’attendais...
Je haussai les épaules.
– C’est possible ! répondis-je avec flegme ; mais il ne me plaît pas que vous le subissiez ! Et, cela, tout simplement parce que vous venez, implicitement, de reconnaître vos fautes, ce qui me donne à penser que, le cas échéant, vous feriez tout pour les réparer.
– Ah oui ! certes ! Car jamais on ne m’a parlé comme vous venez de le faire. L’esprit du mal était en moi ! En quelques mots, vous l’en avez chassé ! Je me sens tout autre. Vous m’avez fait toucher du doigt mon infamie. Vous m’avez montré l’abjection dans laquelle je vivais.
Et, avec accablement, elle ajouta :
– Je me fais horreur à moi-même ! Comment faire pour réparer ? C’est un fleuve de sang que j’ai fait couler ! COMBIEN DE FAMILLES, PAR MA FAUTE, SONT ACTUELLEMENT DANS LE DEUIL ET LES LARMES !
– Celles que vous venez de verser vous réhabilitent à mes yeux.
– Est-ce possible ? fit-elle en joignant les mains.
– Je vous l’affirme. ET J’EN AI D’AUTANT PLUS LE DROIT QUE JE SUIS UN DES HOMMES QUE VOUS AVEZ LE PLUS PERSÉCUTÉS !
– Vous ?
– Moi-même ! fis-je en souriant.
– Ah ça ! deviendrais-je folle ? Je vous ai persécuté, vous ? Où ? Quand ? Comment ?
Et, les mains tendues vers moi, dans un geste de supplication :
– Qui êtes-vous donc ?
Risquant le tout pour le tout, jouant quitte ou double, car, si sa conversion n’était pas sincère, – et, avec une telle femme, comment ne pas se méfier ? – elle n’aurait eu qu’un geste à faire pour me faire arrêter, je répondis froidement :
– Je suis James Nobody !
– Nobody ! Vous !
Elle poussa un cri perçant, battit l’air de ses bras et s’écroula comme une masse à mes pieds, évanouie... La tigresse était domptée !
Où je fais une précieuse recrue.
Ce cri, je l’aurai longtemps dans l’oreille !
On doit en entendre de semblables, la nuit, au fond des maisons de fous...
Dès qu’elle l’eut perçu, Anouchka, qui, on s’en souvient, était aux écoutes, se précipita dans le cabinet de travail où, déjà, je prodiguais mes soins à la « Vierge Rouge », que j’avais étendue sur le divan...
Après s’être assurée que nul ne pouvait l’entendre, Anouchka me dit tout bas :
– Compliments ! Vous venez de réussir un coup superbe, un coup de maître. Je vous savais du « cran », mais pas à ce point-là.
Un coup de maître ?
Je n’en étais pas autrement sûr, car Konstantinowna devait avoir des réactions terribles. Si, par une gradation savante, j’avais pu l’amener à un état voisin de la terreur et obtenir d’elle le désaveu de ses fautes, rien ne me prouvait que cette conversion que, pour le moment, je tenais pour sincère serait durable...
Qui sait, même, si à son réveil, sûre du triomphe, il ne lui viendrait pas à l’idée de me livrer à la Tchéka pour affermir son prestige et rentrer en grâce...
La prudence ne me commandait-elle pas de me mettre à l’abri avant qu’elle ne sortît de son évanouissement ?
J’en étais là de mes réflexions quand Anouchka me fit signe que sa « maîtresse » reprenait ses sens.
De livide qu’elle était quelques instants plus tôt, la teinte de son visage redevenait normale.
Je m’étais retiré dans la pièce voisine, sans pour cela la perdre de vue.
Bientôt elle ouvrit les yeux. Puis elle se mit sur son séant et, apercevant Anouchka, elle lui demanda, anxieuse :
– Où suis-je ? Que m’est-il arrivé ?
Anouchka s’empressa de la rassurer :
– Vous êtes chez vous, Mademoiselle, dans votre cabinet de travail, et en parfaite sécurité, lui répondit-elle.
– C’est étrange ! reprit Konstantinowna ; il me semble que, en moi, autour de moi, il y a quelque chose de changé...
Soudain, elle se souvint :
– N’y avait-il pas quelqu’un ici, tout à l’heure, quand j’ai sottement perdu connaissance ?
Anouchka prit son air le plus innocent :
– Quelqu’un ? Je ne sais. Quand, effrayée par le cri que vous avez poussé, je suis entrée ici, je n’y ai vu personne que vous.
– Le nouveau chauffeur n’était pas là ?
– Pas que je sache.
– Voilà qui est étrange ! Veux-tu voir s’il est encore dans l’hôtel ? Dans ce cas, tu le prierais de venir me parler.
Anouchka, après s’être inclinée, se mettait en devoir d’obéir quand, la rappelant, Konstantinowna lui dit :
– Dès que tu auras fait ta commission à... Kédroff, tu me prépareras mon nécessaire de voyage no 4.
– Comment ! Mademoiselle songe à se mettre en route dans l’état où elle est ! Mais c’est impossible.
Konstantinowna hocha la tête, jeta autour d’elle un long coup d’œil, puis répondit :
– Ce qui est impossible, c’est que je demeure ici plus longtemps.
Et comme Anouchka, jouant admirablement son rôle, la regardait, feignant la surprise, elle reprit :
– Va ! Fais ce que je te dis ! Tu comprendras plus tard. Et, si tu éprouves pour moi un semblant d’affection, veille à ce que les préparatifs de mon départ demeurent secrets.
S’inclinant sans mot dire, Anouchka s’en fut, tandis que la « Vierge Rouge », épuisée par l’effort qu’elle venait de faire, retombait sur le divan.
– Et maintenant, qu’allez-vous faire ? me demanda Anouchka quand elle m’eut rejoint dans le salon d’attente. Vous savez que vous pouvez compter sur moi en tout et pour tout.
– Je le sais, répondis-je. Aussi vais-je vous prier de tout préparer pour notre départ. Il faut que, ce soir même, nous ayons quitté Moscou. Bien entendu, je vous emmène.
– Moi ?
– Et pourquoi pas.
– Mais...
– Vous ne voudriez tout de même pas que je vous laisse à Moscou entre les mains de la Tchéka, alors que rien ne m’est plus facile que de vous emmener. Songez au drame effroyable qui va se dérouler ici, quand Gunslicht et ses amis vont s’apercevoir que je les ai joués !
– En effet, ce ne sera pas drôle.
– Ce le sera d’autant moins que, après leur avoir arraché cet admirable atout qu’est pour eux Konstantinowna, et dès que je l’aurai mise en sûreté, il entre dans mes intentions de passer, contre eux, à l’offensive.
– Comment cela ?
– Je vous promets un coup de théâtre auprès duquel celui qui vient de se produire dans le cabinet voisin vous paraîtra de bien minime importance.
– Soyez prudent, au moins ! Et n’allez pas vous faire prendre ! Ils sont terriblement forts.
– Moins qu’on ne le croit, car leur force repose surtout sur la lâcheté de la masse. D’ailleurs – et de cela je veux que vous soyez persuadée, – maintenant que j’ai pris contact avec eux, maintenant que je les connais, je les tiens à la gorge et je ne les lâcherai plus. Qu’importe, après cela, si je succombe ! Ce que je veux, c’est prouver au monde que ce conglomérat de bandits – qui, pour la plupart, vivent sous des noms d’emprunt et n’ont même pas le mérite d’être Russes – n’a rien à voir avec la Russie, qu’il opprime et qu’il martyrise. Les preuves qui me sont nécessaires, je sais où elles se trouvent...
– Pas possible !
– Elles sont ici. Telle est la révélation que dans son incommensurable bêtise, Gunslicht m’a faite. OR, CES PREUVES, IL ME LES FAUT ! Dieu m’est témoin qu’il n’entrait nullement dans mes intentions de déclarer la guerre à la Tchéka, mais, puisqu’elle m’y contraint, je veux qu’elle soit totale. Voilà pourquoi je ne laisserai pas entre ses mains un otage aussi précieux que vous l’êtes.
– Craignez-vous donc une indiscrétion de ma part ?
– Non, certes ! Je sais que vous iriez à la mort avec le sourire. Mais... je sais aussi quels moyens ILS emploient pour faite parler les gens. Croyez-moi sur parole : CE QUE J’AI VU EST EFFROYABLE ! Et, plutôt que de vous savoir en leur pouvoir, je préférerais vous tuer de la main que voici.
Émue, Anouchka me regardait en silence.
– Mais assez parlé ! repris-je. Faites ce que vous a commandé la Vierge Rouge, et, en même temps que le sien, préparez votre départ.
– « Mademoiselle » m’a demandé son nécessaire no 4, ce qui semble indiquer que nous partons pour un pays froid...
– Plutôt ! Nous allons en Sibérie !
– Comment ! Vous persistez à aller à Ekaterinbourg ?
– Ne suis-je pas ici pour cela ? Et puis, en tout état de cause, ne faut-il pas donner le change aux gens de la Tchéka ? Nous sachant partis, ils croiront, au début tout au moins, que nous sommes à la poursuite des deux « émissaires blancs ». Et, tandis qu’ils s’endormiront dans une douce quiétude...
– Nous agirons !
– Vous l’avez dit ! Maintenant, souffrez que j’aille me mettre à la disposition de « Mademoiselle ».
Anouchka eut un sourire mutin, me tendit sa main sur laquelle je déposai un respectueux baiser, et sortit.
Une minute après, j’étais devant la « Vierge Rouge ».
– Vous m’avez demandé ? fis-je en m’inclinant.
Elle me jeta un long regard :
– Ainsi, m’ayant révélé... ce que vous m’avez révélé, fit-elle, vous avez eu assez confiance en moi pour ne pas vous enfuir ? C’est très beau, très crâne, ce que vous avez fait là ! MAIS COMME C’EST IMPRUDENT !
– Imprudent ? En quoi ?
– Comment ! Sachant qui je suis, vous osez me poser une pareille question ? Ignorez-vous donc que votre tête est mise à prix... et que je n’ai qu’un geste à faire pour que ce prix me soit attribué ?
– Oui, mais... ce geste, je sais que vous ne le ferez pas. Tout à l’heure, j’ai lu dans vos yeux toute l’horreur que vous inspirait votre passé. J’ai compris que, désormais, sans prendre parti contre la Tchéka, SANS RENIER QUOI QUE CE SOIT DE VOS CONVICTIONS COMMUNISTES, vous vous efforceriez de fermer les yeux, afin de ne pas surprendre – pour n’avoir pas à les révéler – les projets des braves gens qui, dans l’ombre, luttent contre ce régime de terreur et d’oppression.
D’un bond, Konstantinowna fut près de moi...
– Et s’il ne me plaît pas de fermer les yeux ! S’IL ME PLAÎT, AU CONTRAIRE, PLAÇANT MA MAIN DANS LA VÔTRE, DE VOUS OFFRIR MA COLLABORATION PLEINE ET ENTIÈRE ! S’IL ME PLAÎT, ENFIN, FAISANT ABSTRACTION DU PASSÉ, DE LUTTER – car je suis Russe, moi ! – POUR ARRACHER MON PAYS À L’ÉTREINTE DE CES GENS-LÀ !
Et s’excitant peu à peu :
– Ah ! Ils me font espionner ! Ils projettent de me livrer à je ne sais quelle mort horrible ! EH BIEN, LEUR DÉFI, JE L’ACCEPTE ET JE LE RELÈVE ! Ils s’imaginent, sans doute, parce que, jusqu’ici, je n’ai pas réagi, que je suis bonne tout au plus à faire une espionne, sinon une prostituée ! C’est bien mal me connaître ! Ils apprendront à leurs dépens que je suis capable de tout... MÊME DE FAIRE LE BIEN !
– C’est parce que je n’en ai pas douté que je me suis permis de vous parler ainsi que je l’ai fait.
– Et vous avez eu raison ! Ce que vous m’avez dit, ma conscience me le répétait chaque jour. J’attendais une occasion pour secouer un joug d’autant plus odieux qu’il allait à l’encontre de mes aspirations...
– À l’encontre de vos aspirations ? fis-je, surpris. Mais, alors, je ne comprends pas pourquoi vous avez accepté...
– Plus tard je vous dirai pourquoi et comment j’ai été forcée de m’affilier à la Tchéka. Qu’il vous suffise, pour l’instant, de savoir que, si je suis socialiste-révolutionnaire, JAMAIS JE N’AI ÉTÉ COMMUNISTE.
Et, farouche, elle répéta :
– JAMAIS !
S’éloignant de moi, elle alla devant une glace afin de réparer le désordre de sa toilette.
Soudain, elle se retourna et me fixant :
– Eh bien ! Ma proposition vous agrée-t-elle ? Voulez-vous de moi ? Pensez-vous que, dans vos rangs, je puisse me rendre utile et combattre ?
– Il faudrait être fou pour refuser le concours que vous nous offrez. Et cela d’autant plus que nul mieux que vous ne connaît les gens contre lesquels nous allons entrer en lutte. Souffrez, cependant, que je soumette à nos amis votre proposition et que je leur apprenne la chance – inespérée – qui nous échoit.
– Comme ils doivent me haïr !
– Ils ignorent la haine ! Et, pour peu que vous persistiez dans vos bonnes résolutions, vous verrez combien ils vous chériront.
– Malgré mon passé ? Malgré le mal que je leur ai fait ?
– Malgré tout ! D’ailleurs, si vous le voulez bien, je vais les convoquer sur l’heure.
– Ici ?
– Et pourquoi pas ?
– Ils viendraient ici, chez moi ?
– Dès que je les en prierai.
– Mais vous semblez oublier qu’il y a une heure, à peine...
– Je n’oublie rien. Il y a une heure, vous étiez Konstantinowna-la-Rouge...
– Et maintenant ?
– Maintenant, réhabilitée à mes yeux, vous l’êtes également aux leurs, et vous n’êtes plus pour nous qu’une amie bien chère, que nous défendrons et protégerons comme nous défendons et protégeons toutes les victimes de la Tchéka.
– Ce que vous faites là est sublime.
– Non ! C’est humain, tout simplement. Cette déclaration parut l’émouvoir profondément. Venant vers moi et me posant la main sur l’épaule :
– Dites-moi, James, fit-elle, vos amis possèdent-ils tous au même degré que vous cette audace déconcertante, cet esprit d’à-propos et, aussi, cette maîtrise de soi que vous venez de manifester ?
– Pourquoi cette question ? fis-je en souriant.
– Parce que, s’il en est ainsi, je crois que nous allons pouvoir accomplir de grandes choses.
– Je n’en ai jamais douté. Au reste, vous allez pouvoir juger par vous-même de ce que valent mes amis. Ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que vous attendiez la visite du « camarade » Ismaïloff ?
– C’est exact. Mais, maintenant, il ne saurait plus en être question. D’AILLEURS, J’AI TOUJOURS ÉPROUVÉ, À L’ÉGARD DE CET HOMME, UN VÉRITABLE SENTIMENT DE RÉPULSION, NON QU’IL SOIT PIRE QUE LES AUTRES, MAIS BIEN PARCE QU’IL EST D’UNE SALETÉ DONT RIEN N’APPROCHE.
– Voilà bien les femmes ! fis-je en riant. Les apparences leur suffisent pour juger un homme...
– Vous n’allez tout de même pas comparer à un homme comme vous, par exemple, cet affreux petit avorton ?
– Je tiens Ismaïloff pour un fort galant homme et, qui plus est, pour un homme d’esprit.
Elle me regarda, effarée.
– Si vous voulez bien me le permettre, repris-je en décrochant l’écouteur de l’appareil téléphonique, je vais le prier de venir me parler, et j’ose espérer que, bientôt, vous aurez totalement changé de manière de voir en ce qui le concerne.
Elle fit un signe d’assentiment et, tandis que je convoquais Ismaïloff, je l’entendis qui disait :
– Ma foi ! je renonce à comprendre !
Cinq minutes s’étaient à peine écoulées que l’intendant, plus cérémonieux que jamais, soulevant la tenture, s’informait :
– Le « camarade » Ismaïloff me prie de demander à « Mademoiselle » si « Mademoiselle » peut le recevoir.
Konstantinowna jeta un regard de travers à son intendant, puis, imitant la voix de ce dernier, elle lui répondit, visiblement énervée :
– Mais oui ! vieux serin ! « Mademoiselle » veut bien recevoir Ismaïloff ! Fais-le entrer et disparais !
Sans demander son reste, le malheureux intendant s’empressa d’introduire notre ami.
Je dois à la vérité de déclarer que jamais je ne le vis aussi crasseux. Non seulement ses vêtements étaient sales à faire peur, mais il avait également l’apparence d’un monsieur qui ne s’est pas « débarbouillé » depuis huit jours.
En le voyant dans cet état, Konstantinowna et moi fûmes pris du fou rire, ce qui eut l’air de le vexer prodigieusement.
– Si c’est pour vous « payer ma tête » que vous m’avez convoqué, commença-t-il...
– Mais non, cher ami, fis-je en allant vers lui tout en riant de plus belle, tandis qu’il me regardait ; nous n’avons jamais eu l’intention de nous « payer votre tête », comme vous dites, mais...
– Mais quoi ?
– Mais j’avoue que, jamais, en aucune circonstance, vous ne fûtes mieux déguisé ni mieux camouflé.
Je crois bien que, même si la foudre était tombée dans la pièce où nous nous trouvions, tous les trois, Konstantinowna et Ismaïloff n’auraient pas été plus surpris...
– Quelle est cette plaisanterie ? s’écria Ismaïloff, qui ne pouvait évidemment rien comprendre à ce qui lui arrivait et qui dut me croire devenu fou subitement.
– Un camouflage ! Un déguisement ! s’écria de son côté la « Vierge Rouge ». Que veut dire cela ?
Je jouis un moment de leur surprise à tous deux puis, d’un geste vif, arrachant à Ismaïloff sa fausse barbe et sa perruque, je dis en me tournant vers Konstantinowna qui n’en pouvait croire ses yeux :
– Permettez-moi, chère amie, de vous présenter, non pas Ismaïloff, le sous-chef de la terrible IIIe section, MAIS BIEN LE PRINCE KHARASSOFF, LE PLUS BRAVE ET LE MEILLEUR DE MES AMIS !
Où un accord intervient entre Kharassoff
et Konstantinowna-la-Rouge.
Kharassoff était à peindre !
Rien ne saurait donner une idée, même approximative, de la stupéfaction qu’il éprouva en se voyant ainsi démasqué par moi en présence de la « Vierge Rouge », qu’il considérait comme la pire de nos ennemies.
Quant à cette dernière, le nouveau coup de massue que je venais de lui assener l’avait littéralement assommée.
Que moi, personnellement, en usant de certains subterfuges, j’aie pu tromper la police soviétique – pourtant si bien faite – et m’installer à Moscou, cela pouvait s’admettre à la rigueur.
Mais qu’un contre-révolutionnaire ait réussi à pénétrer à la Tchéka et à se faire nommer sous-chef de la IIIe section, C’EST-À-DIRE DE L’ORGANISME SPÉCIALEMENT CHARGÉ DE LA RECHERCHE ET DE L’ARRESTATION DES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES, voilà ce que nulle personne sensée – et au courant des mœurs soviétiques – n’aurait pu croire possible.
Et, pourtant, CELA ÉTAIT.
Aussi est-ce avec hébétude que Konstantinowna nous regardait tous les deux...
Qu’aurait-elle dit si, par surcroît, je lui avais révélé le rôle de toute première importance que jouait parmi nous Kharassoff ?
Qu’aurait-elle pensé, surtout, si elle avait su se trouver en présence de cet émissaire mystérieux autant qu’insaisissable, bras droit du colonel Petrovitch, émissaire pour la capture duquel la Tchéka offrait une prime d’un million de tchervonets-or 19 ?
Tandis que la « Vierge Rouge » recouvrait peu à peu ses esprits, m’isolant avec Kharassoff, je le mis au courant des incidents qui s’étaient produits depuis que nous ne nous étions vus, et je terminai en lui faisant part de la conversation de Konstantinowna.
La connaissant mieux que moi et sachant de quoi elle était capable, il crut tout d’abord que j’avais donné, tête baissée, dans un piège, et me dit nettement qu’il n’augurait rien de bon de ce qui allait suivre.
– Tel n’est pas l’avis d’Anouchka ! lui dis-je soudain. Comme moi, elle croit que, cette fois, la « Vierge Rouge » est sincère et que nous pouvons – tout en prenant les précautions qui s’imposent – avoir confiance en elle.
En m’entendant prononcer le nom d’Anouchka, il tressaillit et parut contrarié au possible.
– Vous savez donc qui est Anouchka ? me demanda-t-il.
– Mais oui ! répondis-je en souriant.
– Et vous m’affirmez qu’elle aussi croit à la conversion de cette malheureuse ?
– Je vous l’affirme.
– Alors, fit-il, aucune hésitation n’est plus permise, car personne au monde ne connaît mieux que ma sœur, Konstantinowna la Rouge.
Et, d’un geste spontané, me tendant la main :
– Permettez-moi de vous féliciter et de vous remercier de ce que vous venez de faire pour la réussite de nos projets. C’est une recrue précieuse que vous nous amenez là.
S’avançant vers la « Vierge Rouge » et s’inclinant devant elle, avec une grâce qui révélait le grand seigneur, il lui dit :
– On m’apprend, Mademoiselle, que désormais nous sommes amis. Cette nouvelle, si elle me surprend, n’en est pas moins accueillie par moi avec tout l’intérêt qu’elle mérite. Me permettrez-vous d’ajouter qu’elle me comble de joie ?
La « Vierge Rouge » s’inclina sans mot dire...
Kharassoff continua :
– Elle me comble de joie, tout d’abord, parce que je suis heureux de vous voir abandonner, de votre plein gré et sans aucune arrière-pensée (il souligna ces mots avec intention), ce milieu atroce qu’est la Tchéka. En outre, je ne puis que me féliciter de voir entrer dans nos rangs une collaboratrice de votre valeur.
Cette déclaration, faite simplement, sembla galvaniser la « Vierge Rouge », qui, jusqu’ici, avait eu quelque peine à se remettre de son émotion.
– Ai-je bien compris ? s’écria-t-elle. Ne venez-vous pas de dire que vous vouliez bien de moi parmi vous ? Ce n’est pas possible ! C’est un rêve...
– Qui deviendra une réalité dès que vous en manifesterez le désir, répondit-il.
– Tout de suite, alors ?
– Sans savoir qui nous sommes et ce que nous voulons ?
Elle le fixa l’espace d’une seconde, puis :
– Qui vous êtes ? fit-elle en souriant à son tour. Il faudrait avoir un bandeau sur les yeux – et je vous prie de croire que tel n’est pas mon cas – pour ne pas le voir. Ce que vous voulez ? Je l’ignore. Mais je sais ce que vous valez, et cela me suffit.
– Cependant...
– Laissez-moi achever, je vous prie, interrompit-elle. J’ai la prétention d’être une femme intelligente...
– Une femme de tête ! rectifia Kharassoff.
– Si vous voulez ! De plus, j’ai toujours cru que, en matière de police politique, – et, tranchons le mot : en matière d’espionnage, – celui qui me damerait le pion n’était pas encore né ! Or, – et je l’avoue à ma grande honte, – jamais je n’ai été « roulée » par personne comme je viens de l’être par vous deux.
Kharassoff et moi nous regardâmes en souriant...
– Ce que je ne puis arriver à comprendre, reprit-elle, c’est comment, à la Loubianka no 2, où il y a pourtant des hommes connaissant leur métier, on n’a jamais découvert votre double jeu. Car, enfin, si j’ai été « roulée », d’autres – et de plus malins que moi – l’ont été également ! Ceci me console un peu, d’autant plus que quand Gunslicht, Péters et autres Artusov parlent d’Ismaïloff, ils en ont plein la bouche. Seul ce que fait Ismaïloff est bien fait ! Et, quand Ismaïloff a parlé, tout a été dit !
Étant donnée l’ambiance et venant d’une telle femme, cette déclaration acquérait une valeur inestimable...
Elle devait faire mieux.
S’approchant de Kharassoff et plaçant ses mains sur ses épaules :
– Savez-vous, fit-elle, que je vous admire ! Que dis-je ? Je fais plus que de vous admirer : je salue en vous un maître ! Moi, Konstantinowna ! Moi, qu’on a toujours considérée à la Tchéka COMME LE MEILLEUR AGENT DU SERVICE INTERNATIONAL SECRET, je reconnais que, à côté de vous, je suis une petite, une toute petite fille. Et quelle piètre opinion vous devez avoir de mes talents !
– Ah ! cela, non, par exemple ! s’écria Kharassoff. Je vous ai toujours tenue – Nobody peut s’en porter garant – comme la plus redoutable de nos adversaires ! À l’heure actuelle encore, je pense sincèrement que celui qui vous sous-estimerait commettrait une erreur aussi grossière qu’impardonnable.
Ce compliment parut la combler d’aise.
– Vraiment, vous pensez ce que vous dites ?
– Je vous en donne ma parole d’honneur.
– Vous croyez donc que je pourrai encore vous aider ? Je dis : encore, parce que vous pourriez croire, eu égard à ce qui vient de se passer, à une diminution de mes facultés...
– La meilleure réponse que je puisse vous faire est celle-ci : Quand nous mettons-nous à la besogne ?
– Immédiatement, si vous le voulez bien. Mais par où allons-nous commencer ?
Je crus bon d’intervenir.
– Vous semblez oublier, fis-je avec un sérieux imperturbable, que notre besogne – puisque besogne il y a – est toute tracée.
Ils me regardèrent tous deux, intrigués...
– Quelle besogne ? fit-elle.
– Voyons ! Se peut-il que vous ayez déjà oublié que le camarade Gunslicht vous a chargée de retrouver à tout prix – ET DANS LE PLUS BREF DÉLAI – certains « émissaires blancs » de notre connaissance ?
Cette boutade eut le don de les mettre en joie.
– Cela étant, je propose que, dès ce soir, nous partions à leur poursuite. Si j’en crois les renseignements confidentiels que m’a donnés Gunslicht, ces « misérables », – c’est le terme dont il s’est servi, – aux dernières nouvelles, étaient signalés comme ayant dépassé Perm, en direction d’Ekaterinbourg, et...
– C’est de Gunslicht que vous tenez ce « tuyau » ? interrompit Kharassoff, tout hilare.
– Oui. Et il a même ajouté : « Vous direz de ma part à Konstantinowna que, si, par malheur, ces gens-là réussissent à pénétrer dans la ville interdite, non seulement nous l’en rendrons personnellement responsable, MAIS QUE SERA ÉGALEMENT ENGAGÉE LA RESPONSABILITÉ D’UNE PERSONNE QUI LUI EST CHÈRE ET DONT ELLE ATTEND VAINEMENT DES NOUVELLES. »
Véritablement affolée, cette fois, Konstantinowna s’écria :
– Il a dit cela ! Oh ! le misérable !
Et, se tordant les mains avec désespoir :
– COMMENT EMPÊCHER CETTE CHOSE ATROCE ? CE CRIME ABOMINABLE ?
Mais, déjà Kharassoff intervenait :
– Pourquoi ce désespoir ? Et cette belle confiance que vous manifestiez tout à l’heure aurait-elle disparu ? NE SOMMES-NOUS DONC PLUS LÀ – NOUS ET LES NÔTRES – POUR VOUS AIDER, VOUS PROTÉGER ET VAINCRE ?
– Si vous saviez...
– Et qui vous dit que je ne sais pas ?
– VOUS SAVEZ ?
– Mais, oui ! JE SAIS !
Et appuyant fortement sur les mots :
– Je sais que, afin de mieux vous tenir, la Tchéka s’est emparée d’une personne de votre famille, qu’elle détient en otage. JE SAIS QUE, CHAQUE FOIS QUE VOUS AVEZ HÉSITÉ À EXÉCUTER LES ORDRES DE DJERZINSKY, ON VOUS À MENACÉE DE FAIRE PÉRIR CETTE PERSONNE AU MILIEU DES PLUS ÉPOUVANTABLES SUPPLICES ! Je sais aussi...
– Et, sachant cela, vous n’avez pas craint de vous confier à moi ?
– NON, PARCE QUE JE SAIS – et peut-être suis-je le seul à le savoir actuellement – LE NOM DE LA PRISON OU EST ENFERMÉE VOTRE MÈRE.
Ainsi, cette malheureuse avait dit vrai. C’est à son corps défendant qu’elle servait la Tchéka. C’est par la menace, que Djerzinsky et ses séides obtenaient d’elle toutes les trahisons, tous les renoncements, toutes les lâchetés !
De la savoir si malheureuse, si totalement au pouvoir de ces gredins sinistres, une grande pitié me vint...
– J’espère, dis-je à Kharassoff, que, avant d’entreprendre toute autre chose, nous allons arracher à ces bandits la mère de Mademoiselle !
– Konstantinowna s’était dressée. Les yeux fixés sur Kharassoff, intensément, elle attendait avec angoisse sa réponse.
Il eut un beau sourire confiant.
– Parbleu ! fit-il, maintenant que Mademoiselle est des nôtres, c’est bien le moins que nous puissions faire pour elle !
Elle eut un geste fervent ; un geste d’adoration :
– Oh ! merci ! merci ! s’écria-t-elle. Quel grand cœur vous êtes, et comment ne pas vous aimer ?
Puis, s’exaltant :
– Si vous faites cela, si vous me rendez ma mère, il n’est rien que je ne fasse pour vous prouver ma reconnaissance et mon affection !
À son tour, il la fixa.
– RIEN, dites-vous ?
– J’en fais le serment.
– Même...
– Quoi ? Que voulez-vous savoir ? Dites ! Dites vite ! Je vous en supplie !
– Vous me diriez même... CE QUE VOUS ÊTES ALLÉE FAIRE À BERLIN, LE 24 DÉCEMBRE DERNIER ?
Elle le regarda, effarée...
Puis, sans un mot, se dirigeant vers un coffre-fort encastré dans la muraille, elle l’ouvrit, y prit une enveloppe cachetée de rouge et, revenant vers Kharassoff, elle la lui tendit.
– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il.
– Cela, répondit-elle, c’est la preuve flagrante, FORMELLE, IRRÉCUSABLE, de l’accord conclu le 28 décembre 1916, à la Légation allemande de Berne, entre Lénine, Parvus et le major von Bismarck, accord qui détermina la révolution et amena l’effondrement du front russe !
Où la « Vierge Rouge » s’aperçoit
qu’elle a affaire à forte partie.
Si, en nous faisant cette déclaration, Konstantinowna escomptait un coup de théâtre, elle dut être profondément déçue, car, lui rendant son enveloppe intacte, Kharassoff lui dit en souriant :
– Allons ! je vois que je puis avoir confiance en vous, puisque, sans manifester l’ombre d’une hésitation, VOUS M’AVEZ REMIS UNE PIÈCE QUE JE SAVAIS ÊTRE EN VOTRE POSSESSION ET QUI CONSTITUE POUR VOUS LA PLUS PRÉCIEUSE DES SAUVEGARDES, je vous accepte définitivement parmi nous.
– Vous saviez que j’avais ce document en ma possession ?
– Oui. De même que je sais qu’il vous a été remis en mains propres par Hermann Buller, le secrétaire particulier de M. S...
– Oh ! vous savez cela aussi ?
– De même que je sais également, poursuivit Kharassoff, que, après l’avoir scellé à l’aide de son sceau personnel, Djerzinsky vous a ordonné de conserver ce pli par devers vous !
– Voilà, par exemple, qui est inexplicable ! s’écria la « Vierge Rouge ». Quand Djerzinsky m’a remis ce pli, nous étions seuls, en tête à tête, dans son cabinet de travail de la Loubianka no 2. Nul, par conséquent, ne peut avoir entendu les paroles que nous avons prononcées...
Plus souriant que jamais, Kharassoff interrompit :
– Et si je précisais ? SI JE VOUS DISAIS CE QU’A FAIT DJERZINSKY AVANT DE VOUS RENDRE CETTE ENVELOPPE ? Que diriez-vous ?
Konstantinowna ne cherchait même plus à dissimuler sa stupeur.
– Comment ! Cela aussi, vous le savez ? murmura-t-elle.
– Qu’y a-t-il là de surprenant ? N’est-il pas de mon devoir – à défaut de mon intérêt – de savoir tout ce qui se passe dans cet antre qu’est la Tchéka ? Faut-il que je vous apprenne ce que, en plus du document dont vous m’avez parlé, contient cette enveloppe ?
Elle s’accouda à son bureau et, se prenant la tête à deux mains :
– Décidément, fit-elle, je m’y perds ! Et, à moins que Djerzinsky vous ait fait des confidences, – ce dont je doute, – je n’arrive pas à comprendre comment vous avez pu vous rendre maître d’un secret D’OÙ DÉPEND L’EXISTENCE MÊME DU GOUVERNEMENT DES SOVIETS.
– Je vois, reprit Kharassoff, qu’il est inutile d’insister. Comme moi, vous savez ce que contient ce pli. Bien entendu, puisque les cachets sont intacts, personne, jusqu’ici, n’a pu prendre connaissance du contenu de cette enveloppe ?
– Cela, je l’affirme ! Depuis qu’elle est en ma possession, elle n’a jamais quitté mon coffre-fort.
Un large sourire s’épanouit sur les lèvres de Kharassoff, qui, fouillant dans sa touloupe crasseuse, en sortit un portefeuille dans lequel il prit deux documents.
Les tendant à Konstantinowna :
– Voilà une affirmation bien imprudente, lui répondit-il, car, si je ne m’abuse, VOICI, N’EST-IL PAS VRAI ? LES PHOTOGRAPHIES DES DEUX PAPIERS QUE CONTIENT VOTRE ENVELOPPE.
D’un élan, Konstantinowna fut sur lui...
– Quoi ? Que dites-vous ? Vous avez...
Et, ayant jeté les yeux sur les photographies que lui montrait Kharassoff :
– Comment avez-vous fait, gémit-elle, pour avoir ces photos ? Serais-je donc, moi aussi, entourée de traîtres acharnés à ma perte ? Car c’est ma perte, ni plus ni moins, qu’a voulu celui qui a violé le secret de mon coffre pour s’emparer de cela.
Elle s’effondra tout en larmes.
Visiblement ému, Kharassoff s’approcha d’elle et, dans un geste de protection, entourant de son bras les épaules de Konstantinowna qu’agitaient des sanglots convulsifs, il lui dit sur un ton empreint d’une douceur infinie :
– Se peut-il, AMIE, que la colère vous aveugle au point de ne vous faire voir en Nobody et en moi que des gens acharnés à votre perte et résolus à obtenir de vous, À L’AIDE DE JE NE SAIS QUEL CHANTAGE, JE NE SAIS QUELLE COMPROMISSION ? Comment pouvez-vous comparer des hommes tels que nous aux louches bandits de la Tchéka, auxquels, jusqu’ici, vous avez obéi, contrainte et forcée ?
– Ces documents, cependant...
– Vous en connaissez la valeur, n’est-il pas vrai ? VOUS SAVEZ QUE, TANT QU’ILS SERONT EN MA POSSESSION, NUL N’OSERA PORTER LA MAIN SUR MOI ! Vous vous rendez compte également qu’ils ne sont pas venus tout seuls dans mon portefeuille et que, pour les avoir...
– Il vous a fallu beaucoup « travailler », certes !
– Eh bien ! puisque vous savez tout cela, reprit Kharassoff, je vais vous donner une preuve nouvelle de la confiance que Nobody et moi avons désormais en vous. Ces documents, voici ce que j’en fais !
S’approchant de la cheminée, Kharassoff livra aux flammes les photographies, cause de tout cet émoi.
Ce geste d’une habileté extrême – car si les épreuves photographiques étaient détruites, LES CLICHÉS N’EN RESTAIENT PAS MOINS EN NOTRE POSSESSION – acheva de nous concilier Konstantinowna. Cette femme, désormais, nous était acquise...
La série d’épreuves à laquelle nous venions de la soumettre, les fortes émotions qu’elle venait d’éprouver avaient ancré dans son cerveau cette certitude que l’organisation à laquelle nous appartenions était autrement plus forte que la Tchéka elle-même.
Étant donnée sa mentalité, – une mentalité d’espionne, ne l’oublions pas, – aucune autre pensée que celle-ci ne pouvait lui venir à l’esprit :
– S’ils se sont volontairement privés de documents de cette importance, C’EST QU’ILS EN POSSÈDENT D’AUTRES D’UNE VALEUR PLUS CONSIDÉRABLE.
Ce qui, naturellement, devait l’amener à se poser cette question : QUELS PEUVENT BIEN ÊTRE CES DOCUMENTS ?
Aussi, ayant pesé en une seconde la valeur de ces deux arguments, n’hésita-t-elle plus...
Venant vers Kharassoff qui, son éternel sourire aux lèvres, la regardait agir et penser, elle lui dit :
– Vous êtes brave et généreux. Mais je ne veux pas être en reste avec vous.
Elle lui tendit l’enveloppe :
– Tenez ! prenez ceci. Je vous le donne. Au lieu d’avoir des photographies, ce sont les originaux que vous posséderez.
– Mais, fit Kharassoff en mettant ses mains derrière son dos, je n’en veux pas ! Je n’en veux à aucun prix !
Elle le regarda, sidérée.
– Pourquoi ? murmura-t-elle.
– Mais tout simplement parce que vous m’offrez une chose qui ne vous appartient pas.
Ce nouveau coup acheva de la démonter...
– Alors, je ne comprends plus, dit-elle.
– Comment ! vous ne comprenez pas que, s’il était logique, – ET MÊME TOUT INDIQUÉ, – alors que vous étiez notre ennemie, que nous prenions contre vous des mesures de défense, il ne saurait plus en être ainsi, puisque, maintenant, la situation est inversée !
– Alors, c’est contre moi...
– Et contre qui voulez-vous que ce soit ? Contre la Tchéka ? Nous avons d’autres armes – des armes pareilles à celles qu’elle emploie contre nous – pour la combattre. Contre les Soviets ? Vous savez bien qu’ils sont inexistants. Nous les « aurons » quand nous voudrons. Et, de cela, il faut que vous soyez persuadée. D’ailleurs, quand vous connaîtrez les moyens d’action dont nous disposons, vous vous rendrez compte que, si la contre-révolution ne s’est pas encore produite, C’EST TOUT SIMPLEMENT PARCE QUE NOUS AVONS VOULU ÉVITER UNE NOUVELLE EFFUSION DE SANG.
Et martelant ses mots :
– Mais que nul ne s’y trompe ! Le jour approche où, de gré ou de force, nous restaurerons ici l’ordre et la liberté !
Prononcées avec une conviction profonde, ces paroles parurent faire grande impression sur Konstantinowna.
Kharassoff reprit :
– Pour l’instant, nous avons d’autres « chats à fouetter ». Occupons-nous d’abord de l’évasion de votre mère. Je m’empresse de vous dire que, à cet égard, vous pouvez être entièrement rassurée. Dans quatre jours, elle vous sera rendue.
– Que dites-vous ? Dans quatre jours ?
– Y verriez-vous quelque inconvénient ? s’enquit Kharassoff en souriant.
– Oh ! pouvez-vous me poser une pareille question ! Mais cela me paraît tellement beau que...
– Que vous ne croyez pas la chose possible, n’est-il pas vrai ?
Et, comme elle hochait la tête d’un air de doute :
– Dans ces conditions, reprit-il, il me reste à vous démontrer que le mot « impossible » n’existe pas dans notre vocabulaire.
Il plongea de nouveau la main dans une des poches de sa touloupe et en sortit un second portefeuille.
– Voyons, dit-il, si, par hasard, je n’aurais pas sur moi quelque autographe de notre excellent « camarade » Djerzinsky.
Il feuilleta quelques papiers, puis, ayant trouvé ce qu’il cherchait :
– Voilà qui va faire l’affaire ! dit-il.
Se tournant vers la « Vierge Rouge » qui suivait ses gestes avec un intérêt croissant :
– Avez-vous de quoi écrire, lui demanda-t-il.
Elle lui montra son bureau.
S’étant assis, il la regarda et dit :
– Voulez-vous avoir l’obligeance de me rappeler le nom de madame votre mère ?
– Véra Maria Konstantinowna, née Pouguine.
– Quel est son âge ?
– Cinquante-huit ans.
– Bien ! Cela suffit.
Posément, il transcrivit sur l’imprimé posé devant lui les indications que venait de lui fournir la « Vierge Rouge ». Après quoi, lui tendant la feuille, il s’enquit :
– Vous connaissez ceci ?
– UN ORDRE DE TRANSFERT ! s’écria-t-elle. Comment avez-vous en votre possession une pièce de cette importance ?
Elle prit l’imprimé :
– Mais cet ordre de transfert ne concerne pas ma mère ! IL EST AU NOM DE MILENA GOURKO !
– Êtes-vous assez naïve pour croire que la Tchéka, quand il lui arrive d’avoir entre les mains UN OTAGE DE CETTE VALEUR, L’ÉCROUE SOUS SON VRAI NOM ?
– Oh ! les misérables ! C’est pour cela que, malgré toutes les recherches que j’ai entreprises, je n’ai jamais pu retrouver sa trace ! Où l’ont-ils enfermée ?
Il eut un geste de pitié...
– Mieux vaut que vous l’ignoriez, répondit-il. À quoi bon vous l’apprendre, puisque son supplice va finir ?...
– Et la vengeance ! Qu’en faites-vous ? Je vous en supplie, dites-moi où elle est.
– Vous l’exigez ?
– Oui, je l’exige... si tant est que je puisse exiger quelque chose.
Alors, des lèvres de Kharassoff tomba ce mot qui, en Russie, synthétise toutes les horreurs, toutes les souffrances, tous les désespoirs :
– CHLISSELBOURG !
Chlisselbourg ! La « forteresse de la clef » ! La prison sinistre qui s’élève là-bas, sur un îlot sablonneux au nord-est de Petrograd, dans les mornes déserts qui enserrent la nappe boueuse du Ladoga, et dont les murailles de pierre, les tours aux embrasures verdies par les mousses et les lichens, donnent l’impression d’un tombeau...
Où Gunslicht aurait tout gagné à se taire.
Quand se fut quelque peu apaisée l’émotion causée par cette effroyable révélation, Kharassoff reprit :
– Encore qu’il ne faille point dramatiser les choses, il n’en demeure pas moins que la situation se présente fort mal. Somme toute, c’est à un double sauvetage qu’il nous faut procéder, car non seulement il faut que nous arrachions votre mère aux cachots de Chlisselbourg, mais il faut aussi que nous vous délivrions de l’emprise de la Tchéka.
« Le problème étant ainsi posé, comment le résoudre ?
– Mais, il me semble, interrompis-je, qu’aucune hésitation n’est permise et que, contrairement à ce qu’affirme certain proverbe français, il nous faut, entre deux maux, choisir le pire. Occupons-nous d’abord de la mère de mademoiselle. Nous verrons à sauver celle-ci ensuite.
– Qu’en pensez-vous ? fit Kharassoff en s’adressant à la « Vierge Rouge ».
Elle n’eut pas l’ombre d’une hésitation.
– C’est également mon avis, fit-elle. Ma mère d’abord ! Qu’importe ce qu’il adviendra de moi ensuite !
Son accent était empreint d’une telle désespérance, d’une telle renonciation à tout ce que la vie pouvait encore lui réserver de bon, que, malgré moi, – et quel que fût son passé, – je me sentis profondément ému.
Au coup d’œil que me lança Kharassoff, je compris qu’il partageait ce sentiment.
– Soit ! fit-il. Aussi bien, l’heure n’est plus aux paroles, mais aux actes. Il les faut immédiats et définitifs, et de leur concordance dépend le succès du plan que je viens d’élaborer...
– Vous avez déjà élaboré un plan ? s’exclama la « Vierge Rouge ».
– Oui ! Et il est d’une simplicité telle que, pour moi, sa réussite ne fait aucun doute. D’ailleurs, je vous y réserve, mademoiselle, un rôle de tout premier ordre. J’irai même jusqu’à dire que le succès dépend uniquement – ou presque – de la façon dont ce rôle sera tenu...
– Oh ! alors, si le succès ne dépend que de moi...
– Vous allez vous en rendre compte ! Partant de ce principe que, désormais, la Tchéka vous tient pour suspecte, IL FAUT TOUT FAIRE POUR L’ANCRER DANS CE SENTIMENT. Pourquoi ? Parce qu’il est évident que, dès que vous aurez averti Gunslicht de votre départ pour Ekaterinbourg, son premier soin sera de mettre à vos trousses ses meilleurs limiers..., afin d’être tenu au courant de vos faits et gestes.
– Oh ! croyez-vous ?
– Je fais mieux que de le croire : j’en suis certain. Et cela d’autant plus que, en admettant – ce qui me surprendrait beaucoup, étant donné l’homme – qu’il n’ait pas eu le premier cette idée, JE M’EMPRESSERAI DE LA LUI SUGGÉRER !
– Cette fois, j’avoue ne pas comprendre !
– Comment ! Vous ne comprenez pas que, tandis qu’ils s’occuperont de vous, C’EST AUTANT DE TCHÉKISTES QUE NOBODY ET MOI AURONS EN MOINS SUR LES BRAS.
Elle eut un sourire :
– Somme toute, fit-elle, si j’ai bien compris, ce que vous me demandez, c’est d’opérer une diversion ?
– C’est cela même.
– Eh bien ! vous pouvez être sûr qu’ils en verront de cruelles, ceux-là !
Ce fut dit d’un ton tel que Kharassoff et moi, quelle que fût la gravité de la situation, nous ne pûmes nous empêcher de rire...
– Je n’en doute pas, reprit Kharassoff. Et c’est pour cela que je vous demande avec instance de vous employer à fond pour les retenir loin de Moscou pendant au moins huit jours.
– J’en fais mon affaire. Mais sera-ce suffisant ?
– Amplement suffisant, PUISQUE DANS HUIT JOURS, VOTRE MÈRE AYANT ÉTÉ MISE EN SÛRETÉ À L’ÉTRANGER, Nobody et moi irons vous rejoindre là où vous serez, pour vous « dégager » à votre tour.
– Mais comment saurez-vous à quel endroit je me trouverai dans huit jours ?
– Ah ça ! nous prendriez-vous pour des mazettes ?
– Non ! Mais tout ce qui m’arrive depuis ce matin me paraît tellement extraordinaire...
– Que vous n’en pouvez croire ni vos yeux ni vos oreilles !
– Et vous m’assurez que, en huit jours...
– Je dis : huit jours, parce que, tout de même, il me faut bien faire entrer en ligne de compte certaines inconnues du problème. Mais soyez persuadée que nous en aurons terminé avant...
– Quels hommes merveilleux vous êtes ! Et comme je comprends, à présent, la terreur que vous inspirez à la Tchéka !
– Peuh ! Pour peu que Dieu me prête vie, elle en verra bien d’autres, la Tchéka ! Quoi qu’il en soit, il importe que, dès maintenant, vous prépariez ostensiblement votre départ. Et même, si vous voulez m’en croire, vous devriez téléphoner à Gunslicht pour lui annoncer que vous partez ce soir même à la poursuite des « Émissaires blancs ».
Elle eut un geste de répulsion.
– Ah ! pas cela ! fit-elle. Si je l’avais au bout du fil, je serais capable de lui dire ses « quatre vérités ».
– Qu’à cela ne tienne, dis-je. Puisqu’il a bien voulu me charger de vous surveiller, c’est moi qui vais lui annoncer votre départ !
Tandis qu’ils riaient de ma boutade, – car notre situation avait ceci de comique que le gibier avait pour mission de traquer le chasseur, – je passai un « écouteur » à Konstantinowna et, m’étant mis en communication avec la Tchéka, je fis part à Gunslicht de la décision prise par la « Vierge Rouge ».
– Ah ! Ah ! Elle se décide enfin, la sacrée garce ! Ce n’est pas malheureux ! me répondit-il. Et, tu sais, si elle bronche en cours de route, ABATS-LA COMME UNE CHIENNE ! C’EST TOUT CE QU’ELLE VAUT !
– Entendu, camarade. Tu peux compter sur moi.
Et je raccrochai l’écouteur.
Konstantinowna était livide...
– Eh bien ! lui demandai-je, êtes-vous fixée, maintenant, sur le degré d’affection qu’on vous porte... là-bas ?
– Oh ! me répondit-elle, je n’avais pas besoin de cette confirmation pour être fixée. Mais vous pouvez être tranquille : PUISQUE CHIENNE IL Y A, IL PEUT ÊTRE SÛR QUE JE LUI GARDE UN ENFANT DE CETTE CHIENNE-LÀ.
Rien ne pourrait rendre l’accent de haine – et de mépris aussi – qu’elle mit dans cette déclaration.
En admettant même qu’elle eût conservé quelque arrière-pensée en ce qui nous concernait, Gunslicht, par sa maladresse, venait de la jeter définitivement dans nos bras.
Nous nous en rendîmes compte aussitôt, d’ailleurs, car, en elle, la tigresse se réveilla.
– Ah ! Ils veulent la lutte ! fit-elle. Eh bien ! ils vont l’avoir ! Et, puisque je suis une chienne, ils vont apprendre à leurs dépens que, comme toutes les chiennes, j’ai des crocs pour me défendre... et pour attaquer.
Le mot, décidément, avait porté.
Ne se possédant plus, elle donna libre cours à sa colère :
– Vous me connaissez suffisamment, l’un et l’autre, pour savoir qu’il n’est pas dans mes habitudes de me vanter. D’autre part, je connais la valeur des mots. VEUILLEZ DONC ATTACHER TOUTE SON IMPORTANCE À LA PROPOSITION QUE JE VAIS VOUS FAIRE ET LA TENIR POUR SÉRIEUSE.
– Nous vous écoutons, répondit Kharassoff.
Elle se recueillit une minute, puis elle reprit :
– Si vous réussissez à sauver ma mère ; si vous me libérez de toute obsession de ce côté-là ; si vous m’apportez la preuve que, désormais, nulle représaille ne pourra être exercée contre elle, JE PRENDS L’ENGAGEMENT FORMEL, SOUS LA FOI DU SERMENT, DE VOUS DONNER LE MOYEN D’ABATTRE, LES UNS APRÈS LES AUTRES, LES HOMMES ACTUELLEMENT AU POUVOIR.
– Qu’entendez-vous par le mot « abattre » ?
– Vous savez que les Soviets n’ont pas de « PERSONNEL DE REMPLACEMENT » et que, si, pour une raison quelconque, venaient à disparaître les fondateurs du bolchevisme, il ne se trouverait personne pour poursuivre leur œuvre. Vous savez également que le gouvernement des Soviets n’est qu’un fantôme de gouvernement, derrière lequel se dissimule la Tchéka.
– Nous savons cela. Ensuite ?
– Eh bien ! ce que je vous propose, C’EST DE REMETTRE ENTRE VOS MAINS LES DOSSIERS ULTRASECRETS CONCERNANT LE SOVNARKOM. Certaines de leurs tares, la plupart de leurs crimes, vous sont connus ; MAIS IL EN EST QUE VOUS IGNOREZ.
– Certes !
– Alors, « placés » comme vous l’êtes, ayant le « cran » que je vous connais, formidablement armés par moi, je vous dis :
IL N’EST PAS POSSIBLE, AYANT LA PREUVE DES TRAHISONS COMMISES PAR CES GENS-LÀ, NON SEULEMENT CONTRE LEUR PATRIE, MAIS AUSSI ET SURTOUT ! CONTRE LE PROLÉTARIAT, DONT ILS SE PRÉTENDENT LES DÉFENSEURS, IL N’EST PAS POSSIBLE, DIS-JE, QUE VOUS NE LES FLANQUIEZ PAS PAR TERRE !
Kharassoff s’était dressé...
– C’est sérieux, fit-il d’un ton bref, ce que vous me proposez là ? Avez-vous vraiment en votre possession les dossiers dont vous me parlez ?
Sans mot dire, Konstantinowna se dirigea vers son coffre-fort. Elle l’ouvrit, puis se tournant vers Kharassoff :
– Quels sont les individus actuellement au pouvoir sur lesquels vous désirez une documentation particulière ? lui demanda-t-elle.
Sans la moindre hésitation, Kharassoff répondit :
– LÉNINE, TROTSKY, ZINOVIEV, KRASSINE.
– Bien, répondit-elle.
Et, ayant fait un choix parmi les documents que renfermait son coffre, elle revint vers nous, tenant en mains quatre dossiers.
Sur la couverture de chacun de ces dossiers figurait une photographie du service anthropométrique.
À elles seules, – ON COMPREND AISÉMENT POURQUOI, – elles étaient de nature à porter un coup terrible – EN CAS DE REPRODUCTION – à la puissance soviétique.
Kharassoff, d’ailleurs, ne s’y trompa pas.
– Marché conclu ! fit-il.
Et, comme elle voulait l’obliger à prendre immédiatement les dossiers :
– Non pas ! déclara-t-il, donnant, donnant !
Puis, après avoir consulté sa montre, se tournant vers moi :
– Plus une minute à perdre ! dit-il. Voulez-vous avoir l’obligeance, cher ami, de vous employer à mettre en ordre de marche l’auto de mademoiselle ?
– Quelle auto ?
– Comme il est probable que nous allons faire de la route, je pense que la « Mercédès » est tout indiquée. Quant à mademoiselle, elle voudra bien se contenter de la voiture et du chauffeur que je vais lui envoyer.
Konstantinowna acquiesça de la tête...
– Puis, reprit-il, en s’adressant à moi, quand vous en aurez fini avec l’auto, je vous serais obligé de convoquer par téléphone pour ce soir, au centre, la première et la deuxième section du groupe de combat no 4. Vous connaissez la formule, n’est-ce pas ? Après quoi, vous reviendrez afin que nous prenions les décisions nécessaires.
Comme je sortais pour mettre les ordres de Kharassoff à exécution, j’entendis Konstantinowna qui lui disait :
– Tout ceci me dépasse. Qu’il y ait à Moscou des conspirateurs, nul ne l’ignore. Mais qu’ils y possèdent une telle organisation, de pareils moyens d’action et un pouvoir aussi étendu, voilà ce que je ne puis comprendre.
Ce à quoi, flegmatique, Kharassoff répondit :
– Ne vous avais-je pas prévenue, chère amie, que vous n’étiez pas au bout de vos surprises ?
Quand je revins, Konstantinowna était seule.
– Où diable ! est passé Kharassoff ? demandai-je.
D’un geste, elle me désigna son cabinet de toilette.
Sans doute entendit-il ma question, car, sans se montrer, il me cria :
– Alors ? C’est fait ?
– Paré ! lui répondis-je.
– Parfait ! Je suis à vous dans un instant.
Bientôt, en effet, il parut sur le seuil du cabinet de toilette.
Konstantinowna et moi ne pûmes retenir un cri d étonnement.
C’est que l’homme qui venait vers nous en souriant, et que nous savions être Kharassoff, N’AVAIT RIEN DE KHARASSOFF. Il ne ressemblait pas non plus à Ismaïloff.
À n’en point douter, c’était un tchékiste, mais un tchékiste de grade supérieur, UN TCHÉKISTE DE DERRIÈRE LES FAGOTS.
Sur sa poitrine, bien en évidence, étincelait l’insigne de la section politique de la Tchéka, la terrible IIIe section...
– Salut et fraternité ! fit-il. Le camarade Alassief, chef du service des transferts, a l’honneur de vous saluer !
– Le camarade Alassief ? fis-je ahuri.
– Voyons, cher ami, me répondit le faux Alassief, vous ne voudriez tout de même pas que le camarade Ismaïloff, qui, ne l’oublions pas, EST UN PUR ENTRE LES PURS, se compromette au point de faire évader une prisonnière de Chlisselbourg ? Ismaïloff peut et doit nous rendre encore de grands services. C’EST POURQUOI J’AI SONGÉ À DEMANDER AU CAMARADE ALASSIEF DE BIEN VOULOIR SE CHARGER DE CETTE MISSION.
La boutade mit en joie Konstantinowna, qui s’écria :
– Prince, vous êtes tout simplement admirable !
Et se tournant vers moi :
– C’est que, savez-vous, il a absolument « chipé » le genre et la tournure d’Alassief. C’est tout à fait cela. Il n’y manque rien, même pas les fameux accroche-cœurs symboliques.
– Mais Alassief existe donc ? fis-je.
– Comment, s’il existe ! s’écria Kharassoff. Je pense bien ! Et souvenez-vous que, seul, en Russie soviétique, il a le droit d’effectuer le transfert des prisonniers d’État.
– Ce qui fait que...
– Ce qui fait que, si un autre qu’Alassief s’était présenté à Chlisselbourg pour y réclamer la mère de mademoiselle, il eût été infailliblement « coffré ».
Tout comme moi, Konstantinowna devait ignorer ce détail, car je la vis frémir.
Kharassoff reprit :
– J’espère bien que mon vieux camarade Paul Arloff – alias Nobody, alias Kédroff – ne voit nul inconvénient à m’accompagner ?
– Je m’appelle Arloff, maintenant ? dis-je en riant. Va pour Arloff ! Et... quand partons-nous ?
– Mais, cher ami, dès que vous aurez procédé à votre camouflage. Car vous pensez bien que Kédroff non plus ne doit pas intervenir en cette affaire.
– C’est juste !
Quelques instants plus tard, grâce aux conseils de Kharassoff, j’étais transformé également en un tchékiste de la plus belle venue...
C’est-à-dire que j’étais à faire peur...
Après avoir résumé les décisions que nous venions de prendre et convenu une dernière fois de nos faits et gestes, nous prîmes congé de la « Vierge Rouge ».
– Au fait ! lui dit Kharassoff en la quittant, je ne vois nul empêchement à ce que vous emmeniez avec vous Anouchka...
– D’autant plus, ajoutai-je, que je l’ai prévenue d’avoir à se tenir prête à vous accompagner...
– Comment ! Vous connaissez aussi Anouchka ? s’écria Konstantinowna.
– Je pense bien ! fit Kharassoff en riant : Anouchka est ma sœur !
Du coup, la « Vierge Rouge » s’effondra.
– Quels hommes ! s’exclama-t-elle ! Quels hommes ! Et combien je me félicite d’avoir changé de camp !
Le soir même, après avoir alerté les groupes de combat dont l’un nous servit d’avant-garde et l’autre d’escorte, nous partîmes pour Chlisselbourg, décidés à tout tenter pour arracher à ses bourreaux la mère de la « Vierge Rouge ».
L’enjeu en valait la peine.
Où il est question d’un bandit redoutable
et d’un fou qui ne l’est pas moins.
Celui qui n’a pas vu Chlisselbourg ne peut comprendre ce que signifie ce mot : la DÉSOLATION.
Dans le monde entier, il n’est pas d’endroit plus désespérément triste. Constamment balayée par les vents impétueux du nord, l’île, que, dès octobre, recouvrent les glaces, semble avoir été placée là par quelque malfaiteur géant, parce que nulle part ailleurs, MÊME PAS EN SIBÉRIE, MÊME PAS À SAKHALINE, il n’eût été possible de trouver pareil support pour y bâtir prison plus effroyable !
À proximité de l’île, la dominant à peine, la ville, que peuplent des marins et des pêcheurs, s’étend sur une langue de terre sablonneuse, profondément ravinée, entre la Neva et le lac.
On dirait d’un caïman guettant sa proie...
À quelque endroit de la ville qu’on se place, on aperçoit Chlisselbourg, dont les murailles, hautes de quinze mètres, et les cinq tours se profilent sur l’horizon.
Ces tours et ces murailles ont une histoire qui est intimement liée à l’Histoire...
Elles ont vu, en effet, le martyre et la mort tragique d’un tsar : Ivan Antonovitch, sixième du nom, que sa grand-tante, Anna Ivanovna, la fille de Pierre le Grand, après l’avoir détrôné, envoya pourrir dans ce cloaque...
Il y devait demeurer vingt-quatre ans !
Puis, un beau jour, – en admettant qu’il puisse y avoir de beaux jours sous un pareil climat, – un de ses fidèles, Mirovitch, tenta de délivrer l’auguste captif. Il obtint ce double résultat que le Tsar fut massacré par ses geôliers et que lui-même fut décapité.
Cela se passait en 1764. Or, le Tsar Ivan Antonovitch ayant été incarcéré le 6 décembre 1741, c’était, en ce qui le concernait, mettre fin à un supplice par un autre supplice.
Qui oserait affirmer qu’il perdit au change ?
Pas moi, certes ! car, à la vue de cette prison sinistre, je sentis un frisson parcourir tout mon être.
– Ce n’est pas une prison, m’écriai-je : c’est une tombe !
– C’est pire que cela encore ! me répondit Kharassoff, car d’ordinaire une tombe – à moins qu’il ne s’agisse d’une sépulture de famille – ne comporte qu’un seul occupant. Et puis, une tombe se garde toute seule, alors que, là, il y a un gardien. Et quel gardien !
– Le connaîtriez-vous ?
– Ce serait beaucoup dire. Au vrai, je l’ai aperçu une fois, à Tobolsk. Il venait de s’évader du bagne et, naturellement, eu égard à cette haute référence, le soviet de l’endroit lui avait confié la direction du service pénitentiaire...
– The right man in the right place !
– Vous l’avez dit ! Il s’y distingua de telle sorte que, consciente de ne pouvoir trouver mieux, la Tchéka, après lui avoir imposé un stage à la forteresse Pierre et Paul, le nomma gouverneur de Chlisselbourg...
– Et il s’appelle ?...
– Il s’appelle Theodorovitch ; mais on l’appelle : « L’HOMME AUX MAINS SANGLANTES !
– Ce doit être quelque chose de bien.
– J’avoue qu’il est difficile de trouver mieux dans le genre. Il m’est arrivé, vous le savez, d’avoir affaire à toutes sortes de gens, mais je dois à la vérité de déclarer que jamais – jamais, vous m’entendez ? – je n’ai rencontré dans la vie une fripouille d’une telle envergure.
– Je plains les malheureux qui sont sous sa coupe. Leur existence doit être un long martyre.
– Cela dépend. Les uns – ce sont les plus nombreux – succombent assez vite. Quand vous aurez vu les cachots de Chlisselbourg, vous comprendrez pourquoi. Les autres... on les prolonge.
– Vous dites ?
– Je dis : ON LES PROLONGE.
– J’entends... mais je ne comprends pas.
– Je m’explique : on prolonge leur existence, AFIN DE LES FAIRE SOUFFRIR MIEUX ET PLUS LONGTEMPS...
– Mais... c’est effroyable ce que vous m’apprenez là !
– Effroyable ou non, il en est ainsi. Souffrez que je poursuive. Au bagne, Theodorovitch avait pour compagnon de chaîne une sorte de savant aux trois quarts fou, du nom de Martzloff. Condamné à mort pour assassinat, puis gracié par le Tsar, ce Martzloff s’était spécialisé dans l’étude de la douleur.
– Qu’entendez-vous par là ?
– Je veux dire que, ayant reconstitué, sur des êtres vivants, la plupart des supplices connus, il en était arrivé À UNE MAESTRIA INÉGALABLE DANS L’ART DE FAIRE MOURIR LES GENS AU MILIEU DES DOULEURS LES PLUS ÉPOUVANTABLES.
« Au bagne, où il était craint comme le feu, ses camarades l’appelaient : LE MAÎTRE DE LA DOULEUR, car il la dispensait avec volupté, avec sadisme ! Chirurgien émérite autant que toxicologue éminent, il était chargé d’exécuter les sentences prononcées par le « TRIBUNAL DES FORÇATS » contre ceux des transportés qui, pour une raison ou une autre, avaient été condamnés par cette étrange juridiction.
– Et... malgré ses crimes, cet homme vit toujours ?
– Comment ! s’il vit toujours ? C’EST MÊME LUI QUI EST LE MÉDECIN DE CHLISSELBOURG. C’est à lui qu’est confié le soin de « PROLONGER » l’existence – DANS L’ÉPOUVANTE ET LA DOULEUR – de ceux que la Tchéka a condamnés « À VIVRE » !
– Oh ! les malheureux !
– Et, ce que je n’ai pas osé avouer à la « Vierge Rouge », – elle le saura toujours assez tôt, n’est-il pas vrai ? – c’est que sa mère est du nombre de ces derniers.
– Dans quel état doit être cette pauvre femme ? Et que peut-elle bien avoir fait pour s’attirer la haine de Djerzinsky ?
– Comment pouvez-vous poser une question pareille ? Est-il donc nécessaire d’avoir commis un crime pour être enfermé à Chlisselbourg ? NE SAVEZ-VOUS PAS QUE C’EST LÀ QUE SONT INCARCÉRÉS LES SOCIALISTES-RÉVOLUTIONNAIRES, dont la seule faute fut de trouver que le régime soviétique ne répondait en rien à la conception qu’ils se faisaient de la Cité future ?
– Comment ! c’est là que sont ces infortunés ?
– Oui... avec pas mal de nos amis, d’ailleurs. Je me suis laissé dire qu’ils faisaient bon ménage ! Quoi qu’il en soit, et puisque vous voilà documenté sur Chlisselbourg et sur ce qui s’y passe, je crois que le moment est venu d’agir...
– À vos ordres !
Il tira de sa poche une carte d’état-major qu’il consulta attentivement ; puis, s’approchant de Kriloff qui, toujours au volant, n’en suivait pas moins avec intérêt notre conversation :
– Voulez-vous me donner la trousse no 2 ? lui demanda-t-il.
Kriloff lui remit une sacoche en cuir, pareille à celle dont se servent, dans tous les pays du monde, les ouvriers des lignes télégraphiques. Il en tira deux crampons et une pince coupante.
– Qu’allez-vous faire de cela ? lui demandai-je.
– Veuillez vous approcher, me répondit-il ; vous allez comprendre.
Déployant sous mes yeux la carte qu’il venait de consulter, il ajouta :
– Sur cette carte, les traits bleus représentent les lignes télégraphiques, et les traits rouges les lignes téléphoniques. Les unes sont aériennes, les autres sont souterraines. Avant que d’entrer à Chlisselbourg, nous allons « saboter » les unes et les autres, afin d’isoler entièrement la prison du reste du pays. Il ne faut pas, en effet, que, si la fantaisie en prend à Theodorovitch, IL PUISSE OBTENIR DE MOSCOU CONFIRMATION OU INFIRMATION DE L’ORDRE DE TRANSFERT DONT NOUS SOMMES PORTEURS.
Je ne pus m’empêcher d’admirer cette lucidité d’esprit, ce souci du détail, cette recherche du « fini », qui, chez Kharassoff, étaient poussés à un point extrême et mettaient vraiment dans son jeu tous les atouts.
L’opération fut rapidement effectuée.
– Et maintenant, fit-il, en route !
Dès que nous fûmes installés, Kriloff appuya sur l’accélérateur, et l’auto bondit dans la brume, dont les phares ne perçaient qu’avec peine l’opacité.
Soudain, devant nous, une masse noire, barrant la route, s’estompa, puis se précisa.
– Des cavaliers ! fit Kriloff. Dois-je ralentir ou « rentrer dedans » ?
– Pas de blagues ! répondit Kharassoff en riant. N’allons pas, de prime abord, nous mettre mal avec ces messieurs. Ralentissez !
Mais, déjà, se détachant du groupe, un cavalier s’avançait vers nous.
– Halte ! cria-t-il.
Et, comme Kriloff ne ralentissait sans doute pas assez vite à son gré :
– Halte ! répéta-t-il. Halte ! ou je fais feu !
Et il nous mit en joue.
– Il le ferait comme il le dit ! s’écria Kriloff qui coupa l’allumage et actionna ses freins.
Lentement, l’auto vint s’arrêter devant le cavalier, qui mettait pied à terre.
Nous l’imitâmes aussitôt. Et Kharassoff prenant l’offensive :
– Quelle est cette plaisanterie ? Pourquoi nous arrêtez-vous ainsi, en pleine route ?
Sans s’émouvoir, le cavalier répondit :
– Le chef vous le dira. En attendant, veuillez m’apprendre qui vous êtes, et ce que vous venez faire à Chlisselbourg.
– Ceci ne te regarde pas. Mène-nous à ton chef. Où se trouve-t-il ?
Le cavalier, se rendant compte au ton employé par Kharassoff qu’il se trouvait en présence de quelque supérieur, n’insista pas et, du doigt, indiquant la ligne sombre qui barrait toujours la route, il répondit :
– Il est là-bas.
– Bien ! Allons le rejoindre.
– Inutile ! fis-je. On vient à nous.
En effet, un groupe de cavaliers s’était détaché du « gros » et venait vers nous à toute allure.
Le précédant de quelques mètres à peine, nous reconnûmes un officier des troupes à la disposition spéciale de la Tchéka.
– Tout va bien ! me souffla Kharassoff entre haut et bas ; ce sont des Tchékistes. Laissez-moi, agir et, surtout, n’intervenez en rien.
Dès que l’officier se fut arrêté près de nous, Kharassoff, dont le bras dessina dans l’air je ne sais quel signe de reconnaissance, prononça ces mots :
– Terre et Liberté !
– TERRE ET LIBERTÉ ! répondit l’autre. Puis il ajouta :
– À qui ai-je l’honneur de parler ?
Je suis, répondit Kharassoff, le « camarade » Alassieff, chef du service des transferts à la Tchéka. Le camarade qui est avec moi est mon adjoint, Paul Arloff.
– Bien ! répondit l’officier. Vous pouvez, sans doute, justifier de votre identité et m’indiquer les motifs qui vous amènent à Chlisselbourg ?
Écartant sa pelisse fourrée, Kharassoff montrant du doigt l’insigne de la Tchéka qui brillait au revers de son veston, ajouta :
– Il ne m’est pas possible de vous fournir la moindre indication en ce qui concerne l’objet de ma mission. Il s’agit d’un secret d’État.
– Un secret d’État ! s’écria l’officier. Oh ! alors, je n’insiste pas. Mais, comme vous n’êtes pas sans savoir que Chlisselbourg est en état de siège permanent, je me vois obligé, à mon grand regret, mais conformément à ma consigne, de vous escorter jusqu’au palais du gouverneur.
– Faites ! répondit simplement Kharassoff.
C’est donc encadrés par une sotnia du Tchon 20 que nous fîmes notre entrée, une demi-heure plus tard, à Chlisselbourg.
Le gouverneur, ayant vérifié notre identité et pris connaissance de l’ordre de transfert concernant « Milena Gourko », donna l’ordre à l’un de ses aides de camp de nous accompagner jusqu’à la forteresse.
Tandis que nous descendions vers le quai, où nous attendait une vedette à vapeur, je ne pus m’empêcher de faire remarquer à Kharassoff l’élégance et la distinction de cet aide de camp.
– C’est sans doute un officier de l’ancienne armée ? demandai-je.
Il eut un sourire énigmatique, puis, ayant jeté autour de lui un regard circonspect :
– Semper fidelis ! murmura-t-il dans un souffle.
L’officier bolcheviste s’arrêta comme s’il eût été frappé de la foudre, nous considérant avec stupeur. Puis, ayant compris, il vint vers nous la main tendue et, à son tour, répéta :
– Semper fidelis !
– Je veux bien que le diable m’emporte, reprit-il aussitôt, si quelqu’un, même plus intelligent que moi, peut deviner en vous autre chose que des Tchékistes. J’ignore ce que vous venez faire ici, mais vous pouvez disposer de moi en tout et pour tout !
– Je le sais, mon cher Nassimovitch, répondit Kharassoff et je sais aussi...
– Comment ! vous connaissez mon nom ? s’écria l’officier. Mais, ici, pourtant, je m’appelle...
– Cela aussi je le sais ! Tu t’appelles – ou plutôt on t’appelle – Michel Kostrumoff !
– Par exemple
– Mais moi, autrefois, alors que nous étions au corps des pages, je t’avais surnommé : Nia-Nia 21.
Profondément ému, l’officier s’approcha du prince et le dévisageant :
– Seriez-vous Kharassoff ? fit-il tout bas.
– Et comme mon ami inclinait affirmativement la tête sans répondre.
– Alors, reprit-il, il va se passer ici de grandes choses.
Puis, se tournant vers moi :
– Vous l’ignorez peut-être, Monsieur, mais nous autres, tous tant que nous sommes, du plus humble au plus puissant des affiliés, nous croyons en Kharassoff COMME NOUS CROYONS EN DIEU.
Profondément ému, Kharassoff tendit les bras à Nassimovitch, qui s’y précipita avec effusion.
– Voilà un jour, fit-il, que je marquerai d’une pierre blanche.
– Puissions-nous en dire autant ce soir ! répondit Kharassoff. Et maintenant, en route ! Allons affronter le tigre !
– Quel tigre ? s’enquit l’officier.
– Mais... Theodorovitch, parbleu !
L’officier eut un sourire narquois.
– Pour ce qu’il va peser lourd entre vos mains, mieux vaut n’en pas parler.
Le bougre était redoutable, pourtant. Et nous faillîmes l’apprendre à nos dépens...
Zdorovo Tovaritchi !
Prévenu de notre arrivée par un coup de téléphone du gouverneur, Theodorovitch, qu’accompagnaient plusieurs tchékistes en armes, nous attendait au débarcadère de l’île.
C’était un colosse roux au masque puissant et cruel, dont les yeux, légèrement bridés, laissaient filtrer un regard aigu, pénétrant, d’une inquiétante fixité. Son torse et ses membres semblaient avoir été taillés à coups de hache dans un bloc de chêne.
Un bel athlète, au demeurant...
Mais un athlète dont le crâne obtus, les lèvres minces, et, pour tout dire, l’air suffisant dénotaient le manque total d’intelligence.
Comme la plupart des tchékistes, il portait un costume en cuir noir, flambant neuf, qu’ornait – si j’ose dire – au côté gauche de la poitrine, l’étoile rouge des soviets. À son ceinturon était fixé un étui-revolver de dimension respectable, et il tenait en main un nerf de bœuf...
Dès que nous eûmes mis pied à terre, il vint vers nous, la main tendue, et, d’une voix de basse, prononça la formule sacramentelle :
– Zdorovo Tovaritchi !
– Salut, camarade ! répondîmes-nous avec ensemble.
– Et alors, quel bon vent t’amène parmi nous, camarade Alassief ? reprit-il.
– Oh ! peu de chose, répondit Kharassoff. Un ordre de transfert à exécuter.
– Un ordre de transfert ? Tiens, c’est curieux ! Moscou, qui d’habitude, me prévient de ton arrivée, ne m’a pas averti cette fois.
– C’est qu’il s’agit d’une affaire ultrasecrète.
– Ah ! bon ! Je comprends.
– Il est même indispensable que nul ici ne se doute de la mission dont mon adjoint et moi sommes chargés. La moindre indiscrétion pourrait avoir de redoutables répercussions !
Theodorovitch se tournant vers ses hommes :
– Vous avez entendu ce que vient de dire le camarade ? meugla-t-il. Disparaissez ! Et plus vite que ça, hein !
Joignant le geste à la parole, il fit un pas vers eux, la cravache levée...
Mais ils ne l’avaient pas attendu et, tels des moineaux qu’effraye la venue d’un passant, ils s’empressèrent de fuir.
À n’en pouvoir douter, Theodorovitch était partisan de la manière forte...
– Hein ! fit-il en riant. Croyez-vous qu’ils sont dressés, les bougres ! Un signe, et ils se f... à plat ventre. Un geste, et ils rentrent sous terre. Or, ceux-là sont des amis. VOUS DEVEZ VOUS DOUTER DE CE QUI ARRIVE QUAND JE M’ADRESSE À DES ENNEMIS !
Se carrant devant nous, les poings sur les hanches :
– Voilà comment je suis, moi ! ajouta-t-il. Ma devise, c’est : MARCHE OU CRÈVE !
– Je ne puis que t’en féliciter, répondit Kharassoff, dont l’œil vif et malicieux se posa sur l’outrecuidant personnage. Le malheur est que, chez nous, à Moscou, le défaut se fait sentir d’hommes ayant ta force et ton intelligence !
L’autre opina du bonnet, puis, modestement, déclara :
– Le fait est que, pour l’intelligence, j’en connais peu qui m’aillent à la cheville. Quant à la force, je n’en connais pas du tout.
– C’est précisément ce que je disais à Djerzinsky dernièrement !
– Tu lui as dit ça ?
– Mais oui ! Et j’ai même ajouté que je ne comprenais pas pourquoi on laissait moisir en province des hommes tels que toi, alors qu’on nomme à des postes importants, à Moscou, des gens qui ne te valent pas.
Theodorovitch buvait du lait...
– Ainsi, par exemple, ne crois-tu pas que tu ne « marquerais » pas mieux, à la tête de la garde du corps des commissaires du peuple que cet abruti de Keterson, dont le moins qu’on puisse dire est que, un de ces quatre matins, il laissera enlever, à son nez et à sa barbe, les gens qu’il a pour mission de défendre et de protéger ?
– Je croyais que Keterson était un « pur ».
– On peut être « pur », comme tu dis, et être en même temps une « nouille » ! Cela s’est vu, et, entre nous, si je voulais m’en donner la peine, ici même, je pourrais te citer un exemple frappant de ce que j avance.
Theodorovitch, qui, de toute évidence, n’avait pas compris que c’était à lui que faisait allusion Kharassoff, partit d’un éclat de rire formidable et, donnant sur l’épaule du prince une claque à assommer un bœuf, s’écria :
– Sacré Alassief ! Toujours le mot pour rire !
– Il faut bien ! Mais si nous nous occupions de notre affaire ?
– Tout de suite. De quoi s’agit-il ?
– Je viens prendre livraison d’une détenue du nom de Milena Gourko. Voici l’ordre de transfert la concernant. Ainsi que tu le vois, je dois la conduire à Tobolsk...
Après avoir examiné l’ordre de transfert que venait de lui remettre Kharassoff, Theodorovitch hocha la tête d’un air soucieux, puis déclara :
– Je ne sais si tu pourras emmener la « bonne femme » que tu viens chercher. Bien que ne la connaissant pas particulièrement, je crois me souvenir que, récemment, à la suite de je ne sais quelle incartade, j’ai été amené à sévir contre elle. Elle doit être, si je ne m’abuse, AU RÉGIME SPÉCIAL.
– Au régime spécial ? Quel est donc ce régime ? s’enquit Kharassoff, sérieusement inquiet.
Theodorovitch eut un sourire sinistre, que rendait plus sinistre, s’il se peut, l’ambiance...
– Ici, reprit-il, les condamnés, selon leur classe, le degré de gravité de la faute commise par eux et leur attitude, sont soumis à différents régimes, dont le meilleur, exactement calqué sur celui du bagne, peut, à vrai dire, DONNER À CEUX AUXQUELS IL EST APPLIQUÉ UN AVANT-GOÛT DE CE QUE DOIT ÊTRE L’ENFER. C’est ce que, en termes de métier, nous appelons : le régime normal. Mais il existe deux autres régimes : le régime de rigueur et le régime spécial.
– Ce dernier doit être effroyable ? fit Kharassoff.
– En fait de confort, il y a mieux, évidemment. Si vous voulez bien réfléchir à ceci, que nous ne sommes ni maison de force ni maison de correction, mais bien MAISON DE RÉPRESSION, vous admettrez comme moi que tous les moyens – MÊME LES PIRES – sont permis pour mater les gens que la Tchéka nous envoie, et qui, tous, sont des adversaires politiques.
– Cela, je l’admets. Mais en quoi consiste exactement le régime spécial ?
– C’est assez difficile à expliquer. Le mieux est que tu te rendes compte par toi-même. Aussi bien, en attendant que mon médecin ait « réconforté » Milena Gourko, nous pouvons, si tu le veux bien, visiter la « maison ». De cette façon, dès ton retour à Moscou, tu pourras certifier que Theodorovitch est un « gars » à qui « on ne la fait pas ».
Et, du bout de sa cravache, désignant la porte bardée de fer et formidablement cloutée qui isolait les condamnés du monde extérieur, il ajouta, l’air profondément convaincu :
– Tu vois cette porte ? Eh bien ! je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi de la franchir. Car, vois-tu, VIVRE LÀ, C’EST MOURIR DEUX FOIS.
Prononcée par un tel individu, cette phrase était terriblement significative.
– Et maintenant, ajouta-t-il, allons rendre visite à ces « messieurs » !
– Mieux vaudrait, je pense, répondit Kharassoff, nous rendre compte auparavant de l’état dans lequel se trouve Milena Gourko. Car, si elle n’était pas transportable, nous nous trouverions, toi et moi, dans une situation terrible. Songe qu’on l’attend à Tobolsk.
Cette déclaration, faite sur le ton qui convenait, parut impressionner fâcheusement Theodorovitch, qui, après avoir réfléchi une seconde, répondit :
– Soit ! Nous commencerons notre visite par les condamnés au régime spécial. Veuillez me suivre, mais sans vous écarter d’une ligne, LE DANGER, ICI, ÉTANT PARTOUT.
Nous en eûmes la preuve aussitôt, car, au moment précis où nous allions franchir la porte de la prison, une sentinelle, nous mettant en joue, cria :
– Stoi ! Kto idiet ? (Halte-là ! Qui vive ?)
Theodorovitch ayant donné le mot de passe, elle reprit :
– Karacho ! Prokodi ! (Bien ! Passez !)
Des geôliers – il y en avait bien une-douzaine – nous attendaient sous la voûte, et, sans un mot, nous encadrèrent...
Dans la cour, quelques prisonniers que surveillaient d’autres geôliers, revolver au poing, effectuaient de menues corvées. D’autres, des punis, sans doute, tournaient en rond, au pas gymnastique, autour d’un gardien qui, une chambrière à la main, tapait sur eux à tour de bras, leur indiquant ainsi la cadence...
Les uns et les autres, revêtus de l’uniforme de la prison, étaient minables à souhait et d’une invraisemblable maigreur...
En un clin d’œil, Kharassoff avait inventorié les gens qui se trouvaient là.
– Mais, sapristi ! fit-il, tout l’armorial de Russie est représenté chez toi ! N’aperçois-je pas là-bas le prince Dolgoroubsky ? Et voici le comte Assoff, Michel Kouprine, Ivan Ordoff, le prince Kalédine, Serge Alexeivitch !
Soudain, il sursauta :
– Comment ! le général Doubassoff est ici ? Mais on le croyait mort !
– Oh ! tu sais, répondit Theodorovitch, il n’en vaut guère mieux. Je l’ai spécialement à l’œil, celui-là. J’AI L’ORDRE, À LA PREMIÈRE OCCASION, DE LE SUPPRIMER.
Ainsi qu’on va le voir, cette « occasion » ne devait pas se faire attendre...
Quand nous passâmes près de lui, le général Doubassoff, pour nous manifester son mépris, sans doute, lança dans notre direction un jet de salive.
Malheureusement, Theodorovitch aperçut ce geste et, d’un coup de cravache en pleine figure, il envoya rouler le général à quatre pas...
– Fichez-moi cette crapule en cellule, hurla-t-il. Et, surtout, QUE JE N’EN ENTENDE PLUS JAMAIS PARLER !
Il est évident qu’un ordre semblable équivalait à un arrêt de mort...
Déjà, obséquieux, un gardien s’était approché :
– Le camarade gouverneur ignore probablement, fit-il, que nous n’avons plus, à l’heure actuelle, une seule cellule dont nous puissions disposer. TOUTES SONT PLEINES À CRAQUER.
– Alors, mettez-le au cachot ! Pourvu qu’il y crève, c’est tout ce que je demande !
– Bien ! Je vais le conduire au 65 ; il est justement libre.
– Le 65 est libre ? Qu’est donc devenu celui qui l’occupait ?
– Il a disparu !
– Déjà ? Il a fait vite, celui-là ! Il n’y était, si je ne me trompe, que depuis deux mois à peine ? IL EST VRAI QUE DEUX MOIS SANS POUVOIR FERMER LES YEUX, ÇA COMPTE !
Kharassoff et moi, nous nous regardâmes, horrifiés...
– Et comment a-t-il disparu ? reprit Theodorovitch.
– Comme les autres, camarade. Comme tous les autres. IL A DISPARU DANS LE TROU.
– Alors, tout est pour le mieux ! Ça ne fait jamais qu’un « dégoûtant » de moins sur la terre. Des renégats il y en a toujours trop.
– Un renégat ? interrogea Kharassoff. De qui s’agit-il donc ?
– C’est un type que tu ne connaissais pas. Un socialiste-révolutionnaire. Ces bougres-là – il y en a bien une centaine ici – me donnent à eux seuls plus de mal que tous les « aristos » et les « bourgeois » réunis. Et, naturellement, ils « trinquent » en conséquence.
Se tournant vers le gardien et lui désignant le général Doubassoff qui, évanoui, gisait toujours sur le sol :
– Alors, c’est compris, n’est-ce pas ? Enlevez-moi cette vermine immédiatement ET QU’IL N’EN SOIT PLUS JAMAIS QUESTION !
Nous rendant compte que toute intervention eût été vaine, – on ne peut fléchir un tigre ! – nous n’essayâmes même pas de plaider la cause de ce malheureux.
Le cœur serré, nous vîmes quatre geôliers, porteurs d’une civière, s’approcher de lui et se disposer à l’enlever.
– Une civière ! meugla Theodorovitch, furieux ; pourquoi pas une chaise à porteurs, pendant que vous y êtes ! Flanquez-moi ça en l’air. C’est à coups de bottes dans les reins que ça voyage, des gens comme ça ! Vous allez voir comment j’opère, MOI.
Et, avant que nous ayons pu nous interposer, il porta au général Doubassoff un coup de pied en pleine figure, lui écrasant le nez et lui crevant l’œil droit...
Puis il se mit à hurler :
– Faut-il que je recommence, crapule ? Veux-tu te relever, chien !
Je vis Kharassoff blêmir, et je lus dans ses yeux qu’il allait abattre Theodorovitch. Déjà il portait la main à son browning...
Fort heureusement, les gardiens, écœurés eux-mêmes par cette scène abominable, intervinrent et, prenant le général sous les aisselles, ils l’emportèrent.
Tout fier de son exploit et ne se doutant nullement qu’il venait de passer à deux doigts de la mort, Theodorovitch, se tournant vers nous :
– C’est la seule façon de les dresser, fit-il. Aussi, quand ils sortent du cachot, – s’ils en sortent jamais ! – ils sont doux comme des agneaux.
– Il est de fait, répondit Kharassoff, qui ne se dominait que difficilement, que, après une leçon pareille, Doubassoff n’aura pas envie de recommencer. Mais où le mène-t-on, maintenant ?
– Où on le mène ? Au cachot, parbleu ! À LA SECTION SPÉCIALE ! Nous allons l’y suivre, d’ailleurs, car il faut bien que je sache ce qu’est devenue Milena Gourko...
– Tu sais que nul ne doit nous voir sortir d’ici avec elle. IL DOIT BIEN EXISTER, DANS TA « MAISON », QUELQUE ISSUE SECRÈTE ?
– Certes. Tu peux être tranquille : vous passerez inaperçus. Je vais faire le vide autour de nous. Veuillez me suivre.
Nous lui emboîtâmes le pas et, après être passés devant une église magnifique, – transformée en prison, d’ailleurs, – nous arrivâmes au pied d’une tour à la porte de laquelle se tenait une sentinelle.
– Voici la section spéciale, dit Theodorovitch. Nous allons entrer au corps de garde pour y prendre des bottes de caoutchouc.
– Des bottes de caoutchouc ? Et pourquoi faire interrompit Kharassoff.
– Mais... pour aller visiter les cachots !
– Il faut pour cela des bottes de caoutchouc ?
– Naturellement, puisqu’ils sont creusés sous le lac Ladoga ET QU’ILS SONT PERPÉTUELLEMENT INONDÉS !
– Mais, alors, comment font, pour vivre, les gens qui sont enfermés là ?
– Ça, c’est leur affaire ! TU COMPRENDS QUE J’AI D’AUTRES SOUCIS EN TÊTE QUE DE M’OCCUPER D’EUX.
Cynique, il ajouta :
– Au fond, qu’ils vivent ou qu’ils meurent, que veux-tu que cela me fasse ? Leur nombre, je l’ignore. Leurs noms, je ne les ai jamais sus. Ils n’ont, par conséquent, qu’à se « débrouiller » entre eux ET À « CREVER » LE PLUS VITE POSSIBLE. C’est la grâce que je leur souhaite !
Cela fut dit d’un tel ton que je ne pus m’empêcher de frémir. Je regardai Kharassoff : il était blême.
Mais, dès cet instant, je compris que Theodorovitch était condamné et que, quoi qu’il pût advenir par la suite, IL NE SORTIRAIT PAS VIVANT du cloaque immonde où, enlisés dans la boue, pleurant des larmes de sang, ACHEVAIENT DE POURRIR DES CENTAINES DE VICTIMES...
Où il est démontré, une fois de plus,
que Dante n’a rien inventé.
Et, alors, ce fut la descente tragique, la descente vers l’enfer...
Après avoir longé un couloir aux murs lépreux et comme rongés de salpêtre, que bordaient à droite et à gauche des cellules rigoureusement closes, nous accédâmes à une sorte de rond-point au centre duquel un trou béait...
Se penchant sur l’orifice de ce trou, Theodorovitch lança un coup de sifflet strident, attendit une seconde, puis appela :
– Ohé ! Césaroff est-il là ?
Une voix venant des profondeurs de la terre répondit :
– À tes ordres, camarade.
– Bien ! Envoie l’échelle de fer.
Nous entendîmes jouer un déclic et, du trou, nous vîmes surgir une échelle recouverte d’une couche de minium...
Se tournant vers nous, Theodorovitch déclara :
– Cette échelle est de mon invention. Grâce à elle, toute possibilité d’évasion est supprimée. Ainsi que vous le voyez, elle n’est pas fixe. On la monte et on la descend à volonté. Mais, dans toute la prison, il n’est qu’un gardien – UN SEUL – pour en connaître la manœuvre. Ce gardien, c’est Césaroff.
« Quand on lui amène un prisonnier, Césaroff monte son échelle. Quand le prisonnier arrive en bas, il la descend. Un point, c’est tout.
– Ce qui fait, précisa Kharassoff, qu’une fois en bas, à moins d’en connaître le maniement, nul ne peut se servir de cet engin ?
– C’est cela même.
– Mais, en supposant, reprit Kharassoff, que, pour une raison quelconque, Césaroff ne puisse manœuvrer l’échelle, que se produirait-il ?
– Mieux vaut n’y pas penser ! Peut-être pourrait-on – et encore ce n’est pas prouvé – sauver les prisonniers incarcérés dans les trois premiers étages du sous-sol, MAIS CEUX QUI LOGENT DANS LES TROIS AUTRES ÉTAGES PÉRIRAIENT INÉLUCTABLEMENT !
– Ainsi, sous nos pieds, il existe six étages de cachots ? Et combien chaque cachot contient-il de prisonniers ?
– Comment veux-tu que je le sache ? TU NE T’IMAGINES TOUT DE MÊME PAS QUE JE PERDS MON TEMPS À M’INFORMER DE DÉTAILS AUSSI INSIGNIFIANTS ! Tu demanderas ça à Césaroff. Il doit le savoir, lui.
Kharassoff ne put s’empêcher de regarder de travers cette brute immonde, bien représentative du régime, plus immonde, s’il se peut, qui opprime la Russie 22. Mais il parvint, une fois de plus, à se dominer.
– Et c’est là dedans, fit-il en désignant le trou, qu’est enfermée Milena Gourko ?
– Je n’en sais rien, mais c’est probable. Du reste, si tu veux bien me suivre, nous allons être fixés tout de suite. Tu n’as pas le vertige, au moins ?
– Pas, que je sache.
– Alors, allons-y !
Ce disant, il se mit à descendre et, petit à petit, nous le vîmes disparaître dans le « trou ».
Réglant nos mouvements sur les siens, car une chute dans ces conditions pouvait être mortelle, nous le suivîmes.
Avec peine, d’ailleurs, car, pris à la gorge par l’odeur fétide, nauséabonde qui se dégageait de ce cloaque, nous faillîmes, dès l’abord, être asphyxiés.
D’en bas montait vers nous l’écho de je ne sais quel tumulte. On eût dit d’un concerto de démons, fait de vociférations, de plaintes, de jurons, avec, à la base, revenant comme un leitmotiv, le bruit caractéristique de fers qui s’entrechoquent...
– Tu ne peux donc pas les faire taire ! hurla Theodorovitch en s’adressant à Césaroff, qui, au garde-à-vous, l’attendait au pied de l’échelle.
– Les faire taire ! Je voudrais bien que tu me dises comment ! répondit Césaroff. Traités comme ils le sont, IL EST NORMAL QU’ILS PROTESTENT !
Suffoqué, Theodorovitch s’écria :
– Tu trouves normal qu’ils protestent ! Moi, au contraire, je pense qu’ils doivent s’estimer bien heureux d’être encore en vie. S’IL NE TENAIT QU’À MOI, TU VERRAIS LA BELLE MARMELADE QUE JE FERAIS DE TOUTES CES CRAPULES-LÀ !
Puis, se montant :
– Ah ! ils protestent ! Eh bien ! je vais les faire protester pour quelque chose, moi ! FAIS-MOI LE PLAISIR D’ALLER OUVRIR LES VANNES QUI COMMANDENT LES CINQ DERNIERS SOUS-SOLS. Ça va leur rafraîchir les idées !
Et s’adressant à Kharassoff :
– Ça aussi, c’est une idée à moi. Quand les condamnés se fâchent, JE LES INONDE. COMME LA PLUPART D’ENTRE EUX SONT À MOITIÉ NUS, TU VOIS D’ICI CE QUI SE PASSE ! EN UN RIEN DE TEMPS, ILS SONT TRANSFORMÉS EN STALACTITES !
Puis, tout joyeux, il ajouta :
– Pendant ce temps-là, – ET EN ATTENDANT QU’ILS DÉGÈLENT, – ils nous foutent la paix. Nous n’en demandons pas plus. Et...
– Dis-moi, l’interrompit Kharassoff, si, avant d’ouvrir les vannes, on allait voir en quel état se trouve Milena Gourko ?
– Ça, c’est une idée ! répondit l’horrible personnage.
Se tournant vers Césaroff :
– Tu as entendu ? Conduis-nous immédiatement au cachot où est enfermée cette femme.
Césaroff tira de sa poche un carnet et, après l’avoir consulté :
– Elle est, fit-il, au no 72, dans la galerie no 5.
– C’est-à-dire ? demanda Kharassoff.
– C’est-à-dire que nous allons être obligés de descendre encore quatre étages, répondit le geôlier.
Il eut un gros rire.
– Elle doit être au frais, la garce ! Son cachot, en effet, est directement situé sous le lac, et, quoi qu’on fasse, il y a toujours des infiltrations.
– Est-elle transportable ?
– Ça, je n’en sais rien. Il y’a quinze jours, LA DERNIÈRE FOIS QUE JE SUIS DESCENDU À SON ÉTAGE, elle m’a paru souffrante...
– Et tu n’as pas signalé le fait au docteur ?
Theodorovitch et Césaroff pouffèrent.
– Le docteur ? Jamais le docteur n’a mis les pieds ici ! éructa le gardien. Il a bien trop peur d’attraper des rhumatismes !
– Et qui donc soigne les malades, dans ce cas ?
– Les malades ? Ils se soignent eux-mêmes. On leur demande ce qu’ils ont en fait de maladie, et, si le docteur en décide ainsi, on leur donne les médicaments prescrits par lui. Il est donc inutile qu’il se dérange.
– En effet, fit Kharassoff qui s’énervait visiblement. Allons voir Milena Gourko.
L’un suivant l’autre, nous reprîmes notre descente. L’air, maintenant, était devenu méphitique et nous respirions avec difficulté, risquant à tout instant la suffocation.
À chaque étage, un geôlier, posté au pied de l’échelle, montait une garde vigilante, tandis que, faisant les cent pas dans les galeries souterraines, que peuplaient des légions de rats, d’autres geôliers surveillaient leur secteur, s’efforçant en vain d’obtenir le silence.
À ce moment se produisit une scène atroce.
Comme nous arrivions au quatrième sous-sol, nous aperçûmes un gardien qui, posté devant la porte d’une cellule, intimait à son occupant l’ordre de se taire.
– Non ! assassin ! Non ! bandit ! je ne me tairai pas ! répondit le détenu, dont le visage pâle s’encadra dans le guichet de la porte...
– Pour la dernière fois, je t’ordonne de te taire ! insista le gardien en s’approchant du détenu.
Et comme ce dernier, ne tenant aucun compte de cet ordre, entonnait le : Bojé Tzaria Krani, l’hymne impérial russe, l’autre, d’un geste rageur, L’ABATTIT D’UN COUP DE REVOLVER EN PLEINE FIGURE.
Voyant l’effet désastreux produit sur nous, – il ne faut pas oublier que nous représentions à ses yeux la Tchéka centrale, – par cette exécution sommaire, Theodorovitch se précipita sur le gardien et, littéralement, d’un coup de poing – UN SEUL – l’assomma sous nos yeux.
Une telle sévérité à l’égard de ses complices n’était pas dans les habitudes de ce monstre à figure humaine.
Nous n’allions pas tarder à être fixés...
Roulant des yeux féroces, d’un geste, il rassembla autour de lui les gardiens épouvantés et, leur désignant du doigt leur collègue étendu à terre et ne donnant plus signe de vie :
– Vous le voyez, celui-là ? hurla-t-il. Que ce qui vient de lui arriver vous serve de leçon. Ici, – et de cela il faut que vous vous persuadiez, il n’y a qu’un homme qui ait le droit de tuer : CET HOMME, C’EST MOI !
Nous le regardâmes, horrifiés ; mais déjà il reprenait :
– Oui, je sais ! On m’appelle : l’homme aux mains sanglantes. Mais, qu’on le sache, CE SURNOM, JE LE CONSIDÈRE COMME MON PLUS BEAU TITRE DE GLOIRE, ET NUL, MOI VIVANT, NE ME L’ARRACHERA !
Il eut un souffle rauque, puis il ajouta :
– J’ai déjà trop tué POUR NE PAS TUER ENCORE, POUR NE PAS TUER TOUJOURS !
Et, alors, nous assistâmes à ce spectacle effarant : nous vîmes les gardiens qui, comme lui, plus que lui peut-être, étaient des bandits ET N’ÉTAIENT QUE CELA, le regarder, tremblants, puis baisser les yeux et, finalement, courber la tête...
Aucun d’entre eux n’eut la moindre réaction.
En lui, ils venaient de reconnaître un maître.
Un maître... dans le crime !
Quand il eut bien constaté qu’aucun de ses subordonnés ne songeait à protester et que son emprise sur eux s’affirmait plus puissante que jamais, d’un geste du menton, il désigna le cadavre qui gisait à terre et ordonna :
– Qu’on enlève cette charogne et qu’on la jette au charnier !
Puis se tournant vers nous :
– Je regrette vivement, fit-il, que cet incident se soit produit devant vous, car vous pourriez croire qu’il dénote chez les gardiens un manque de discipline. Au vrai, il n’en est rien. Et...
– Je le crois sans peine, coupa Kharassoff. Tu peux te dispenser d’insister, car, maintenant, je te connais comme si je t’avais fait...
Prenant, sans aucun doute, cette déclaration pour un compliment, Theodorovitch se rengorgea et s’adressant, cette fois, à Césaroff :
– Eh bien ! qu’attends-tu pour nous mener au cachot de Milena Gourko ?
Sans répondre un mot, Césaroff alla vers l’échelle et se mit à descendre. Nous le suivîmes, désireux d’en finir au plus vite avec ce cauchemar.
Dans cette galerie, – l’avant-dernière, – régnait le silence le plus absolu. C’est en vain que je prêtai l’oreille : aucun signe de vie ne se manifestait derrière les portes closes...
Une couche de limon, épaisse de 20 centimètres, couvrait le sol. Au centre de la galerie était creusée une rigole, large de 50 centimètres environ, dans laquelle stagnait une eau boueuse, malodorante, provenant des infiltrations.
Contrairement à ce qu’on pouvait croire, l’atmosphère n’était pas empuantie comme aux étages supérieurs. Je constatai même la présence d’un courant d’air assez vif.
Par contre, le froid était glacial...
En corps, nous nous rendîmes devant le cachot no 72, dont Césaroff nous ouvrit la porte.
Nous entrâmes et, dès l’abord, nous aperçûmes une forme vague, allongée sur un tas de paille moisie et presque réduite en poussière.
C’était Miléna Gourko.
À demi-nue, elle était d’une maigreur squelettique et pâle à faire peur. De sa gorge s’échappait un râle déchirant...
La vie, en elle, semblait s’être réfugiée dans le regard...
Celui qu’elle jeta sur nous – les bêtes traquées et que guette la mort ont de ces regards – m’émut profondément.
En reconnaissant son bourreau, la malheureuse tressaillit et dans un souffle :
– De grâce, Messieurs, implora-t-elle, si vous venez pour m’achever, pour mettre un terme à mon supplice, ne me faites pas souffrir. JE N’AI QUE TROP SOUFFERT DÉJÀ !
Et, joignant les mains comme on les joint devant Dieu :
– Tuez-moi tout de suite, par pitié ! CE SERA POUR MOI UNE LIBÉRATION...
Comme en extase, elle ajouta :
– Oh oui ! Une libération ! Une libération que, depuis trois ans, j’appelle de tous mes vœux !
« J’AI TANT SOUFFERT !
Où Theodorovitch
trouve enfin à qui parler.
Dussé-je vivre cent ans, jamais je n’oublierai le ton d’ardente supplication qu’employa Milena Gourko pour nous demander de mettre un terme à son supplice...
Mais jamais, non plus, je n’oublierai le coup d’œil que lança à Theodorovitch le prince Kharassoff...
CE COUP D’ŒIL ÉQUIVALAIT À UN ARRÊT DE MORT. Mieux que tout à l’heure encore, je compris que le « bourreau de Chlisselbourg » était irrévocablement condamné et que ses jours étaient comptés.
Maîtrisant son émotion afin de ne point donner l’éveil à Theodorovitch, le prince s’avança vers la pauvre femme, et, pitoyable malgré tout, lui répondit :
– Tranquillise-toi, citoyenne. Loin d’être ici pour te mettre à mort, je viens au contraire, te chercher...
Elle eut un geste d’effroi :
– Me chercher ? Pourquoi faire ? Quel nouveau supplice va-t-on m’infliger ?
– On va te conduire ailleurs,... dans un endroit moins sombre, moins – comment dirai-je ? – moins sévère, où tu seras mieux qu’ici et où tu pourras, en toute tranquillité, te soigner afin de te rétablir rapidement.
Et, comme elle ne répondait pas :
– Veux-tu, reprit-il plus doucement encore, te lever et te vêtir plus chaudement ?
– Me lever ? fit la malheureuse ; le voudrais-je que je ne le pourrais pas ! VOYEZ, JE SUIS ENCHAÎNÉE.
Elle souleva la mince couverture jetée sur ses jambes, et nous vîmes alors QU’ELLE ÉTAIT ATTACHÉE À LA BARRE DE JUSTICE !
Tant d’inutile cruauté – car, enfin, quel danger pouvait constituer pour la Tchéka la véritable loque humaine que nous avions sous les yeux ? – nous bouleversa...
Theodorovitch comprit que, là encore, il avait exagéré. Aussi enjoignit-il aussitôt à Césaroff de « désentraver » la détenue.
Quand ce fut fait, Kharassoff dit à cette dernière :
– Maintenant, habille-toi. Nous allons te laisser seule, mais, dès que tu seras prête, nous viendrons te chercher...
– M’habiller ? nous répondit-elle. AVEC QUOI ?
– Mais... avec tes effets.
– Je n’en ai plus depuis longtemps. ILS les ont vendus. Et ILS ont bien fait, car moi-même je ne pensais pas qu’un jour viendrait où JE SORTIRAIS VIVANTE DE CE TOMBEAU.
Ôtant sa pelisse, Kharassoff la tendit à Milena Gourko en lui disant :
– Enveloppe-toi là-dedans. Tout à l’heure en ville, nous verrons à te vêtir plus convenablement.
Puis, faisant signe à Theodorovitch de sortir, il lui demanda, dès que nous fûmes arrivés dans la galerie :
– As-tu encore besoin de Césaroff ?
– Non. Pourquoi ?
– Tu sembles oublier que nous devons sortir d’ici dans le plus grand secret, et que nul parmi tes subordonnés, ne doit savoir que Milena Gourko est transférée.
– C’est juste, répondit Theodorovitch.
Il appela Césaroff :
– Tu peux disposer ! lui dit-il. Mais, auparavant, va trouver le chef du poste no 6, au bastion nord, et dis-lui de ma part qu’il ne s’inquiète pas si, dans quelques instants, une barque CONTENANT QUATRE PERSONNES prend le large dans son secteur...
– Pourquoi quatre personnes ? interrogea Kharassoff.
Theodorovitch le regarda, surpris.
– Mais, camarade, n’est-il pas de mon devoir de t’escorter jusqu’au débarcadère de la ville ? Et, à moins que tu n’en décides autrement...
Kharassoff eut un sourire de coin.
– Mais pas du tout ! fit-il. Enchanté, au contraire, de jouir plus longtemps de ton aimable société...
Comme l’autre se rengorgeait, fier d’être traité ainsi par un des principaux chefs de la Tchéka, le prince reprit :
– Maintenant que Césaroff est parti, plus rien ne s’oppose à ce que tu nous fasses voir où se trouve l’issue secrète.
– Elle se trouve ici-même, répondit Theodorovitch en jetant autour de lui un regard scrutateur.
S’étant rendu compte que nul n’épiait nos mouvements, il ajouta :
– Veuillez me suivre.
Nous lui emboîtâmes le pas et, quelques instants plus tard, après être passés devant la cellule 65 où, on s’en souvient, venait d’être enfermé le général Doubassoff, nous arrivâmes devant une autre cellule portant le no 68.
Avant d’en ouvrir la porte, Theodorovitch nous fit la déclaration suivante :
– Il convient, ici, de faire attention où l’on met les pieds. Comme toutes les cellules de correction, celle-ci se double d’un « in pace ».
– D’un « in pace » ? Qu’est-ce que cela encore ? interrogea Kharassoff, dont la colère allait croissant.
– Tue-diable ! Il n’y a pas, à ma connaissance, deux façons de comprendre ce mot !
– J’entends ! Mais je ne vois pas à quoi des « in pace » peuvent servir ici, puisque ta prison elle-même n’est qu’un vaste « in pace ».
– Entre et tu comprendras.
La cellule dans laquelle nous pénétrâmes était vide et, de même que les autres cellules de cet étage, elle était plongée dans une obscurité relative. Nous pûmes, cependant, distinguer au centre de la pièce un trou d’ombre...
Nous le désignant du doigt, Theodorovitch nous dit :
– Voici l’ouverture de l’in pace et, quoi que vous puissiez croire, il s’agit là d’une institution qui procède D’UNE CONCEPTION RIGOUREUSEMENT HUMANITAIRE.
– Te moquerais-tu de nous, par hasard ? interrompit Kharassoff.
– Qu’y a-t-il donc de surprenant dans ce que je viens de te dire ?
– Tu ne vas tout de même pas prétendre que c’est par humanité que tu enfermes ici tes détenus ?
– Non, certes ! répondit Theodorovitch en riant. Mais n’est-ce pas se montrer profondément humain que de mettre à leur disposition le moyen – QUAND ILS ONT SUFFISAMMENT SOUFFERT – de quitter cette vallée de larmes ? N’est-ce pas faire preuve d’indulgence que de les autoriser – d’une façon tacite, il est vrai ! – À NOUS FAUSSER COMPAGNIE ?
Et le monstre de rire de plus belle...
– Somme toute, je me montre d’une clémence que certains pourraient qualifier d’excessive, CAR LES TYPES QUI SE JETTENT LÀ-DEDANS, ÉTANT SÛRS DE N’EN POINT REVENIR, ÉCHAPPENT IMMÉDIATEMENT – ce que je ne devrais pas tolérer – AU CHÂTIMENT DE LEURS FAUTES.
Décidément cet homme était cynique... à moins qu’il ne fût fou.
C’est ce que sembla se demander Kharassoff, qui, je m’en rendis compte nettement, voulut tenter une dernière expérience.
– Si j’ai bien compris, fit-il, tu as élevé le régime de la terreur à la hauteur d’une institution. Mais le règlement t’autorise-t-il à agir ainsi ? AUTREMENT DIT, TE CONFÈRE-T-IL LE DROIT DE MARTYRISER – excuse-moi si j’appelle ces choses par leur nom – LES GENS QUE TE CONFIE LA TCHÉKA ?
Brutalement, Theodorovitch répondit :
– D’abord, je ne « martyrise » personne, puisque les gens qui sont ici, étant en état permanent de punition, n’ont qu’un droit : CELUI DE CREVER EN CELLULE. Cela étant, je considère qu’il est de mon devoir de les y aider, et J’AGIS EN CONSÉQUENCE !
Ainsi, c’était de son plein gré, en violation du règlement même de la prison, – qui, pourtant, devait être fort sévère – qu’agissait cette brute.
Kharassoff, les bras croisés sur la poitrine, la tête penchée vers le sol, regardait avec horreur l’orifice de cet « in pace », où tant de malheureux, pour en finir avec l’existence de damnés qui leur était faite, avaient dû se jeter, désespérés...
Soudain, fixant Theodorovitch, il lui demanda :
– Peux-tu m’indiquer, maintenant, par où tu comptes nous faire sortir d’ici ?
Sans mot dire, Theodorovitch se dirigea vers le mur de gauche de la cellule et, posant la main sur une aspérité très apparente située au centre d’une des pierres de ce mur, il appuya.
Il y eut une sorte de crissement, puis le panneau bascula et, dans l’ombre, nous vîmes s’amorcer un escalier.
Un violent appel d’air se produisit, qui éteignit la torche que tenait Theodorovitch.
Ce dernier proféra toute une série de jurons et, d’un geste rageur, jetant à terre la torche désormais inutilisable, il s’écria :
– Cet animal de Césaroff a encore oublié de fermer la porte de la poterne ! Il est heureux pour lui qu’aucune évasion ne puisse se produire, sans quoi je l’enverrais pourrir en quelque cul de basse-fosse !
– Comment ! Césaroff connaît cette issue ? interrogea Kharassoff dont cette déclaration devait déranger les plans...
– Il la connaît... sans la connaître, car la poterne, ou plus exactement la porte d’eau près de laquelle est ancré mon canot automobile, dessert également mes appartements particuliers et ceux du Dr Martzloff !
– Ainsi, tu es sûr que cette issue est ouverte ?
– À n’en pouvoir douter, camarade.
– Bien ! C’est tout ce que je voulais savoir.
Se tournant vers moi, le prince me dit en anglais :
– Voulez-vous avoir l’obligeance, cher ami, de faire de la lumière ?
Prenant dans la poche de ma pelisse la lampe électrique qui s’y trouvait, je la mis aussitôt en action...
– C’est parfait ! reprit le prince.
S’adressant à Theodorovitch, il lui demanda froidement :
– Sais-tu encore prier ?
L’autre le regarda, ahuri.
– Prier ? répondit-il. Pour qui me prends-tu ?
– Pour un homme qui va mourir ! Les crimes que je viens de te voir commettre sous mes yeux ; ceux que je te soupçonne d’avoir commis, nécessitent un châtiment. Pour toi, ce châtiment, c’est la mort !
– Quelle est cette plaisanterie ? fit le colosse, une nuance d’inquiétude dans la voix...
– Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, répondit Kharassoff, qui, lui braquant son browning entre les deux yeux, lui cria :
– Jette ta cravache et HAUT LES MAINS !
Affolé, Theodorovitch, qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, s’empressa d’obéir...
– Parfait, reprit Kharassoff.
Et, sans le perdre de vue, le tenant toujours sous la menace de son revolver, il me dit :
– Voulez-vous, je vous prie, débarrasser... Monsieur de son browning ?
Je désarmai le monstre, qui, livide, tremblait de tous ses membres.
Quand ce fut fait, le prince reprit :
– Veuillez, cher ami, aller chercher Milena Gourko et le général Doubassoff. Je veux que cet homme, AVANT DE MOURIR, LEUR DEMANDE PARDON, À GENOUX, POUR TOUT CE QU’IL LEUR A FAIT ENDURER.
– Cela, jamais ! hurla Theodorovitch.
– Nous verrons bien !
J’allai chercher les deux malheureuses victimes du bourreau de Chlisselbourg, émaciées, pitoyables et tellement affaiblies qu’elles avaient peine à se tenir sur leurs jambes...
Doubassoff, le visage en sang, était horrible à voir.
Il s’était, tant bien que mal, pansé lui-même, et, d’un pan de sa chemise, avait confectionné une sorte de bandeau qui dissimulait son œil crevé...
La scène qui suivit fut effroyable.
Habitués à être brutalisés et ne sachant ce qu’on leur voulait, Milena Gourko et Doubassoff s’étaient réfugiés dans un coin de la cellule, s’attendant au pire...
– Non ! pas là ! leur dit Kharassoff. C’est ici, près de moi, qu’il faut venir. APPROCHEZ !
Et, quand ils eurent obéi, se baissant rapidement, il prit à terre la cravache que venait d’y jeter Theodorovitch.
– À genoux ! ordonna-t-il à ce dernier.
– Non ! Jamais !
– À genoux, te dis-je !
– Je refuse !
– Je te préviens que je ne répéterai pas cet ordre : Oui ou non, veux-tu demander pardon à tes victimes ? Oui ou non, veux-tu te mettre à genoux devant elles ?
– Non !
Ah ! cela ne tarda pas !
Theodorovitch avait à peine formulé son refus que Kharassoff était sur lui. D’un coup de cravache en pleine figure, il l’envoya rouler à terre. Puis une grêle de coups, assenés de main de maître, s’abattit sur lui, l’atteignant un peu partout, lui zébrant la face de rayures sanguinolentes...
Finalement, ne sachant plus où donner de la tête, ni comment se soustraire à la correction que lui infligeait Kharassoff, il se mit à genoux, criant :
– Grâce ! Pitié !
– As-tu fait grâce à tes victimes ? As-tu eu pitié d’elles ? lui répondit Kharassoff.
Et la grêle de coups de redoubler !
Il se lassa enfin de frapper...
Maintenant, Theodorovitch n’avait plus figure humaine. Accroupi dans un coin de la cellule, les vêtements en désordre, couverts de boue, le visage et les mains tuméfiés, il était horrible à voir.
Kharassoff, les mains croisées derrière le dos, le regarda un moment en silence ; puis, haussant les épaules, nous le montrant d’un geste du menton :
– Et c’est ça, dit-il, qui faisait trembler ici prisonniers et gardiens ! C’EST CE TAS DE BOUE QUI S’ARROGEAIT LE DROIT DE DISPOSER DE LA VIE DES GENS ! Par le Christ ! Il n’y avait donc pas d’hommes capables de le dresser, dans cette chiourme ?
« Ah ! tu croyais, fripouille, que tes crimes resteraient impunis ! À l’abri des murs de Chlisselbourg, entouré de gardiens, tu pensais pouvoir échapper au châtiment !
« Le châtiment ? LE VOICI !
D’un geste brusque, lui désignant l’« in pace ».
– Allons ! SAUTE ! ordonna-t-il.
Theodorovitch, les yeux hors des orbites, fit un geste de dénégation...
– Tu ne veux pas sauter ? Ainsi, tu es aussi lâche que cruel ! Ceci était prévu et ne saurait me surprendre. Je vais, MOI, t’aider à mourir !
Se ruant sur Theodorovitch, qu’il saisit au collet et qu’il traîna jusqu’à l’orifice de l’in pace, il ajouta :
– Au nom de la Sainte Russie ! Au nom de tous ceux que tu as assassinés ! Au nom de l’organisation blanche de combat, dont je suis ici le représentant, je te condamne à mort ET JE T’EXÉCUTE !
Et, d’une brusque détente des poings, il le lança dans l’abîme...
Nous entendîmes un grand cri...
Puis un choc sourd...
Et le silence se fit !
La boue de l’oubliette venait de se refermer sur sa proie...
Où Kharassoff effectue
un magistral coup de filet
Bien qu’il eût mérité cent fois la mort et pour si juste qu’elle fût, l’exécution de Theodorovitch ne fut pas sans m’impressionner quelque peu...
Il est toujours grave de tuer un homme, fût-ce pour se défendre et cet homme fût-il un bandit.
Aussi n’élevai-je aucune objection quand le prince Kharassoff nous proposa de quitter au plus vite ce royaume de l’épouvante et de la désolation.
Mis en quelques mots au courant de nos projets, le général Doubassoff, qui, maintenant, connaissait notre véritable identité, s’y rallia entièrement. Et puisqu’il fallait que nous fussions au nombre de quatre pour pouvoir quitter la prison sans être inquiétés (on se souvient que ce nombre nous avait été imposé par Theodorovitch lui-même, au moment où il nous offrit de nous accompagner, lui quatrième, jusqu’au débarcadère de la ville), le général accepta de se joindre à nous.
Mais une difficulté se présenta : le général, en effet, étant revêtu de l’uniforme de la prison, – si, toutefois, il est permis de donner le nom d’uniforme aux loques informes qui le couvraient, – comment le faire évader ?
Nous n’avions pas sous la main d’effets de rechange. À vouloir le sauver dans ces conditions, ne risquions-nous pas notre liberté et notre existence à tous les quatre ?
Évidemment, s’il eût été valide, la question ne se serait même pas posée, car, vigoureux et rompu à la pratique des sports comme il l’était, nous aurions pu, à nous trois, surmonter toutes les difficultés et vaincre tous les obstacles...
Mais, dans l’état où l’avait mis Theodorovitch, il constituait pour nous un impedimenta de plus !
Comme il ne pouvait être question de l’abandonner, nous décidâmes, Kharassoff et moi, de risquer le coup, quoi qu’il en pût advenir.
Je donnai ma pelisse au général, qui, ayant trouvé à terre la casquette d’uniforme de Theodorovitch, s’en coiffa par surcroît de précaution.
De loin, Doubassoff devenait un Theodorovitch fort présentable et, à moins que la « guigne » ne s’en mêlât, notre plan pouvait et devait réussir.
Ayant réglé nos faits et gestes dans les moindres détails, nous conduisîmes Milena Gourko, aux trois quarts évanouie, à bord du canot automobile, puis, quand nous l’y eûmes commodément installée, nous revînmes chercher Doubassoff qui, par un prodige de volonté que je ne pus m’empêcher d’admirer, réussit à prendre une allure dégagée et à marcher d’un pied ferme entre nous deux.
Et ce malheureux avait un œil crevé, le nez écrasé, la bouche tuméfiée et plusieurs côtes luxées !
Du haut des remparts, un groupe d’officiers rouges et de nombreux gardiens nous observaient...
C’est là, sans doute, cc qu’en Russie soviétique on appelle observer le secret d’une opération.
– Que le diable les emporte ! murmura Kharassoff, qui ajouta précipitamment en s’adressant au général :
– Relevez le col de votre pelisse, car si ces bougres-là ont des jumelles, vous risquez d’être immédiatement repéré.
Fort heureusement pour nous, le canot était en parfait état de marche. Aussi ne tardâmes-nous pas, après avoir traversé le lac, à accoster auprès de l’endroit où Kriloff nous attendait avec l’auto.
J’étais déjà installé à ma place auprès de Kriloff, quand, soudain, je vis Kharassoff sursauter.
– Quelle brute je suis ! s’exclama-t-il. Et dire que je n’ai pas songé à cela ! Vraiment, je suis impardonnable !
– Que se passe-t-il donc ? lui demandai-je, inquiet.
– Il se passe que je viens de me conduire comme le dernier des apprentis !
Comme je le regardais, ahuri, il reprit :
– J’ai tout simplement oublié de refermer l’issue secrète. Et cela, voyez-vous, c’est grave.
– Bah ! Croyez-vous ?
– Comment ! c’est vous qui me posez une question pareille ? Mais, mon cher ami, c’est tellement grave qu’il me faut immédiatement retourner à Chlisselbourg pour réparer cet oubli.
– Vous n’allez pas faire cela ! m’écriai-je. Qui sait si déjà, on ne s’est pas aperçu de l’évasion du général Doubassoff et l’éveil n’a pas été donné ! Ce serait, à proprement parler, vous jeter dans la gueule du loup !
– Vous ne comprenez donc pas que cette issue, précisément parce qu’elle a servi à Doubassoff, peut également servir à d’autres et que, cela étant, je commettrais un véritable crime à l’égard de mon parti si je ne lui conservais un atout de cette valeur ?
– Certes ! Mais...
– Je sais d’avance ce que vous allez dire, aussi vous serais-je obligé de ne pas insister ! Ma décision est prise et, DUSSÉ-JE Y RESTER, rien ne m’empêchera de réparer ma bévue.
– Bien ! fis-je en sautant à terre.
– Que faites-vous donc ? s’écria Kharassoff.
– Ce que je fais ? Mais... vous le voyez. S’il est de votre devoir – ce que je conteste – de retourner là-bas, mon devoir, à moi, est de vous y accompagner.
– C’est de la folie ! Point n’est besoin d’être à deux pour accomplir cette besogne. J’y suffirai amplement.
– Pardon, mon cher. Dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, nous avons partie liée. Aussi, quelle que soit votre décision, je n’en tiendrai...
Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase...
De Chlisselbourg nous parvint l’écho de trois coups de canon...
Nous nous regardâmes, atterrés.
– Diable ! s’écria Kharassoff en sautant en voiture et en m’invitant d’un geste à l’imiter, l’évasion est découverte ! En route, Kriloff ! Et en quatrième vitesse, n’est-ce pas ?
Il n’avait pas achevé que, déjà, l’auto fonçait droit devant elle, dévorant l’espace...
Penché sur la carte, j’indiquais à Kriloff la direction, lui signalant les virages dangereux, les croisements de routes, les passages à niveau, que nous franchissions en trombe, au risque d’emboutir tout ce qui se trouvait sur notre route.
Bien qu’il fût encore relativement de bonne heure, la brume – une brume à couper au couteau – s’étendait sur toute la région, ouatant les gens et les choses, leur donnant un aspect fantastique...
Privé de ma pelisse et la vitesse aidant, je souffrais beaucoup du froid. Mais le danger que nous courions était si grand et l’importance de notre mission telle que je ne songeai même pas à m’en plaindre.
Derrière moi, tout en pestant contre la cruauté des bolcheviks, Kharassoff prodiguait ses soins à Milena Gourko et à Doubassoff, qui, à demi-nus, sous leurs pelisses, étaient transis et paraissaient sur le point de rendre l’âme...
Tout à coup, je le vis se redresser, l’oreille tendue dans la direction de Chlisselbourg. Il écouta un moment, puis se tournant vers Kriloff :
– Peux-tu augmenter ta vitesse ? lui cria-t-il. Il me semble percevoir derrière nous, au loin, un bruit de moteur !
Sans répondre, Kriloff appuya sur l’accélérateur.
– Bien ! reprit Kharassoff. Maintenant, attention à la manœuvre. Nous allons arriver dans un instant à l’orée d’un bois. Dès que tu auras dépassé les premiers arbres, tu ralentiras, tu prendras la première route à ta gauche, puis tu t’arrêteras aussitôt.
Quelques minutes plus tard, se conformant aux ordres reçus, Kriloff nous déposait au bord d’une route profondément encaissée et que surmontaient, de part et d’autre, des arbres immenses...
L’endroit était sinistre...
À peine eut-il mis pied à terre, que Kharassoff lança un coup de sifflet strident. Un coup de sifflet semblable lui répondit et, bientôt, silencieux, plusieurs hommes – une douzaine environ – surgirent autour de nous...
C’était la section de combat qui, postée là par Kharassoff, accourait à l’appel de son chef.
– Où est Dobrovsky ? demanda celui-ci.
– Présent ! fit une voix.
– Nous sommes poursuivis, reprit Kharassoff. Il faut empêcher les gens qui arrivent de nous rejoindre. Et, cela, par tous les moyens. Tant pis s’il y a de la casse !
– Entendu, chef. Ils ne passeront pas.
– Il faut que tu me gagnes un quart d’heure, coût que coûte.
– On le gagnera.
– Orloff est-il là ?
Un jeune homme se détacha du groupe et vint se planter devant le prince.
– Il ferait beau voir, fit-il en souriant, que je ne sois pas là ! Ce serait bien la première fois de ma vie que je manquerais une occasion de distribuer des horions ou d’en recevoir. Que veux-tu de moi ?
Kharassoff le regarda, amusé, puis lui répondit :
– Voici. Tu vas monter sur le siège à côté de Kriloff, et tu le mèneras directement à notre refuge des gorges de Stenia-Goraya 23. Partez immédiatement et attendez-nous là-bas, où doit être arrivé déjà le deuxième groupe de combat. Nous ne tarderons pas à vous y rejoindre. Mais souviens-toi que, quoi qu’il arrive, il faut passer et mettre en sûreté la voiture et ses occupants.
– Bien ! On passera !
– QUOI QU’IL ARRIVE, tu entends ?
Kharassoff avait à peine achevé que l’auto démarrait à toute allure...
Songeur, le prince la regarda disparaître, puis se tournant vers moi :
– Eh bien ! mon cher James, s’enquit-il, que pensez-vous de mes hommes ?
– Que voulez-vous que j’en pense, sinon qu’ils sont admirables de courage et que leur « cran » m’éberlue ? Il est vrai qu’avec un chef comme vous...
Kharassoff eut un sourire, puis il reprit :
– Et encore vous ne les avez jamais vus opérer. Attendez quelques instants et vous m’en direz des nouvelles. Vous verrez de quoi ils sont capables quand je les lâche contre les tchékistes.
À ce moment, un homme, s’étant approché de Kharassoff, lui dit, après avoir rectifié la position :
– Chef, l’ennemi est signalé.
– Tout est-il prêt ?
– Oui, chef.
– Bien ! Alors, allons-y !
En quelques enjambées, nous atteignîmes la route. Au ras du sol, des ombres se mouvaient, se livrant à je ne sais quelle mystérieuse besogne...
D’autres, collées contre les arbres, faisant corps avec eux, browning en main, se tenaient prêtes à intervenir...
Au loin, nous entendîmes le vrombissement d’un moteur, puis d’un autre...
– Il y a au moins deux voitures ! murmura Kharassoff. POURVU QUE LE PIÈGE SOIT BIEN TENDU !
Au-dessus de nos têtes, un remue-ménage se produisit et un homme, dégringolant d’un arbre, vint choir devant nous, se recevant en souplesse sur ses pieds.
– Attention, chef ! dit-il, les voici qui arrivent. Ce sont des autos-mitrailleuses bondées d’hommes ! Ils sont au moins dix dans chaque voiture !
– C’est bien dommage qu’ils ne soient pas en plus grand nombre, riposta Kharassoff froidement. LA PARTIE EÛT ÉTÉ BIEN PLUS INTÉRESSANTE.
Le bruit des moteurs, maintenant, nous parvenait distinctement. Puis, au tournant de la route, les autos apparurent, se suivant à quelques mètres d’intervalle...
– Êtes-vous prêt, Dobrovsky ? s’informa Kharassoff.
– Tout est paré, chef.
– Bien.
Se tournant vers ses hommes, dont les yeux étaient fixés sur lui :
– À MON COMMANDEMENT ! ordonna-t-il. Que personne ne tire avant que j’aie commandé : FEU ! Mais, après, rappelez-vous tous ceux qui sont tombés pour la cause et faites de votre mieux pour les venger ! VIVE LA RUSSIE !
– VIVE LA RUSSIE ! répondirent douze voix enthousiastes...
– Maintenant, couchez-vous et dissimulez-vous de votre mieux. Il est inutile de donner l’éveil à ces messieurs...
Les autos-mitrailleuses arrivaient sur nous à toute vitesse, les phares allumés. L’une d’elles, la première, fouillait, à l’aide de son projecteur, les abords de la route...
Soudain, comme si un mur invisible se fût dressé devant elle, JE LA VIS S’ARRÊTER NET, FAIRE UNE EMBARDÉE, PUIS UN TÊTE-À-QUEUE ET, FINALEMENT, SE RETOURNER SENS DESSUS DESSOUS, AU MILIEU D’UN EFFRAYANT TINTAMARRE, FAIT D’UN BRUIT DE FERRAILLES QUI SE BRISENT ET DE CRIS DE DOULEUR DÉCHIRANTS.
Aussitôt après, j’entendis une violente explosion, et le réservoir d’essence prit feu.
La seconde voiture, qui suivait à quelques mètres à peine, ne put, en raison de la vitesse acquise, freiner à temps : elle vint s’écraser sur les débris de la première, se renversant sur le côté et projetant sur le sol tous ses occupants.
Les deux voitures, je le compris tout de suite, étaient venues buter dans un câble d’acier tendu en travers de la route...
Comme catastrophe, c’était réussi.
– Compliments ! cria Kharassoff à Dobrovsky. Voilà du beau travail !
Voyant que trois des tchékistes, bien que fort mal en point, avaient échappé à la mort, il alla vers eux, tout en criant :
– Haut les mains, vous autres !
Ceux-ci, encore sous le coup du choc violent qu’ils venaient de subir, ne tentèrent pas la moindre résistance et, sous la menace du browning, s’empressèrent d’obéir.
– Hé mais ! s’écria tout à coup Sebriensky, un des hommes de Kharassoff, en montrant l’un des prisonniers, voici, si je ne m’abuse, le « camarade » Martzloff !
– Que dis-tu ? fit vivement Kharassoff.
– Je dis, répondit Sebriensky, que l’homme que voilà n’est autre que ce bandit de Martzloff, le plus immonde des bourreaux, celui que, dans la Russie tout entière, on n’appelle plus que « LE MAÎTRE DE LA DOULEUR ».
– Tu en es sûr ?
– Pardieu ! N’EST-IL PAS UN DES ASSASSINS DE MON FRÈRE ?
– Qu’on s’assure de cet homme ! ordonna Kharassoff. Il a de terribles comptes à nous rendre.
Se tournant vers les deux autres prisonniers, il leur demanda :
– Et vous, qui êtes-vous ?
Les deux hommes se gardèrent bien de répondre, mais Sebriensky, qui décidément paraissait fort bien documenté sur le compte du haut personnel soviétique, s’écria de nouveau :
– Oh ! oh ! La prise est bonne !
– Tu connais ces gens-là ? s’enquit Kharassoff.
– Fichtre ! je pense bien ! Le premier s’appelle Kroptsky et le second Dobroutcheff !
Les deux hommes se regardèrent atterrés...
Sebriensky reprit en s’adressant à Kharassoff :
– Vous vous demandez sans doute, chef, pourquoi ces deux bandits n’ont pas répondu à votre question ; pourquoi ils refusent de vous donner leur nom ? Je vais vous le dire, moi !
Et, après un silence, les désignant du doigt :
– C’EST PARCE QUE TOUS DEUX, DANS LA NUIT DU 16 AU 17 JUILLET 1918, PRIRENT PART À L’ASSASSINAT DE LA FAMILLE IMPÉRIALE !
Ils faisaient partie, l’un et l’autre, du détachement des cent gardes rouges, dont Bykov, le président du soviet d’Ekaterinbourg, avait le commandement.
C’est Dobroutcheff qui, à minuit, pénétra dans la chambre du Tsar pour lui donner l’ordre de descendre dans les caves de la maison Ipatieff.
C’est Kroptsky qui, avec Jacob Yourovsky, TIRA LE PREMIER SUR L’EMPEREUR ET ABATTIT LE PETIT PRINCE !
Où Kharassoff l’échappe belle.
Autour des trois misérables que la peur faisait trembler, le cercle des hommes de Kharassoff s’était refermé.
Ils jetaient sur les bandits de tels regards que je vis le moment où les brownings allaient partir tout seuls. La scène était d’un tragique intense...
Fort heureusement pour les prisonniers, le prince avait conservé tout son sang-froid et, au moment précis où la colère de ses hommes allait se manifester, il les calma d’un geste.
Puis, aux deux bandits, il demanda :
– Vous avez entendu ? Qu’avez-vous à répondre ?
Martzloff, à qui cette question ne s’adressait nullement, tenta une diversion :
– Qui t’a conféré le droit de nous interroger ? demanda-t-il à Kharassoff. Et d’abord, qui es-tu ?
Le prince, le fixant dans les yeux, répondit :
– JE SUIS LE CHÂTIMENT ! Ne m’oblige pas à te le prouver si tu tiens à ta peau.
L’autre se le tint pour dit et, prudemment, se défila derrière ses deux complices qui, la tête baissée et complètement terrorisés, semblaient décidés, coûte que coûte, à garder le silence.
– Mauvaise tactique que la vôtre, mes maîtres, leur dit Kharassoff, après avoir vainement essayé de leur arracher une parole, car je jure Dieu, moi, que vous parlerez, dussé-je, pour vous y contraindre, vous transformer en chair à pâté !
Cela fut dit d’un tel ton que je compris que rien au monde n’épargnerait à ces deux hommes le châtiment de leurs crimes...
Le comprirent-ils également ?
Je ne sais.
Toujours est-il que leur visage se couvrit d’une lividité cadavérique et que je vis nettement leurs dents s’entrechoquer.
Haussant les épaules devant tant de lâcheté, Kharassoff reprit :
– On va vous conduire à Stenia-Goraya, c’est-à-dire à vingt verstes d’ici environ. C’est donc un répit de quatre heures que je vous accorde. D’ici là, nul ne vous fera le moindre mal. Pour mes hommes et pour moi, vous êtes sacrés. Mais je vous préviens que, là-bas, les moyens existent – ET NOUS LES EMPLOIERONS SI VOUS NOUS Y CONTRAIGNEZ – d’obtenir de vous l’aveu de vos fautes !
S’adressant à Dobrovsky :
– Tu as entendu ce que je viens de dire ? Agis en conséquence. Mais n’oublie pas que tu me réponds d’eux sur ta tête.
– Bien, chef.
Deux minutes plus tard, solidement encadrés, les trois prisonniers partaient pour Stenia-Goraya, le refuge mystérieux des sections de combat de l’organisation blanche...
Quand ils eurent disparu sous bois, Kharassoff, tout en allumant une cigarette, me dit :
– Nous pouvons, cher ami, marquer cette journée d’une pierre blanche. Non seulement nous avons arraché deux de ses victimes à la Tchéka, mais aussi – et cela sans perte aucune – nous avons mis hors d’état de nuire trois de ses plus remarquables représentants...
– Sans compter ceux que voilà ! répondis-je en lui montrant les dix-sept cadavres étendus sur la route.
– J’allais vous en parler. Bien que n’étant que des comparses, – entendez par là, je m’en suis assuré, des tchékistes de la plus basse catégorie, – leur mort va faire un bruit effroyable et nous valoir, à brève échéance, une de ces expéditions de représailles comme seule en sait organiser la Tchéka...
– Diable ! Mais alors, quand on va s’apercevoir à Chlisselbourg que Martzloff, Kroptsky et Dobroutcheff ne figurent pas parmi les morts, cela va être terrible !
– Oui. D’autant plus que le coup que j’ai porté à la Tchéka en supprimant Theodorovitch va la mettre en rage. On ne trouve pas tous les jours, même parmi les tchékistes, un bandit de cette envergure...
– Et alors ?
– Alors ? Eh bien ! nous allons nous organiser pour recevoir de notre mieux ces messieurs. Et tout d’abord, afin de faciliter leur enquête, nous allons leur indiquer que, SEULS, nous sommes responsables de ces incidents... malencontreux pour eux.
– Quoi ? Mais c’est de la folie ! Vous allez...
– Préféreriez-vous que, sous prétexte de représailles, ils massacrent tous les paysans des alentours ?
– Non, mais...
– Alors, laissez-moi faire. Vous verrez que, en fin de compte, si quelqu’un laisse des plumes en cette affaire, ce ne sera ni vous ni moi.
Atteignant son carnet, il en arracha un feuillet sur lequel il écrivit :
« Le chef de l’organisation blanche de combat, à tous.
« Pour s’être mêlés de ce qui ne les regardait pas, dix-sept tchékistes ont trouvé la mort et trois autres tchékistes : MARTZLOFF, KROPTSKY et DOBROUTCHEFF, sont tombés entre nos mains.
« Je préviens QUI DE DROIT que, si la moindre représaille est exercée dans le secteur où s’est produite la rencontre entre les tchékistes et nous, LES TROIS INDIVIDUS SUSMENTIONNÉS SERONT IMMÉDIATEMENT PASSÉS PAR LES ARMES. »
« À bon entendeur, salut ! »
Il relut attentivement cet « avis », puis, se dirigeant vers un des cadavres, il fixa le papier à l’aide d’épingles, bien en évidence, sur la poitrine du mort.
– Voilà, je pense, qui va refroidir leur ardeur, dit-il.
– À moins qu’elle ne la surexcite.
– Bah ! Dans l’une comme dans l’autre hypothèse, le risque est le même. Par conséquent...
Il n’acheva pas sa phrase...
Un léger bruit s’étant produit derrière nous, il se retourna pour se rendre compte d’où il provenait...
Un coup de feu retentit, et, avant même qu’il m’eût été possible d’intervenir, Kharassoff s’écroula à mes pieds.
C’était un des tchékistes – UN DE CEUX QUE NOUS CROYIONS MORTS – qui, bien que grièvement blessé, avait trouvé la force de tirer sur le prince.
Fou de colère et de douleur, d’un coup de revolver, j’achevai le misérable. Puis, me précipitant vers Kharassoff, qui gisait inanimé sur le sol, je m’agenouillai près de lui afin de lui prodiguer les soins usités en pareil cas...
Un correspondant de guerre qui se respecte – somme toute, je n’étais pas autre chose en l’occurrence – a toujours sur lui une trousse médicale, ce qui lui permet d’effectuer les pansements de première urgence. Je n’avais eu garde de manquer à la coutume ; aussi pus-je, sans trop tâtonner, me rendre compte que, si la blessure du prince était douloureuse, elle était loin d’être sérieuse.
Bien qu’ayant été atteint en pleine poitrine, c’est-à-dire dans la zone terriblement dangereuse des organes respiratoires et du cœur, un simple examen de la plaie me permit de diagnostiquer que le prince s’en tirerait avec plus de peur que de mal.
En effet, la plaie, au lieu d’être ronde, était ovale, ce qui indiquait que la balle avait pénétré obliquement, en séton...
Il n’y avait pas eu pénétration profonde et la blessure était, tout compte fait, de peu de gravité.
J’avais à peine achevé son pansement que Kharassoff avait repris ses sens et s’était mis – non sans peine d’ailleurs – sur son séant.
Ayant jeté autour de lui un regard intrigué et m’apercevant, il s’enquit :
– Que s’est-il donc passé, cher ami ?
Puis, portant la main à sa poitrine :
– Oh ! Oh ! Me voici mal en point, me semble-t-il ?
Je m’empressai de le rassurer, après quoi, je lui fis un récit succinct de l’incident qui venait de se produire.
Tandis que je parlais, Kharassoff, dont je ne pus m’empêcher d’admirer l’énergie, s’était dressé.
– Somme toute, fit-il, je m’en tire à bon compte. Sachons profiter de la leçon et allons-nous-en dare-dare.
– Pas dans l’état où vous êtes.
Il me jeta un coup d’œil de coin :
– Ah ! ça, me répondit-il, me prendriez-vous pour une « poule mouillée » ? Et croyez-vous que j’en sois à ma première blessure ?
– Non, certes ! Mais...
– N’insistez pas, très cher ; et rendez-vous compte que, si nous demeurons ici à attendre je ne sais quel problématique secours, nous risquons d’avoir, avant longtemps, toute une horde de tchékistes sur les bras. Or, il ne le faut pas. Il le faut d’autant moins que nous sommes attendus.
– Attendus ? Et par qui, Seigneur ?
– Auriez-vous oublié que nous devons rendre compte du succès de notre mission à la « Vierge Rouge » ?
– Fichtre ! C’est vrai !
– Et que, par surcroît, il nous reste à interroger les trois « phénomènes » que nous avons capturés, ce qui, très probablement, va nous éviter certain voyage plutôt fastidieux à Ekaterinbourg ?
– Vous croyez ?
– Autant dire que j’en suis sûr.
Je vis son visage se crisper de douleur, mais, se maîtrisant, il reprit, en martelant ses mots :
– Vous pensez bien que j’apprendrai de ces gens-là ce qui s’est passé exactement au cours de la nuit tragique.
– Vous croyez qu’ils parleront ?
– J’en fais mon affaire, vous dis-je.
Il jeta un dernier regard sur le champ de bataille, puis, sans même honorer d’un coup d’œil le cadavre du tchékiste qui avait failli le tuer, passant son bras sous le mien :
– En route ! fit-il.
Et nous nous enfonçâmes sous bois...
Ce que fut cette marche, je vous le donne à penser ! Elle dura quatre longues heures – quatre heures d’une lutte incessante contre les mille et un obstacles que dresse, contre les téméraires qui tentent de violer le mystère de ses sous-bois, la forêt russe...
Il nous fallait progresser avec prudence, donc avec une lenteur calculée et en pleine obscurité, car, de même que tous les districts avoisinant un bagne, le district de Chlisselbourg regorgeait de « chasseurs de forçats évadés ».
Il est de règle constante, en effet, – il en était d’ailleurs de même autrefois en France, alors qu’il existait des bagnes à Toulon et à Brest, – que, dès que le canon du bagne annonce qu’une évasion s’est produite, tous les hommes valides, qu’ils soient civils ou militaires, doivent se ruer à la poursuite des évadés...
Et, bien que nous eussions franchi depuis longtemps les limites du district de Chlisselbourg, puisque nous nous trouvions à peine à vingt verstes de Petrograd, nous n’en risquions pas moins de donner en quelque patrouille de gardes forestiers ou de cavaliers du Tchon.
Aussi, quelles que fussent les difficultés amoncelées devant nous, avions-nous résolu d’un commun accord de ne nous servir en aucun cas de nos lampes électriques et de nous contenter de notre boussole à cadran lumineux.
La nuit, maintenant, était tombée, et les ténèbres, qui allaient s’épaississant autour de nous, compliquaient d’autant notre tâche.
Kharassoff, qui, jusqu’ici, avait fait preuve d’un courage surhumain, faiblissait visiblement. Il ne marchait plus qu’à pas lents, titubant comme un homme ivre...
Il devait beaucoup souffrir...
Soudain, il s’arrêta, à bout de souffle.
– J’avais trop présumé de mes forces, me dit-il. Je n’en puis plus...
S’appuyant contre un arbre, il se laissa glisser à terre.
Je m’accroupis auprès de lui et, ayant pris dans ma trousse un flacon d’éther, je le lui plaçai sous le nez. Cette inhalation sembla le remonter quelque peu...
– Que de mal je vous donne, mon pauvre ami, dit-il, et combien je suis désolé de vous encombrer de la sorte... Fort heureusement, nous ne sommes plus très éloignés du but.
– Serait-il vrai ? Mais, alors, je puis, si vous le voulez bien, poursuivre seul et aller chercher du secours...
D’un geste brusque, il me plaqua à terre, puis, tout bas, à l’oreille, il me dit :
– Chut ! ON VIENT !
À ce moment précis, et pas très loin de nous, un chien donna de la voix. En même temps, nous entendîmes quelqu’un, son maître sans doute, lui dire :
– Cherche, Belphégor ! Cherche !
Kharassoff, qui s’était redressé pour mieux écouter, poussa un soupir de soulagement et se laissa retomber à terre...
– Le secours que vous vouliez aller chercher, le voici qui vient, me dit-il.
– Comment cela ?
– Vous allez voir.
Et il siffla...
Deux minutes plus tard, un superbe molosse, que tenait en laisse un paysan de taille colossale, fit irruption dans la clairière où nous étions tapis et, comme un fou, se jeta sur Kharassoff auquel il fit mille fêtes.
– Tout beau ! Belphégor ! tout beau ! fit le prince, qui ajouta en s’adressant au paysan :
– Retiens Belphégor, Wassili ! Je suis blessé et ne me soucie nullement d’être achevé par lui.
Le paysan, qui, en reconnaissant la voix du prince, s’était incliné profondément, se redressa vivement en entendant ces mots.
– Vous êtes blessé, maître ! s’écria-t-il tout ému. Mais peu grièvement, sans doute ?
– Ce ne sera rien, je pense. Mais comment se fait-il que tu sois dans les bois à une heure pareille ?
– C’est Doubrowsky qui, ne vous voyant pas arriver, m’a envoyé à votre recherche. Il pensait que vous vous étiez égarés dans la forêt.
– Eh bien, il peut se vanter d’avoir « le nez creux », celui-là ! Mais, dis-moi, il ne s’est rien passé d’anormal à Stenia-Goraya !
– Peuh ! Rien de grave, en tout cas.
– De quoi s’agit-il ?
– Quand le détachement est rentré, répondit Wassili, la première chose que fit Doubrowsky fut de mettre en lieu sûr les trois prisonniers qu’il ramenait.
– Naturellement. Et alors ?
– Alors, il eut le tort de les mettre tous les trois dans la même salle.
– Pourquoi cela ?
– Mais, parce que, au bout d’un quart d’heure, les trois hommes en vinrent aux mains et que, avant qu’on ait pu intervenir, Martzloff avait été littéralement assommé par ses amis.
– Il est mort ?
– Non, mais il n’en vaut guère mieux.
– Sait-on pourquoi ils se sont battus ?
Wassili partit d’un éclat de rire :
– Ça, c’est le plus drôle de l’histoire ! Imaginez-vous, maître, que Martzloff, tandis qu’on l’emmenait à Stenia-Goraya, a proposé un marché à Doubrowsky.
– Quel marché ?
– Au cas où on lui promettrait la vie sauve, il se faisait fort, EN EMPLOYANT CERTAINS MOYENS DE LUI CONNUS, d’obtenir de Kroptsky et de Dobroutcheff tous les aveux qu’on voudrait ! Malheureusement pour lui, cette conversation a été surprise par ses codétenus, qui, afin de n’être pas torturés par lui, ont pris les devants et ont essayé de le massacrer.
– Quel immonde personnage que ce Martzloff ! fit Kharassoff en se tournant vers moi. Il est vrai que les deux autres ne valent guère mieux...
Après avoir réfléchi un instant :
– Au fait, pourquoi n’accepterais-je pas le marché qu’il me propose ? Qu’en pensez-vous, James ?
– Quoi ! Vous songeriez à...
– Y verriez-vous quelque inconvénient ?
– Mais cela va être horrible !
– Vous trouvez ? Eh bien ! moi, pas !
Et comme je le regardais, bouche bée :
– Ce qui est horrible, c’est l’usage qu’ils ont fait du pouvoir. Ce qui est horrible, ce sont les crimes qu’ils ont commis chaque jour. Ce qui est horrible, enfin, c’est l’infamie qu’ils ont perpétrée à Ekaterinbourg. J’admets la rancune et la haine – vous voyez que je vais loin – qu’ils disaient éprouver contre les souverains !
« Mais le tsarévitch, UN GOSSE DE TREIZE ANS, de quoi pouvait-il bien être coupable ?
« Et les grandes-duchesses, ses sœurs, qu’avait-on à leur reprocher ?
« Ont-ils hésité à les massacrer ?
« Non, n’est-il pas vrai ?
« Dès lors, pourquoi hésiterais-je, moi, à leur rendre la pareille ?
Et comme je tentais d’intervenir de nouveau, m’arrêtant d’un geste :
– Je veux que le tonnerre du ciel m’écrase, ajouta-t-il, farouche, si je ne les livre pas à Martzloff !
« Ils se « débrouilleront » entre eux ! »
Où Kharassoff me révèle
des choses stupéfiantes !
Wassili aidant, nous repartîmes quelques minutes plus tard en direction de Stenia-Goraya, dont, au dire du paysan, nous n’étions guère éloignés de plus de deux verstes.
En cours de route et comme nous allions quitter la forêt pour entrer dans les gorges, au centre desquelles, loin de tout regard indiscret, se dissimule le mystérieux refuge de l’organisation blanche de combat, nous donnâmes dans une patrouille envoyée à notre recherche par Doubrowsky.
Les quatre hommes dont elle se composait eurent tôt fait d’improviser un brancard sur lequel ils placèrent Kharassoff.
C’est dans cet équipage que nous fîmes notre entrée dans une isba en ruines, qui, telle une sentinelle avancée, semblait avoir été placée entre les gorges et la forêt pour en surveiller et, au besoin, en défendre les accès...
L’isba paraissait inhabitée, et pourtant dans l’âtre un feu rougeoyait...
En outre, dans un angle de la pièce dans laquelle nous venions de pénétrer, et que, seules, nos lampes électriques éclairaient, j’aperçus, jetées sur le sol, plusieurs bottes d’une herbe sèche et odoriférante qui devaient, à n’en point douter, tenir lieu de literie aux occupants du lieu.
Comme mobilier, c’était plutôt sommaire.
Mais, en guerre, il faut savoir se contenter de peu et faire en sorte que « l’indispensable » fasse figure de « superflu »...
J’en étais là de mon inspection – et de mes réflexions plus ou moins philosophiques – quand, sur le seuil de la porte apparut un homme, sur lequel, malgré moi, mon attention se fixa.
Jeune encore, sa haute taille, sa carrure athlétique et la musculature solide de ses membres en faisaient un des plus remarquables spécimens de la race ouralo-altaïque qui, depuis le IXe siècle de notre ère, c’est-à-dire depuis l’invasion des Varègues, a si fortement marqué la Russie de son empreinte.
Il portait avec une crânerie charmante l’uniforme noir et or des Cosaques de la mort, cette troupe d’élite qui sous les ordres de l’ataman Simeonov 24, a accompli les plus fabuleux exploits, faisant aux soviets, et plus particulièrement à la Tchéka, une guerre sans merci.
Je remarquai que les moindres détails de son costume et de son équipement indiquaient un homme essentiellement soucieux de confort et d’élégance.
Les deux expressions dominantes de sa physionomie étaient l’audace et l’énergie, ce qui n’en excluait, d’ailleurs, ni la grâce ni la noblesse.
En apercevant Kharassoff étendu sur son brancard, il eut un haut-le-corps, puis, se précipitant vers lui les mains tendues :
– On ne m’avait donc pas trompé, prince, s’écria-t-il avec un soupçon d’inquiétude dans la voix. Vous êtes blessé !
– Que Votre Altesse se rassure, lui répondit Kharassoff en lui rendant son étreinte. Il s’agit d’une très légère blessure.
Puis m’appelant d’un geste :
– Daigne Votre Altesse me permettre de lui présenter mon ami James Nobody, auquel Son Altesse Impériale le grand-duc Ivan Ivanovitch a bien voulu confier une mission de la plus haute importance, mission qui, actuellement, est en voie d’exécution.
Se tournant vers moi :
– Je suis heureux, mon cher Nobody, de vous nommer à Son Altesse le prince Ivan Fégor Romanowsky, volontaire au corps de cavalerie de l’ataman Simeonov.
Tandis que je m’inclinais conformément au protocole usité en pareil cas, le prince Ivan, venant vers moi, la main tendue, me dit :
– Soyez le bienvenu parmi nous, cher Monsieur. Je forme des vœux pour le succès de votre mission et, pour peu que je puisse vous être utile, veuillez faire état de moi.
Je remerciai en m’inclinant derechef, puis, les présentations étant ainsi faites, je m’éloignai discrètement afin de laisser les deux princes en tête-à-tête...
– Où allez-vous donc ? me dit Kharassoff, qui, avec l’aide de ses hommes, venait de quitter son brancard.
– Mais... cher ami, je ne voudrais pas être indiscret, et...
– Indiscret, vous ? Voilà qui est nouveau, par exemple.
Et tout en souriant, malgré sa blessure :
– Voulez-vous bien revenir ici ! Et plus vite que cela ! Sans quoi je vous fais empoigner par mes hommes pour vous y contraindre.
Je me rendis à son affectueux appel...
S’adressant au prince Ivan, il poursuivait :
– J’ose espérer, Altesse, que votre présence à Stenia-Goraya n’est point due à quelque incident malencontreux !
Le prince Ivan sourit :
– Mon cher Kharassoff, répondit-il, je vous supplie, une fois pour toutes, de bannir tout cérémonial entre nous ! Vous me donnez de l’Altesse tout comme si nous en étions à notre première rencontre. Foin des titres et au diable les Altesses ! Soyons des partisans, et rien que cela.
Ce fut dit d’un tel ton, avec un si joyeux entrain que Kharassoff et moi ne pûmes nous empêcher de sourire...
– Quant à l’incident qui me vaut d’être votre hôte, reprit le prince Ivan, je vais vous faire juge de l’importance qu’il convient de lui attribuer.
– Je suis prêt à vous écouter, interrompit Kharassoff, mais peut-être serions-nous mieux ailleurs que dans cette isba ouverte à tous les vents pour nous entretenir de nos petits affaires ? Un peu plus de confortable ne messiérait pas, n’est-il pas vrai ?
S’adressant à Wassili, dont les bons yeux – des yeux comme en ont les chiens fidèles – étaient rivés sur lui :
– Veux-tu avoir l’obligeance de prévenir Kostia de notre arrivée ?
– Bien, maître, répondit Wassili qui, se dirigeant vers une des quatre poutres qui soutenaient le toit de l’isba, fit glisser un panneau dissimulant une cavité dans laquelle se trouvait un appareil téléphonique.
Il échangea quelques mots avec un interlocuteur invisible, puis, se dirigeant vers l’âtre, d’un coup de botte il dispersa les bûches fumantes qui s’y trouvaient.
Se baissant ensuite, il sortit de son alvéole, à l’aide de son couteau-poignard, une des pierres du foyer et enfonça sa main dans l’excavation ainsi pratiquée.
Nous aines alors se déplacer latéralement le mur formant le fond de l’âtre, à la place duquel apparut une ouverture béante.
– Ne se croirait-on pas à Chlisselbourg ? fit Kharassoff, tout joyeux.
– En effet, répondis-je, c’est le même système que là-bas.
– Oh ! vous savez, nos ingénieurs et nos architectes n’ont jamais brillé par leur ingéniosité. La plupart du temps, ils se répètent. C’est ce qui vous explique la similitude des deux systèmes. Mais là s’arrête l’analogie. Vous allez voir que nous sommes tout de même mieux installés que ces messieurs de Chlisselbourg...
Et tandis que, l’un suivant l’autre, nous nous engouffrions dans le couloir souterrain sur lequel donnait l’ouverture, le prince poursuivit :
– À l’endroit où nous nous trouvons actuellement, il existait autrefois un château fort, appartenant à ma famille, dont le rôle était de défendre, en arrière de Cronstadt, les avancées de Petrograd. Nos ancêtres, qui étaient d’admirables terrassiers, avaient creusé sous ce château des galeries qui leur permettaient, en cas de siège, de ravitailler la garnison et, en cas de désastre, de prendre la fuite...
« Or, si le château, a disparu, les galeries subsistent.
« L’une d’elles, celle-là même dans laquelle nous nous trouvons, aboutit d’une part à l’isba que nous venons de quitter et, d’autre part, à l’ancienne place d’armes souterraine du château, située à, trois kilomètres environ d’ici...
« Mais il y a mieux. De la place d’armes en question partent d’autres galeries, dont l’une aboutit dans les caves du palais du gouverneur militaire de Cronstadt, ce qui nous assurera, dès qu’elle aura été dégagée, – car il y a eu des éboulis, – l’accès à la mer.
« Je dois à la vérité de dire que cette galerie n’a pas été creusée par la main de l’homme, mais qu’elle est constituée par une faille naturelle qu’on s’est borné à aménager.
« Il n’en est pas de même des autres galeries, qu’il a fallu creuser dans le roc. C’est à quoi se sont employées dans le plus grand secret, depuis 1553, des générations de forçats.
– Depuis 1553 ? m’écriai-je, effaré.
– Mais oui, puisque c’est sur l’ordre même d’Ivan le Terrible que mon aïeul, le prince Grégoire VII, dut entreprendre ce travail.
– Et quand a-t-il pris fin ?
Kharassoff me jeta un coup d’œil, puis, froidement répondit :
– MAIS JE NE CROIS PAS QUE SA MAJESTÉ LE TSAR AIT DONNÉ L’ORDRE DE L’INTERROMPRE 25.
Du coup, je m’arrêtai, interloqué...
– Vous ne voulez pas dire, fis-je, que, à l’heure actuelle, on continue à travailler dans ces souterrains ?
– Et pourquoi n’y travaillerait-on pas ?
– Mais... la guerre..., la révolution...
– Ni la guerre ni la révolution n’ont rien à voir en cette affaire. SEUL UN TSAR PEUT RÉVOQUER L’ORDRE D’UN AUTRE TSAR... tout au moins en ce qui concerne ce domaine, qui m’appartient en propre.
Comme je le regardais, éberlué, il reprit :
– Il se peut qu’ailleurs, certains, reniant leurs serments, composent avec nos adversaires et se soumettent à leurs exigences. Voilà ce à quoi je ne consentirai jamais. La devise de ma maison : SEMPER FIDELIS ! s’y oppose, de sorte que, moi vivant, rien ne sera changé, ici, de ce qu’a bien voulu édicter, le 4 février 1553, le tsar Ivan le Terrible.
Je me livrai à un rapide calcul mental.
– Ainsi, repris-je, depuis trois cent soixante-huit ans, ce travail n’a pas été interrompu ?
– Pas une seconde.
– Mais, voyons, d’où provient la main-d’œuvre ?
– Le recrutement n’a pas varié. Ce sont toujours des forçats que j’emploie.
– J’entends bien. Mais, enfin, les forçats ne sont pas éternels. Un jour viendra où il n’en restera plus de ceux qui furent condamnés par les tribunaux du Tsar. Comment ferez-vous pour les remplacer ? Vous n’allez pas, je pense, demander à Djerzinsky la main-d’œuvre qui vous fera défaut ?
– Où avez-vous pris que je sois obligé de m’adresser à Djerzinsky pour obtenir ce qui me manque ?
– Cependant...
– ET QUI VOUS DIT QUE LES TRIBUNAUX DU TSAR NE FONCTIONNENT PLUS ?
– Mais...
– ILS EXISTENT TANT ET SI BIEN QUE, PAS PLUS TARD QUE DEMAIN, JE ME PROPOSE DE VOUS FAIRE ASSISTER AU JUGEMENT, PAR LA COUR CRIMINELLE DU DISTRICT DE PETROGRAD, DES TROIS GREDINS QUE MES HOMMES ONT CAPTURÉS TANTÔT !
– Par exemple !...
– J’ignore, reprit Kharassoff toujours imperturbable, quel sera le verdict rendu contre eux ; mais je vous assure que, s’ils sont condamnés aux travaux forcés, ILS IRONT BEL ET BIEN REJOINDRE, LA PIOCHE EN MAIN, CEUX DE LEURS CAMARADES QUE LA JUSTICE DU TSAR – la seule que je reconnaisse – A DÉJÀ CONDAMNÉS... ET QUI TRAVAILLENT DANS LES GALERIES !
Cette révélation me stupéfia. J’allais demander des explications à Kharassoff quand, venant de lui-même au-devant de mes questions, il ajouta :
– Ce que je vous dis a l’air de vous surprendre ? Rien n’est plus naturel, cependant. Nous nous sommes efforcés, malgré la révolution, MALGRÉ LA TCHÉKA, MALGRÉ TOUT, de maintenir, dans le plus grand secret, les différents organismes d’État, ou, si vous préférez ce terme, LES CADRES SOCIAUX de l’Empire, qui, demain, NOUS AIDERONT À RECONSTRUIRE TOUT CE QU’AURONT DÉTRUIT LES COMMUNISTES.
« Et, de même que nous avons une organisation militaire de combat, nous avons une organisation judiciaire, qui fonctionne normalement et dont les arrêts, pour être occultes, N’EN ONT PAS MOINS, À NOS YEUX, FORCE DE LOI ET SONT RIGOUREUSEMENT EXÉCUTÉS...
« En ce qui regarde plus particulièrement les communistes, nous considérons que les lois les concernant n’ont jamais été abrogées. C’est vous dire que tous ceux qui tombent entre nos mains sont immédiatement traduits devant notre Cour criminelle, composée de magistrats nommés par le Tsar avant la révolution ET QUI, CELA ÉTANT, JUGENT SOUVERAINEMENT.
« Je reconnais que, parfois, ils ont la main lourde. Mais il ne faudrait pas avoir souffert ce que nous avons souffert, il ne faudrait pas avoir vu tomber autour de nous tout ce que nous aimons ET QUI ÉTAIT NOTRE RAISON MÊME D’EXISTER, pour ne pas comprendre – et, par cela même, excuser, – certains verdicts...
« Souvenez-vous plutôt de ce que vous avez vu à la Loubianka no 2...
« RAPPELEZ-VOUS SHOUKOV...
« Et dites-moi si, en s’appropriant la propre devise des communistes français, les hommes auxquels j’ai l’honneur de commander n’ont pas eu mille fois raison.
– Pardon ! Mais je ne connais pas cette devise.
– Elle est pourtant inscrite en lettres de sang sur les fanions des centuries rouges de la Fédération de la Seine...
« Écoutez et méditez :
« POUR UN ŒIL, IL NOUS FAUT LES DEUX YEUX ! ET POUR UNE DENT, TOUTE LA GUEULE !
Où reparaît une ancienne « amie » à nous.
– TOUTE LA GUEULE ? Soit ! reprit Kharassoff, qui ajouta :
– J’estime qu’une telle devise, par cela même qu’elle est la négation absolue des lois divines et humaines, – qui, TOUTES, et quels que soient la RELIGION ou le RÉGIME SOCIAL auxquels elles se réfèrent, édictent qu’il faut RENDRE LE BIEN POUR LE MAL, – justifie toutes les représailles.
« Je la voudrais gravée sur le front – AFIN QU’ILS SERVENT D’ÉPOUVANTAIL AUX AUTRES – de tous ceux qui prennent pour « UNE RIGOLADE » le péril bolcheviste.
« Une RIGOLADE, l’assassinat et la terreur érigés en système de gouvernement !
« Une RIGOLADE, la nationalisation des femmes !
« Une RIGOLADE, la dilapidation des finances, la ruine de l’industrie, l’arrêt de la mise en valeur du sol !
« Singulière « rigolade » que celle-là !
« RIGOLADE dont sont morts non seulement les membres de l’élite, mais aussi tous les éléments sains de ce pays.
« Que ne viennent-ils RIGOLER avec nous, ici, sur place, ceux qui tiennent pour une RIGOLADE les flots de sang versés par la Tchéka !
« Et savent-ils, les SOLDATS, les PAYSANS et les OUVRIERS des autres peuples, que, sur les QUINZE CENT MILLE VICTIMES de Djerzinsky et de ses complices, on compte TREIZE CENT MILLE ouvriers, paysans et soldats ? »
– Que dites-vous là ? fis-je stupéfait...
– LA VÉRITÉ, sans plus ! Et, afin qu’aucun doute ne subsiste en votre esprit, voici la liste officielle de ses victimes ÉTABLIE PAR LA TCHÉKA ELLE-MÊME, EN 1923.
Ce disant, il me tendit un papier qu’il venait de prendre dans son portefeuille et dont voici la traduction exacte :
U. R. S. S.
__
Commission extraordinaire
pour la Mort des ennemis du Prolétariat.
__
SERVICE DE LA STATISTIQUE
__
Nombre, pour chaque profession, des contre-révolutionnaires exécutés par les différentes sections régionales du G. P. U.
Évêques 28
Prêtres 1.215
Professeurs 6.575
Médecins 8.800
Officiers 54.850
Soldats 260.000
Officiers de police 10.500
Gendarmes 48.000
Fonctionnaires 12.950
Intellectuels 355.250
Ouvriers 192.355
Paysans 815.006 26
– Remarquez, reprit Kharassoff tout en réintégrant dans son portefeuille le papier que je venais de lui rendre, que la « RIGOLADE » continue. Cette statistique date, en effet, de 1923. Or, – et vous l’avez pu constater vous-même, – LE MASSACRE SE POURSUIT. Tous les jours, de nouvelles victimes tombent sous les coups des bourreaux de la Tchéka. Et, comme il n’existe plus depuis longtemps de NOBLES ou de BOURGEOIS en ce malheureux pays, c’est UNIQUEMENT SUR LES PROLÉTAIRES – qu’ils soient OUVRIERS ou PAYSANS – que se porte la fureur destructrice de ce soi-disant GOUVERNEMENT D’OUVRIERS ET DE PAYSANS...
« Saviez-vous cela ?
– Comme tout le monde, je savais, répondis-je, que les chefs bolchevistes professent, à l’égard de la démocratie, un mépris qu’ils ne prennent même pas la peine de dissimuler, – S’ILS ÉTAIENT DE VÉRITABLES DÉMOCRATES, NE FERAIENT-ILS PAS SANCTIONNER LEUR DOCTRINE PAR LE SUFFRAGE UNIVERSEL ? – mais j’ignorais que, chez eux, ce mépris se doublait d’une haine à ce point violente... QU’ELLE EN DEVIENT MEURTRIÈRE.
Et, après avoir réfléchi une seconde :
– Ce que je ne puis arriver à comprendre, ajoutai-je, c’est le POURQUOI de cette attitude. On ne massacre pas les gens pour le plaisir de les massacrer, que diable ! Il y faut un motif, une raison.
Kharassoff haussa les épaules :
– Des motifs ? On en crée. Des raisons ? On en invente. Quand on veut tuer son chien, ne dit-on pas qu’il est enragé ? Au vrai, ces gens-là sont dominés par deux sentiments : LA HAINE DE CLASSE ET LA HAINE RELIGIEUSE.
« HAINE DE CLASSE car, dans ce conglomérat de bandits qui s’intitule pompeusement : Conseil des Commissaires du Peuple, IL N’EN EST PAS UN – et cela, vous le savez aussi bien que moi – QUI PUISSE vraiment se prétendre issu du peuple. Tous – ou presque – proviennent de la noblesse, – comme Tchitcherine, par exemple, – ou de la bourgeoisie – comme Zinoviev, Steklov et Radek, pour ne citer que ceux-là. Ai-je dit vrai ?
– Certes !
– Bien ! Poursuivons. HAINE RELIGIEUSE, ai-je ajouté ? Oui, car, si l’on en excepte Tchitcherine, – qui est Italien d’origine (il conte CICERINO), – et Kalinine – qui est un Russe authentique, – je vous mets au défi de trouver au sein du Conseil des Commissaires du peuple UN AUTRE INDIVIDU APPARTENANT À LA RELIGION RUSSE ORTHODOXE !
« Et cela est si vrai que, ne pouvant – et pour cause – s’imposer au peuple sous leur nom véritable, ils ont tous – TOUS, VOUS M’ENTENDEZ – camouflé leur état civil !
« Zinoviev, de son vrai nom, s’appelle RADO MYSSLKY ; Steklov s’appelle NACKAMKÈS ; Trotsky s’appelle BRONSTEIN ; Ouritsky s’appelle MOSÈS ; Soukhannou s’appelle HIMMER ; Martoff s’appelle ZIDERBAUM ; Yoffe s’appelle SILBERSTEIN ; Sverdlov s’appelle YANKLE ; Kamenev s’appelle ROSENFELD ; Petrow s’appelle WEISBRAUTH ; Radek s’appelle SOBELSOHN...
« Point n’est besoin d’insister, je pense, ni de pousser plus loin cette nomenclature...
– C’est inutile.
– Tant et si bien que ces gens-là qui, – si nous nous plaçons au point de vue ethnique – ne sont et ne peuvent être qu’une minorité, n’ont qu’un seul moyen de se maintenir au pouvoir : le CÉSARISME, c’est-à-dire la VIOLENCE.
« Ne pouvant s’appuyer sur le peuple, qu’ils n’ont su ni convaincre ni conquérir, c’est par la force qu’ils s’imposent à lui.
« Et cela, voyez-vous, c’est la négation même de leur doctrine. Étonnez-vous, après cela, des réactions qui se produisent.
« Voulez-vous me dire, maintenant que voici posé devant vous le problème dans toute son ampleur, ce qui adviendra le jour où, las et déçu, le peuple, après avoir envahi les palais où ils gîtent, viendra signifier à ces faux bonshommes, à ces Russes de contrebande, LES VOLONTÉS DE LA MISÈRE, LES ORDRES DE LA FAIM ?
– Ce sera effroyable !
– Vous l’avez dit. Ce sera effroyable. Peut-être le sera-ce plus encore que nous ne le pensons, car, les pogroms succédant aux pogroms, les bons paieront pour les mauvais et nous assisterons, sans pouvoir nous y opposer, à l’extermination des sectateurs de Jéhovah.
– Hélas ! Et dire que, s’il l’avait voulu, Kerensky aurait pu, en faisant fusiller cette équipe de forbans, éviter tous ces malheurs...
Kharassoff partit d’un éclat de rire :
– Kerensky ? s’écria-t-il ; vous avez confiance en Kerensky ?
– Et pourquoi pas ? Il est Russe, lui, du moins...
– Lui ? Un Russe ? Mais vous êtes fou ! Il est des leurs !
– Allons donc ! Je l’ai rencontré à Paris, et...
– Et, NATURELLEMENT, il s’est bien gardé de se présenter à vous sous son nom véritable, qui est AARON KIRBITZ...
– Que me dites-vous là ? Mais, alors, TOUT S’EXPLIQUE...
– Quoi donc ?
– Mais la collusion qui s’est produite entre ce... Monsieur et ses amis bolchevistes, pardieu ! C’est pour cela que, au lieu de les faire arrêter, il les logea dans l’hôtel de la danseuse Kseszinska et chez le général Dournowo.
– Vous pouvez même ajouter que c’est pour cela, également, que Lénine et ses amis, quand ils eurent pris le pouvoir, firent grâce à Kerensky et... l’autorisèrent à fuir à l’étranger, DÉGUISÉ EN MATELOT.
Et le prince partit d’un nouvel éclat de rire.
Tout en devisant de la sorte, nous arrivâmes, après avoir suivi un long couloir creusé dans le roc, au centre d’une grotte de vastes dimensions, mais dont la configuration me parut quelque peu capricieuse 27.
De la voûte rocheuse tombait une clarté d’une telle intensité que rien de ce qui se passait dans la grotte ne pouvait échapper à l’œil des factionnaires postés à l’entrée des huit galeries débouchant sur le réduit central, dont ils commandaient ainsi les accès.
Taillés dans la roche, plusieurs escaliers conduisaient à une sorte de galerie circulaire située à la hauteur d’un premier étage et sur laquelle aspectaient d’autres galeries.
Nous nous dirigeâmes vers un de ces escaliers, à proximité duquel plusieurs autos étaient arrêtées, et, s’effaçant devant moi, Kharassoff me dit en souriant :
– Chassés de la surface du sol par un ennemi barbare, mes amis et moi avons dû chercher un refuge dans les entrailles de la terre, imitant en cela – mais en cela seulement – les chrétiens des premiers âges. Les chrétiens, eux, se laissaient massacrer sans réagir. Nous, point ! Ceci dit, et puisque vous êtes des nôtres, que ce refuge vous soit accueillant...
Je m’inclinai en souriant de la boutade et je suivis Kharassoff et le prince Ivan, qui pénétrèrent, après avoir gravi l’escalier, dans une des galeries, sur la porte de laquelle je lus l’inscription suivante :
Logis du Gouverneur.
__
BUREAU DU COMMANDANT D’ARMES
ET PERMANENCE DU SERVICE DE GARDE
Wassili, qui nous précédait, ouvrit cette porte qui donnait sur une antichambre spacieuse, lambrissée de chêne du haut en bas et décorée avec un goût parfait.
Se tournant vers moi, Kharassoff me dit :
– Tandis que je vais me mettre entre les mains du docteur, lequel ne me retiendra pas trop longtemps j’espère, Wassili va vous conduire à la chambre qui vous est réservée. Vous êtes ici chez vous : agissez en conséquence.
Et s’adressant au prince :
– Puis-je demander à Votre Altesse de bien vouloir tenir compagnie à James Nobody pendant mon absence ? Nul mieux qu’Elle ne saurait faire les honneurs de ce logis...
Le logis, je m’en rendis compte dès l’abord, était remarquablement installé, bien qu’il ne s’y trouvât ni meubles de style, ni tentures anciennes, ni œuvres d’art.
Kharassoff s’était bien gardé de donner dans ce travers. Situé dans une place forte, – le refuge n’était pas autre chose que cela, – l’appartement qu’il occupait était meublé d’une façon toute militaire. Mais les meubles provenaient de chez Webbs et Smith, de Londres, – ce qui en garantissait le confortable, – et chaque chambre avait sa salle de bain 28.
Le prince Ivan, qui surprit le regard émerveillé que je jetai autour de moi, se mit à rire et me dit, tout en allumant une « Makédonia » :
– Eh ! oui, notre cher Kharassoff, qui fut un des plus brillants élèves d’Oxford, se ressent de son éducation anglaise, ce en quoi, d’ailleurs, il a bigrement raison ! À ce point de vue, son hôtel de la rue Marbeuf, à Paris, et son palazzo de la via degli Angeli, à Rome, font l’admiration des connaisseurs. Je ne sais rien de plus pratique.
Tandis que, plongé dans mon bain jusqu’au cou, je barbotais tout à mon aise, le prince poursuivit :
– Pratique, il l’est en tout, d’ailleurs. Et c’est à cela qu’il faut attribuer les remarquables succès politiques et diplomatiques qu’il ne cesse de remporter. Et avec cela... d’une prudence !...
– Ah oui, certes ! répondis-je, en endossant un pyjama. Ce n’est pas lui qui laissera jamais rien au hasard.
– C’est pourquoi je me demande, reprit le prince Ivan, qui me fit l’effet d’être quelque peu « empoisonné », si j’ai bien fait d’introduire ici, SANS LUI EN PARLER, la bonne femme que j’ai amenée tout à l’heure...
– Quelle bonne femme ? fis-je, en dressant l’oreille.
– Oh ! c’est toute une histoire. Figurez-vous que je patrouillais avec quatre de mes hommes du côté de Gatchina, afin d’essayer d’enlever au passage un certain Volkov qui, pour l’instant, est commissaire du peuple, mais qui, de tout temps, fut considéré comme le pire des bandits, quand, soudain, nous vîmes apparaître son auto...
– Et alors ?
– Alors, nous fîmes signe au chauffeur de stopper. Il obéit aussitôt et, déjà, je m’approchais de la portière pour inviter Volkov à descendre, quand, à la place du bandit précité, je vis apparaître une fort jolie femme qui, à ma vue, s’écria en riant de toutes ses dents :
– Comment ! Altesse ! En êtes-vous donc réduit à arrêter les gens sur les routes et à faire métier de voleur de grand chemin ?
– Cette dame vous connaissait donc ? interrompis-je.
– Je pense bien ! Avant la guerre, alors que j’étais attaché militaire à Berlin, j’ai dansé tout un hiver avec elle...
Sérieusement alarmé, cette fois, je demandai au prince Ivan :
– Mais, alors, vous savez son nom ?
– Parbleu !
– Dites vite ! Comment s’appelle-t-elle ?
– IRMA STAUB.
D’un bond, je fus sur lui et, le saisissant aux épaules :
– Quel nom avez-vous prononcé là ? m’écriai-je. C’est bien IRMA STAUB que vous avez dit ?
– Mais... oui !
– Et où est-elle, présentement ? Vous l’avez « fourrée » en cellule, je suppose ?
– Pas du tout ! Il n’y avait aucun motif...
– Où l’avez-vous mise, alors ?
– J’ai cru bien faire en la laissant dans le cabinet de travail de Kharassoff.
– Dans le... Eh ! bien, vous avez fait du propre ! Courons vite ! Pourvu qu’elle soit encore là !
Hélas ! Quand nous arrivâmes dans le cabinet de travail, il était vide... DE MÊME QU’ÉTAIENT VIDES TOUS LES TIROIRS ET TOUS LES DOSSIERS DE KHARASSOFF...
Irma Staub 29 avait disparu.
Où il est démontré
que ne sort pas qui veut de Stenia-Goraya.
Nous nous regardâmes, atterrés...
Irma Staub à Stenia-Goraya ?...
Que pouvaient donc contenir de si intéressant ces dossiers pour que la célèbre espionne n’eût pas hésité à risquer sinon sa vie, du moins sa liberté, afin de s’en approprier le contenu ?
Et pour le compte de qui, cette fois, travaillait-elle ?
Nous était-elle déléguée par la Wilhelmstrasse ? Ou bien devions-nous sa visite à une délicate attention de M. Tchitcherine ?
Étant données les relations d’amitié et d’entente qui existaient alors entre les deux chancelleries, – si, toutefois, il est permis de donner ce nom à la « pétaudière » où s’élabore la « politique extérieure » des soviets, – il se pouvait fort bien qu’Irma Staub eût été mise par Stresemann à la disposition de Tchitcherine...
De même qu’il se pouvait qu’elle eût été chargée par von Seeckt, dont, après l’armistice, elle était demeurée l’un des agents les plus actifs, de lui procurer tel ou tel dossier, tel ou tel renseignement, qu’il savait devoir se trouver en la possession de Kharassoff...
Toutefois, – et quel que fût le motif qui avait provoqué l’intervention d’Irma Staub, – il convenait, avant tout, de faire l’impossible pour la capturer.
Par cela même qu’il comportait une garnison, le « refuge » de Stenia-Goraya était placé sous le régime des places fortes. En conséquence, il devait y exister toute une organisation, à la fois offensive et défensive, dont il suffisait de déclencher l’action pour mettre les importuns hors d’état de nuire.
Et cela d’autant plus que la « garnison » n’était point composée de « troupiers » quelconques, accomplissant de façon quelconque une besogne quelconque, mais bien de « partisans », tous volontaires, constituant une élite et qui, rompus à toutes les finesses du rude métier que leur imposait Kharassoff, devaient « se garder » d’une façon parfaite... Ces réflexions, dont la logique m’apparut évidente et finit par s’imposer à mon esprit, me rassurèrent quelque peu.
Le prince Ivan me regardait, consterné.
– Qui eût pu croire cela d’elle ? Une femme qui danse si bien ! fit-il.
– Oui, mais qui espionne mieux encore.
– Hélas !
– Dites-moi, repris-je, n’existe-t-il pas un moyen immédiat d’alerter la garnison et d’interdire à toute personne suspecte de quitter Stenia-Goraya ?
– Fichtre ! répondit le prince, comment n’ai-je pas déjà songé à cela ?
Se dirigeant vers une sorte de clavier installé sur une table à proximité du bureau de Kharassoff, il pressa un bouton sur lequel était inscrit le mot : Alarme.
Je prêtai l’oreille...
Aucune sonnerie ne retentit et, en jetant un coup d’œil par la fenêtre, je pus constater que, au corps de garde, nul émoi ne se manifestait...
Je revins vers le clavier et, me baissant, je remarquai que, les fils de communication ayant été coupés, il était devenu inutilisable.
LE SIGNAL D’ALARME N’AVAIT PAS PU FONCTIONNER.
Décidément, Irma Staub était toujours la terrible jouteuse que j’avais connue autrefois 30.
Elle non plus ne laissait rien au hasard : pour la capturer, il allait « falloir » s’expliquer.
Me précipitant vers la fenêtre, je l’ouvris et, de ma plus belle voix, je criai :
– Vé chty ky 31 !
Cri que le prince Ivan ponctua de quelques coups de revolver.
Cette fois, l’alarme était donnée...
Je vis les factionnaires placés à l’entrée des galeries baisser les herses d’acier destinées à en interdire l’accès, cependant que, dégringolant de toutes parts les escaliers, de nombreux partisans se portaient à toutes jambes à leur poste de combat...
– Que se passe-t-il donc ? Et qui donc a tiré ? demanda Kharassoff, en ouvrant la porte du bureau...
Puis apercevant ses dossiers à terre et ses tiroirs ouverts :
– Oh ! oh ! fit-il. Je vois qu’il y a du nouveau !
– Plutôt ! répondis-je.
En quelques mots, je le mis au courant des incidents qui venaient de se produire...
Kharassoff m’écouta attentivement.
Je le vis sourire...
– Comment se peut-il, déclara-t-il enfin, qu’Irma Staub, si intelligente, ait donné, tête baissée, DANS LE PIÈGE QU’ON LUI A TENDU ? Elle devrait savoir, cependant, que, si Stenia-Goraya est un des HUIT REFUGES de l’organisation de combat, je n’y viens que rarement, ce dont elle aurait dû déduire que, si je possède des documents précieux, ce n’est pas ici que je les dissimule.
– Piège ou non, il n’en demeure pas moins, répondis-je, que désormais ce refuge est connu des gens qui vous ont dépêché Irma Staub, et que ni vos hommes ni vous n’êtes plus en sécurité ici.
– Croyez-vous ? fit-il, narquois.
– Dame ! il me semble...
– Il vous semble mal ! Et voici pourquoi. Tout d’abord, il est MATÉRIELLEMENT impossible de sortir d’ici sans mon consentement. Dès maintenant, – et bien que nous ne la tenions pas encore, – vous pouvez considérer Irma Staub comme prisonnière.
– Vous en êtes sûr ?
Haussant les épaules, il me répondit :
– J’ignore en quel point de mon domaine se trouve à l’heure actuelle Irma Staub, mais serait-elle enfermée dans le plus profond et le mieux verrouillé de mes cachots, ELLE NE POURRAIT ÊTRE PLUS CAPTIVE QU’ELLE NE L’EST DÉJÀ !
Je vais même plus loin.
J’affirme que, avant dix minutes, nous allons avoir de ses nouvelles, car d’un cachot, si bien fermé soit-il, on peut toujours s’évader, ALORS QU’ON NE S’ÉVADE PAS DE L’ABÎME.
Comme je le regardais, surpris, il poursuivit :
– Sachez ceci : par cela même que les postes des issues ont été alertés par votre cri d’alarme, Irma Staub, où qu’elle soit, ne peut gagner aucune de ces issues, DONT LA SÉPARE UN INFRANCHISSABLE PRÉCIPICE.
Savez-vous pourquoi ?
Parce que, AUTOMATIQUEMENT, dès que l’alarme est donnée, des ponts jetés sur ces précipices rentrent dans des alvéoles préparés à cet effet et que, ENTRE ELLE ET L’ISSUE VERS LAQUELLE ELLE SE DIRIGE, SE TROUVE UNE SOLUTION DE CONTINUITÉ DE DIX MÈTRES DE LONG AU MOINS...
– De sorte que...
– De sorte que, à moins qu’elle ne veuille se suicider, elle n’a d’autre alternative que de se rendre...
– Savez-vous que, si elle tombait dans un de ces précipices, ce serait horrible.
– Je ne vois pas en quoi. Suis-je allé la chercher ? L’ai-je priée de venir cambrioler chez moi ? Et faut-il que, sous je ne sais quel prétexte humanitaire, je laisse envahir ce refuge par nos implacables ennemis ?
Humanitaire ? JE L’AI ÉTÉ !
Mais j’avoue ne plus l’être.
Quand on a affaire à des monstres, se montrer humain, C’EST TRAHIR L’HUMANITÉ. C’est faire preuve de sottise, en outre. Car, si vous les manquez, EUX ne vous manqueront pas.
TOUTE LA GUEULE ! ont-ils dit.
Moi, je veux bien, À CONDITION QUE LA RÉCIPROQUE SOIT VRAIE.
S’il leur convient de venir se casser « LA GUEULE » au fond de mes précipices, je ne vois pas ce que quiconque peut y trouver à redire.
Aurais-je protesté, MOI, si ce matin, à Chlisselbourg, m’ayant reconnu, ils m’avaient « coffré » ? Pourquoi, dès lors, admettrais-je une protestation, si l’un de ces forbans venait se faire prendre ici ?
J’applique la loi du talion, vous dis-je !
Que répondre à cet implacable réquisitoire ?
Tous les peuples civilisés – et même les autres – n’ont-ils pas reconnu le droit de légitime défense ?
Or, en l’espèce, Kharassoff faisait-il autre chose que se défendre ?
C’était à l’assaillant à ne pas tomber dans le piège tendu sous ses pas.
– Aussi bien, reprit le prince – et quoi qu’elle ait voulu tenter contre moi, – je suis à peu près décidé à faire preuve d’indulgence en ce qui concerne Irma Staub. Et cela, tout simplement, parce que, en cette affaire, elle est une victime.
– Irma Staub, une victime ? C’est bien mal la connaître.
Kharassoff haussa les épaules :
– Eh oui ! une victime, reprit-il, car les gens qui l’ont envoyée ici savaient que rien de sérieux ne pouvait résulter de cette aventure.
Mes dossiers ne sont pas ici.
Notre « trésor » non plus.
Alors ?
C’est pour se débarrasser d’elle, vous dis-je, pour la faire prendre qu’ils l’ont envoyée ici.
Il est évident que cette façon d’opérer est bien dans la manière habituelle des Boches. Mais, tout de même, prendre Irma Staub pour une victime, lui accorder des circonstances atténuantes... !
J’allais insister de nouveau afin de mettre le prince en garde contre cette femme néfaste, mais je n’en eus pas le temps...
On frappait à la porte...
– Voici sans doute, fit Kharassoff en me lançant un regard malicieux, des nouvelles de l’« ENFANT BLONDE ».
– L’Enfant blonde ?
– Mais oui ! Ignorez-vous donc que tel est le nouveau pseudonyme choisi par Irma Staub ?
Puis se tournant vers la porte
– Entrez ! cria-t-il.
Et à Doubrowsky qui se présenta :
– Il y a là une dame, n’est-il pas vrai ?
– Oui, chef. Et elle sollicite la faveur d’un entretien particulier.
– Veux-tu la prier d’entrer ?
Tous trois, nous nous étions levés et, les yeux fixés vers la porte, nous attendions...
Doubrowsky se retourna et fit un geste d’appel.
Bientôt, sur le seuil, une femme apparut.
Mais cette femme n’était pas Irma Staub...
Cette femme était Anouchka, la sœur de Kharassoff !
Anouchka, à qui il avait confié la surveillance – et la garde – de la « Vierge Rouge » du Kremlin !...
Où l’on découvre qu’Irma Staub
avait reçu une singulière mission.
D’un bond, Kharassoff s’était précipité vers sa sœur, devant laquelle le prince Ivan et moi nous inclinâmes respectueusement, et, tout angoissé, s’écria :
– Toi ici ! Que se passe-t-il donc ?
– Des choses graves, très graves, comme bien tu penses. Tout d’abord, Konstantinowna est arrêtée.
– Que dis-tu ?
– Je dis que la « Vierge Rouge » a été arrêtée avant-hier, au moment où nous arrivions à Vladimir, par deux des commissaires de la Tchéka centrale, dont l’un était Petrowsky.
– Sais-tu ce qu’ils en ont fait ?
– D’après ce que j’ai pu comprendre, elle est accusée de haute trahison. Comme telle, – et puisqu’elle appartient à la Tchéka, – elle est justiciable du tribunal spécial de la Loubianka... Mais ce n’est pas tout...
– Qu’y a-t-il encore ?
– Il y a que, en passant, hier, à Pétrograd, Lubomirsky m’a appris que James Nobody et toi aviez été « repérés » par une femme dont il ignore le nom, mais qui signe : « UNE ENFANT QUI, JADIS, FUT BLONDE », les rapports qu’elle adresse à la Tchéka, au service de laquelle elle serait entrée depuis deux mois environ...
– C’est tout ce qu’a pu apprendre Lubomirsky ?
– Point ! D’après son style et son écriture, IL SUPPOSE QU’IL S’AGIT D’UNE ALLEMANDE. Elle semble cultivée et, à l’en croire, elle doit appartenir soit à la noblesse, soit à la haute bourgeoisie.
– Bien. Ensuite ?
– Ensuite, grâce à certains « recoupements », Lubomirsky a pu se convaincre que cette femme a été chargée, par le grand État-major allemand, d’entrer en relations avec toi par tous les moyens possibles...
– Même par le cambriolage ? interrogea, narquois, Kharassoff.
Sa sœur le regarda, interdite, puis :
– Je ne comprends pas, fit-elle. Tu n’as pas été « cambriolé », que je sache ! Et...
L’interrompant d’un geste, Kharassoff lui montra le désordre qui régnait dans son bureau.
Il lui fit voir ses dossiers éventrés et ses tiroirs vides de leur contenu...
La colère que, jusqu’ici, il avait réussi à maîtriser éclata soudain, violente...
– Ah ! il en est ainsi ! s’écria-t-il. Irma Staub s’est mise au service de la Tchéka. Irma Staub veut entrer en relations avec moi ! Soit ! Elle va être servie !
Se tournant vers Doubrowsky :
– Que les postes de garde aux issues refoulent immédiatement vers la place d’armes tous les gens qui se trouvent encore dans les galeries. Ensuite, tu feras l’appel.
– Bien, chef.
– Il va de soi qu’un redoublement de vigilance s’impose et que, dès maintenant, personne ne doit plus quitter Stenia-Goraya sans y avoir été spécialement autorisé par moi.
Doubrowsky s’étant éloigné pour exécuter les ordres de Kharassoff, ce dernier, se tournant vers sa sœur, reprit :
– Tu n’as pas été inquiétée au moment de l’arrestation ?
– Pas le moins du monde. Mais j’ai eu l’impression très nette, par exemple, que nous étions suivies depuis notre départ de Moscou.
Konstantinowna, qui jouait admirablement son rôle, se mettait en relations, dès son arrivée dans une ville, avec le chef du soviet local et, en termes pressants, l’invitait à redoubler d’efforts afin de barrer la route, le cas échéant, aux « ÉMISSAIRES BLANCS ». Elle convoquait ensuite le chef de la Tchéka et, après lui avoir notifié qu’elle avait pleins pouvoirs, elle lui remettait un questionnaire préparé à l’avance et ainsi conçu :
1o Avez-vous entendu dire que des suspects ont pénétré dans le district soumis à votre surveillance ?
2o Dans l’affirmative, ont-ils été arrêtés ?
3o S’ils ne l’ont pas été, indiquer pourquoi.
4o Existe-t-il dans votre district d’autres suspects établis à demeure ?
5o Ces suspects sont-ils susceptibles d’avoir donné asile aux suspects poursuivis ?
6o Indiquer si, parmi ces suspects établis à demeure, il se trouve :
a) des membres de la noblesse ;
b) des membres de la bourgeoisie ;
c) d’anciens officiers tsaristes ;
d) des Koulaks ;
e) des Nepman 32 ;
7o Spécifier si, parmi les gens ci-dessus désignés, il se trouve des suspects placés sous la surveillance. Indiquer pourquoi.
8o Signaler si, parmi les employés de l’État, et plus spécialement dans la police d’État, il se trouve des gens dont la tiédeur vous paraît de nature à constituer un danger pour le régime.
9o Quel est l’état d’esprit des troupes stationnées dans votre district ?
10o Peut-on compter sur leurs chefs ?
11o Le clergé appartient-il à l’Église vivante 33 ?
12o Quel est l’état d’esprit de la population ouvrière et paysanne ?
13o Que ferait-elle si un mouvement contre-révolutionnaire venait à se produire ?
– Somme toute, reprit Anouchka, ces questionnaires, qui ne pouvaient rien offrir de suspect aux yeux de la Tchéka, constituaient pour nous une documentation d’autant plus précieuse que leur exactitude ne pouvait être mise en doute. Sachant que Konstantinowna était femme à vérifier sur place les renseignements donnés par eux, les tchékistes du lieu se seraient bien gardés de la tromper.
– Elle avait eu là une idée géniale, interrompit Kharassoff.
– Géniale, en effet, car, grâce à ces questionnaires, nous aurions pu prévenir ceux de nos amis suspectés par la Tchéka d’avoir à se mettre en lieu sûr, et, d’autre part, connaissant ceux des fonctionnaires de l’État dont la tiédeur « EST DE NATURE À CONSTITUER UN DANGER POUR LE RÉGIME », il nous aurait été facile de les « travailler » et de les rallier définitivement à notre cause.
– Et que sont devenus ces questionnaires ?
– Je l’ignore. Mais il est probable qu’ils ont été saisis...
À ce moment, Doubrowsky reparut et, plus flegmatique que jamais, déclara :
– Vos ordres ont été exécutés, chef. J’ai fait procéder à l’appel. Personne ne manque. Seulement... il y a une femme en plus !
– Ah ! ah ! Et... où se trouvait-elle ?
– Dans la galerie no 5, chef, entre les verstes 3 et 4, c’est-à-dire à 100 mètres exactement de l’issue qui donne dans la chapelle de Tsaropol...
– Il était temps ! A-t-elle donné son nom ?
– Elle a refusé, chef.
– L’a-t-on fouillée ?
– On procède à la fouille en ce moment.
– Bien ! Dès que ce sera terminé, il faudra me l’amener. En attendant, envoie-moi Bobrikoff.
– Bobrikoff est ici ! s’écria Anouchka. Ça, c’est une chance ! Et ses hommes, où sont-ils ?
– Ils sont ici, sauf deux ou trois qui sont partis récemment en mission. N’importe, je vais pouvoir lancer immédiatement ceux qui restent sur la piste de Konstantinowna...
Se tournant vers moi, Kharassoff ajouta :
– Ancien chef de la Sûreté sous le Tsar, Bobrikoff est l’homme le mieux placé, à l’heure actuelle, pour retrouver rapidement la « Vierge Rouge ». Il commande une section de trente hommes, entièrement composée d’anciens policiers impériaux dont la plupart sont demeurés en relations suivies avec ceux de leurs amis et collègues d’autrefois qui, CONTRAINTS ET FORCÉS, ont dû entrer au service de la Tchéka. Vous voyez d’ici les possibilités que leur donne cette situation... privilégiée.
– Je pense bien ! Ils doivent avoir accès partout.
– Partout serait beaucoup dire. Au vrai, rien de ce qui me peut intéresser ne leur échappe. Mais voici Bobrikoff.
– Voulez-vous avoir l’obligeance, tandis que je vais m’entretenir avec lui, de mettre ma sœur au courant de ce que nous avons fait depuis notre départ de Moscou ? Cela l’intéressera très certainement...
Je m’inclinai et, tandis qu’il s’éloignait en compagnie du prince Ivan et de Bobrikoff, me rapprochant d’Anouchka, je lui narrai, avec force détails et commentaires, les exploits accomplis par son frère à Chlisselbourg, exploits dont j’avais été le témoin émerveillé...
Puis j’en vins à l’incident des autos mitrailleuses. Je lui racontai comment elles furent détruites par Doubrowsky. Je lui fis part des trois arrestations effectuées et lui expliquai comment son frère avait été blessé, fort légèrement d’ailleurs.
Elle m’écouta attentivement sans m’interrompre une seule fois.
– Somme toute, fit-elle quand j’eus achevé, vous avez tenu – et largement – la promesse que vous fîtes à la « Vierge Rouge ». Non seulement vous avez arraché sa mère aux cachots de Chlisselbourg, mais vous avez puni son bourreau. Tout cela est fort bien. Ce qui l’est moins, c’est l’intrusion d’Irma Staub dans nos affaires. Quelle est votre façon de penser à cet égard ?
– Oh ! elle est fort nette. Puisque nous tenons Irma Staub, notre intérêt évident – et, à défaut de notre intérêt, notre devoir – nous fait une obligation impérieuse de la mettre hors d’état de nuire. Ce n’est pas une femme : C’EST LA PESTE !
– Elle est donc si dangereuse que cela ?
– Dangereuse ? DISONS QU’ELLE EST PIRE QUE CELA, ET NOUS SERONS ENCORE AU-DESSOUS DE LA VÉRITÉ.
– Mais, alors, mieux vaudrait la faire fusiller immédiatement.
– C’est évidemment une solution. Mais il en est d’autres, et, pour mon compte, je préférerais la peine du « CARCERE DURO », ainsi que la comprennent nos bons amis les Italiens...
– C’est-à-dire ?...
– C’est-à-dire un cachot long de trois mètres, large de deux, dont on mure l’issue, supprimant ainsi toute possibilité de communication avec le monde extérieur, et dans quoi l’on vous laisse MOISIR « ad libitum ». Irma Staub...
– ... Vous remercie infiniment, cher Monsieur Nobody, fit une voix – que je reconnus d’autant mieux que je l’aurais discernée entre mille, – de la sollicitude que vous lui manifestez, et vous pouvez être assuré que, le cas échéant, elle saura s’en souvenir...
Je me retournai vivement, faisant face à la porte, dans l’encadrement de laquelle je vis apparaître, étroitement surveillée par Doubrowsky et Wassili, Irma Staub, toute pâle, évidemment vexée... MAIS N’EN PLASTRONNANT PAS MOINS.
Braquant sur moi son face-à-main, elle me toisa insolemment, puis poursuivit :
– On m’avait dit – et je vois que j’ai eu tort de n’en rien croire – que vous étiez en Russie et que, camouflé tour à tour en garde blanc, en tchékiste, en chauffeur d’auto, vous « opériez » à Moscou même, jouant à la Tchéka des tours pendables.
On m’a même certifié que vous veniez d’enlever à cette dernière un de ses meilleurs agents, UNE FEMME. Est-ce vrai ?
La « dame », évidemment, était renseignée. Elle n’en était que plus dangereuse. Il convenait, toutefois, de ne pas « marquer le coup », sachant qu’il entrait dans ses habitudes de « plaider le faux pour savoir le vrai ».
– Mon Dieu ! répondis-je en la guignant de l’œil, je ne vois pas en quoi mes faits et gestes vous peuvent intéresser. Cependant...
Je ne pus achever ma phrase, car entrant dans son cabinet de travail, Kharassoff m’interrompit brusquement :
– En quoi vos faits et gestes l’intéressent ? Je vais vous le dire, moi.
Et la désignant du doigt :
– Je viens d’examiner les papiers de cette... demoiselle, reprit-il. Il en est de quelconques. Par contre, il en est d’autres qui offrent pour nous, – POUR VOUS PLUTÔT, devrais-je dire, – un intérêt puissant.
– Et en quoi, grands dieux ? m’écriai-je.
– En ceci que cette... « demoiselle » avait reçu l’ordre d’entraver votre mission par tous les moyens possibles, dût-elle, pour obtenir ce résultat, vous faire assassiner ou vous assassiner elle-même...
Où Irma Staub fait échec
et mat le prince Kharassoff.
Cette déclaration du prince Kharassoff nous plongea les uns et les autres dans la stupeur...
Il reprit, s’adressant à lima Staub, cette fois :
– Le Ciel m’est témoin, mademoiselle, que, vous sachant fourbue, – et l’étant moi-même – j’aurais remis à plus tard cet entretien. Mais, puisqu’il vous a plu..., après avoir envahi mon domicile, de me l’imposer, j’aurais fort mauvaise grâce à me récuser.
Il lui fit signe de s’asseoir, puis, se jetant lui-même dans un fauteuil, il continua en fixant sur la célèbre espionne son clair regard :
– Vous êtes bien, n’est-il pas vrai, Mlle von H..., plus connue sous le nom d’Irma Staub, et vous « travaillez » EN TEMPS NORMAL pour le compte du Thiergarten 34.
– EN TEMPS NORMAL ? Qu’entendez-vous par là ? interrompit Irma Staub.
Je vis le regard du prince se durcir.
– Je veux dire, précisa-t-il, que SI D’HABITUDE vous ESPIONNEZ pour le compte de l’État-major allemand, il n’en est pas de même cette fois-ci, car, si je ne me trompe, vous êtes entrée depuis peu au service de la Tchéka, et c’est pour cette dernière que vous « TRAVAILLEZ » actuellement.
– Si vous le savez, pourquoi me le demandez-vous ? répondit audacieusement Irma Staub.
– Afin, mademoiselle, qu’aucun doute ne subsiste dans mon esprit. Je veux, quand tout à l’heure je vous traduirai devant la Cour martiale, présenter un ensemble de faits qui, entraînant sa conviction, lui dicte l’impitoyable verdict que je réclamerai.
Avec autant d’aisance que si elle eût été chez elle, dans son salon, au cours d’une réception, Irma Staub prit sur le bureau de Kharassoff une cigarette turque, l’alluma, puis, tranquillement, déclara :
– Vous n’exigerez rien du tout, mon cher prince, car vous ne me traduirez nullement devant une Cour martiale quelconque.
– Et qui donc m’en empêchera, je vous prie ?
– Votre intérêt bien compris, tout simplement. CE N’EST PAS AU MOMENT OÙ, PAR UN VÉRITABLE TOUR DE FORCE, ON A RÉUSSI À METTRE DANS SON JEU UNE FEMME DE LA VALEUR DE KONSTANTINOWNA-LA-ROUGE QU’ON RENONCE, DE GAIETÉ DE CŒUR, À SES SERVICES.
– Ce qui veut dire ?
– Ce qui veut dire que si, par votre faute, il m’arrive le moindre mal, la plus légère anicroche, Konstantinowna – VOTRE COMPLICE – sera immédiatement livrée aux bourreaux chinois...
– C’est donc à vous que nous devons imputer l’arrestation de la « Vierge Rouge » ?
– À moi-même. Elle constitue, à mes yeux, une monnaie d’échange d’une valeur telle que je n’ai pas hésité à VENIR VOUS RENDRE VISITE, ainsi qu’on m’en priait...
Bien que la révélation que venait de nous faire la célèbre espionne, relativement à nos relations avec Konstantinowna, nous eût porté un coup terrible, nous n’en demeurâmes pas moins impassibles, ce qui eut pour premier résultat de « démonter » notre « interlocutrice ».
Elle jeta à Kharassoff un coup d’œil dans lequel je discernai un commencement d’inquiétude...
– Il est évident, répondit ce dernier, que, si ce raisonnement ne péchait par la base – car Konstantinowna n’est pas, n’a jamais été des nôtres et, cela étant, son sort ultérieur ne saurait nous intéresser, – vous nous auriez enfermés dans le plus fâcheux des dilemmes. Et j’avoue que, s’il m’eût fallu choisir entre vous et elle...
– Eh bien ! qu’auriez-vous fait ? interrogea-t-elle, anxieuse...
Kharassoff la toisa d’un regard railleur, puis au bout d’une minute répondit :
– Ma foi, je ne sais...
Et se tournant vers moi :
– Qu’en pensez-vous, mon cher James ?
– Peuh ! Comme elles ne valent pas plus cher l’une que l’autre, répondis-je, et que, comme vous le disiez fort justement tout à l’heure, le sort de Konstantinowna nous est parfaitement indifférent, je me prononce pour l’envoi en Cour martiale de « L’ENFANT QUI JADIS FUT BLONDE ».
– Comment savez-vous ce nom ? s’écria Irma Staub, qui s’était dressée et que ses deux gardes de corps eurent une peine énorme à calmer.
– Bah ! fis-je en souriant, nous savons bien autre chose encore.
– NOUS SAVONS MÊME CE QUI S’EST PASSÉ À KÖNIGSBERG DANS LA CHAMBRE No 34 DE L’IMPÉRIAL HOF, LE 7 JANVIER DERNIER.
Cette fois, ce fut au tour de Kharassoff de se montrer surpris.
Quant à Irma Staub, elle s’était littéralement effondrée...
– Pourquoi cet émoi ? repris-je, railleur. Vous pensez bien que le Grand État-major allemand, si bien camouflé soit-il, ne saurait se soustraire à la surveillance des agents de l’Entente.
Et voulez-vous me dire comment vous qualifieriez un agent qui, sachant que von Seeckt et Buchachewsky – AVEC, EN TIERS, UNE FEMME DE VOTRE FORCE – devaient se rencontrer à Königsberg, VILLE FRONTIÈRE ET PLACE FORTE, n’aurait pas fait l’impossible pour assister à cet entretien ?
Vous l’auriez traité d’imbécile ! Or, s’il m’est arrivé de commettre des erreurs, voire des fautes, vous savez mieux que personne que ce qualificatif ne saurait m’être appliqué.
– Vous avez assisté à cet entretien ? interrompit-elle. MAIS, ALORS, TOUT EST PERDU !
– C’est assez mon avis. ET CELA PARCE QUE JAMAIS L’EMPIRE BRITANNIQUE NE PERMETTRA À KHARAKHAN ET À FENG-YU-SHIANG DE METTRE DEBOUT LEUR PETITE COMBINAISON...
– L’Empire britannique est bien malade ! s’exclama-t-elle...
– Oui. Mais il est si riche !
– Peu importe !
– Cela importe si peu que, grâce à cet or dont vous semblez faire fi, nous savons très exactement ce qui se passe aussi bien à la Wilhelmstrasse qu’au Tsung-li-Hamen. LA PENSÉE PROFONDE DE STRESEMANN ET DE GESSLER, – les deux seuls hommes qui comptent en Allemagne, à l’heure actuelle, PARCE QUE TOUS DEUX OBÉISSENT AU DOIGT ET À L’ŒIL AU GRAND ÉTAT-MAJOR, – CELLE À LA RÉALISATION DE LAQUELLE TENDENT TOUS LEURS EFFORTS, NOUS EST CONNUE, DE MÊME QUE NOUS EST CONNU LE PLAN À L’EXÉCUTION DUQUEL VOUS, IRMA STAUB, COLLABOREZ DE TOUTES VOS FORCES ET DE TOUT VOTRE CŒUR.
– Mon patriotisme....
– Votre patriotisme n’a rien à voir dans cette affaire, où seule vous guide la haine que vous éprouvez à l’égard de ceux qui ont vaincu l’Allemagne. OSEZ DONC ME DÉMENTIR !
– Non seulement je ne vous démentirai pas, mais...
– Vous vous glorifierez, l’interrompis-je, de travailler à l’abaissement total – et probablement définitif cette fois – de votre propre pays !
– Si vous me prouvez cela, vous serez encore plus fort que je ne le pensais.
– Êtes-vous donc aveuglée à ce point par la haine et la colère que vous ne puissiez comprendre que, même si vous réussissez – CELA NE SERA PAS, JE VOUS L’AFFIRME, – à amener sur le Rhin les forces combinées du Reich, de la Russie et de la Chine pour écraser la France d’abord et l’Angleterre ensuite, l’Allemagne ne subirait pas, aussitôt après, un sort identique ?
– Et pourquoi cela, je vous prie ?
– Tout simplement parce que jamais la Russie ni la Chine n’accepteront l’hégémonie de Berlin.
Si Djerzinsky, qui est, nous le savons, votre homme-lige, vous affirme le contraire, il se trompe ou il vous trompe.
Au lendemain de la guerre, après Brest-Litovsk, peut-être en était-il ainsi. Mais, aujourd’hui, il n’en est plus de même. Certes, l’influence allemande, grâce à Djerzinsky, Trotsky et autres Zinoviev, reste grande en Russie. MAIS ELLE N’EST PLUS PRÉPONDÉRANTE. Elle est supplantée petit à petit – ET CHAQUE JOUR DAVANTAGE – par l’influence asiatique.
Que Berlin le veuille ou non, LA RUSSIE RETOURNE À SES ORIGINES.
Et cela est si vrai que, quoi qu’en puissent penser vos chefs, d’un bout à l’autre de ce vaste empire, les SÉMITES reculent devant les ASIATES, dont ils ont préparé le triomphe, mais dont le premier geste, dès qu’ils auront pris le pouvoir, sera de les EXTERMINER sans pitié...
– Voilà qui est nouveau ! fit Irma Staub entre ses dents.
– J’ignore, poursuivis-je, encouragé par un coup d’œil de Kharassoff, si vos « études » et vos « enquêtes » récentes vous ont permis d’apprécier sainement cette évolution, – dont vos chefs et vous ne semblez pas comprendre l’importance, – qui, pour être ethnique, n’en est pas moins politique, mais soyez assurée que, EN TANT QUE MOYEN DE GOUVERNEMENT, le bolchevisme – avec lequel n’ont pas craint de pactiser et de s’allier les hobereaux teutons – A VÉCU.
– Parbleu ! interrompit Kharassoff. Il faut être « bouché » comme un privat-docent issu de Bonn, ou comme un junker, pour en douter.
S’adressant à lui tout comme si elle ne venait pas de le « cambrioler » et de lui avouer, par surcroît, qu’elle avait fait arrêter la « Vierge Rouge », Irma Staub lui demanda :
– Et, selon vous, prince, quel sera l’aboutissement logique de cette... évolution ?
– Mais, répondit Kharassoff, je pense que, si une dictature n’intervient pas à brève échéance, avant cinq ans d’ici, la Russie – ET PEUT-ÊTRE BIEN L’EUROPE – seront « MONGOLISÉES » à outrance.
Et de cela, vos chefs et vous, Mademoiselle, serez directement responsables.
Et c’est CELA que moi, personnellement, je ne vous pardonnerai jamais.
– Mais, fit Irma Staub, dont je ne pus m’empêcher d’admirer le « cran », QUI DONC, ICI, A JAMAIS SOLLICITÉ VOTRE PARDON ?
Haussant les épaules, elle poursuivit :
– Grâce à je ne sais quel subterfuge, vous avez réussi à vous emparer de moi. J’ai perdu la partie : je suis prête à payer. Mais, je vous en prie, épargnez-moi vos insultes et vos considérations politico-philosophiques.
Empruntant une seconde cigarette à Kharassoff, elle demanda négligemment :
– Au fait, que comptez-vous faire de moi ? À quelle peine allez-vous me condamner ?
Kharassoff la fixa l’espace d’une seconde, puis, froidement, répondit :
– Mon intention première était de vous faire fusiller. Depuis, j’ai réfléchi et j’ai repris à mon compte votre expression de tout à l’heure.
« Vous aussi, VOUS ÊTES UNE MONNAIE D’ÉCHANGE. Cela étant, vous serez traitée EXACTEMENT comme sera traitée Konstantinowna.
Irma Staub s’était dressée de nouveau et, à son tour, fixant Kharassoff :
– Si j’ai bien compris, fit-elle, mon sort est lié au sort de la « Vierge Rouge » ?
– C’est cela même.
– Et, insista-t-elle, quelle que soit la décision prise à son égard PAR CEUX QUI LA DÉTIENNENT ACTUELLEMENT, la même décision me sera intégralement appliquée ?
– Intégralement.
– J’ai votre parole ?
– Vous avez ma parole.
– Et votre parole engage celle de vos amis ?
– Entièrement. Mais... où voulez-vous en venir ? lui demanda-t-il, une légère inquiétude dans la voix...
Elle eut un sourire de triomphe, et je compris alors – trop tard, hélas ! – que Kharassoff venait de donner dans un piège habilement tendu par cette femme infernale.
– À quoi je veux en venir ? répondit-elle. Mais tout simplement à vous démontrer que vous n’êtes pas de taille à lutter contre moi...
Et plus souriante que jamais :
– Vous croyiez me tenir..., ET VOILÀ QUE VOUS ALLEZ ÊTRE OBLIGÉ DE ME RELÂCHER !
– Vous relâcher ? gronda Kharassoff, sérieusement inquiet cette fois...
– Eh oui ! mon cher prince, car ÉCOUTEZ BIEN CECI : ce n’est pas entre les mains de la Tchéka – QUI NE SAIT RIEN ENCORE DE L’ACCORD INTERVENU ENTRE VOUS ET ELLE – que se trouve actuellement Konstantinowna...
– Où se trouve-t-elle, alors ? interrogea le prince d’une voix étranglée.
Elle le regarda malicieusement, puis, minaudant, faisant des grâces...
– J’ai toujours votre parole ? demanda-t-elle.
– Mais oui, sacrebleu !
Elle consulta sa montre-bracelet :
– Eh bien ! Konstantinowna la Rouge, répondit-elle sans manifester la moindre hésitation, est arrivée à l’heure qu’il est au no 7 de la Perspective Newsky à Petrograd, où doit la remettre entre les mains d’UN OFFICIER ALLEMAND DE MES AMIS le camarade Petrowsky, commissaire à la Tchéka centrale de Moscou et, par surcroît, AGENT SECRET AU SERVICE DE L’ALLEMAGNE...
Où le prince Kharassoff prend sa revanche.
Kharassoff et moi, nous nous regardâmes émus, non point par la déclaration que venait de nous faire l’espionne, mais parce que son plan d’action nous échappait totalement...
Nul, en effet, – et si habile fût-il – n’aurait pu prévoir qu’Irma Staub, se fiant uniquement à la parole d’honneur du prince, allait baser sa manœuvre tout entière sur la proverbiale honnêteté de ce dernier.
Et c’est parce qu’elle savait que, pour rien au monde, Kharassoff n’aurait manqué à la parole donnée qu’elle avait eu l’audace de se faire introduire à Stenia-Goraya par le prince Ivan... ET D’Y SIMULER UN CAMBRIOLAGE.
Et nous qui croyions voir en elle une victime de l’État-major allemand ! Nous qui supposions que, parce que devenue dangereuse, le Thiergarten nous l’avait envoyée pour s’en débarrasser !
Cette erreur de diagnostic nous allait probablement coûter cher.
Quoi qu’il en soit, Irma Staub venait de jouer – et de gagner – avec une maîtrise devant laquelle nous ne pouvions que nous incliner une partie qui, pour tout autre qu’elle, eût paru désespérée...
Il nous restait à savoir pour le compte de qui – Thiergarten, Wilhelmstrasse ou Tchéka – elle travaillait réellement.
C’est ce qu’en termes que j’eusse souhaités moins brutaux, plus diplomatiques, lui demanda le prince Kharassoff.
– Que, parmi les diverses missions qui vous ont été confiées, fit-il, il s’en trouve une concernant plus particulièrement Nobody, cela n’a rien de bien surprenant, l’intérêt évident de ceux qui ont assassiné la famille impériale étant de dissimuler – EN LA DÉFORMANT CHAQUE JOUR UN PEU PLUS – la vérité sur le drame d’Ekaterinbourg.
Mais, dans cette affaire, il y a eu deux grands coupables :
Guillaume II, d’abord ; Sverdloff, ensuite.
Guillaume II agissant au nom de son peuple, et dûment mandaté par lui ;
Sverdloff agissant au nom des commissaires du peuple, c’est-à-dire pour le compte d’usurpateurs et de politiciens sans mandat, évadés du bagne pour la plupart, et qui, ayant élevé, chez nous, en Russie, le vol et l’assassinat à la hauteur d’une institution, n’ont qu’une ambition : POURSUIVRE, EN L’APPLIQUANT AUX AUTRES PEUPLES, LEUR ENTREPRISE DE DÉMOLITION.
Il est donc normal que je désire savoir pour le compte de qui vous intervenez.
Est-ce pour les Boches ?
Est-ce pour les Bolcheviks ?
Dois-je voir en vous une « envoyée » de Berlin ou une « agente » de Moscou ?
Impassible, sa cigarette aux lèvres, les yeux au plafond, Irma Staub dédaigna de répondre.
Kharassoff attendit une seconde, puis, merveilleux de calme, il reprit :
– Veuillez remarquer que, en ce qui vous concerne, que vous répondiez ou non à mes questions, rien ne saurait modifier ma décision. Je désire seulement que vous vous persuadiez que, MALGRÉ GUILLAUME II, MALGRÉ SVERDLOFF, ET, S’IL LE FAUT, MALGRÉ VOUS, la vérité sera connue...
– Mais elle l’est, puisque Pierre Gillard, le juge d’instruction Sokoloff et, après eux, l’Anglais Robert Wilton ont écrit leurs mémoires, répondit Irma Staub, gouailleuse...
– Sans doute, mais nous sommes quelques-uns à penser que tout n’a pas été dit relativement à ce drame atroce...
– Et c’est cette lacune que vous voulez combler ?
– Et que je comblerai, car, PAS PLUS TARD QUE TOUT À L’HEURE, NOBODY ET MOI ALLONS PROCÉDER À L’INTERROGATOIRE DE DEUX DES ASSASSINS DU TSAR.
Je vis Irma Staub tressaillir. Mais, très habilement, elle enchaîna :
– Il en reste donc ? fit-elle, narquoise. Je me demande ce qu’attend Djerzinsky pour faire disparaître ces témoins plutôt... encombrants !
Peut-on vous demander les noms de ces deux... héros ?
– Pourquoi pas ? répondit Kharassoff en me lançant un coup d’œil, pour m’avertir qu’il engageait une fois de plus le fer avec sa terrible partenaire.
– Ils s’appellent Dobroutcheff et Kroptsky !
– Eux ! fit-elle en se dressant violemment émue. Mais je les ai vus, hier, à Chlisselbourg !
– Possible ! répondit, flegmatique, Kharassoff ; il n’en demeure pas moins qu’ils sont actuellement prisonniers ici et que, grâce à eux, je vais pouvoir préciser certains détails – SINON ÉTABLIR LA VERSION DÉFINITIVE – de ce crime aussi lâche que stupide...
– Et s’ils refusaient de parler ?
Kharassoff la regarda en souriant.
– S’ils refusaient de parler, répondit-il, je les confierais aux bons soins du Dr Martzloff, – VOUS DEVEZ AVOIR ENTENDU PRONONCER CE NOM, n’est-il pas vrai ? – qui, lui, se chargerait d’obtenir d’eux TOUTES LES PRÉCISIONS DÉSIRABLES.
– Encore faudrait-il que vous l’eussiez sous la main, répondit-elle, sans pouvoir dissimuler et son anxiété et l’horreur que lui inspira ce nom...
– En douteriez-vous, par hasard ?
– Dois-je comprendre que Martzloff a également été capturé par vous ? ÉTANT DONNÉ L’HOMME, CELA ME PARAÎT INVRAISEMBLABLE.
– Souffrez alors que je vous le présente...
S’adressant à Wassili, qui, tandis que se poursuivait ce... duel oratoire, avait réparé les dégâts causés dans le bureau par l’espionne :
– Veux-tu prier Kostia d’amener ici Martzloff, Dobroutcheff et Kroptsky ?
Cinq minutes plus tard, les trois bandits étaient introduits, sous bonne escorte, dans le bureau. Sachant qu’ils n’avaient aucune pitié à espérer de Kharassoff, ils s’attendaient au pire et tremblaient de tous leurs membres...
Ce dernier les tint un moment sous son clair regard, puis, se tournant vers Irma Staub :
– Êtes-vous convaincue maintenant ? lui demanda-t-il.
Elle était livide...
– Aucun doute, hélas ! ne subsistait en mon esprit, répondit-elle, car il est aussi difficile de suspecter votre loyauté que de sous-estimer votre habileté.
Décoché à bout portant, ce compliment amena un sourire narquois sur les lèvres de Kharassoff, qui, nullement impressionné, s’inclina ironiquement.
Irma Staub reprit :
– Ce que je ne m’explique pas, fit-elle, c’est comment – Theodorovitch, qui commande à Chlisselbourg, ayant reçu l’ordre d’interdire à ces gens-là toute communication avec l’extérieur et de ne les autoriser en aucun cas à sortir en ville – vous avez fait pour vous emparer d’eux !
Sans le vouloir, Irma Staub venait, on le voit, de nous donner un renseignement de première importance, car, pour qu’une consigne pareille eût été donnée à Theodorovitch, il fallait un motif d’une réelle gravité.
La Tchéka redoutait-elle donc une indiscrétion ?
Et, dans ce cas, DE QUELLE NATURE POUVAIT DONC ÊTRE CETTE INDISCRÉTION ?
Quoi qu’il en soit, nous marquions un point...
Kharassoff s’empressa de profiter de cet avantage et, placidement, déclara :
– Theodorovitch n’a pu exécuter sa consigne, car il lui est arrivé malheur...
– Malheur ? Allons donc ! J’ai déjeuné avant-hier avec lui.
– Oui, mais depuis...
– Eh bien ?
– Depuis..., IL EST MORT !
Tandis qu’Irma Staub, atteinte par ce coup droit, s’effondrait définitivement, le prince, en termes précis, lui racontait les scènes qui, le matin même, s’étaient déroulées à Chlisselbourg. Puis il ajouta :
– L’examen des papiers saisis sur vous m’a appris ce que vous étiez allée faire à Chlisselbourg. Vos chefs, – CEUX DE BERLIN ET CEUX DE MOSCOU, – ayant eu vent de la mission confiée à Nobody par le grand-duc Ivan Ivanovitch, vous ont confié, à leur tour, plusieurs missions bien distinctes.
Tout d’abord, – ainsi que je l’ai établi tout à l’heure, – vous étiez chargée de faire disparaître Nobody.
« OR, NOBODY EST LÀ, BIEN VIVANT, ET VOUS ÊTES EN MON POUVOIR. Premier échec.
« Ensuite, vous deviez – PAR TOUS LES MOYENS, N’EST-IL PAS VRAI ? – obtenir de Dobroutcheff et de Kroptsky la promesse qu’ils ne « parleraient » en aucun cas. Sachant que, seuls, les morts ne parlent pas, vous étiez résolue à les tuer.
« OR, DOBROUTCHEFF ET KROPTSKY SONT LÀ, BIEN VIVANTS ÉGALEMENT, ET, DE VOTRE FAIT, RIEN DE MAL NE LEUR PEUT ADVENIR. Second échec.
« Enfin, sachant que je possède la preuve qu’un des membres de la famille impériale a survécu, on vous a demandé de vous procurer – EN ME L’ARRACHANT – cette preuve.
« OR, VOUS NE M’AVEZ RIEN ARRACHÉ DU TOUT ; LA PREUVE SUBSISTE, ET VOUS ÊTES LÀ, PANTELANTE, BRISÉE, TELLE UNE BÊTE PRISE AU PIÈGE. Troisième échec.
« Ignorant la haine – NOUS NE NOUS BATTONS D’AILLEURS PAS CONTRE DES FEMMES ! – Nobody et moi, vous pardonnons bien volontiers.
« Mais, dites-moi, CROYEZ-VOUS QUE VOS CHEFS, QU’ILS S’APPELLENT STRESEMANN, VON SEECKT, TCHITCHERINE OU DJERZINSKY, VONT VOUS PARDONNER, EUX ?
Lui désignant du doigt Dobroutcheff et Kroptsky qui, très émus, suivaient cette discussion tragique avec l’intérêt qu’on devine, le prince poursuivit :
– Et ceux-là, CEUX-LÀ QUE VOUS DEVIEZ ASSASSINER, pensez-vous qu’ils vous feraient grâce, si je vous remettais entre leurs mains ?
Irma Staub sursauta...
– Vous n’allez pas faire cela, je pense ? s’écria-t-elle, horrifiée...
– Tranquillisez-vous, mademoiselle. JE VAIS MÊME FAIRE LE CONTRAIRE. JE VAIS VOUS REMETTRE EN LIBERTÉ !
Mais à une condition.
– Laquelle ? demanda Irma Staub, fébrile.
– À la condition que, désormais, vous vous absteniez d’intervenir dans mes affaires.
– C’est tout ?
– Je ne vous demande pas autre chose.
– Et... Konstantinowna ?
– Vous ferez, en ce qui la concerne, ce que vous dictera votre cœur...
Irma Staub s’abîma dans ses pensées...
Au bout d’un moment, elle releva la tête et déclara :
– J’accepte !
Elle précisa :
– Entendez par là que, jamais, EN AUCUN CAS, vous ne me retrouverez devant vous. Dès demain j’aurai quitté la Russie sans esprit de retour...
Puis, se dirigeant vers le bureau de Kharassoff, elle s’assit et, posément, écrivit ce que voici :
« ORDRE DE SERVICE
« Le colonel von Helm est invité à remettre entre les mains du porteur de cet ordre la personne qui lui a été amenée, hier, par le commissaire Petrowsky.
« IRMA STAUB. »
Elle remit le papier à Kharassoff et ajouta :
– En faisant diligence, Konstantinowna peut être ici dans un délai de deux ou trois heures. Si vous le voulez bien, j’attendrai paisiblement son arrivée et m’en irai ensuite ?
Il en fut ainsi décidé...
Tandis qu’on réintégrait dans leurs cellules Martzloff, Dobroutcheff et Kroptsky, Kriloff et Wassili partaient pour Petrograd afin d’y « prendre livraison de la “Vierge Rouge” ».
Deux heures après, ils étaient de retour.
Mais ils étaient seuls.
À Irma Staub, consternée, ils remirent la lettre suivante :
« Excellence,
« J’ai le regret de vous informer que la personne en question s’est évadée dans des circonstances qui demeurent mystérieuses et qui constituent une menace pour moi.
« Dans ces conditions, je crois qu’il est de mon devoir de rentrer, sans plus attendre, en Allemagne.
« Avec mes regrets, veuillez agréer, Excellence, l’assurance de mes sentiments profondément respectueux.
« VON HELM. »
Kharassoff, ayant pris connaissance de la lettre qui précède, me la communiqua. Puis se tournant vers Irma Staub :
– Voilà, dit-il, qui change nos conventions.
– Comment cela ? fit-elle, troublée.
– Parce que ce n’est pas demain qu’il faut que vous partiez : C’EST TOUT DE SUITE. Connaissant Konstantinowna comme je la connais, si jamais elle apprenait le tour que vous lui avez joué, je ne donnerais pas un kopek de votre peau.
Dix minutes plus tard, la célèbre espionne nous avait quittés..., filée par un des « as » de la police spéciale de Kharassoff.
Nous apprîmes le lendemain que, fidèle à sa promesse, elle s’était embarquée à Cronstadt, sur son yacht Ad Astra, à destination d’Helsingford.
Ainsi, l’habile manœuvre de Kharassoff avait porté ses fruits. Non seulement il s’était débarrassé d’Irma Staub, – ce qui privait les Germano-Bolcheviks d’un de leurs meilleurs agents, – mais il s’était acquis des droits à la reconnaissance de cette femme...
On verra, par la suite, comment elle nous la manifesta...
Où la témérité de Kharassoff
lui joue un bien mauvais tour.
Remettant à plus tard l’interrogatoire des deux assassins du Tzar, nous décidâmes, Kharassoff et moi, de nous mettre incontinent à la recherche de la « Vierge Rouge », dont, depuis son évasion, aucune nouvelle ne nous était parvenue.
Prévenus par un émissaire sûr, Bobrikoff et ses hommes, qui, déjà, étaient partis pour Moscou, firent demi-tour et vinrent nous rejoindre à Petrograd, où, alertés par nos soins, les affiliés de l’organisation blanche enquêtaient chacun dans son milieu.
Bien que n’ayant pas été ébruitée par la presse, l’affaire de Chlisselbourg commençait à être connue du public, qu’intriguaient les investigations des agents de la Tchéka. Ceux-ci, malgré leurs efforts, « nageaient » lamentablement, s’efforçant en vain de savoir ce qu’étaient devenus Martzloff, Dobroutcheff et Kroptsky.
De notre côté, il est vrai, nous n’étions guère plus avancés.
Konstantinowna semblait s’être volatilisée...
Nulle part sa piste n’avait pu être retrouvée, et nous commencions à supposer le pire quand, de Moscou, – où risquant le tout pour le tout, elle avait repris son poste chez la « Vierge Rouge », – Anouchka nous écrivit que, l’intendant lui ayant appris qu’une perquisition devait être effectuée chez Konstantinowna, elle avait cru devoir mettre en sûreté les dossiers et les documents qui se trouvaient à la Tverskaïa.
Cette nouvelle – bien qu’étant inquiétante à plus d’un titre – n’émut nullement Kharassoff qui, avec le plus parfait sang-froid, me déclara :
– On ne saurait tirer de cet incident, pour si fâcheux qu’il soit, aucune indication utile, la Tchéka ayant pour habitude de perquisitionner à tout bout de champ chez les gens même les moins suspects...
Nous reprîmes donc nos investigations, mais sans plus de succès qu’auparavant.
Or, un jour, tandis que je passais devant la cathédrale de Kazan, après avoir exploré les quartiers que baignent les canaux Catherine et Moïka, je fus accosté par un vieux mendiant que je reconnus aussitôt, malgré son « camouflage », pour appartenir au groupe commandé par Bobrikoff.
Tout en faisant semblant de lui remettre quelques kopeks, je lui demandai à voix basse ce qu’il désirait.
– Kriloff, qui vous attend devant le palais de l’Amirauté, me répondit-il, vous prie d’aller le rejoindre d’urgence.
– Y aurait-il quelque chose de cassé ?
– Je ne sais. En tout cas, j’ai ordre, en vous quittant, d’informer Bobrikoff et Doubrowsky que Kharassoff est en danger et qu’ils aient à se tenir prêts à agir.
Ayant dit, il me quitta précipitamment...
Consterné, je me rendis aussitôt au rendez-vous fixé par Kriloff et, en effet, je l’aperçus qui faisait les cent pas en m’attendant devant l’Amirauté.
– Que se passe-t-il ? fis-je en l’abordant.
– Des choses graves, me répondit-il. Konstantinowna est entre les mains de la Tchéka et vient d’être transférée à Moscou. Quant à Kharassoff, surpris au moment où, après avoir forcé la porte, il perquisitionnait chez von Helm, l’agent d’Irma Staub, IL A ÉTÉ ARRÊTÉ !
– Lui arrêté ! Allons donc !
– Il en est pourtant ainsi. J’ignore, bien entendu, tous les détails de l’affaire. Mais elle a dû être chaude, car, d’après les premiers renseignements qui me sont parvenus, il s’est énergiquement défendu et, avant d’être pris, il a « descendu » plusieurs tchékistes...
– Comment avez-vous appris cela ?
– Par Fédia Groboff, un de nos affiliés qui est employé à la Tchéka d’ici.
– Sait-on, du moins, où il se trouve actuellement ?
Me montrant la forteresse Pierre et Paul qui, de l’autre côté de la Néva, dressait sa masse imposante :
– Il est là, dit-il.
– Diable ! Il ne va pas être facile de l’en tirer !
– D’autant plus que je le crois grièvement blessé.
– Alors, c’est complet ! Qu’avait-il besoin, aussi, d’aller chez ce von Helm ? C’était, à proprement parler, se jeter dans la gueule du loup. Il devait pourtant savoir que l’appartement était surveillé ?
– Il voulait, m’a-t-il dit, se rendre compte si l’arrestation de Konstantinowna, qu’il venait d’apprendre, n’était pas due à quelque trahison de ce von Helm...
– Et alors ?
– Alors, malgré mes conseils, il s’est rendu seul chez ce dernier... et s’est fait prendre.
– Pourquoi seul ?
– Parce que, a-t-il déclaré avant de partir, là où un homme suffit, il est inutile d’en envoyer plusieurs.
– Je le reconnais bien là ! Et maintenant qu’allons-nous faire ?
– Je veux être damné si j’en sais quelque chose !
– À qui passe le commandement en l’absence de Kharassoff ?
– À Bobrikoff !
– Eh bien ! nous n’avons qu’à nous mettre à la disposition de ce dernier. Où est-il en ce moment ?
– Je lui ai fait dire de venir nous rejoindre à notre permanence de la Gorokhovaïa.
– En route alors...
Quand nous arrivâmes à la Gorokhovaïa, la triste nouvelle y était déjà connue et la consternation était générale.
Bobrikoff, Doubrowsky et Orloff étaient dans un tel état d’exaspération que je dus m’employer à fond pour les empêcher d’aller « démolir », à coups de grenades à main, la Tchéka et ceux qu’elle abritait.
En concluant, je leur dis :
– Nous avons d’autant moins le droit d’agir ainsi que, Kharassoff étant en leur pouvoir, les Tchékistes seraient bien capables de l’assassiner en guise de représailles. Et cela, qu’ils l’aient ou non identifié. Nous devons, à mon avis, procéder autrement. Ce n’est pas ici qu’il faut livrer bataille : c’est à Moscou...
– À Moscou ? interrompit Bobrikoff.
– Mais oui ! Et voici pourquoi : en admettant même que Kharassoff ait été identifié sous ses deux camouflages d’Ismaïloff et d’Alassieff, ce n’est pas ici qu’il sera jugé, mais à Moscou, l’intérêt évident de la Tchéka étant de donner la plus grande publicité à cette affaire.
– C’est juste.
– Donc, notre devoir est de nous rendre immédiatement à Moscou, afin d’être prêts à agir dès que Kharassoff y arrivera.
– Et si nous l’enlevions en cours de route ? risqua Orloff.
– Vous ne le pourrez pas, dit une voix, au fond de la salle.
Nous nous retournâmes et nous aperçûmes, venant vers nous, un individu revêtu de l’uniforme des gardiens de prison.
– Quel est cet homme ? demandai-je à Bobrikoff.
– C’est un de nos amis, Nicolas Budieff, que Kharassoff a réussi à faire entrer, il y a de cela pas mal de temps, à la forteresse Pierre et Paul, en qualité de gardien.
– Eh bien ! que viens-tu nous apprendre de nouveau ? lui demanda-t-il, dès qu’ils eurent échangé les salutations d’usage.
Budieff hocha la tête tristement, puis il répondit :
– Je quitte Kharassoff à l’instant. Bien qu’étant très grièvement blessé, il n’a pas perdu courage, mais il m’a chargé de vous dire qu’il ne s’explique pas son arrestation.
– Comment cela ?
– C’est en qualité de tchékiste et sous son camouflage d Ismaïloff qu’il est allé perquisitionner chez von Helm. Or, étant données les méthodes en usage à la Tchéka, IL ÉTAIT STRICTEMENT DANS SON DROIT EN AGISSANT AINSI. C’est pourquoi il ne comprend rien à ce qui lui arrive.
– Sous quel nom a-t-il été écroué ? demandai-je.
– Sous le nom d’Ismaïloff.
– Alors, ILS ne connaissent pas son identité véritable ?
– Je ne le pense pas.
– Quel est le motif pour lequel il a été arrêté ?
– Plaît-il ?
– Je vous demande quelle est la mention portée sur le registre d’écrou relativement aux causes qui ont motivé l’arrestation ?
– La mention est ainsi rédigée : SUSPECT. À TENIR AU SECRET JUSQU’A DÉCISION À INTERVENIR DE LA TCHÉKA CENTRALE. TRÈS DANGEREUX.
D’après ce que j’ai pu comprendre, la Tchéka ne s’explique pas pourquoi Ismaïloff, qui n’avait qu’à se faire connaître au moment où il a été arrêté, a cru devoir tirer sur les Tchékistes, ce qui a amené la mort de plusieurs d’entre eux. Il y a là, pour elle, un mystère qu’elle veut élucider à tout prix.
– Je doute qu’elle y parvienne. Mais pourquoi, tout à l’heure, avez-vous dit que nous ne pourrions pas, le cas échéant, enlever Kharassoff en cours de route ?
– Parce qu’il ne quittera pas Petrograd !
– On va donc le juger ici ?
– C’est du moins ce qu’affirmait tout à l’heure le directeur au commandant de la forteresse. Connaissant la présence en ville ou dans les environs de contre-révolutionnaires nombreux, ils redoutent précisément un coup de main...
– Par qui va-t-il être jugé ?
– Par une commission venue spécialement de Moscou et que présidera Péters.
– Voilà qui est grave. Il faut, par conséquent, que nous le fassions évader auparavant.
– Je ne crois pas la chose possible.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est incarcéré au quartier spécial.
– Ce qui veut dire ?... demandai-je angoissé.
– Ce qui veut dire que, outre la surveillance exercée par de nombreuses sentinelles dans les chemins de ronde qui isolent cette partie de la forteresse, dans chaque cellule se trouvent en permanence plusieurs tchékistes qui ont pour consigne de ne pas perdre de vue le prisonnier.
– Il faut pourtant que nous le tirions de là !
– Oui, mais comment ? interrompit Bobrikoff, qui suivait passionnément ce dialogue.
Après avoir réfléchi un moment, je repris :
– Pour moi, il n’existe qu’un moyen de sauver Kharassoff : nous emparer d’un otage d’une importance telle que la Tchéka, même si elle réussit à percer le mystère dont s’entoure le prince, ne puisse mettre ce dernier à mort.
Martzloff, Dobroutcheff et Kroptsky, bien qu’étant des personnages en vue, ne me paraissent pas, cependant, constituer la monnaie d’échange que j’envisage.
Et j’en revins à ma proposition de tout à l’heure : Ce n’est pas ici, mais à Moscou qu’il faut agir, et agir vite !
Bobrikoff, Doubrowsky, Kriloff et Orloff s’étant rangés à ma proposition, nous décidâmes séance tenante de communiquer nos plans à Kharassoff par l’intermédiaire de Nicolas Budieff, et, s’il les approuvait, de partir immédiatement pour Moscou, laissant à nos affiliés de Petrograd, que commandait Lubormirsky, le soin de veiller, si possible, à la sécurité du prince...
Budieff nous quitta aussitôt, afin de communiquer à Kharassoff nos décisions.
Nous attendîmes vainement son retour.
Le lendemain, au petit jour, son cadavre fut retrouvé au Krestowsky, l’une des îles qui entourent Petrograd.
Il avait reçu trois balles dans la tête...
Nous ne sûmes jamais comment et par qui il avait été assassiné...
Quoi qu’il en fût, toute communication étant désormais coupée entre Kharassoff et nous, qu’allait devenir, privée de son chef, l’organisation de combat ?
Et ma mission ?
Comment la mener à bien, puisque l’amitié qui me liait à Kharassoff m’interdisait de l’abandonner dans la situation tragique où il se trouvait ?...
Où Irma Staub reparaît.
De terribles nouvelles nous attendaient à Moscou, où de lamentables évènements s’étaient produits pendant notre absence.
Gunslicht qui, on s’en souvient, m’avait spécialement chargé de surveiller Konstantinowna, et auquel je devais, chaque jour, adresser un rapport mentionnant les faits et gestes de cette dernière, ayant appris ma disparition et ne sachant de prime abord à quoi l’attribuer, avait ordonné à son « service des recherches » de me retrouver à tout prix.
Ayant élu domicile chez Kriloff, c’est chez ce dernier que ses agents vinrent tout d’abord aux renseignements.
Ils s’y prirent de telle sorte que Mme Kriloff, troublée, n’avait su que répondre et que, finalement pressée de questions, elle avait avoué que Kriloff et moi nous étions partis de compagnie... mais qu’elle ignorait totalement la direction prise par nous.
Elle ajouta que, depuis notre départ, nous ne lui avions pas donné signe de vie, ce qui ne laissait pas de l’inquiéter considérablement.
Déçus, les deux agents étaient partis rendre compte de ce fait à Gunslicht, qui, pris de soupçons, vint en personne procéder à un nouvel interrogatoire de Mme Kriloff.
Nul ne put nous dire ce qui se passa exactement.
Toujours est-il que, après avoir perquisitionné partout, il avait placé sous scellés le garage et l’appartement, puis, après avoir installé une « souricière », il était parti, emmenant avec lui Mme Kriloff tout en larmes.
Poursuivant son enquête, il s’était rendu ensuite à la Tverskaïa pour y interroger les gens de la « Vierge Rouge ».
C’est alors que les tchékistes préposés à la garde de cette dernière lui firent part de l’entretien qu’Ismaïloff et moi avions eu avec Konstantinowna et qui avait immédiatement précédé son départ.
Dès ce moment, l’affaire prit à ses yeux une tournure grave. Il ne pouvait pas, en effet, ne pas se poser les trois questions suivantes :
1o Pourquoi Konstantinowna ne m’a-t-elle pas informé de la disparition de son chauffeur, SACHANT QU’IL LUI AVAIT ÉTÉ IMPOSÉ PAR MOI ?
2o Pourquoi le chauffeur Kédroff, sachant qu’il devait piloter, PAR ORDRE, la Vierge Rouge, tout en la surveillant attentivement, N’A-T-IL PAS EXÉCUTÉ LA MISSION QUI LUI ÉTAIT CONFIÉE ?
3o Que vient faire Ismaïloff en cette affaire ?
De là à conclure qu’il existait entre nous trois une entente contre la Tchéka, il n’y avait qu’un pas à franchir.
Il le franchit aisément.
Restait à savoir de quelle nature était ce complot et contre qui il était dirigé.
Dès que lui parvint la nouvelle des incidents de Chlisselbourg, il fit comparaître devant lui le véritable Alassieff, qui n’eut aucune peine à lui démontrer que, à l’époque où s’était effectué l’enlèvement de « Milena Gourko », il était à Moscou et que, en conséquence, il ne pouvait être rendu responsable de ce fait.
Dès lors, Gunslicht fut fixé...
Non seulement il savait pourquoi le complot avait été tramé, mais il en connaissait les auteurs.
NOTRE ARRESTATION FUT IMMÉDIATEMENT DÉCIDÉE...
Or, s’il avait réussi à mettre la main sur la « Vierge Rouge » et sur Kharassoff, moi j’étais libre...
Et, pour si graves que fussent les évènements qui venaient de se produire, j’étais loin d’être découragé.
Chose curieuse, j’en voulais moins à Gunslicht, qui, en cette affaire, ne faisait que défendre les intérêts qui lui étaient confiés, qu’à Irma Staub, laquelle, on s’en souvient, nous avait certifié, à Stenia-Goraya, que la Tchéka ignorait tout de notre entente avec Konstantinowna, et que cette dernière était non au pouvoir de Djerzinsky, mais au sien propre...
Cette femme infernale, en nous trompant de la sorte, était, au premier chef, responsable de l’arrestation de Kharassoff, qui, se fiant, à sa parole s’était fait prendre chez von Helm...
À l’attitude chevaleresque du prince, elle avait répondu par la plus noire des trahisons...
C’est ce que je ne pus m’empêcher de lui reprocher dans une lettre rédigée en termes sévères et qu’un courrier emporta à Riga d’où elle fut postée à destination de Berlin.
Le même courrier était chargé d’annoncer au colonel Petrovitch l’arrestation de Kharassoff et le rôle joué par Irma Staub en cette affaire...
La situation, on le voit, était d’une exceptionnelle gravité quand Kriloff, Bobrikoff et moi arrivâmes à Moscou.
Avant d’entreprendre quoi que ce fût, l’essentiel, pour nous, était de trouver un refuge sûr. Il ne pouvait être question, en effet, sa maison étant transformée en « souricière », d’aller loger chez Kriloff.
Aussi ce dernier – dont la désolation faisait peine à voir – accepta-t-il l’hospitalité que lui offrit Bobrikoff dans son logement du boulevard Petrowsky.
Quant à moi, je me réfugiai chez un de nos affiliés, Boris Semenovitch, qui tenait une Librairie d’État dans la Varvaka, en face de la « maison des Romanov ».
C’était là, à proximité du Kremlin, un poste d’écoute merveilleux, et cela d’autant plus que sa clientèle se composait en grande partie de fonctionnaires des Soviets ou de la Tchéka.
Qu’aucun de ces gens-là n’ait réussi à me repérer pendant tout le temps que je demeurai en qualité de garçon de magasin chez Boris Semenovitch, c’est là un miracle que je ne me charge pas d’expliquer.
Toujours est-il que, pendant un certain temps, je crus prudent de ne pas mettre le nez dehors, les recherches me concernant étant poussées avec énergie, sinon avec habileté.
Entre temps, nous avions appris que Kharassoff, complètement rétabli, avait été transféré à Moscou et qu’il avait été placé au régime du « secret » à la Loubianka no 2.
Konstantinowna, qui s’y trouvait également, avait cependant pu communiquer avec lui par l’intermédiaire d’un des gardiens, et, de concert, ils avaient arrêté un système de défense si ingénieux que, à l’issue de chaque confrontation, cette conviction s’ancrait de plus en plus chez Gunslicht que, si un accord existait entre Kharassoff et Konstantinowna – ce qu’ils n’avaient jamais nié, d’ailleurs – ce n’était, ce ne pouvait être que pour le bien du service.
Restait, il est vrai, l’affaire de Chlisselbourg...
Mais que pouvait faire Gunslicht, puisque tous les témoins du drame, – Kharassoff leur ayant été présenté, – AVAIENT AFFIRMÉ NE PAS RECONNAÎTRE EN LUI LE PSEUDO-ALASSIEFF ?...
Il en était arrivé, maintenant, à leur reprocher ma disparition, ce à quoi ils avaient répondu, non sans quelque apparence de raison, que, somme toute, ils n’étaient responsables en rien du choix qui avait été fait de ma personne par Budienny et que, au surplus, si j’étais suspect, il aurait dû, lui, Gunslicht, me garder à sa disposition tandis qu’il me tenait et non pas m’imposer à Konstantinowna-la-Rouge.
Ainsi qu’on le voit, la situation s’était singulièrement retournée, et Djerzinsky lui-même, s’en référant aux longs et loyaux services de Kharassoff-Ismaïloff, n’avait pas caché à Gunslicht que, à son avis, il s’était... fourré le doigt dans l’œil.
Les choses en étaient là quand, un matin, tandis que je préparais les commandes qu’on devait aller livrer en ville, je vis entrer dans la boutique... IRMA STAUB.
Fort heureusement, j’étais seul.
Elle vint directement à moi et, me mettant sous les yeux la lettre que je lui avais écrite et dans laquelle je lui reprochais, en termes amers, sa trahison, elle me dit :
– Vous en avez de saumâtres, cher ami. Que signifie cette lettre, je vous prie ?
Indigné, je lui répondis :
– Mais il me semble qu’elle est suffisamment explicite, et je vous trouve du toupet de vous en plaindre.
– Ainsi, vous croyez réellement que je suis coupable ?
– Pardieu ! À qui cette trahison aurait-elle profité, sinon à vous ?
Elle eut un furieux haussement d’épaules.
– Vous êtes stupide, tenez ! fit-elle.
– Pourquoi ?
– Pourquoi ? Mais parce que, si vous vous étiez donné la peine de raisonner, vous auriez compris aussitôt que ni l’arrestation de Konstantinowna, ni celle de Kharassoff ne PEUVENT PLUS, en rien, servir mes projets.
– Comment cela ?
– Ah çà ! auriez-vous perdu ces belles qualités qui faisaient de vous un des meilleurs détectives du monde ?
– J’avoue ne pas comprendre.
– Comment ? Vous ne comprenez pas que, à partir du moment où je vous ai donné ma parole de ne plus intervenir en rien dans vos affaires, je devenais « ipso facto » votre complice ?
– Je comprends de moins en moins.
– Rien n’est plus logique, cependant. Avais-je reçu mission, oui ou non, d’entraver par tous les moyens en mon pouvoir votre action ?
– Je le reconnais.
– C’est fort heureux ! Souffrez que je poursuive. Depuis mon départ de Stenia-Goraya, mes agents ou moi sommes-nous intervenus en quoi que ce soit dans vos affaires, et ma présence ici, auprès de vous, ne vous indique-t-elle pas que, si je l’avais voulu, vous seriez arrêté depuis longtemps ?
– Voilà, enfin, un argument ! fis-je. Mais il n’infirme en rien mes présomptions en ce qui concerne Konstantinowna et Kharassoff.
– Vous êtes un homme terrible !
– Point ! Je suis la logique même. Je reconnais que vous pouviez me faire arrêter...
– Oui ! Et Bobrikoff aussi ! Et Kriloff également !
– Vous êtes bien renseignée, à ce que je vois, et je commence à croire que, en effet, si vous l’aviez voulu...
– Ah ! ah ! vous y venez tout de même !
– Sans doute ! Mais tout cela ne me démontre pas en quoi vous êtes devenue notre complice.
– Décidément, le séjour de Moscou ne vous vaut rien, fit-elle en riant.
Et reprenant son sérieux :
– Je suis devenue votre complice, mon cher, du jour où, Kharassoff m’ayant rendu la liberté, j’ai « OMIS » d’exécuter les ordres de mes chefs vous concernant les uns et les autres.
Je suis devenue votre complice, également, le jour où, me souvenant de ce que Kharassoff avait fait pour moi, j’ai fait savoir à Djerzinsky que moi, Irma Staub, JE ME PORTAIS GARANTE DU CIVISME DE KONSTANTINOWNA ET... D’ISMAÏLOFF.
Je suis devenue votre complice, enfin, le jour – et c’était hier – où, intervenant en personne, J’AI OBTENU LA MISE EN LIBERTÉ IMMÉDIATE DE VOS DEUX AMIS !
– Vous avez fait cela, vous ? m’écriai-je, abasourdi.
– Et pourquoi pas ? Je n’oublie jamais rien, ni le bien ni le mal.
– Où sont-ils ?
– Je crois que, si vous voulez vous donner la peine de vous y rendre, vous les trouverez non pas à la Tverskaïa, OÙ EST TENDUE UNE SOURICIÈRE À VOTRE INTENTION, mais chez un de mes amis, M. Hermann Gottlieb, qui habite place Pokrowsky, au no 6, en face de la caserne du même nom, et auquel ses fonctions au Commissariat de la Guerre confèrent la plus large immunité.
Sans même prendre le temps de la remercier, j’appelai mon « patron » pour qu’il surveillât sa boutique, et, comme un fou, je me précipitai chez M. Hermann Gottlieb...
Konstantinowna et « Ismaïloff » m’y attendaient...
Où Irma Staub se montre sous son vrai jour.
– Ce qui nous arrive est vraiment prodigieux ! me dit Kharassoff, – qui, tout d’abord, eut quelque peine à me reconnaître sous mon nouveau camouflage, – et je crois rêver. Il est sans exemple, en effet, que la Tchéka ait jamais fait preuve d’une telle longanimité.
– Tout s’explique fort bien, au contraire, répondis-je en souriant. Savez-vous à qui vous êtes redevable de votre mise en liberté ?
– Ma foi, non.
– À Irma Staub, tout simplement !
– Pas possible ! fit-il, ahuri.
– Mais si. Je la quitte à l’instant, et c’est d’elle-même que je tiens ce détail. D’ailleurs, n’êtes-vous pas, ici, chez un de ses... amis ?
– Mais, alors, nous ne sommes pas en sûreté ! Et il nous faut partir tout de suite !
– Tel n’est pas mon avis, et voici pourquoi.
Personnellement, je ne crois pas un mot de ce que m’a dit Irma Staub. Si elle vous a sauvés, ce n’est pas par reconnaissance, mais bien parce que, pour un motif que j’ignore, mais dont nous ne tarderons pas à être informés, elle a besoin de nous.
J’irai même plus loin : POUR MOI, et je souhaite vivement me tromper – VOUS N’AVEZ FAIT QUE CHANGER DE PRISON.
– Ce serait terrible ! répondit Kharassoff, en me jetant un coup d’œil inquiet :
– Au fait, comment êtes-vous venus ici ? lui demandai-je, et QUI VOUS A DONNÉ CETTE ADRESSE ?
– Personne ! Voici exactement ce qui s’est passé. Hier, à l’heure de « la soupe », le tchékiste chargé de ma surveillance m’a remis un billet ainsi conçu : « Vous serez mis en liberté ce soir vers 9 heures, en même temps que Konstantinowna. On vous fera des excuses pour les mesures prises contre vous. Feignez de les accepter. Une auto portant le no 127 vous attendra sur la place Loubianka, à proximité du consistoire ecclésiastique. Vous n’aurez qu’à dire au chauffeur « CONDUIS-NOUS OÙ TU SAIS », et là où il vous conduira, vous serez en sûreté. »
– C’est tout à fait cela, interrompit Konstantinowna. J’ai reçu un billet identique.
– Ce billet n’était pas signé ? demandai-je.
– Non, répondit Kharassoff ; mais eût-il été signé par le diable lui-même que je n’en aurais pas moins suivi fidèlement ses prescriptions, l’essentiel, à mon avis, étant d’abord de sortir de la Loubianka...
– Évidemment ! Et, en arrivant ici, par qui avez-vous été reçus ?
– Par une sorte de majordome ou d’intendant – à moins que ce ne fût un secrétaire – qui, tout en nous priant d’excuser l’absence de son maître, nous invita, cependant, à agir exactement comme si nous étions chez nous, l’appartement du premier étage étant entièrement à notre disposition...
– C’est sans doute, l’individu qui m’a introduit tout à l’heure auprès de vous ?
– Lui-même. Le connaîtriez-vous, par hasard ?
– Lui, non. Mais le nom de son maître ne m’est pas inconnu...
– Vous savez donc chez qui nous sommes ?
– Irma Staub a bien voulu me l’apprendre. Nous sommes, céans, chez un sieur Hermann Gottlieb qui...
– Vous dites ? s’écria Konstantinowna, que je vis pâlir. Nous serions ici chez Hermann Gottlieb ?
Puis, jetant autour d’elle un regard angoissé
– Oh ! alors, ajouta-t-elle, Nobody a raison. Nous sommes tombés dans un piège, et Irma Staub nous tient bel et bien !
Kharassoff et moi nous regardâmes, inquiets, Konstantinowna n’étant pas femme à s’affoler pour un rien...
– Voyons, dis-je, conservons notre calme. Quoi qu’il puisse nous arriver, ce ne sera tout de même pas pire que ce que nous réservait la Tchéka. Gottlieb – si, toutefois, il s’agit de celui que je connais – n’a rien de commun avec Djerzinsky. C’est certainement un espion, MAIS CE N’EST PAS UN BOURREAU.
– Ma foi ! je n’en sais rien, répondit Konstantinowna, et je crains bien...
– Ce Gottlieb, interrompit Kharassoff, n’est-il pas un ancien officier allemand ? Et, pendant la guerre, n’a-t-il pas servi au service des renseignements 35 ?
– C’est cela même.
– Alors, c’est lui qui, depuis le traité de Rapallo, a été envoyé à Moscou, par le Grand État-major allemand, pour veiller à la stricte exécution des fameuses clauses militaires secrètes de ce traité et que, depuis. Tr... s’est adjoint en qualité de conseiller technique.
Tandis que parlait Kharassoff, je m’étais dirigé à pas lents vers la porte. Ainsi que je m’y attendais, elle était fermée à clé.
– Voici qui confirme nos craintes, dis-je en leur faisant remarquer ce détail. Reste à savoir ce qu’on va faire de nous.
Nous n’allions pas tarder à l’apprendre.
J’avais à peine fini de parler que la porte s’ouvrit et qu’un valet, fort bien stylé, ma foi, nous demanda si nous pouvions recevoir Mlle Irma Staub.
– Mais certainement, répondit Kharassoff. Avec le plus grand plaisir même !
– Que voilà un gros mensonge ! fit Irma Staub en entrant toute souriante.
– Mais pas du tout ! répondit Kharassoff, car Nobody vient de nous apprendre tout ce que vous avez fait pour nous et combien nous vous devons de reconnaissance ! Aussi...
Elle l’arrêta d’un geste :
– Pftt ! fit-elle, la reconnaissance est un sentiment auquel je ne crois guère. Autant en emporte le vent ! C’est pourquoi si vous le voulez bien, nous allons parler d’autre chose.
– Et de quoi donc, grands dieux ? s’écria Kharassoff, qui, sentant venir la bataille, me jeta un coup d’œil significatif.
– Mais, par exemple, de ce que sont devenus vos otages de Stenia-Goraya : DOBROUTCHEFF et KROPTSKY ? répondit-elle, quelque peu agressive.
Bien que le coup fût rude, Kharassoff ne l’accusa même pas. Prenant une cigarette dans son étui, il l’alluma posément, puis, fixant Irma Staub :
– Ma foi, répondit-il, j’avoue que je n’en sais rien. Vous voudrez bien reconnaître avec moi que, depuis notre dernière... entrevue, j’ai eu d’autres chats à fouetter que de m’occuper de ces messieurs. En quoi, d’ailleurs, leur sort peut-il vous intéresser ? Et ne m’avez-vous pas promis, par surcroît, de ne plus intervenir en rien dans nos affaires ?
– Promettre et tenir sont deux choses différentes. Au surplus, vous n’êtes pas logique avec vous-même, mon cher, car, si je n’étais pas intervenue dans vos affaires, comme vous dites, vous seriez encore à la Loubianka, où, fort probablement, NOBODY, OUI DEVAIT ÊTRE ARRÊTÉ CE MATIN MÊME, VOUS AURAIT DÉJÀ REJOINT.
– Fichtre ! dis-je ironiquement ; je l’ai, paraît-il, en dormant, échappé belle !
– Ne riez pas. Votre situation est terrible, car, si un doute subsiste dans l’esprit de Gunslicht en ce qui concerne Konstantinowna et Kharassoff, il ne saurait en être de même pour vous.
Et, accentuant ses mots :
– Il sait, maintenant, qui vous êtes ! Il sait même, y compris votre... randonnée à Chlisselbourg, ce que vous avez fait depuis votre arrivée en Russie.
– Et qui donc l’a si bien renseigné ?
– Cela, je l’ignore. Mais ce que je sais, c’est que j’ai eu toutes les peines du inonde à obtenir un sursis d’arrestation en ce qui vous concerne...
– Ce qui veut dire que, si je n’accepte pas les conditions que vous allez me poser, ce sursis...
– N’aura plus sa raison d’être, trancha-t-elle brutalement.
– Voilà une situation, fit Kharassoff de plus en plus ironique, qui, à défaut de tout autre mérite, a du moins celui d’être claire. Somme toute, le dilemme dans lequel vous nous enfermez – en attendant que vous nous enfermiez ailleurs – se peut ainsi énoncer : MARCHE OU CRÈVE !
Eh bien ! Mademoiselle, j’ai le regret de vous informer que, dussions-nous « crever », nous ne « marchons » pas !
– Prenez garde ! gronda-t-elle.
– À quoi ? demanda-t-il, l’air surpris...
– La mort vous guette !
– Peuh ! N’est-ce que cela ? Cessez, je vous prie, ce badinage, et veuillez nous prendre pour ce que nous sommes... C’EST-À-DIRE POUR LE CONTRAIRE, EXACTEMENT, DE CE QUE VOUS ÊTES.
Elle devint livide.
– C’en est trop ! s’écria-t-elle, et je ne sais ce qui me retient...
Puis se calmant :
– Écoutez au moins les propositions que j’ai à vous faire. Elles n’ont rien de déshonorant, je vous assure.
– Vraiment ? Voilà qui, venant de vous, me paraît bien surprenant. Aussi, pour la rareté du fait, je consens bien volontiers à les entendre.
Cela fut dit d’un tel air d’ironique dédain qu’Irma Staub ne put dissimuler sa rage.
– Comme je vous hais ! s’écria-t-elle.
– À ce point-là ?
– Plus encore, s’il se peut ! répondit-elle. Et je demande à Dieu la grâce...
– Je vous en prie, Mademoiselle, interrompit Kharassoff, laissons Dieu en dehors de nos querelles et revenons, si vous le voulez bien, au sujet qui nous occupe. Voulez-vous avoir l’obligeance de nous faire connaître les propositions de...
Il marqua un temps d’arrêt, puis :
– Au fait, de qui émanent-elles, ces propositions ?
– Peu importe, puisque j’ai pleins pouvoirs pour traiter avec vos amis et vous.
– S’il en est ainsi, veuillez poursuivre.
– Eh bien ! voici, reprit Irma Staub :
Konstantinowna, Nobody et vous avez la vie sauve. Vous avez également toute licence de vous retirer à l’étranger, à condition :
1o Que vous remettiez entre mes mains Dobroutcheff et Kroptsky, mais seulement quand, étant arrivés à l’endroit choisi par vous pour votre résidence, vous N’AUREZ PLUS RIEN À REDOUTER DE LA TCHÉKA ;
2o La remise de Dobroutcheff et de Kroptsky DEVRA ÊTRE EFFECTUÉE PAR JAMES NOBODY EN PERSONNE. Jusqu’à ce moment, il sera gardé en otage et traité comme tel ;
3o Konstantinowna et Kharassoff devront prendre l’engagement d’honneur de ne plus combattre le régime ;
4o Nobody devra prendre l’engagement d’honneur de cesser immédiatement l’enquête entreprise par lui pour le compte de l’ex-grand-duc Ivan Ivanovitch. Il devra s’engager, en outre, à retourner immédiatement en Angleterre ;
5o L’organisation blanche de combat devra être immédiatement dissoute.
Au fur et à mesure qu’Irma Staub exposait « ses » conditions, le sourire de Kharassoff s’accentuait.
Quand elle eut achevé :
– C’est tout ? demanda-t-il.
– Mais oui.
– Et vous trouvez que ces propositions n’ont rien de déshonorant ?
– Je n’ai pas à instituer une controverse avec vous sur ce sujet. Qu’elles soient déshonorantes ou non, cela ne me regarde pas. Ce qui me regarde, c’est de savoir si vous les acceptez.
– Et qu’arriverait-il si nous ne les acceptions pas ?
– J’aurais le regret de vous faire reconduire là d’où vous venez. Mais j’espère bien que vous ne m’obligerez pas à en venir à cette extrémité.
Kharassoff se leva :
– Eh bien ! fit-il, c’est ce qui vous trompe ! En mon nom personnel et au nom de mes amis – auxquels je ne ferai certes pas l’injure de les consulter – JE REFUSE CES PROPOSITIONS.
– C’est votre dernier mot ? demanda-t-elle en se levant également et en se dirigeant vers la porte qu’elle ouvrit toute grande.
Kharassoff s’inclina sans répondre.
– Que votre destin s’accomplisse ! fit-elle.
Comme s’il se fût agi là d’un mot d’ordre, la pièce dans laquelle nous nous trouvions fut envahie par une douzaine de tchékistes qui, à raison de quatre pour chacun de nous, nous encadrèrent après nous avoir mis les menottes.
Irma Staub nous regarda longuement l’un après l’autre et prononça ce seul mot :
– Adieu !
Puis elle disparut...
Nous étions au pouvoir de la Tchéka...
Où l’on me fait une singulière proposition.
Dans un chapitre antérieur, j’ai décrit l’impression désastreuse que produisit sur moi ma première visite au siège de la Tchéka.
Encore, à ce moment, étais-je libre... ou presque.
Il n’en était plus de même aujourd’hui...
Aussi, quand, après avoir suivi en compagnie de mes gardiens, sous le regard tantôt haineux, tantôt apitoyé des passants, la Pokrovka, la Marosseika et, enfin, la rue Loubianka, j’entrai dans l’immeuble transformé en prison par la Tchéka et où elle a installé ses divers services, je m’attendais au pire...
Le commissaire qui avait procédé à notre arrestation – et que, depuis, je sus s’appeler Bartusoff – donna l’ordre à ses hommes de réintégrer Konstantinowna et Kharassoff dans les cellules « spéciales » qu’ils occupaient auparavant et qu’ils avaient quittées la veille.
Konstantinowna – dont, en cette cruelle épreuve, le courage ne fléchit pas un seul instant – et Kharassoff me serrèrent silencieusement la main, puis, entraînés par leurs gardiens, disparurent dans l’intérieur de la prison...
Cette poignée de main fut la dernière que nous échangeâmes, car, depuis, je ne les ai jamais revus...
Quand il en eut fini avec eux, Bartusoff, se tournant vers ses hommes, leur ordonna de me conduire – après m’avoir fouillé et mensuré – chez le « camarade » Krijalowsky, qui, ajouta-t-il, « désirait vivement s’entretenir avec moi ».
Cette déclaration me surprit d’autant plus que je savais, de source sûre, qu’il n’était pas dans les habitudes de la Tchéka de procéder de la sorte.
Avant de soumettre à un interrogatoire un prévenu, quel qu’il soit, les tchékistes ont bien soin de le laisser « mijoter » pendant plusieurs semaines, si ce n’est plusieurs mois...
Après quoi, déprimé moralement par la mise au secret et physiquement par le manque presque total de nourriture, le malheureux est traîné devant le tchékiste chargé d’instruire son affaire, et, pour peu qu’il manque du ressort et du sang-froid nécessaires, il peut être considéré comme perdu.
La Tchéka, en effet, condamne ADMINISTRATIVEMENT, c’est-à-dire sans prendre la peine de traduire devant la justice (?) soviétique les gens qui tombent entre ses mains, et dont la défense, par conséquent, ne peut être régulièrement assurée...
Cette hâte, que je ne pus m’expliquer que par le désir éprouvé en haut lieu de « liquider » au plus vite mon affaire, ne laissa pas de m’inquiéter quelque peu.
Ma situation avait ceci de particulièrement angoissant que, ayant pénétré sur le territoire soviétique sous un état civil autre que le mien, je ne pouvais même pas prier l’ambassade britannique à Moscou d’intervenir en ma faveur. Et mon cas – qui, dans un État normalement constitué, eût été considéré déjà comme étant d’une exceptionnelle gravité – s’avérait d’autant plus inextricable que, toutes garanties de justice m’étant refusées, je ne pouvais invoquer la moindre circonstance atténuante.
C’est d’ailleurs ce que me fit remarquer, non sans quelque ironie, le « camarade » Krijalowsky, qui, après m’avoir fait subir l’habituel interrogatoire d’identité, ajouta :
– Veuillez remarquer, Monsieur Nobody, que rien ne me serait plus facile que de vous faire disparaître « sans laisser de traces ». Quelle est, en droit votre situation ? Pour moi, – si je m’en tiens au passeport qui vous a été délivré par l’ambassade soviétique de Londres, – vous êtes le citoyen Varine. Comme tel, PUISQUE D’ORIGINE RUSSE, vous êtes soumis aux lois actuellement en vigueur en Russie !
Mais il me plaît de vous faire la part belle et d’ignorer délibérément ce détail, qui, d’ailleurs, étant donnés les crimes que vous avez commis, n’a plus qu’une importance relative...
– J’ai commis des crimes, moi ? interrompis-je. De quoi suis-je donc inculpé ?
Il se mit à rire, puis, compulsant mon dossier :
– Tout d’abord, fit-il, je vous inculpe de faux et d’usage de faux en matière d’état civil, ce qui, en Russie, est puni par la peine de mort. Avez-vous quelque chose à dire là contre ?
– Pas le moins du monde. Après ?
– Vous êtes inculpé, en outre, d’espionnage politique et militaire. Peine de mort également !
– Si vous pouvez prouver que, moi, j’ai fait de l’espionnage, je passe condamnation.
– Nous verrons. Vous êtes inculpé, enfin, de complot contre la sûreté de l’État, d’assassinat et de complicité d’assassinat.
– Diable ! Et qui ai-je donc assassiné ?
– Mais, répondit-il en me fixant dans les yeux, quand ce ne serait que ce pauvre Theodorovitch...
– Voilà ce qu’il faudra prouver.
– Nous le prouverons.
– Je vous en défie bien, car j’ignore tout de cette affaire.
– Ah bah ! Et moi qui croyais QUE VOUS AVIEZ ASSISTÉ à l’assassinat de ce...
Je l’interrompis aussitôt, m’empressant de marquer le coup.
– Si j’ai assisté à l’assassinat, CE N’EST DONC PAS MOI QUI L’AI COMMIS !
Ma réponse le mit en fureur.
– Ah ça ! s’écria-t-il en tapant du poing sur la table, sommes-nous ici pour jouer au plus fin ? MÉFIEZ-VOUS, CAR JE SUIS HOMME À VOUS FAIRE FUSILLER IMMÉDIATEMENT !
Je le fixai à mon tour.
– En quoi, fis-je, cela prouverait-il ma culpabilité ? Un coup de poing n’a jamais été un argument.
– Cessons ce jeu ! reprit-il, et revenons à notre affaire. Je vous sais habile ; je sais, aussi que vous n’avouerez jamais...
– Je n’en vois pas la nécessité, interrompis-je.
– Il est de mon devoir de vous prévenir que vous adoptez là un système de défense dangereux.
– Pas possible.
Et me mettant à rire :
– Vous êtes peut-être un inquisiteur merveilleux, lui dis-je, mais un piètre psychologue. Comment n’avez-vous pas compris déjà qu’il n’entre nullement dans mes intentions de me défendre ?
– Alors, vous vous reconnaissez coupable ?
– Mon Dieu ! Si cela peut vous être agréable...
– Vous prenez-là une décision qui peut être grosse de conséquences.
– Croyez-vous que je ne les ai pas envisagées dès l’abord ? Je suis beau joueur : j’ai perdu, je paye !
Cette déclaration parut le sidérer.
Se renversant dans son fauteuil, il me toisa à deux reprises, puis :
– Je vous croyais plus fort que cela, fit-il. À étudier votre dossier, j’avais cru discerner en vous un homme pratique, j’entends par là un homme peu disposé à dépenser, au profit d’une cause perdue d’avance, les qualités maîtresses qui font de lui l’un des meilleurs détectives du monde entier, et dont il aurait pu trouver ailleurs – CHEZ NOUS, PAR EXEMPLE – un emploi plus judicieux et, sans doute, plus rémunérateur...
Cette phrase, pour si « entortillée » qu’elle fût, n’en contenait pas moins une offre précise. Aussi ne manqua-t-elle pas de susciter toute mon attention...
– À moins que je ne sache pas ce que parler veut dire, répondis-je du tac au tac, vous m’offrez une « transaction » ?
– C’est-à-dire que je serais navré qu’il vous arrivât malheur, et que je cherche s’il n’existerait pas, par hasard, un moyen de rétablir une situation que je me permets de trouver déplorable.
– Et quel serait ce moyen, selon vous ?
Krijalowsky fit semblant de s’absorber en ses pensées, puis, soudain, relevant la tête et fixant sur moi ses yeux vifs, et pénétrants :
– Voyons, fit-il, pourquoi n’entreriez-vous pas à notre service ? Non seulement il ne serait plus question du passé entre nous, mais nous vous ferions ici, près de nous, une situation privilégiée et, par plus d’un côté, enviable...
Feignant de mordre à l’hameçon :
– Qu’entendez-vous par là ? lui demandai-je.
– N’avez-vous pas appartenu pendant la guerre à l’Intelligence service 36 ?
– Si, mais je ne vois pas en quoi cela peut vous intéresser.
– Vous devez bien avoir conservé quelques relations en ce milieu ?
– Certes ! J’y compte même de nombreux amis.
– Alors tout va bien, et, pour peu que vous y mettiez de la bonne volonté, il nous sera facile d’arriver à un accord.
Comme j’ébauchai un geste de dénégation
– Mais si ! Mais si ! reprit-il, et vous allez voir que ce que je vais vous proposer n’a rien qui puisse vous offusquer.
Ouvrant le dossier qui se trouvait devant lui, il prit une fiche, la consulta, puis se tournant vers moi :
– Si j’en crois les renseignements qui m’ont été donnés sur vous, fit-il, parmi les nations que vous détestez plus particulièrement figure en bonne place l’Allemagne ?
– C’est exact.
– Il m’est donc permis d’en inférer que, s’il vous était possible de lui jouer un sale tour, vous n’hésiteriez nullement. Suis-je dans le vrai ?
– Tout à fait.
– Je crois même que, si vous pouviez rendre à Irma Staub la monnaie de sa pièce...
– Ce serait fait immédiatement ! N’en doutez pas.
– Eh bien ! c’est précisément parce que nul doute ne subsiste en moi à cet égard que je vous propose d’entrer au service de la Tchéka EN QUALITÉ DE CHEF DE BUREAU DE LA MOBILISATION CONTRE L’ALLEMAGNE.
J’avoue que cette proposition, à laquelle j’étais loin de m’attendre, me stupéfia...
Krijalowsky reprit :
– Remarquez que je ne vous demande rien qui soit de nature à nuire à votre propre pays. Je vais même plus loin : je vous donne ma parole qu’il ne sera jamais question de l’Angleterre entre nous. Vous n’aurez à vous occuper que de l’Allemagne, exclusivement.
– Ma foi ! fis-je, je renonce à comprendre !
Et le regardant bien en face :
– Que devient en tout cela, demandai-je, le traité de Rapallo ? La Russie et l’Allemagne ont-elles donc rompu le pacte qui les unissait ?
– Le traité de Rapallo ? fit-il en éclatant de rire, le traité de Rapallo ? Mais il n’a aucune valeur à nos yeux ! IL A ÉTÉ SIGNÉ PAR TCHITCHERINE !
– Eh bien !
– Eh bien ! apprenez que, en Russie, à l’heure actuelle, il n’y a qu’une signature qui compte...
– Ah ! bah ! Et laquelle ?
– CELLE DE DJERZINSKY.
Et, martelant ses mots :
– Qu’il s’agisse de politique intérieure ou extérieure, il n’y a, chez nous, qu’un homme qui tranche et décide.
Cet homme, c’est Djerzinsky.
Tout le reste n’est que « foutaise ».
Où je fais connaissance avec Djerzinsky
et ce qui en résulte.
– Ce que je vous dis est si vrai, reprit Krijalowsky en me tendant un imprimé officiel recouvert de nombreux cachets, que – pour le cas où un accord définitif interviendrait entre nous – voici, dûment signé et parafé par Djerzinsky lui-même, votre ordre de mise en liberté. Que décidez-vous ?
D’un coup d’œil, je vérifiai le document. Ce que venait de me dire Krijalowsky était exact.
– Je n’ai point pour habitude, répondis-je néanmoins, de m’engager à la légère, et tout ceci, vous en conviendrez, demande réflexion.
– Certainement !
– Au surplus, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?
– Allez-y.
– Pourquoi, tout à l’heure, m’avez-vous demandé si j’ai conservé des relations à l’Intelligence service ?
– Parce que, en l’occurrence, ces relations seraient précieuses. Par elles, vous pourriez apprendre tout ce qui se passe en Allemagne. Nous sommes prêts à vous ouvrir tel crédit que vous voudrez, de manière à vous permettre de rémunérer au mieux tous les concours.
– Si j’ai bien compris votre proposition, c’est d’ici – c’est-à-dire de Moscou – que je dirigerais ce service ?
– C’est cela même.
– Je ne crois pas qu’il me soit possible, dans ces conditions, d’accepter votre offre, car, en pareille matière, je suis accoutumé à ne tenir pour bons et valables que les renseignements obtenus et vérifiés par moi-même.
– Voilà qui est fâcheux.
– Je ne vois pas en quoi. Où avez-vous pris qu’un détective ait jamais effectué une enquête, de quelque nature qu’elle soit, à distance ?
– C’est que... voilà : rien ne nous prouve qu’une fois hors de Russie vous tiendrez vos engagements. À moins que...
Il s’arrêta, me fixa pendant quelques instants, puis, semblant avoir pris une décision, il sortit de son dossier un nouveau papier et reprit :
– À moins que vous ne consentiez à signer ceci...
Il me tendit un document manuscrit, dont voici la teneur exacte :
« Je, soussigné, certifie appartenir à la section de politique extérieure de la Tchéka rattachée au Commissariat du peuple aux Affaires étrangères.
« Je reconnais, en outre, LUI AVOIR REMIS DES DOCUMENTS MILITAIRES ET DIPLOMATIQUES QUE JE ME SUIS PROCURÉS AU WAR OFFICE 37, ET CELA CONTRE ARGENT. »
Ainsi, non seulement ce bandit voulait m’assassiner, mais il voulait également me déshonorer !
Que se serait-il passé, en effet, si j’avais été assez fou – et assez lâche – pour signer ce papier ?
Donnant à mon procès la plus grande publicité et ayant obtenu contre moi une condamnation à mort, à l’opinion publique mondiale indignée de mon exécution il aurait répondu :
– Mais Nobody n’a pas été exécuté en tant que CONSPIRATEUR. Il a été exécuté parce que, après avoir trahi, POUR DE L’ARGENT, en notre faveur, SON PROPRE PAYS, il nous a également trahis par la suite.
Et, à l’appui de ces déclarations, il aurait publié « urbi et orbi » le papier ci-dessus.
Qu’auraient pu répondre à cela mes parents et mes amis ?
Comment auraient-ils pu défendre ma mémoire ?
LA MÉMOIRE D’UN TRAÎTRE !
Aussi, ne pouvant contenir ma colère et mon indignation, je déchirai le papier et je lui en jetai les morceaux au visage.
– Voici ma réponse ! fis-je.
Il était devenu livide...
– Je pense que cet entretien a assez duré, repris-je, et que...
– Nous n’avons, en effet, plus rien à nous dire, me répondit-il, sans toutefois oser me regarder en face. Désormais, la parole est au bourreau !
– PAS ENCORE ! fit une voix derrière nous.
Nous nous retournâmes et, sur le seuil de la porte, écartant la tenture derrière laquelle il s’était jusqu’ici dissimulé, un homme apparut.
Cet homme était Félix Edmondovitch Djerzinsky 38, le maître et le bourreau de la Russie actuelle...
Ses portraits étant répandus à profusion, je le reconnus aussitôt.
Me sachant condamné d’avance, je n’éprouvai à sa vue – contrairement à ce qu’on pourrait croire – nulle émotion.
Son aspect n’avait cependant rien de rassurant et, visiblement, il avait peine à maîtriser sa colère.
Après m’avoir toisé l’espace d’une seconde :
– Vous êtes vif, Monsieur, à ce qu’il paraît, me dit-il d’une voix sèche et autoritaire, et...
– On le serait à moins ! répondis-je en le toisant à mon tour.
D’un geste, il m’invita à me taire.
– J’ai assisté, invisible, mais présent...
– Comme Dieu, alors ? fis-je, gouailleur.
Il eut un nouveau geste, – d’impatience, celui-là – puis il reprit :
– J’ai assisté à votre entretien, et j’avoue ne rien comprendre à la colère que vous venez de manifester. Que vous demande-t-on, somme toute ?
– De me déshonorer, tout simplement.
– Point ! On vous offre, sous certaines conditions, l’oubli de vos fautes et, comme contrepartie, on vous demande de signer un engagement...
– Que je ne signerai en aucun cas.
– Soit ! Vous avouerai-je que, jusqu’à un certain point, je comprends et j’admets votre répugnance à signer un acte d’une telle importance. Mais peut-être existe-t-il d’autres moyens d’entente. Vous plaît-il que nous les examinions ensemble ?
D’un geste, il m’invita à le suivre dans la pièce voisine.
C’était une salle assez grande, rectangulaire, luxueusement meublée : un salon plutôt qu’un cabinet de travail.
Il prit place à son bureau, me fit asseoir en face de lui et, aussitôt, engagea l’action.
– Parmi les moyens d’entente que j’envisage, dit-il, il en est un qui ne saurait vous laisser indifférent. Vous savez que, en même temps que vous, ont été arrêtés, chez mon vieil ami Gottlieb, Kharassoff et Konstantinowna ? Vous vous doutez bien un peu du sort que je leur réserve ?
Il marqua un temps d’arrêt, puis, négligemment, comme en se jouant, il ajouta :
– QUE DIRIEZ-VOUS SI JE LEUR FAISAIS GRÂCE ?
– Je vous en saurais un gré infini, répondis-je, imperturbable, mais je ne vois pas...
– Vous ne voyez pas, s’écria-t-il en se dressant, que je vous offre un moyen, LE DERNIER, de sortir de la situation dans laquelle vous vous trouvez ?
– Ah ! bon ! fis-je en le narguant. C’est, présentée sous une autre forme, la proposition qui m’a été faite tout à l’heure par votre complice.
Autrement dit, vous m’offrez – À CONDITION QUE JE TRAHISSE – la vie sauve ; mais pour mieux me tenir, vous gardez comme otages, EN PRISON, Kharassoff et Konstantinowna !
Pour qui me prenez-vous donc ? Et comment avez-vous pu supposer que je me laisserais prendre à un piège pareil ?
– Croyez bien qu’il n’y a pas de piège et que, si vous nous servez fidèlement...
– Allons donc ! À qui ferez-vous croire que, vous, Félix Djerzinsky, êtes un ennemi de l’Allemagne ? Tous vos gestes, toutes vos paroles démontrent le contraire ! Et, si j’osais...
– Eh bien ! que feriez-vous ?
– Je dirais, parce que telle est ma conviction, que vous êtes plus Boche que ne l’est S... lui-même !
Il sursauta.
– Si je vous prouvais, fit-il, en se penchant vers moi, que je n’ai pas de pire ennemi que celui dont vous venez de prononcer le nom ?
Comme je le regardais, surpris, n’en pouvant croire mes oreilles, il poursuivit :
– Je vous affirme qu’il en est ainsi. J’irai même plus loin : autant j’aimais l’Allemagne hier, autant je la déteste aujourd’hui.
– Peut-on savoir pourquoi ?
– Parce que S..., – qui, je le reconnais, fut mon maître et mon ami, – si bien « camouflé » soit-il, n’en demeure pas moins l’homme à tout faire de la clique pangermaniste.
– Vous avez mis du temps à vous en apercevoir !
– Certes ! Mais, comme il n’est jamais trop tard pour bien faire...
– Permettez-moi de vous interrompre. Somme toute, que reprochez-vous à S... ?
Il tressaillit, puis, me jetant un singulier regard :
– Vous me demandez de jouer cartes sur tables ? Soit ! Aussi bien, comme vous ne sortirez d’ici que pour aller au supplice..., à moins que vous n’acceptiez d’entrer à mon service, je puis m’offrir le luxe de vous parler à cœur ouvert...
Je reproche à S... deux choses :
1o D’organiser contre la Russie soviétique la plus formidable des coalitions, d’accord en cela avec la France, la Grande-Bretagne et leurs satellites : Pologne, Roumanie, États baltes et Petite-Entente ;
2° D’avoir monté de toutes pièces l’affaire Tchaïkowsky, afin de placer sur le trône de Russie, après lui avoir fait épouser un prince allemand, une grande-duchesse de pacotille.
– Mais c’est de Mme Doritsky dont vous me parlez là, m’écriai-je.
– Tiens ! vous êtes au courant de cette affaire ?
– Je ne la connais que par certains détails...
– Eh bien ! voici ce qu’a imaginé S... : ayant découvert, je ne sais trop comment, une femme dont la ressemblance avec la grande-duchesse Anastasie Nicolaïevna est stupéfiante, il a formé le projet de faire passer pour cette dernière la femme en question, dont le nom est Tchaïkowsky et non pas Doritsky, ainsi que certains la nomment.
Après quoi, comme je vous le disais tout à l’heure, s’il réussit à nous renverser, il la placera sur le trône de Russie restauré, après l’avoir mariée à sa propre convenance.
– Et vous êtes sûr que cette Mme Tchaïkowsky n’a rien de commun avec la grande-duchesse ?
– Absolument, et voici pourquoi :
Se levant, il se dirigea vers un coffre-fort dissimulé dans un placard, et il en sortit une petite boîte rectangulaire qu’il plaça sur son bureau, puis il reprit :
– En pareille matière, deux preuves valent mieux qu’une. OR, NON SEULEMENT LES EMPREINTES DIGITALES DIFFÈRENT...
– Pardon ! Comment avez-vous fait pour vous procurer les empreintes de la véritable grande-duchesse ?
Il eut un sourire narquois.
– À tout autre qu’à vous, je répondrais : Mystère et discrétion ; mais, à vous, je ne saurais faire cette injure.
« Tandis qu’elle était prisonnière à Ekaterinbourg, j’avais placé la famille impériale sous la surveillance d’un de nos meilleurs policiers. C’est lui qui, EN ENDUISANT DE VERNIS COPAL BLANC À L’ALCOOL LES BROSSES DONT SE SERVAIENT LES PRISONNIERS, A RÉUSSI À SE PROCURER LEURS EMPREINTES DIGITALES.
– Pas mal ! fis-je en souriant. Et quelle est votre seconde preuve ?
– Voici: la grande-duchesse Anastasie avait reçu à Paris, il y a quelques années, des soins dentaires.
– Et alors ?
– Alors, ainsi que cela se fait généralement, le praticien avait pris le moulage que voici :
Et Djerzinsky, ayant ouvert sa boîte, me remit le moulage qui avait été fait à Paris et continua :
– Voici, maintenant, dit-il, un moulage exécuté sur le système dentaire de Mme Tchaïkowsky.
Je pris ce second moulage et, l’ayant placé à côté du premier, je les examinai soigneusement.
Aucun doute n’était possible :
ILS N’AVAIENT PAS ÉTÉ EFFECTUÉS SUR LA MÊME PERSONNE...
Où Djerzinsky
me révèle un plan machiavélique.
Me sachant homme à n’accepter ses déclarations que sous bénéfice d’inventaire, Djerzinsky n’avait aucun intérêt à me tromper. Je devais donc – jusqu’à preuve du contraire – tenir pour exactes les révélations qu’il venait de me faire.
– Cette intrigue, dont S... fut l’ingénieux metteur en scène, reprit-il dès qu’il eut mis en lied sûr les deux moulages, lui offrait, en outre, la possibilité de mettre la main sur les sommes énormes que le tsar Nicolas II avait, avant sa chute, déposées dans certaines banques anglaises et américaines.
– À quel titre s’en serait-il emparé ? Elles ne lui appartiennent pas.
– Non, certes ! Mais elles appartiennent à l’héritière du trône de Russie. Or, comme moi, vous savez qu’une restauration comporte quelques frais...
– Je comprends, m’écriai-je. Les sommes en question auraient servi à couvrir ces frais, la grande-duchesse Anastasie n’ayant rien à refuser à celui qui l’aurait replacée sur le trône.
– Vous l’avez dit ! C’est pourquoi je me suis efforcé de parer le coup qu’il cherchait à me porter, de même que, actuellement, je m’emploie à faire avorter ses projets de coalition antibolchevique mondiale...
Très intéressé, malgré le dégoût profond que j’éprouvais pour mon interlocuteur, je voulus savoir quel était le plan adopté par lui.
– Serait-il indiscret, fis-je, de vous demander comment vous comptez vous y prendre ?
Sans manifester la moindre hésitation, il me répondit :
– En cherchant en Asie une contrepartie.
– Comment cela ?
– C’est fort simple. Vous savez que toutes les puissances européennes, de même que le Japon et les États-Unis, ont en Chine des intérêts considérables. Cela étant, ne croyez-vous pas QUE, SI JE PARVENAIS À « BOLCHEVISER » l’ancien « empire du Milieu », CES PUISSANCES N’AURAIENT PAS D’AUTRES CHATS À FOUETTER QUE DE S’OCCUPER DE CE QUI SE PASSE EN RUSSIE ?
– Certes ! Mais y parviendrez-vous ?
Il eut un sourire énigmatique, puis, simplement, me répondit :
– C’EST FAIT ! Attendez un an, et vous m’en direz des nouvelles 39.
Je ne pus réprimer un geste de surprise.
– Mais je ne m’en suis pas tenu là, reprit-il. Tandis que Kharakan s’employait à fond en Asie, Zinovieff et Radek inondaient l’Europe de leurs agents, fomentant en Angleterre des mouvements ouvriers dont vous verrez sous peu les résultats ; créant en France tout un réseau de cellules et de rayons, dont l’action se déclenchera au moment voulu, MAIS SE HEURTANT EN ITALIE, EN ESPAGNE ET SURTOUT EN ALLEMAGNE À UNE RÉSISTANCE QU’IL CONVIENT DE BRISER À TOUT PRIX, SI NOUS NE VOULONS VOIR SOMBRER TOUS NOS PROJETS...
Je demeurai immobile, absolument stupéfait.
– En ce qui concerne la France et l’Espagne, poursuivit Djerzinsky, je leur ai suscité au Maroc de tels embarras qu’elles auront quelque peine à les surmonter. Subventionné d aidé par nous, Abd-el-Krim se charge de leur tailler des croupières.
« Reste l’Italie ! Dès que je serai parvenu à « éliminer » Mussolini, – CE QUI NE SAURAIT TARDER, – le régime fasciste, DONT IL EST L’ÂME ET DONT IL CONSTITUE TOUTE L’ARMATURE, s’effondrera, et ce pays, retournant à son vomissement parlementaire, sera d’autant plus accessible à mes agents que le bouleversement social consécutif à la « disparition » du « Duce » sera plus intense.
– Et l’Allemagne ?
– Là, rien à faire ! LES BOCHES, PARCE QUE DISCIPLINÉS À L’EXCÈS ET ANIMÉS D’UN ARDENT DÉSIR DE REVANCHE, ont en horreur nos méthodes de gouvernement. Il est donc inutile de chercher à les « bolcheviser » nous n’y parviendrions pas. Mais j’ai d’autres cordes à mon arc.
– Lesquelles ?
– Nous allons, tout d’abord, essayer la propagande pacifiste. En prêchant la réconciliation franco-allemande, nous allons déterminer un mouvement d’opinion, et peut-être parviendrons-nous à faire aboutir cette politique du désarmement QUI RESTE NOTRE IDÉE MAÎTRESSE, et dont la réalisation mettrait à notre merci une Europe gangrenée jusqu’aux moelles, et, partant, privée des moyens d’action qui, jusqu’ici, ont fait sa force...
– Et si l’Allemagne ne marchait pas ?
– Il nous resterait alors le recours aux armes. ET C’EST LÀ QUE, SELON MOI, VOUS POURRIEZ VOUS TAILLER UN RÔLE DIGNE DE VOTRE GÉNIE.
Frappé de stupeur par l’exposé que venait de me faire Djerzinsky, je ne sus que répondre...
Sans aucun doute, cette machination diabolique, pour peu que l’Europe ne réagit pas, prouvait – et devait – réussir !
Visiblement, Djerzinsky jouissait de l’effet qu’il venait de produire sur moi.
– N’allez pas croire, surtout, reprit-il au bout de quelques instants, qu’il s’agit là de propos en l’air, ne s’étayant sur aucune base sérieuse. Je puis immédiatement vous fournir une preuve.
Déjà, je m’étais levé.
– Cette preuve, quelle est-elle ? demandai-je.
Ostensiblement, il prit dans un des tiroirs de son bureau un revolver qu’il glissa dans sa poche, puis, se tournant vers moi :
– Veuillez me suivre, fit-il.
Nous sortîmes dans la cour, respectueusement salués par tous les « fonctionnaires » de la Tchéka que nous rencontrâmes, et nous nous dirigeâmes vers l’une des ailes du bâtiment en retrait dont j’ai parlé précédemment.
À la porte veillait un groupe nombreux de tchékistes formidablement armés.
Nous entrâmes.
Après avoir franchi un nouveau cordon de tchékistes, qui tous étaient des Chinois, nous arrivâmes devant une porte sur laquelle, peinte en rouge, fulgurait cette inscription : CENTRALE DE COMBAT.
Djerzinsky s’arrêta, prit dans sa poche un trousseau de clés, ouvrit la porte et me déclara :
– Ici se trouve le siège de la DIVISION DE POLICE ÉTRANGÈRE DE LA TCHÉKA. Placée sous la direction d’un membre du Comité central du parti communiste, CETTE DIVISION CENTRALISE TOUS LES RENSEIGNEMENTS D’ORDRE MILITAIRE ET NAVAL QUE LUI TRANSMETTENT NOS AGENTS OPÉRANT À L’ÉTRANGER.
« Or, ces agents sont légion, puisque, dans chaque pays, certains de nos affiliés sont tenus, S’ILS TRAVAILLENT DANS LES ARSENAUX, DANS LES USINES FABRIQUANT DU MATÉRIEL DE GUERRE, DANS LES MINISTÈRES, DANS L’ARMÉE, etc... de fournir au chef de leur rayon, qui nous les envoie ensuite, TOUS LES RENSEIGNEMENTS INTÉRESSANT LA DÉFENSE NATIONALE DE LEUR PROPRE PAYS.
– Mais c’est de l’espionnage, cela !
Djerzinsky partit d’un éclat de rire.
Et cynique :
– Point ! C’EST FAIRE DE LA PROPAGANDE ANTIMILITARISTE. Vous pensez bien que nous ne sommes pas stupides au point d’aller déclarer à tous nos agents bénévoles, ce à quoi tend le râle que nous leur faisons jouer.
« Nous leur avons imposé pour devise : GUERRE À LA GUERRE ! Et, toutes les fois qu’ils nous transmettent un renseignement, ils croient naïvement avoir obéi à cette devise et démoli une partie de l’édifice guerrier conçu par les chefs militaires de leur propre pays.
« En réalité, c’est le contraire qui se produit, PUISQUE C’EST NOTRE PROPRE ÉDIFICE MILITAIRE QU’ILS CONSOLIDENT.
– Vous avez osé cela ! m’écriai-je.
– Oui ! Et, ce qu’il y a de plus drôle, reprit en riant de plus belle Djerzinsky, c’est que, tous ces gens-là travaillant pour « L’IDÉE », – c’est-à-dire « À L’ŒIL », – nous obtenons à peu de frais DES RENSEIGNEMENTS PRÉCIEUX À PLUS D’UN TITRE, ET QUE D’AUTRES QUE NOUS PAYERAIENT FORT CHER.
– Tous les communistes étrangers marchent dans cette combinaison ?
– Tous, non ! Ce serait trop beau ! EN FRANCE et EN ANGLETERRE, notamment, nous avons éprouvé des déboires. EN ALLEMAGNE également. À de rares exceptions près, les communistes de ces pays sont encore trop imbus de « l’Idée de patrie » pour « marcher dans la combinaison », comme vous dites. Ils se méfient et, en réalité, CE QUE NOUS RECEVONS DE CES TROIS PAYS EST, POUR AINSI DIRE, INSIGNIFIANT. Fort heureusement pour nous, la France, l’Angleterre et l’Allemagne ayant « RECONNU » le Gouvernement des Soviets, NOUS AVONS PU REMÉDIER À CELA GRÂCE À L’ACTIVITÉ DE CERTAINS DE NOS DIPLOMATES.
– Comment ! Vos diplomates font de l’espionnage ?
– Et à quoi voulez-vous qu’ils servent, sinon à cela ?
– Eh ! bien, c’est du propre ! ne pus-je m’empêcher de déclarer.
– Propre ou non, – ce qui d’ailleurs est une question d’appréciation, – telle est leur besogne.
Et après un silence :
– Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons nous rendre de ce pas À LA « SECTION DE COMBAT CONTRE L’ALLEMAGNE », celle dont, précisément, je vous offre la direction.
Sans attendre ma réponse, il s’engagea dans un couloir sur lequel s’ouvraient de nombreuses portes.
Sur chacune de ces portes, je vis un écriteau portant le nom d’un pays différent : France, Angleterre, Turquie, États-Unis, Suisse, Belgique, etc.
C’est là qu’étaient installées les « sections de combat » contre chacun de ces pays.
Devant chaque porte se tenait un Chinois en sentinelle...
Nous arrivâmes enfin à la « section de combat contre l’Allemagne ».
Djerzinsky ouvrit la porte, s’effaça devant moi et me fit signe d’entrer.
La pièce, vaste à souhait, offrait l’aspect habituel des bureaux de la Tchéka, avec cette différence, toutefois, qu’elle était un peu plus propre.
Contre les murs étaient scellées des armoires de fer à compartiments multiples.
Au centre de la pièce se trouvait un bureau que surchargeaient des dossiers et derrière lequel se tenait un homme portant la tenue des officiers d’état-major de l’armée rouge...
Dès qu’il aperçut Djerzinsky, il se leva et, après avoir rectifié la position, fit le salut militaire.
Djerzinsky lui rendit son salut puis, d’un ton rogue, l’invita « à nous laisser seuls ».
Quand l’officier fut sorti, Djerzinsky, se tournant vers moi, me dit :
– Vous admettrez bien, n’est-il pas vrai, que ce bureau n’a pas été créé pour les besoins de la cause et qu’il existait avant que je ne vous fasse la proposition d’en prendre la direction, proposition que je vous prie de tenir pour on ne peut plus sérieuse ?
Je m’inclinai sans répondre.
Allant vers une des armoires, Djerzinsky l’ouvrit, puis reprit :
– Voyons ! Qu’avons-nous là ? Si je ne me trompe, ce sont les dossiers relatifs aux voies ferrées ayant une importance stratégique. On y trouve la liste des ouvrages d’art à détruire dès la mobilisation, avec en regard, les noms des agents préposés à cette destruction.
Je jetai un coup d’œil sur le dossier qu’il me tendait, et je pus me rendre compte qu’il s’agissait-là d’un travail bien fait. Aucun détail n’avait été omis. En marge de chaque plan figuraient des notes d’une précision telle qu’aucune erreur ne pouvait être commise par l’agent d’exécution.
L’un après l’autre, j’examinai tous les dossiers que contenait cette armoire. Qu’il s’agit des voies navigables, des ports, des fortifications permanentes ou semi-permanentes, des questions de matériel : arsenaux, usines, service des poudres, etc., tout était noté avec un soin qui, dès l’abord, révélait un travail d’état-major. Rien n’avait été laissé au hasard.
De toute évidence, le haut commandement de l’armée rouge n’ignorait rien des progrès militaires –si clandestins fussent-ils – réalisés par l’Allemagne...
J’aurais donné tout au monde pour que les experts du War-Office pussent jeter un coup d’œil, ainsi que je venais.de le faire, sur ces dossiers.
Peut-être alors auraient-ils compris tout ce que dissimule l’apparent pacifisme d’un S..., que double, dans la coulisse, un von Seeckt...
– Ainsi que vous le voyez, reprit Djerzinsky, nous préparons l’avenir avec un soin méticuleux. Quand sonnera, AU MOMENT VOULU PAR NOUS, l’heure du chambardement général, nous aurons en mains les atouts nécessaires, et rien ne pourra s’opposer à l’avance des armées russo-asiatiques, avance qu’aura préparée Une infiltration aussi lente que méthodique.
« Et cela d’autant, plus que, dans chaque pays de l’Europe, un travail identique a été effectué, et que nous connaissons très exactement les différents dispositifs adoptés par nos adversaires éventuels.
« Aussi faudrait-il que vous soyez fou pour ne pas accepter la proposition que je viens de vous faire.
« Allons ! Que choisissez-vous ?
« D’une part, LA MISE EN LIBERTÉ IMMÉDIATE, UN HAUT GRADE MILITAIRE, DES APPOINTEMENTS SPLENDIDES, UNE VIE SOMPTUEUSE...
« D’autre part, LA MORT, LA MORT SANS PHRASES.
« Je vous accorde vingt-quatre heures de réflexion.
« Demain, à la même heure, j’attendrai votre réponse. Je forme des vœux pour qu’elle soit conforme à mes désirs, car, sans cela...
– Qu’arriverait-il ?
– Je me verrais obligé de prier Chun-Ka-Lin, le bourreau en chef chinois de la Tchéka, de vous faire entendre raison...
Ayant dit, il me salua et sortit, tandis qu’entrait dans le bureau, pour prendre livraison de moi, Bartusoff, qu’escortaient ses quatre janissaires...
Où il m’arrive une aventure
qui sort de l’ordinaire.
Dire que la situation dans laquelle je me trouvais me laissait indifférent serait quelque peu exagéré...
Au vrai, il n’en était guère de pire, – car, comme bien on pense, il n’entrait nullement dans mes intentions d’accepter les propositions de cet être infernal qu’était Djerzinsky, – et, n’eût été mon inaltérable optimisme, je me serais, sans aucun doute, apitoyé sur mon propre sort...
N’allez pas croire que je m’illusionnais sur le compte des brutes entre les mains desquelles je me trouvais. Connaissant leur mentalité, les sachant capables de tout, je m’attendais à en voir de cruelles...
Aussi, tout en suivant mes sbires, j’échafaudais déjà dans mon cerveau un projet d’évasion...
Vous dirai-je que, si j’avais su en quel endroit on me menait, peut-être me serais-je montré moins présomptueux ?
Bartusoff, en effet, m’ayant conduit au greffe de la prison, signa ma levée d’écrou.
Et, comme le « fonctionnaire » qui dirigeait ce service lui demandait ce qu’on allait faire de moi, il lui répondit, tout en me guignant de l’œil, que, Djerzinsky ayant ordonné mon transfert à la Loubianka no 14, il était fort probable que, comme les « autres », JE N’EN SORTIRAIS PAS VIVANT.
J’accueillis cette nouvelle sans broncher...
Pourtant, en Russie, il n’est personne qui ne sache que cet « établissement », où se trouve le siège de la M. Tchéka 40, qui passe pour être la plus inhumaine de toutes les Tchékas, – ce qui n’est pas peu dire ! – est plus communément désigné sous le nom d’« ANTICHAMBRE DE LA MORT »...
Très probablement averti par un coup de téléphone, le directeur de la Loubianka no 14 m’attendait sur le seuil de la porte.
Bien que sa férocité fût proverbiale, il fit preuve de la plus grande courtoisie à mon égard, poussant même l’amabilité jusqu’à s’informer des mets que je préférais...
Extérieurement, cette prison avait l’apparence d’un palais. À cela, il y a une raison : autrefois, ce palais avait appartenu au comte Fédor Vasilievitch Rostopchine, qui, après avoir été aide de camp du tsar Paul Ier, dont il était le favori, devint grand maréchal de la Cour, ministre des Affaires étrangères, et fut nommé, en 1812, gouverneur militaire de Moscou.
C’est ce même Rostopchine qui, le lendemain du jour où Napoléon Ier fit son entrée à Moscou, incendia la ville afin d’en chasser les Français...
Quoi qu’il en soit, je pus me rendre compte, dès l’abord, que rien ne subsistait de ce glorieux passé. Les splendeurs d’autrefois avaient disparu pour faire place à la plus sinistre des prisons...
Après avoir traversé plusieurs cours, séparées les unes des autres par de hautes murailles, nous arrivâmes devant un grand bâtiment intérieur formant aile en retour. S’étant fait reconnaître par les tchékistes chinois de garde, le directeur me conduisit dans une cellule où se trouvaient déjà deux prisonniers.
La présence de ces individus me parut anormale.
IL ALLAIT DE SOI, EN EFFET, QUE, APRÈS LES RÉVÉLATIONS QUE VENAIT DE ME FAIRE DJERZINSKY, MA MISE AU SECRET S’IMPOSAIT.
Donc, mes deux codétenus ne pouvaient être que des « MOUTONS », placés là pour me faire parler, c’est-à-dire pour essayer de m’arracher mes secrets.
Dès que le directeur fut parti, ils se présentèrent à moi fort correctement.
L’un prétendit être le comte Nicolas Bodrinsky, ancien officier dans l’armée Wrangel ; l’autre m’affirma qu’il était l’avocat Pierre Ouraloff.
Tous deux étaient revêtus de l’uniforme gris de la « maison » et portaient, au milieu du dos, le losange jaune, ce qui semblait indiquer qu’ils étaient plutôt des forçats que des condamnés politiques.
Manifestement, ils étaient en contradiction avec leurs dires, puisque, s’ils avaient été condamnés pour complot antibolcheviste, ainsi qu’ils me le donnèrent à entendre, ON NE LEUR AURAIT PAS IMPOSÉ CET UNIFORME.
D’autre part, il est sans exemple, en Russie, que des CONDAMNÉS soient placés dans la même cellule que des PRÉVENUS.
Il est à peine besoin d’indiquer que je gardai pour Moi ces remarques, la prudence étant de règle en un cas pareil...
M’inclinant à mon tour, je me présentai à eux : James Nobody, journaliste anglais.
Feignant la surprise, ils s’exclamèrent et, entrant dans le vif du sujet, me demandèrent pour quel motif j’avais été arrêté.
– Je l’ignore totalement, leur répondis-je, mais, d’après ce que j’ai pu comprendre, on m’accuse d’avoir participé à un complot contre la sûreté de l’État.
– Diable ! s’exclama « le comte Bodrinsky », voilà qui est on ne peut plus fâcheux. C’est là une inculpation qui vous pourrait mener loin.
Et, avec un luxe de détails, véritablement impressionnant, il entreprit de me narrer les hauts faits de nos geôliers.
Eût-il voulu me terroriser qu’il n’aurait pu s’y mieux prendre...
Tandis qu’il parlait, je procédais à mon installation, – installation fort rudimentaire, puisque lés tchékistes m’avaient enlevé tout ce que je possédais ; après quoi, m’étant assis sur la couchette qui m’était réservée, j’écoutai en silence la suite des élucubrations de mon interlocuteur.
À peu de chose près, il me répéta tout ce que m’avait déjà dit Gunslicht autrefois, lors de l’entrevue au cours de laquelle je fus affilié à la Tchéka sous le nom de Kédroff.
Aussi demeurai-je impassible, ce qui parut le surprendre quelque peu.
Voyant le peu de succès qu’obtenait son récit, farci cependant d’anecdotes plus terrifiantes les unes que les autres, il prit le parti de conclure.
– L’essentiel, dit-il en terminant, est qu’on ne vous « oublie » pas.
Cette fois, je crus démêler, dans le ton qu’il employa, je ne sais quelle menace imprécise. Je compris que, désormais, ce qu’il allait dire méritait d’être pris au sérieux.
– Qu’entendez-vous par là ? lui demandai-je en le regardant attentivement.
Il jeta un bref coup d’œil à son camarade, puis, s’asseyant auprès de moi, sur ma couchette, il reprit :
– Il arrive que, parfois, la Tchéka se trouve en présence de cas embarrassants, de cas... DANS LE GENRE DU VÔTRE, par exemple...
Le « comte Bodrinsky » venait de se trahir.
Comment aurait-il pu connaître les faits qui m’étaient reprochés, PUISQUE JE NE LUI EN AVAIS TOUCHÉ MOT ? Il fallait donc qu’un autre que moi – DJERZINSKY SANS DOUTE – les lui eût révélés...
Évitant soigneusement de « marquer le coup », je lui demandai de l’air le plus naïf du monde :
– Mon cas, comme vous dites, est-il donc si grave que cela ?
– À vrai dire, je n’en sais guère de plus graves. On n’attaque pas impunément une organisation aussi puissante que la Tchéka. Aussi, quand elle vous tient, convient-il de filer doux... SI L’ON NE VEUT ÊTRE « OUBLIÉ » DANS UNE DES CELLULES SECRÈTES 41 SPÉCIALEMENT DESTINÉES À CET USAGE.
– Ah bah ! il existe donc, en cette maison, des cellules secrètes ? Et qu’advient-il de vous, si d’aventure on vous y enferme ?
– Mieux vaudrait la mort, croyez-moi.
– Fichtre ! Voilà qui n’est guère rassurant ! Mais, dites-moi, n’existerait-il pas un moyen de me tirer d’affaire ?
Me croyant plus bête que nature, sans doute, le comte Bodrinsky » s’empressa de tomber dans le piège que je venais de lui tendre...
– Il n’en existe qu’un, me répondit-il.
– Lequel ?
– C’EST D’ACCEPTER LES PROPOSITIONS QUE VIENT DE VOUS FAIRE DJERZINSKY.
Je partis d’un éclat de rire.
Il me regarda, vexé.
– Je ne vois pas, fit-il, ce qu’il peut y avoir de risible dans ce que je viens de dire...
Et comme je riais de plus belle :
– Voilà un rire, gronda-t-il, qui, tout à l’heure, pourrait bien se changer en sanglots !
– Je n’en disconviens pas, répondis-je ; il n’en demeure pas moins que Djerzinsky aurait bien dû choisir un... ambassadeur plus intelligent que vous !
– Qu’osez-vous dire ?
– Je dis que, quand on fait le métier que vous faites, il convient de se montrer plus adroit. Vous n’êtes guère à la page, cher monsieur. Et, si vous voulez connaître le fond de ma pensée...
– Eh bien, quel est-il ?
– C’est que, si tous les agents de la Tchéka vous ressemblent, je m’explique aisément les échecs retentissants que lui infligent ses adversaires.
Il s’était dressé et, arrogant, jetant le masque :
– Serait-ce donc un échec, s’écria-t-il, que d’avoir pris un homme tel que vous ?
– Non, certes ! Mais ce succès ne vous est pas dû. Il a fallu, pour que vous obteniez ce résultat, qu’Irma Staub s’en mêlât !
Cette réponse l’exaspéra.
Me jetant un coup d’œil féroce :
– Que votre capture soit ou non le fait d’Irma Staub, cela importe peu ! Ce qui importe, c’est que vous soyez là, emprisonné, à notre merci ! Ce qui importe également...
Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase.
La porte s’étant ouverte, je vis Djerzinsky entrer dans la cellule...
À voir la colère dont il était animé, je compris qu’il avait entendu toute notre conversation.
Ne pouvant maîtriser sa rage et sa déception, il s’avança vers Bodrinsky et, d’une voix rauque, menaçante, lui reprocha en termes amers, cinglants, la « gaffe » qu’il venait de commettre...
– Tu mériterais, lui dit-il en terminant, d’être abattu comme un chien, car il est des fautes qui sont pires que des trahisons ! Celle que tu viens de commettre est de celles-là !
– Cependant, chef...
– Tais-toi ! Eu égard à ton passé, je ne prends contre toi nulle mesure immédiate. Je laisse le soin au Tribunal spécial de la Tchéka de juger ta conduite.
Et, se tournant vers le directeur de la prison, qui, à la tête de quelques gardiens, se tenait dans le corridor :
– Fichez-moi cet imbécile en cellule ! leur cria-t-il. Et en vitesse, n’est-ce pas ?
Puis, ayant chassé d’un geste le faux avocat Pierre Ouraloff, il revint vers moi, les yeux hors de la tête, congestionné.
– À NOUS DEUX ! fit-il.
Où je me trouve placé en face de ce dilemme :
Céder ou mourir !
Posant sur moi son regard vipérin, Djerzinsky prit immédiatement l’offensive.
– On m’avait dit que vous étiez d’une jolie force, me déclara-t-il, mais j’étais loin de me douter que vous auriez aussi vite raison de cet animal de Bodrinsky, qui, il est vrai, s’est montré d’une maladresse insigne, ET, CEPENDANT, IL PASSE POUR ÊTRE LE PLUS SUBTIL DE MES AGENTS.
– Lui ! Vous voulez rire, sans doute ? Il n’y avait pas deux minutes qu’il s’était présenté à moi que je savais à qui j’avais affaire.
– Il en a, pourtant « cuisiné » d’autres que vous, répondit Djerzinsky, vexé...
– Peut-être ! Mais, alors, c’est qu’il s’adressait à des gens privés de discernement. D’ailleurs, je demeure persuadé que, en l’occurrence, c’est vous-même qui l’avez « brûlé » !
Et, à Djerzinsky m’écoutant bouche bée, je fis part des remarques qui m’avaient permis de déduire que Bodrinsky et Ouraloff n’étaient autre chose que des « moutons »...
– J’ignore, dis-je en terminant, si, en procédant de la sorte, ils se sont conformés à vos instructions, mais je sais que, si, ÉTANT À VOTRE SERVICE, vous m’en aviez donné de pareilles, je me serais empressé de vous signaler qu’elles allaient à l’encontre du but que vous poursuiviez.
Ce sont peut-être des serviteurs obéissants, dévoués même, mais ce sont également de rudes maladroits.
Venons-en maintenant à votre propre attitude. Qu’a-t-il été convenu entre nous ? Que vous m’accordiez vingt-quatre heures de réflexion.
Or, sur ces vingt-quatre heures, JE VIENS D’EN EMPLOYER DEUX À ÉVITER VOS EMBÛCHES. Vous m’avez donc manqué de parole. Et cela, naturellement, ne m’encourage guère à vous prêter un concours auquel, SI J’EN CROIS VOTRE INSISTANCE, vous semblez attacher le plus haut prix.
Comment n’avez-vous pas compris que, si je n’étais pas l’homme que je me flatte d’être, j’aurais accepté d’emblée vos propositions, QUITTE À N’EN FAIRE EN SUITE QU’À MA TÊTE ?
– Cela aurait pu vous coûter cher !
– Pas un kopek, cher Monsieur. Car, si, à la suite de je ne sais quel concours de circonstances, vous avez EU Lénine, Trotsky et autres phénomènes de même acabit, moi, vous ne m’« AUREZ » pas !
– Le coup porta.
La figure de Djerzinsky se crispa de rage...
Ses yeux fulgurèrent...
– Si ! je vous « aurai » ! s’écria-t-il, car vous ne sortirez d’ici que si vous acceptez mes propositions.
– Nous verrons bien.
– C’EST TOUT VU !
Tirant de sa poche une fort belle montre enrichie de brillants, – qu’il avait certainement dû acheter « à la foire d’empoigne », – Djerzinsky reprit, après l’avoir consultée :
– On va vous mettre – AU FRAIS – dans une cellule secrète. Nul ne viendra vous y déranger. Vous y resterez jusqu’à demain à 9 heures. Je souhaite...
– Oui, oui ! Je connais l’antienne. N’insistez pas. Demain, à 9 heures, je vous ferai connaître ma réponse. Mais, d’ici là, je suis libre de mes actions, n’est-il pas vrai ?
– Entièrement.
– Alors, vous ayant assez vu, je vous prie de me laisser en paix.
– Dieu me damne ! gronda Djerzinsky, vous me mettez à la porte, je crois ! Avez-vous juré de me pousser à bout ?
– N’en croyez rien, lui répondis-je en souriant, je serais au comble de mes vœux si je réussissais seulement à vous pousser... hors de cette cellule...
Il me lança un coup d’œil haineux, puis, se tournant vers la porte, il fit signe au directeur, qui, en silence, assistait à ce débat, d’approcher.
– Vous allez conduire cet individu, lui dit-il en me montrant du doigt, à la cellule secrète no 24. Vous le mettrez aux fers. Si, demain, à 9 heures très exactement, il ne m’a pas fait demander, vous le remettrez entre les mains de Chun-Ka-Lin. IL A REÇU MES INSTRUCTIONS.
Accentuant ses mots, il ajouta :
– Bien entendu, d’ici là, le prisonnier ne doit entrer en contact avec personne.
– Pardon, fit le directeur, il faudra bien cependant lui porter sa nourriture...
– IL NE MANGERA PAS !
– Encore faudra-t-il lui donner à boire...
– IL NE BOIRA PAS !
– Cette cellule, insista le directeur, est, comme vous le savez, fort mal située, puisqu’elle se trouve placée immédiatement au-dessous de la salle des exécutions. Le prisonnier ne pourra donc pas dormir.
– IL NE DORMIRA PAS !
Ayant dit, Djerzinsky, me toisant avec insolence, déclara froidement :
– À BON ENTENDEUR, SALUT !
Après avoir salué, effectivement, il sortit...
Dussé-je vivre cent ans que ce qui suivit ne s’effacera jamais de ma mémoire.
M’ayant extrait de la cellule dans laquelle j’avais été enfermé jusqu’ici, et qui était relativement confortable, le directeur, après m’avoir fait descendre un escalier, me conduisit dans une autre cellule, laquelle était entièrement vide.
Les murs et le sol me parurent être en ciment.
Le mobilier faisait complètement défaut.
Il n’existait même pas un escabeau pour s’asseoir.
– Déshabillez-vous, m’ordonna brutalement le directeur.
– Vous dites ?
– Je vous dis de vous déshabiller, c’est-à-dire d’enlever les vêtements que vous portez.
– Mais il fait ici un froid terrible, et je risque, à tout le moins, d’attraper une bronchite.
– CELA NE ME REGARDE PAS.
Je compris que discuter avec une brute pareille eût été perdre mon temps. Eussé-je voulu résister, d’ailleurs, que les gardiens qui l’accompagnaient m’eussent déshabillé de force. Je me mis donc nu comme un ver.
– Voilà qui est parfait ! fit-il. Maintenant, veuillez vous asseoir par terre.
Quand j’eus obéi, un gardien chinois s’approcha de moi et, avec une dextérité décelant une longue habitude, me mit les fers aux pieds.
Ces fers qui pesaient plus d’une livre chacun, étaient reliés entre eux par une lourde chaîne en acier longue de quarante centimètres environ.
Entravé de la sorte, je ne pouvais marcher qu’en sautillant.
Ayant vérifié la fermeture des cadenas qui maintenaient les fers à chaque jambe, on me mit les menottes, puis le directeur et les gardiens sortirent dans le corridor, me laissant dans l’obscurité.
Je m’apprêtais à protester quand, soudain, je vis apparaître, sur le seuil de la porte, un autre Chinois armé d’une sorte de lance à incendie, qui, après m’a voir copieusement douché, inonda complètement ma cellule.
Du coup, celle-ci, dans laquelle régnait déjà un froid sibérien, fut transformée en glacière...
N’ayant rien pour me couvrir, même pas le moindre lambeau d’étoffe ; ne pouvant, PUISQUE J’ÉTAIS ENCHAÎNÉ, courir autour de la cellule pour lutter contre le froid mortel qui se glissait dans mes veines, je me mis à grelotter...
– Voilà qui va vous rafraîchir les idées ! me dit le directeur en ricanant. Dès que vous en aurez assez, vous n’aurez qu’à appeler et, aussitôt, on viendra vous délivrer.
– N’y comptez pas ! répondis-je. Après le traitement barbare que vous venez de m’infliger, j’estime qu’il ne peut plus rien y avoir de commun entre Djerzinsky et moi.
– Si ! fit-il en éclatant de rire. IL Y A LE BOURREAU.
Et, d’un geste violent, il poussa la porte qu’il verrouilla soigneusement...
À ce moment, je l’avoue, le découragement s’empara de moi.
Ma situation avait ceci de terrible que, si j’en voulais sortir, je n’avais qu’un moyen : ACCEPTER LES PROPOSITIONS DE DJERZINSKY.
L’évasion ? Il n’y fallait pas songer. En admettant même que, ayant réussi à franchir les obstacles qui s’amoncelaient sur ma route, je parvienne à sortir de la prison, où serais-je allé sans vêtements, sans argent, sans aucun moyen d’action ? Me voyez-vous errant tout nu dans les rues de Moscou ?
De même qu’elle nous avait dénoncés, Irma Staub, LOGIQUEMENT, devait avoir dénoncé tous nos amis.
Bobrikoff et Kriloff étaient sûrement arrêtés. Leurs hommes également.
Il m’était donc impossible de compter sur eux...
Que pouvait-elle bien être devenue, dans la tourmente qui nous avait tous emportés comme des fétus de paille ?
En supposant, à l’extrême rigueur, qu’elle eût échappé aux sbires de la Tchéka, en quoi eût-elle pu intervenir utilement ?
Pendant des heures, j’examinai le problème sous toutes ses faces, et toujours j’en revenais au même point.
Il ne comportait que deux solutions également tragiques : CÉDER OU MOURIR !
Céder ? LE POUVAIS-JE ?
Mourir ? LE DEVAIS-JE ?
En cédant, j’avais, il est vrai, quelques chances de m’en tirer. En manœuvrant habilement, je pouvais, à la rigueur, tout en feignant d’entrer au service politique de la Tchéka, ne rien faire qui pût porter préjudice à qui que ce fût.
Au surplus, contre qui me demandait-on de marcher ? CONTRE LES BOCHES.
En quoi cela pouvait-il me gêner ?
Ne pouvais-je pas, au contraire, trouver dans les dossiers que, tout à l’heure, m’avait montrés Djerzinsky, UNE AMPLE MOISSON DE RENSEIGNEMENTS SUSCEPTIBLES D’ÊTRE UTILISÉS PLUS TARD PAR LE WAR OFFICE ?
Employant au mieux mes connaissances techniques, ne pouvais-je pas, par surcroît, PROCURER À CE DERNIER D’UTILES RENSEIGNEMENTS SUR L’ORGANISATION MILITAIRE DES SOVIETS ?
Cette dernière considération entraîna ma décision.
Et cela d’autant plus que, MORALEMENT, je n’avais plus, MAINTENANT, le droit de me laisser tuer.
N’était-il pas de mon devoir, en effet, connaissant le râle odieux joué par la Tchéka, de révéler à tous les crimes abominables perpétrés par elle ?
Ne fallait-il pas qu’on sache que, chaque jour, DES CENTAINES DE VICTIMES TOMBAIENT SOUS SES COUPS ?
Et le monde devait-il ignorer plus longtemps que, derrière cette façade constituée par le gouvernement des Soviets, SE DISSIMULE UN AUTRE GOUVERNEMENT AUTREMENT PLUS INFÂME ?
Aucune hésitation ne m’était permise.
Et, bien que mes veines charriassent des glaçons, bien que la faim tordît mes entrailles, m’accroupissant dans un coin de ma cellule, transformée en bain de siège, j’attendis paisiblement que Djerzinsky m’envoyât chercher...
Cette entrevue, je devais l’attendre... TROIS SEMAINES !
Une situation invraisemblable, mais vraie.
Dans ma cellule, maintenant, le froid était devenu tellement intolérable que j’éprouvais, de ce fait, de cruelles souffrances.
Mes fers, d’autre part, ayant été serrés à bloc, la circulation du sang s’était ralentie, et il en était résulté un engourdissement des membres inférieurs.
J’avais cette impression que, dans ma chair pantelante, des milliers d’aiguilles avaient été enfoncées.
Je ne souhaite à personne d’endurer une torture pareille...
Bientôt, la faculté de raisonner s’abolit en moi, et une sorte de torpeur envahit tout mon être.
Puis je perdis connaissance...
Combien de temps dura cet évanouissement ? Voilà ce que je ne saurais préciser, mais je suppose qu’il dut se prolonger pendant des heures.
Toujours est-il que, quand je revins à moi, je pus constater qu’aucune amélioration ne s’était produite dans ma situation.
Ayant perdu la notion du temps, j’ignorais si le délai qui m’avait été imparti par Djerzinsky s’était écoulé. À en croire la faim qui me torturait, il devait toucher à son terme.
D’ailleurs, la prison s’animait...
Dans le couloir sur lequel s’ouvrait la porte de ma cellule, les gens allaient et venaient à pas pressés.
Au-dessus, dans la salle des exécutions, s’opérait je ne sais quel remue-ménage, et bien que les sons ne me parvinssent qu’assourdis, j’entendis quelqu’un – un bourreau sans doute – demander :
– Combien y en a-t-il à « expédier » aujourd’hui ?
Ce à quoi on lui répondit :
– Trois hommes et deux femmes.
– Alors, ce sera vite fait.
Soudain, dans le couloir, j’entendis s’élever la voix du directeur.
– Envoyez, cria-t-il, le 22 et le 23 à la « DIVISION DES CADAVRES 42 ! ». Après quoi, vous ouvrirez la porte du 24, auquel j’ai deux mots à dire...
Le 24, c’était moi...
Afin de mieux entendre, je m’étais approché en sautillant de la porte, sur laquelle j’appuyai mon oreille.
Je m’aperçus alors que le judas qui s’ouvrait à hauteur d’homme, au centre de la porte, ne fermait pas hermétiquement et que, par la fente, je pouvais voir ce qui se passait dans le couloir...
De la cellule faisant face à la mienne, – celle qui portait le no 23, – des cris et des supplications proférés par une voix féminine s’élevèrent, qui se muèrent en sanglots...
Puis ils reprirent de plus belle...
– Grâce ! Pitié ! criait la malheureuse ; je ne suis pas coupable !
– Ça, on s’en fout ! lui répondit un gardien.
– Que vont devenir mes pauvres enfants ?
– Puisque je vous dis qu’on s’en fout !
Et, comme elle se cramponnait aux murs, à la porte, refusant de sortir de sa cellule, une grêle de coups s’abattit sur elle.
Elle poussait des cris horribles, véritables hurlements.
– Eh bien ! cria le directeur, en aurons-nous bientôt fini ? FAUT-IL QUE JE M’EN MÊLE ?
Tancé de la sort, le gardien s’élança sur la pauvre femme, la jeta à terre et la traîna jusqu’à la porte du couloir ; là, attendaient deux hommes vêtus d’une sorte de souquenille blanche, ensanglantée par endroits, et que, à ce détail, je reconnus être les aides du bourreau.
Les cris qu’elle poussait maintenant n’avaient plus rien d’humain...
Je sentis mes cheveux se hérisser sur ma tête...
– Envoyez le 22 ! ordonna le directeur dès que la malheureuse eut disparu. Et tâchez de faire un peu plus vite, n’est-ce pas ? MON DÉJEUNER M’ATTEND !
– Puisse-t-il t’empoisonner, crapule ! lui répondit, en sortant de sa cellule, le no 22, un beau jeune homme d’une vingtaine d’années environ, qui, comme moi, était tout nu et portait les fers aux pieds et aux mains.
D’un coup de poing en pleine figure, le directeur l’envoya au sol. Puis, s’acharnant sur sa proie, il le fit rouler à coups de pied jusqu’à la porte du couloir, où le pauvre diable arriva en bien triste état.
Ces scènes atroces m’avaient mis hors de moi. Elles confirmaient tout ce que m’avait dit Kharassoff, des horreurs qui se passaient dans les caves de la Tchéka.
Aussi, quand, ma porte ayant été ouverte, le directeur pénétra dans ma cellule, ne pus-je m’empêcher de lui dire :
– Vous ne semblez pas vous rendre compte, monsieur, que vous venez de commettre une double lâcheté !
Il me regarda d’un air surpris.
– Moi ? fit-il ; une double lâcheté ? Je ne comprends pas.
– En ce cas, je vous plains. Permettez-moi de vous dire, néanmoins, que, s’il est lâche de frapper une femme, il est tout aussi lâche de frapper un homme désarmé et mis dans l’impossibilité de se défendre !
Il eut un sourire cynique et me répondit :
– Bah ! Vous en verrez bien d’autres, si Djerzinsky vous fait grâce !
– Je ne demande de grâce à personne. Au fait, voulez-vous faire savoir à ce... monsieur que je désire lui parler ?
Le sourire du directeur s’accentua :
– Il est trop tard, fit-il. Les vingt-quatre heures de répit qui vous ont été accordées par Djerzinsky s’étant écoulées sans que vous lui ayez transmis votre réponse, la condamnation prononcée contre vous devient exécutoire.
– Il y a déjà vingt-quatre heures que je suis enfermé ici ! m’écriai-je.
– Oui, monsieur. Depuis... CINQ MINUTES.
– Et aucun recours n’est possible ?
– AUCUN.
– Soit ! J’aurais été heureux, cependant, de dire quelques mots à Djerzinsky avant de mourir...
– Impossible ! D’ailleurs, il vient de partir en voyage.
– Et... quand serai-je exécuté ?
– Cela, nul n’en sait rien. Peut-être ce soir, à moins que ce ne soit demain, ou après-demain... J’AI MÊME VU DES CONDAMNÉS À MORT ATTENDRE PENDANT SIX MOIS, VOIRE UN AN...
– Mais c’est horrible ! interrompis-je.
– Horrible ou non, IL EN EST AINSI. Et ni vous ni moi n’y pouvons rien. VOUS NE SEREZ EXÉCUTÉ QU’AU MOMENT PRÉCIS OU LE COMITÉ DIRECTEUR DE LA TCHÉKA L’AURA DÉCIDÉ.
– Bien ! fis-je, résigné. Mais sans doute allez-vous, en attendant, me rendre mes effets et me changer de cellule ?
– Je regrette, mais cela n’est pas en mon pouvoir. Vous êtes au régime ultrasecret, qui comporte la suppression des vêtements – AFIN D’ÉVITER LES ÉVASIONS – et une douche quotidienne – PAR MESURE D’HYGIÈNE.
– C’est par mesure d’hygiène, m’écriai-je, que vous transformez ma cellule en frigorifique !
Il me fit alors cette réponse inouïe :
– Oui ! ET, PLUS TARD, VOUS M’EN REMERCIEREZ, car cette douche EST LE SEUL MOYEN PRÉVENTIF CONTRE LA FOLIE.
– La folie ?
– Oui ! la folie ! Vous m’en direz des nouvelles, QUAND VOUS AUREZ « MARINÉ » ICI PENDANT TROIS MOIS SEULEMENT.
– Trois mois ? Mais je serai mort auparavant !
– C’est la grâce que je vous souhaite ! fit-il, en frappant à la porte pour qu’on vînt lui ouvrir...
Au gardien qui se présenta, il donna les instructions suivantes :
– Pendant quatre heures par jour, LE MATIN, DE 6 HEURES À 8 HEURES, ET L’APRÈS-MIDI DE 2 HEURES À 4 HEURES, vous enlèverez ses fers au no 24, afin qu’il puisse prendre un peu d’exercice et se dégourdir les membres. Il aura droit, chaque jour, à une soupe AVEC VIANDE et à 250 grammes de pain. Tous les soirs, après la douche, vous lui remettrez une couverture, AFIN D’ÉVITER QU’IL PRENNE FROID. C’est tout.
Et se tournant vers moi :
– Il est inutile, me déclara-t-il, d’essayer de parler et votre gardien. Il n’est pas sourd, MAIS IL EST MUET. C’est un ancien condamné AUQUEL, POUR ÉVITER TOUTE INDISCRÉTION, ON A COUPÉ LA LANGUE.
– Vous êtes donc sans pitié ? m’écriai-je.
– La pitié, ricana-t-il, n’est pas une vertu bolcheviste, C’EST UNE VERTU BOURGEOISE ! COMME TELLE, ELLE EST PROHIBÉE EN RUSSIE...
M’ayant décoché cette flèche du Parthe, il s’en alla...
Je dois à la vérité de reconnaître que les instructions qu’il venait de donner, concernant mon « régime », furent suivies à la lettre... ou presque.
Pendant quatre heures tous les jours, on m’enleva mes fers, ce qui, effectivement, me permit de prendre un peu d’exercice et m’évita de demeurer perclus.
Tous les jours, on m’apporta une soupe AVEC VIANDE.
Mais sans doute le mot « viande » n’a-t-il pas le même sens en Russie qu’à l’étranger, car la « viande » qu’on me servit pendant tout le temps que je demeurai dans cette cellule infernale fut représentée par un OS, – toujours le même, – sur lequel, afin d’éviter toute erreur, ON AVAIT PRIS LE SOIN DE GRAVER AU COUTEAU LE No 24.
Je n’avais donc, de ce fait, à redouter aucune indigestion...
Ce qui me parut moins drôle, par exemple, c’est que CHAQUE JOUR mon gardien, feignant de goûter ma pitance, – POUR CE FAIRE, IL TREMPAIT SON DOIGT DEDANS, – et ne la trouvant sans doute pas assez salée, ÉPROUVAIT LE BESOIN D’Y AJOUTER UNE POIGNÉE DE SEL, dont il avait une ample provision dans un sac qui ne le quittait jamais à l’heure de la distribution.
Il en résultait que la soupe ainsi accommodée devenait immangeable et que, par surcroît, elle déterminait une soif inextinguible.
D’autre part, comme l’heure de la distribution ne coïncidait pas avec les heures pendant lesquelles j’étais désentravé, il me fallait, pour absorber ma soupe, M’ALLONGER SUR LE SOL ET LA LAPER AINSI QUE FONT LES CHIENS...
Restait la couverture...
Comme on me la remettait avant la douche, ET NON APRÈS AINSI QUE L’EÛT VOULU LA LOGIQUE, elle était aussitôt transformée en éponge et devenait inutilisable...
De tout quoi il résultait que ma situation, au lieu de s’améliorer, allait chaque jour en empirant.
Et cela d’autant plus que, ma cellule étant située sous la salle des exécutions, rien ne m’échappait de la besogne qu’y effectuaient les bourreaux.
Ce n’étaient, tout le long du jour, – ET FORT SOUVENT LA NUIT, que cris et lamentations, auxquels répondaient des coups de revolver que suivait la chute des corps sur le sol...
La mise à mort des grands coupables – et j’en étais un – nécessitait plus de mise en scène. Au lieu de les abattre, comme les autres, d’un coup de revolver dans la nuque, – ce qui, en mettant la tête en bouillie, avait l’avantage, pour la Tchéka, d’interdire toute identification ultérieure, – on les « confiait » aux bourreaux chinois.
Opérant avec d’inimaginables raffinements de cruauté, ceux-ci faisaient périr leurs victimes au milieu des supplices les plus épouvantables.
Tous les soirs, vers 7 heures, on leur amenait les condamnés. Ils se mettaient à la besogne et, souvent, la prolongeaient fort avant dans la nuit, qui retentissait des hurlements de suppliciés.
Aussi, un sort semblable m’étant réservé, la dépression morale et physique aidant, – on pense bien que le régime auquel j’étais soumis n’avait rien de réconfortant, – attendais-je chaque soir avec angoisse, – et pourquoi ne pas l’avouer, puisque c’est vrai ? – avec terreur que sonnassent 7 heures...
Et chaque soir, la liste des victimes ayant été épuisée sans que mon nom y figurât, je me laissais retomber, épuisé, haletant, sur le sol de ma cellule, me disant :
– CE SERA sans doute POUR DEMAIN.
À l’heure actuelle, au moment où j’écris ces lignes, je me demande comment je ne suis pas devenu fou.
Dieu, dans sa miséricorde infinie, en avait décidé autrement...
Une nuit, en effet, tandis que retentissait au-dessus de ma tête l’habituel concert de hurlements, – ce qui, naturellement, m’empêchait de dormir, – le judas percé dans la porte de ma cellule s’ouvrit et un papier vint tomber à mes pieds.
En même temps, une voix inconnue prononça ces mots :
– PRENEZ ET OBÉISSEZ !
Où, pour me convaincre,
la Tchéka emploie un stratagème
inventé par le diable lui-même.
– PRENDRE ET OBÉIR, voilà qui est vite dit, pensai-je ; mais comment faire, puisque, étant entravé, tout mouvement m’est interdit ?
« En admettant, même, que je réussisse à prendre ce billet, comment le lire, puisque je suis dans l’obscurité la plus complète ?
Au cours de ma captivité, j’avais déjà vécu des heures bien angoissantes, mais aucune ne me parut plus pénible que celle que j’employai à retrouver ce papier, lequel, sans aucun doute, m’apportait quelque espoir...
Ne fallait-il pas, d’autre part, le soustraire à la curiosité des gardiens ? Car, bien qu’ignorant sa teneur, je me doutais qu’il était vraisemblablement de nature à compromettre, en même temps que celui qui l’avait écrit, celui qui me l’avait transmis.
Tout en raisonnant de la sorte, je n’étais pas demeuré inactif. Me mettant à plat ventre dans l’eau boueuse qui recouvrait le sol de ma cellule, du menton, je tâtais autour de moi, dans toutes les directions.
Mes efforts furent, enfin, couronnés de succès : ayant trouvé le billet, je pus le saisir entre mes dents.
En étais-je plus avancé ? Non, certes, CAR COMMENT ET OÙ LE DISSIMULER ?
Je n’avais, à vrai dire, qu’un seul moyen d’y parvenir : le cacher dans ma bouche.
Mais ne risquais-je pas, en procédant de la sorte, sinon de l’anéantir, tout au moins d’en voir le texte effacé par ma salive ?
Tout bien considéré, je décidai de garder le papier entre mes dents jusqu’au moment où le muet viendrait me délivrer de mes fers. Après quoi, je m’efforcerais, l’ayant dissimulé dans ma bouche, de le soustraire à toute investigation...
Je passai ainsi le reste de la nuit, me livrant aux suppositions les plus saugrenues quant à la teneur de ce billet, et attendant avec l’impatience qu’on devine la venue du gardien.
Sur le coup de 6 heures du matin, il parut enfin. M’ayant enlevé mes fers, IL ME FIT SIGNE DE SORTIR DE LA CELLULE.
Tout d’abord, je ne compris pas, car, depuis que j’étais incarcéré, C’ÉTAIT LA PREMIÈRE FOIS QUE SE PRODUISAIT UN TEL ÉVÉNEMENT.
Le gardien ayant renouvelé son geste, non sans manifester quelque impatience, je sortis dans le couloir, éprouvant toutes les peines du monde à tenir ouverts mes yeux qui, habitués à l’obscurité, ne pouvaient supporter l’éclat des lampes électriques répandues à profusion dans cet étroit boyau,
Quand la gêne que j’éprouvais de ce fait eut disparu, le gardien, m’ayant montré un volumineux paquet placé à mes pieds, me fit signe de le prendre. Puis, m’empoignant par le bras, il me conduisit à l’étage supérieur, où il m’enferma dans une nouvelle cellule, simplement, mais confortablement, meublée d’un lit, d’une table et de deux chaises.
Un radiateur électrique entretenait dans cette pièce une chaleur douce. De plus, une lampe fixée au plafond, donnait un éclairage suffisant.
Je n’en pouvais croire mes yeux.
Sortant de l’enfer, je me crus transporté, sinon au paradis, tout au moins au purgatoire.
Mon premier soin fut de m’assurer que nul regard indiscret ne pouvait épier mes mouvements. Quand je fus tranquillisé à ce sujet, je pris dans ma bouche le billet qui s’y trouvait dissimulé.
Il était ainsi conçu :
« EN REFUSANT DE SERVIR CONTRE L’ALLEMAGNE VOUS AVEZ ACCOMPLI UN GESTE QUE NOUS SOMMES LOIN DE SOUS-ESTIMER.
« TOUT EN FEIGNANT D’ACCEPTER LES PROPOSITIONS QUI VONT VOUS ÊTRE FAITES PAR MENJENSKI, LE BRAS DROIT DE DJERZINSKY, DEVANT LEQUEL VOUS ALLEZ ÊTRE CONDUIT, PERSÉVÉREZ DANS VOTRE ATTITUDE ET VOUS SEREZ SAUVÉ.
« MANŒUVREZ, DE FAÇON À LE PERSUADER QUE LES SOUFFRANCES SUBIES PAR VOUS VOUS ONT ASSAGI.
« ON VA VOUS REMETTRE UN UNIFORME. QUELLE QUE SOIT VOTRE RÉPUGNANCE À VOUS EN REVÊTIR, N’HÉSITEZ PAS.
« DEMAIN AU PLUS TARD, VOUS SEREZ LIBRE.
« I. S.
« P.-S. – DÉTRUISEZ CE PAPIER DÈS QUE VOUS L’AUREZ LU. »
Cette dernière recommandation d’Irma Staub – CAR CE BILLET NE POUVAIT ÉMANER QUE D’ELLE – me fit sourire. Elle la peignait tout entière : MYSTÈRE et DISCRÉTION.
Quoi qu’il en soit, j’étais loin de m’attendre de sa part à une pareille marque d’intérêt, la célèbre espionne n’ayant pas pour habitude de sauver ceux de ses adversaires qui se trouvaient dans le pétrin.
Il est vrai que, à la rigueur, cette attitude pouvait lui avoir été dictée par la crainte de me voir entrer au service de la Tchéka, CE QUI M’AURAIT PERMIS, TOUT EN ME VENGEANT D’ELLE, IRMA STAUB, POUR LE TOUR PENDABLE QU’ELLE M’AVAIT JOUÉ, DE FAIRE UN MAL INCALCULABLE À L’ALLEMAGNE...
L’essentiel, pour moi, étant de m’évader à tout prix de cet antre infernal, je décidai de suivre à la lettre les instructions qu’elle venait de me faire parvenir.
M’approchant du radiateur, je mis le feu au billet. Quand il fut réduit en cendres, je pris le paquet et, l’ayant ouvert, J’Y TROUVAI UN UNIFORME COMPLET D’OFFICIER SUPÉRIEUR DES TROUPES À LA DISPOSITION DE LA TCHÉKA 43.
Rien n’y manquait, même pas les bottes munies d’éperons.
On avait poussé l’obligeance – connaissant mes goûts, sans doute – jusqu’à y joindre une chemise et des chaussettes de soie.
On me gâtait, décidément !
Le plus drôle, c’est que tout cela m’allait à la perfection.
Cet uniforme, ces bottes, cette casquette, – la fameuse coiffure cylindro-conique timbrée d’une étoile rouge, chère à la Tchéka, – on les eût dits faits sur mesure.
Ma parole, j’aurais donné je ne sais quoi pour pouvoir m’admirer dans une glace. Je devais être à peindre...
M’étant baissé machinalement pour examiner un des détails de mon uniforme, mes yeux se fixèrent sur un « objet » que je savais faire partie intégrante de mon individu, mais que jamais, en aucun cas, il ne m’avait été donné de voir...
MA BARBE !44
Comme l’immense majorité de mes compatriotes, j’avais, en effet, l’habitude de procéder chaque matin à l’ablation de tout ce qui, dans mon système pileux, ne me paraissait pas rigoureusement indispensable.
N’ayant pu me raser depuis mon incarcération, ma barbe avait pris sa revanche, et avait envahi tout le bas de mon visage.
MAIS ELLE ÉTAIT ENTIÈREMENT BLANCHE !
Cette coloration anormale, étant donné mon âge, était due, évidemment, aux souffrances physiques et aux tortures morales que je venais d’endurer, de même que leur étaient dues la toux qui, par moments, déchirait ma poitrine et, aussi, certaines douleurs rhumatismales qui ne laissaient pas d’être fort gênantes, parce que terriblement douloureuses...
Encore que cette constatation me déplût souverainement, – la décoloration du système pileux chez un adulte étant généralement une preuve de déchéance physique, – elle ne me troubla pas au point de me faire oublier qu’il me restait à jouer une partie dont allaient dépendre ma mise en liberté et, PAR CONSÉQUENT, mon évasion.
Aussi, quand, quelques instants plus tard, on vint me chercher pour me conduire devant Menjenski, abordai-je ce dernier le front serein et en pleine possession de mes moyens d’action.
Tout comme le bureau de Djerzinsky, celui dans lequel je venais d’être introduit était luxueusement meublé. Des tapisseries splendides – ne provenaient-elles point de l’Ermitage ? – recouvraient les murs, et le mobilier – bois doré et point de Beauvais – constituait un ensemble merveilleux que rehaussait encore un très authentique tapis de la Savonnerie.
Le bureau derrière lequel se tenait Menjenski était lui-même une pure merveille, et je sais des antiquaires qui l’eussent payé au poids de l’or.
Le contraste entre cet ensemble véritablement princier et la cellule no 24, que je venais de quitter, était tellement violent QUE JE COMPRIS AUSSITÔT QU’IL ÉTAIT VOULU ET FAISAIT PARTIE DU PLAN D’ACTION ÉTABLI CONTRE MOI PAR LA TCHÉKA.
Me supposant déprimé au point de ne plus pouvoir discerner le vrai du faux, la Tchéka cherchait à m’éblouir.
D’un homme nu comme ver, torturé dans son esprit et dans sa chair, ayant sans cesse devant les yeux le spectre de la mort, ON AVAIT FAIT UN OFFICIER AU RUTILANT COSTUME.
Et comme décemment on ne pouvait maintenir en prison un officier revêtu d’un si bel uniforme, on le plaçait, maintenant, dans un milieu adéquat ; on créait à son intention une ambiance..., QUITTE, EN CAS D’INSUCCÈS, À LE REPLONGER DANS L’ENFER QU’IL VENAIT DE QUITTER. ON LUI PERMETTRAIT AINSI D’ÉTABLIR UNE COMPARAISON ENTRE LE SORT QU’ON LUI OFFRAIT ET CELUI DÉLIBÉRÉMENT CHOISI PAR LUI.
Évidemment, c’est un moyen comme un autre de briser la résistance aux ordres de la Tchéka et de mater les fortes têtes...
Malheureusement pour la Tchéka, cette méthode est archi-connue. N’est-ce point Satan qui, l’ayant utilisée pour la première fois, s’attira cette réponse du Christ : Mon royaume n’est pas de ce monde ?
Et, chez nous, en Angleterre, cette façon de procéder ne porte-t-elle pas le nom de douche écossaise ?
Décidément, la Tchéka n’a rien inventé.
Aussi, quand Menjenski, rentrant ses griffes, après m’avoir invité à « prendre un siège », me demanda :
– Eh bien ! citoyen Nobody, avez-vous réfléchi aux propositions qui vous ont été faites ? Quelle réponse dois-je transmettre à Djerzinsky ?
Je lui répondis en souriant :
– Vous pouvez lui affirmer que je suis prêt, sous certaines conditions, à les accepter.
– Peut-on connaître ces conditions ? me répondit-il avec une nuance d’inquiétude dans la voix.
– Certes ! Tout d’abord j’exige le grade de général dans l’armée rouge, – ET NON PAS DANS LES TROUPES À LA DISPOSITION SPÉCIALE, – avec les émoluments que reçoivent les autres généraux.
– ACCORDÉ ! fit-il, après avoir consulté une fiche.
– J’exige, en outre, pleine et entière liberté d’action quant à la mission dont j’accepte de me charger, le moindre impedimenta risquant d’en compromettre les résultats !
– Qu’entendez-vous par liberté pleine et entière ?
– Liberté de mouvements, d’abord. Liberté ensuite, de conduire mes enquêtes comme bon me semblera, sous le contrôle, évidemment, du chef d’État-major général et d’après ses instructions. Liberté, enfin, de choisir mes collaborateurs.
Il réfléchit longuement, puis me répondit :
– Cela me semble normal. ACCORDÉ. Ensuite ?
– Tolérance la plus large, en ce qui concerne mes opinions politiques. RÉPROUVANT LES MÉTHODES COMMUNISTES, JE N’APPARTIENDRAI JAMAIS AU PARTI QUI LES APPLIQUE.
– Pourvu que vous serviez loyalement ce parti, il se moque complètement de ce que vous pensez de lui. ACCORDÉ. Après ?
– Mise en liberté immédiate et transfert non moins immédiat hors de Russie, SOUS MON CONTRÔLE PERSONNEL, de Kharassoff et de Konstantinowna la Rouge.
– Impossible ! me répondit-il.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils ne sont plus entre nos mains.
– Ah bah ! Se seraient-ils évadés ?
– Non, mais c’est tout comme : ON LES A ENLEVÉS.
– Voilà ce qu’il va falloir me prouver... avant qu’intervienne tout accord entre nous, car je suis payé pour savoir que ne s’évade pas qui veut de la Loubianka no 14.
Menjenski me fixa l’espace d’une seconde, puis, sur un ton lugubre, reprit :
– Je n’ai d’autres preuves à vous donner que ma parole. Il ne m’est même pas possible de vous expliquer comment ce double enlèvement a été effectué. Tout ce que je puis vous dire, c’est que celui qui a osé cela ne devait pas en être à son coup d’essai.
– Pouvez-vous, du moins, me fournir quelques précisions sur les faits qui ont précédé...
– Je vais vous dire ce que je sais : Kharassoff et Konstantinowna ayant été condamnés à mort par le tribunal spécial de la Tchéka, et nos bourreaux ordinaires étant surchargés de besogne, il avait été décidé de les transférer à la Saltychicka, qui est, comme vous savez, une des... succursales de la Loubianka. Le transfert fut effectué en pleine nuit. Une auto vint prendre les deux condamnés ; ils y montèrent en compagnie de quatre de nos meilleurs agents...
– Et alors ?
– Alors, le lendemain, au petit jour, on retrouva l’auto dans la Petrowska, à proximité de l’ancien couvent Vissoko Petrow. Les prisonniers avaient disparu. Quant aux agents...
– Eh bien ?
– Ils gisaient, ÉGORGÉS, au fond de la voiture.
Où il est démontré que le vrai
peut quelquefois paraître invraisemblable.
Faite d’un ton amer, cette dernière déclaration entraîna ma conviction. Pour moi, il ne faisait plus doute désormais que, soit qu’ils se fussent évadés par leurs propres moyens, soit qu’ils eussent été enlevés par leurs amis, Kharassoff et Konstantinowna la Rouge n’étaient plus au pouvoir de la Tchéka.
Je me félicitai d’autant plus de les savoir hors de danger que ma propre évasion s’en trouvait facilitée. Il m’eût répugné, en effet, de partir en abandonnant au sort terrible que leur réservait la Tchéka un homme qui n’était rentré en Russie que pour faciliter ma mission, et une femme qui ne s’était jointe à nous que sur mes instances pressantes.
Débarrassé de ce souci, je me tournai vers Menjenski et je lui dis :
– J’accepte votre parole et je considère l’incident Kharassoff-Konstantinowna comme réglé. Je ne vois plus qu’un point à examiner.
– Lequel ?
– Où allez-vous me loger ?
Visiblement pris de court, Menjenski hésita, ne sachant quoi répondre.
– Que diriez-vous, fit-il au bout d’un moment, d’un appartement situé dans la... maison où nous sommes ?
– Je n’en veux à aucun prix ! m’écriai-je. Loger ici me rappellerait de trop mauvais souvenirs.
– C’est que, répondit-il, je ne sais pas si le Conseil supérieur de la Tchéka vous autorisera à loger ailleurs. Personnellement j’ai foi en vous et suis prêt à me porter garant de votre loyauté. MAIS, AU SEIN DU CONSEIL, IL EST DES GENS QUI PENSENT DIFFÉREMMENT.
– Alors, il n’y a rien de fait ! Qu’on me reconduise en cellule !
– Une minute, que diable ! s’écria mon interlocuteur. Vous vous emballez comme une soupe au lait ! Ce n’est point ainsi qu’on traite les affaires, et l’on ne refuse pas une offre de l’importance de celle qui vous est faite pour une vétille pareille.
C’est sans rire qu’il me fit cette réponse monumentale.
Il faut être fou, ou tchékiste, – ce qui revient à peu prés au même, – pour oser qualifier de vétille le fait d’être « encaserné » à la Loubianka.
Cet encasernement, d’ailleurs, ressemblait par trop à un internement pour qu’il me fût permis d’accepter une telle combinaison. Et puis, comment concilier cette proposition avec la clause concernant ma liberté d’action, CLAUSE À LAQUELLE VENAIT DE SOUSCRIRE MENJENSKI ?
Aussi, le regardant bien en face, je lui répondis :
– J’ignore quels sont les gens auxquels vous venez de faire allusion, et, si je conçois qu’ils me suspectent, je n’arrive pas à comprendre, cela étant, POURQUOI ILS M’OFFRENT D’ENTRER À LEUR SERVICE. S’ils avaient pour deux liards d’intelligence, ils auraient deviné déjà qu’un homme comme moi ne peut TRAVAILLER que s’il jouit de sa liberté pleine et entière.
Une mission de la nature de celle dont ils me demandent de me charger comporte de multiples aléas, et je ne sais personne au monde qui la puisse diriger de l’intérieur d’une prison.
D’autre part, vos frontières étant fermées, – et comment ! – je ne vois pas quel serait le risque couru par eux s’ils m’autorisaient à loger en ville et à « travailler » sans nulle contrainte.
Mon argumentation parut produire une certaine impression sur Menjenski, qui me répondit néanmoins :
– Il m’est impossible de satisfaire à votre demande sans avoir, au préalable, consulté mes camarades du Conseil supérieur. Aussi vais-je vous prier d’attendre mon retour ici-même.
Je m’inclinai sans répondre.
Il se leva, prit un dossier qui se trouvait placé devant lui sur la table et fit quelques pas vers la porte.
Puis, se retournant soudain, il revint vers moi et, à brûle-pourpoint, me demanda :
– Bien entendu, AU CAS OÙ TOUTES VOS CONDITIONS, Y COMPRIS LA DERNIÈRE, seraient acceptées, vous nous donneriez votre parole d’honneur de ne pas vous enfuir à l’étranger ?
Du tac au tac, je lui répondis :
– Je ne puis même pas vous donner cette satisfaction. De deux choses l’une : ou vous avez confiance en moi ou vous n’avez pas confiance. Or, je considère que le seul fait de m’imposer une telle condition serait faire preuve à mon égard d’un intolérable sentiment de défiance ! C’est pourquoi je regrette de ne pouvoir y souscrire.
Cette réponse le déconcerta visiblement, et il sortit en hochant la tête de l’air d’un homme convaincu de courir à un échec...
Dès qu’il eut disparu, je m’approchai de la fenêtre pour essayer de situer l’endroit où se trouvait, dans la prison, le cabinet de travail de Menjenski.
Du premier coup d’œil, je vis qu’il aspectait la rue Loubianka.
J’ouvris la fenêtre et me rendis compte qu’il était situé au premier étage. À gauche, j’aperçus l’église Saint-Georges et, à droite, l’église de la Sainte Vierge de Grébnevsk.
Si elle n’eût été pleine de monde, et en admettant que mes jambes ankylosées par ma captivité me le permettent, rien ne m’eût été plus facile que de sauter dans la rue, la fenêtre n’étant séparée du sol que par une hauteur de quatre mètres environ.
Il n’y fallait malheureusement pas songer, les gens qui déambulaient sous mes yeux étant pour la plupart des tchékistes.
On sait, en effet, que le quartier de la Loubianka leur est entièrement réservé. Ils en occupent tous les immeubles ; ils y ont leurs théâtres, leurs cinémas, leurs casernes et même leurs églises.
Je me gardai bien de commettre cette folie et, paisiblement, je revins m’asseoir à ma place.
Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et je vis entrer un individu qui, comme moi, portait l’uniforme des officiers supérieurs des troupes à la disposition spéciale de la Tchéka.
Ma vue parut le ravir d’aise.
– Du diable ! fit-il en souriant, si je me serais attendu à vous trouver ici... IGNOREZ-VOUS DONC, MON CHER CAMARADE, QUE DEPUIS DEUX HEURES LE « GÉNÉRAL » VOUS RÉCLAME À TOUS LES ÉCHOS ?
Je compris aussitôt qu’il y avait erreur sur la personne et que cet officier me prenait pour un autre.
– On vous cherche partout, reprit-il en souriant de plus belle, et le « général » – qui n’aime pas attendre, comme vous savez, – est dans un état de fureur indescriptible.
– Voilà qui est fâcheux ! répondis-je. Je suis, en effet, en conférence depuis plus de deux heures avec Menjenski, et je crains fort de n’en avoir pas fini de sitôt avec lui. Je vous serais obligé de vouloir bien communiquer ce détail au « général », et de m’excuser auprès de lui si je ne me rends pas immédiatement à ses ordres.
– Jamais de la vie ! s’écria mon interlocuteur. À faire attendre le « général », nous risquerions, vous et moi, de recevoir une aubade de première classe. Mieux vaut, à mon avis, aller vous présenter tout de suite au « général », quitte à remettre à plus tard la suite de votre conversation avec Menjenski.
– Oui, mais, si ce dernier s’apercevait de mon absence, il serait furieux, et je risquerais...
– Croyez-moi, interrompit l’officier, entre deux maux, mieux vaut choisir le moindre. D’ailleurs, j’ai mon auto à la porte et, en moins de dix minutes, nous serons rendus à l’Hôtel de la Noblesse...
– À l’Hôtel de la Noblesse ? m’écriai-je malgré moi.
– Oui. C’est là qu’est installé depuis huit jours le quartier-général. Vous voyez que, tout compte fait, en vous pressant un peu, vous pourrez être de retour ici dans une heure.
Quelque surprenant que fût l’incident, il ne m’en offrait pas moins une occasion inespérée de sortir de la Loubianka. Et, bien que la surprise éprouvée par moi fût immense, ELLE NE M’OBNUBILAIT PAS AU POINT DE M’INCITER À REPOUSSER UNE OCCASION DE M’ÉVADER QUI, SANS DOUTE, NE SE REPRÉSENTERAIT JAMAIS PLUS.
– Soit ! fis-je en me levant. Mais faisons vite, car, pour rien au monde, je ne voudrais mécontenter Menjenski.
– Bah ! fit-il en riant, il n’a jamais cassé trois pattes à un canard. Au surplus, le « général » est de taille à vous défendre. Soyez tranquille : Menjenski ne s’attaquera jamais à lui. Il sait trop bien qu’il y laisserait des plumes.
Tout en devisant de la sorte, nous avions descendu l’escalier qui débouche sur le vestibule où s’ouvre la porte de la prison. De nombreux tchékistes en armes s’y trouvaient. D’autres, portant la tenue civile, surveillaient les allées et venues des gens qui entraient au greffe et en sortaient.
Dès qu’il nous aperçut, l’officier chef de poste, qui appartenait également au corps dont nous portions l’uniforme et qui, par conséquent, était notre subordonné, se précipita vers la porte qu’il ouvrit toute grande.
Puis, s’inclinant courtoisement devant nous :
– VEUILLEZ PASSER ! fit-il.
On devine avec quel soupir de satisfaction je franchis le seuil de cette porte redoutable entre toutes.
Sans doute, ce n’était pas encore la liberté, car il me restait ; d’abord, à fausser compagnie à mon trop obligeant cicérone et, ensuite, à quitter la Russie en quatrième vitesse, mais j’étais sur le chemin qui y conduisait.
Entre nous, j’aurais été mal venu de me plaindre.
Restait, il est vrai, à doubler ce cap entouré de récifs qu’était mon entrevue avec le « général ».
Que pouvait bien être cet olibrius, et quelle fonction occupait-il ? Appartenait-il à l’armée régulière ou aux troupes à la disposition spéciale ?
Devais-je voir en lui un soldat de carrière ou un chef d’assassins ?
Et que pouvait-il bien vouloir à l’officier pour qui l’on me prenait et dont, par suite, d’un quiproquo auquel il convenait de mettre un terme, j’occupais momentanément la place ?
N’ayant aucun élément d’appréciation, c’étaient là autant de questions auxquelles il m’était impossible de répondre...
Aussi, quand, dix minutes plus tard, l’auto nous déposa devant l’Hôtel de la Noblesse, lequel, comme on sait, est situé à l’angle de l’Okhotnag Riada et de la Bolchaïa Dmitrovka, n’étais-je pas sans inquiétude quant à la suite que pouvaient comporter les évènements.
L’hôtel – je pus m’en rendre compte dès l’abord – était formidablement gardé. Non seulement un poste de police, à l’effectif d’une demi-compagnie, en défendait les accès, mais, dans la cour, deux sections de mitrailleuses étaient installées, prêtes à toute éventualité...
M’ayant introduit dans une sorte de vestiaire, mon guide quitta son manteau d’ordonnance et m’invita à en faire autant.
Puis, me ramenant dans un hall attenant, il me pria de m’asseoir, en attendant que le « général », informé de mon arrivée, me fît demander.
Il n’eut pas plutôt disparu que, me précipitant dans le vestiaire, j’y pris un manteau que je crus de bonne foi être le mien. Après quoi, bien que n’ayant encore arrêté aucun plan d’action, – AU VRAI, IGNORANT CE QU’ÉTAIENT DEVENUS MES AMIS, JE NE SAVAIS OÙ ME RÉFUGIER, – je sortis de l’hôtel d’un pas calme et posé.
Ayant mis – afin de me donner une contenance et aussi pour les préserver du froid – mes mains dans les poches de « mon » manteau, je m’aperçus que celles-ci contenaient des objets qui ne s’y trouvaient pas auparavant.
J’en fis immédiatement l’inventaire.
Dans la poche de droite, je trouvai un porte-monnaie fort copieusement garni et, dans la poche de gauche, un étui à cigarettes et un briquet. Ces deux objets étaient en or et timbrés d’un monogramme en brillants.
Poursuivant mon investigation, je découvris dans une des poches intérieures du manteau un portefeuille. Il était bourré de papier dont je remis l’examen à plus tard.
Dans l’autre poche se trouvait un second portefeuille, de couleur écarlate, sur la couverture duquel étincelaient, en lettres d’or, ces mots :
État-major particulier des troupes à la disposition spéciale
et au-dessous :
Laissez-passer spécial.
J’ouvris ce portefeuille. Il ne contenait qu’une carte de service, que protégeait une feuille de mica, et un imprimé...
L’imprimé était une lettre de crédit.
Sur la carte, je lus :
Commission spéciale pour la lutte
contre les ennemis du prolétariat.
État-major particulier des troupes à la disposition spéciale.
ORDRE est donné à tous d’exécuter séance tenante, ET SANS LA MOINDRE HÉSITATION, les instructions émanant de l’officier porteur de cette carte.
DJERZINSKY
Pour et par ordre :
BUJACHEVSKY
Deux cachets du plus beau rouge, l’un provenant de la présidence de la Tchéka, l’autre apposé par Bujachevsky, le commandant en chef de l’armée rouge, authentifiaient ce document, mettant à la disposition et aux ordres de celui qui en était porteur toutes les forces actives de la Russie soviétique.
OR, CELUI QUI, POUR LE MOMENT, AVAIT CE FORMIDABLE POUVOIR ENTRE LES MAINS, C’ÉTAIT MOI, JAMES NOBODY, L’ÉVADÉ DE LA LOUBIANKA No 14...
Où la chance continuant à me sourire,
je puis, enfin, m’évader du paradis des Soviets.
Comme, très probablement, le propriétaire du manteau dans lequel je venais de trouver ces documents de capitale importance allait pousser les hauts cris dès qu’il s’apercevrait de leur disparition ; comme, d’autre part, rien ne me prouvait que Menjenski, s’étant aperçu de mon évasion, n’avait pas déjà alerté tout ce qui, de près ou de loin, touchait à la Tchéka, JE COMPRIS QU’IL IMPORTAIT DE DISPARAÎTRE AU PLUS VITE DE LA CIRCULATION.
Ma décision fut prise immédiatement et mon plan arrêté séance tenante.
Faisant signe à un chauffeur, qui, à la vue de l’uniforme dont j’étais revêtu, répondit avec un empressement remarquable à mon appel, je lui ordonnai de me conduire le plus rapidement possible à l’aérodrome.
Quelques instants plus tard, il me déposait devant les bâtiments où sont installés la direction et les services administratifs de l’aéroport de Moscou.
Je rémunérai largement le chauffeur et, m’adressant à l’employé accouru pour me recevoir, je lui demandai d’un air rogue, ainsi qu’il sied :
– Où est le directeur ?
– Il est dans son bureau, me répondit-il.
– Priez-le de venir me parler. Et tout de suite, n’est-ce pas ?
Une minute ne s’était pas écoulée – on ne plaisante pas, en Russie, avec les hauts fonctionnaires de la Tchéka – que, déjà, le directeur était devant moi, s’informant respectueusement de ce que je désirais.
– Je désire, lui répondis-je, être transporté à Riga par les voies les plus rapides et dans le moindre laps de temps.
Tirant de ma poche le laissez-passer signé de Djerzinsky, je le lui plaçai sous les yeux.
– Vous allez pouvoir être servi tout de suite, me répondit-il en s’inclinant de nouveau devant moi : j’ai là, précisément, un biplace qui doit partir pour Stockholm. Rien ne sera plus facile au pilote que de vous déposer à Riga, où, d’ailleurs, il doit faire escale !
– Bien ! Menez-moi vers lui.
Sans mot dire, il me conduisit vers les hangars, installés un peu plus loin et devant lesquels plusieurs mécaniciens s’affairaient autour d’un « Junker », dans la carlingue duquel un pilote en tenue de route était juché, procédant à la vérification de ses appareils.
– Bubnov ! appela le directeur.
– Présent ! répondit l’aviateur en se tournant vers nous. Et, sautant de la carlingue, il vint aux ordres.
Chose étrange, en l’apercevant, j’eus l’impression d’avoir déjà vu cet homme. Sa figure ne m’était pas inconnue. Toutefois, malgré mes efforts, je ne pus me rappeler en quelles circonstances je l’avais rencontré autrefois.
Il dut, de son côté, éprouver une impression analogue, car je le vis tressaillir, dès que son regard fut posé sur moi.
– Êtes-vous prêt à partir ? lui demanda le directeur.
– Oui, camarade, répondit-il sans cesser de me fixer.
– Alors, c’est parfait ! reprit le directeur.
Et, me désignant du doigt :
– Voici un passager pour vous, que je vous recommande spécialement. Vous le déposerez à Riga, puis vous continuerez sur Stockholm.
L’aviateur eut un sourire ambigu, puis jetant un coup d’œil sur mon uniforme :
– Entendu, répondit-il, mais... le camarade officier ne pense-t-il pas que mieux vaudrait pour lui troquer sa capote et sa casquette d’ordonnance contre des vêtements plus chauds, – une pelisse et un bonnet fourré, par exemple, – s’il ne veut pas arriver congelé à Riga ?
– En principe, vous avez raison, répondis-je ; mais, comme le temps matériel me fait défaut pour retourner chez moi, je préfère partir ainsi vêtu.
– Qu’à cela ne tienne ! s’écria le directeur ; j’ai dans mon bureau tout ce qu’il vous faut, et même, si vous daigniez vous contenter de ma pelisse et de mon bonnet...
– Soit, fis-je pour en finir avec cet incident ; je vous les rendrai demain à mon retour...
Cinq minutes plus tard, l’avion décollait, puis, prenant progressivement de la hauteur, piquait droit devant lui...
Soudain, je vis le pilote manifester de l’inquiétude. Il se retourna plusieurs fois pour inspecter le ciel, faisant avec ses yeux le tour de l’horizon...
Et, sans que rien – en apparence tout au moins – pût justifier sa décision, il changea de direction, en obliquant fortement à gauche.
Évidemment, il prenait une direction autre que celle que je venais de lui indiquer.
Je n’en pus plus douter quand, après avoir survolé à faible hauteur Smolensk, – ville que je connaissais particulièrement pour y avoir séjourné à différentes reprises avant la guerre, – nous arrivâmes un peu plus tard au-dessus de Minsk.
– Où peut-il bien me mener ? – me demandai-je tout en examinant avec soin le paysage qui se déroulait au-dessous de moi. Aurait-il mal compris mes indications ? Et, au lieu de me conduire à Riga, ne me conduirait-il pas à Varsovie ?
Le vrombissement du moteur et le vent qui soufflait en tempête interdisant toute conversation entre nous, je ne pus lui demander aucune explication.
Et puis, à vrai dire, L’ESSENTIEL POUR MOI ÉTANT DE QUITTER LE TERRITOIRE DE L’U.R.S.S., peu m’importait de débarquer à Varsovie ou de descendre à Riga.
Et comme, après avoir survolé Biélostock, l’avion poursuivait résolument en direction de Siedlce, je bannis toute inquiétude de mon esprit, me réservant, toutefois, de tancer vertement le pilote dès notre arrivée...
Tandis que je soliloquais de la sorte, je vis l’aviateur prendre, dans un casier placé devant lui, un carnet sur l’une des pages duquel – tout en gouvernant de la main gauche – il écrivit quelques mots.
Il me le tendit ensuite et, l’ayant pris, je lus :
Nous venons de franchir la frontière. VOUS ÊTES SAUVÉ ! SEMPER FIDELIS !
J’avoue que cette fois, je fus démonté.
Parmi les incidents qui s’étaient produits depuis le matin de ce même jour, lesquels avaient transformé du tout au tout ma situation, il n’en était certes pas de plus surprenant.
Évidemment, j’avais bénéficié d’une chance inouïe, presque miraculeuse.
Mais il ne s’ensuivait pas que cette chance dût me sourire jusqu’au bout.
Celui-là m’aurait bien étonné qui m’eût prédit que je serais sauvé – DÉFINITIVEMENT CETTE FOIS – par un des affiliés de cette organisation blanche de combat pour laquelle – l’ayant vue à l’œuvre – j’éprouvais la plus profonde et la plus sincère admiration.
Aussi, quand, une heure plus tard, nous atterrîmes à Varsovie, – à la stupéfaction des gens accourus pour nous recevoir, – tombâmes-nous dans les bras l’un de l’autre.
Malheureusement, avant même qu’il nous eût été permis d’échanger une parole, survint un agent de la Sûreté polonaise qui, en me réclamant mon passeport, mit fin à ces effusions.
N’ayant sur moi aucune pièce d’identité, – et pour cause ! – je ne pus déférer à son désir, ce qui me valut d’être immédiatement conduit au commissariat central de la ville.
Aux questions que me posa le commissaire de police je répondis par un récit succinct des aventures qui m’étaient survenues au cours de mon séjour en Russie.
Pour corroborer mes dires, je remis entre ses mains les différents papiers, la lettre de crédit et l’argent trouvés dans la capote dont j’étais encore revêtu. Puis, en guise de conclusion, je priai l’honorable magistrat – qui n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles – de vouloir bien demander au Consul général d’Angleterre, qui précisément était un de mes anciens camarades d’Oxford, de venir m’identifier.
Ma longue barbe aidant, j’étais changé à tel point que, tout d’abord, ce dernier hésita à reconnaître en moi son ancien condisciple. Mais je lui fournis de telles précisions sur notre commun passé que, bientôt il fut obligé de convenir de ceci : à moins que je ne fusse le diable en personne, je ne pouvais être que James Nobody.
Ayant ensuite affirmé au commissaire qu’il répondait de moi corps pour corps et que, dès le lendemain, ma situation serait régularisée, il obtint l’autorisation de m’emmener avec lui.
Dans la rue, nous retrouvâmes Bubnov, qui nous attendait en faisant les cent pas.
Je le présentai au Consul, qui l’invita à prendre place dans son auto et à nous accompagner à son domicile particulier.
Après les congratulations d’usage, je demandai à l’aviateur :
– Pouvez-vous me dire, cher ami, pourquoi, au lieu de me conduire à Riga, vous avez cru devoir m’amener ici ?
Sa figure s’illumina, puis il répondit :
– Vous avez remarqué, n’est-il pas vrai, que j’ai à mon bord un appareil de T.S.F. ?
– Certes !
– Eh bien ! il n’y avait pas un quart d’heure que nous étions partis, que me parvenait un radio me faisant connaître votre identité, m’informant de votre évasion et m’enjoignant de vous ramener immédiatement à Moscou !
– Diable ! Et alors ?
– Alors, ayant reconnu en vous un ami de Kharassoff et sachant ce que vous aviez fait pour notre cause, je me gardai bien d’obéir. Dix minutes plus tard, je captai un second radio, QUI ENJOIGNAIT À L’UNE DES ESCADRILLES D’AVIONS DE CHASSE DE MOSCOU DE SE METTRE À MA POURSUITE EN DIRECTION DE RIGA, et, en cas de rencontre, de me DESCENDRE si je refusais de me rendre.
C’est alors que je décidai de changer de direction et, SEMANT les avions bolchevistes, de faire route sur VARSOVIE.
– C’est admirable ce que vous avez fait là, m’écriai-je, et vous m’avez sauvé la vie.
– Je n’ai fait que mon devoir, répondit-il avec modestie. D’ailleurs, le colonel Petrovitch ne m’aurait pas pardonné si j’avais agi différemment. Il va être rudement heureux quand, tout à l’heure, je vais lui apprendre...
– Comment ! interrompis-je, le colonel est ici ?
– Mais oui ! Et c’est même une des raisons qui m’ont incité à vous amener à Varsovie.
– Décidément, j’ai toutes les veines aujourd’hui ! fis-je sur un ton de conviction qui amusa fort mes deux interlocuteurs.
Me tournant vers le Consul, qui suivait avec le plus vif intérêt notre conversation :
– Verriez-vous quelque inconvénient, lui dis-je, à ce que j’aille de ce pas rendre mes devoirs au colonel ?
– Pas le moins du monde ! répondit-il ; mon chauffeur va vous y conduire immédiatement. Il vous attendra et vous ramènera ensuite chez moi.
– C’est que, dit Bubnov, le colonel est ici incognito, et il est interdit de communiquer son adresse à qui que ce soit. Si vous le voulez bien, je vais aller l’informer de l’arrivée de M. James Nobody et, très probablement, il viendra vous rejoindre chez vous.
Il en fut ainsi décidé et, le consul ayant donné son adresse à Bubnov, ce dernier partit aussitôt.
Moins d’une heure après, il était de retour.
Le colonel et... LA PRINCESSE ANOUCHKA KHARASSOFF L’ACCOMPAGNAIENT !
Cette dernière était en grand deuil...
En m’apercevant, elle se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes...
– Devais-je donc vous retrouver ainsi ? murmura-t-elle, tandis que je m’inclinais pour lui baiser la main...
Quant au colonel, il ne put, à ma vue, dissimuler un geste de pitié.
– Dans quel état nous revenez-vous, mon pauvre ami ! s’écria-t-il en se jetant dans mes bras et en me donnant l’accolade à la mode russe.
S’éloignant de quelques pas, comme s’il eût voulu jeter sur moi un coup d’œil d’ensemble :
– Comme vous voilà changé ! reprit-il ; VOUS N’ÊTES PLUS QUE L’OMBRE DE VOUS-MÊME !
– Il est de fait, répondis-je, que le régime auquel j’ai été soumis n’était pas pour me réconforter.
Je leur fis alors le récit détaillé des faits qui s’étaient produits depuis mon arrestation.
Bien qu’ils maîtrisassent avec peine leur indignation, ils m’écoutèrent en silence.
– Tout cela, dis-je en terminant, c’est le passé. Bien que certains fassent profession d’en douter, je prétends, moi, qu’il conditionne l’avenir.
Cet avenir, j’entends le consacrer entièrement à la vengeance.
À dater d’aujourd’hui, je deviens le champion des milliers de malheureux qui pourrissent dans les geôles soviétiques.
Entre la Tchéka et moi, c’est désormais une guerre à mort !
Et, PUISQUE DJERZINSKY M’A « RATÉ », moi je ne LE « RATERAI » PAS ! »
Semper Fidelis !
– Voilà qui s’appelle parler ! s’écria Anouchka Kharassoff, qui, les yeux brillants d’enthousiasme, vint vers moi la main tendue.
Se tournant vers le colonel, dont l’émotion était à son comble.
– Ne vous avais-je pas prédit, mon cher Petrovitch, que non seulement Nobody se tirerait d’affaire, mais aussi qu’il était le seul d’entre nous qui, POUR AVOIR PERCÉ À FOND LES SECRETS DE LA TCHÉKA, était également le seul À POUVOIR SUCCÉDER À MON PAUVRE FRÈRE ?
Cette déclaration me stupéfia...
– Quoi ! m’écriai-je à mon tour, Kharassoff n’est donc pas ici ? Menjenski m’avait pourtant certifié qu’il s’était évadé en compagnie de la « Vierge Rouge », au moment précis où on les conduisait au supplice ! Il a même précisé qu’il s’agissait non d’une évasion au sens propre du mot, mais d’un enlèvement.
– UN ENLÈVEMENT ? déclara avec tristesse le colonel. Et par qui auraient-ils été enlevés puisque, par suite de l’odieuse trahison d’Irma Staub, la plupart de nos amis – ET PAR LÀ J’ENTENDS CEUX QUI CONSTITUAIENT LES CADRES DE L’ORGANISATION EN TERRITOIRE SOVIÉTIQUE – sont tombés entre les mains de la Tchéka ET ONT MYSTÉRIEUSEMENT DISPARU ?
– Pourtant, fis-je songeur, étant données les circonstances au cours desquelles Menjenski m’a fait cet aveu, il n’avait aucun intérêt à me tromper. Au contraire, il savait à n’en pouvoir douter que, si j’avais accepté d’entrer au service de la Tchéka, j’aurais été en situation d’apprendre la vérité. Dans ces conditions, il me semble difficile de croire à un mensonge de sa part.
– Oh ! vous savez, interrompit la princesse Kharassoff, il n’en est pas à un mensonge près.
– Je sais ! répondis-je ; encore faut-il que ce mensonge ne puisse se retourner contre lui. Or, tel n’était pas le cas.
L’argument porta, car je vis la princesse et le colonel tressaillir.
– Que seraient-ils donc devenus, selon vous ? me demanda ce dernier.
– Je réfléchis une seconde, puis :
– Ne croyez-vous pas, répondis-je, que, la Tchéka mise à part, il n’aurait pas été de l’intérêt évident d’une autre organisation de s’emparer d’eux, NE FUT-CE QU’À TITRE D’OTAGES ?
Le colonel me regarda surpris.
– Une autre organisation ? fit-il. Laquelle ?
– Mais quand ce ne serait que celle à laquelle appartient Irma Staub : LE SERVICE DE CONTRE-ESPIONNAGE ALLEMAND.
– Dans quel but serait-il intervenu ?
– Voulez-vous me permettre de raisonner et de déduire ?
« ME PLAÇANT AU POINT DE VUE TCHÉKISTE, LA CAUSE EST ENTENDUE, PUISQUE KHARASSOFF ET KONSTANTINOWNA, REFUSANT DE PARLER, NE POUVAIENT ÉCHAPPER À LA MORT.
« JE VIENS DE VOUS DÉMONTRER D’AUTRE PART, QUE MENJENSKI AURAIT COMMIS UNE GROSSE FAUTE EN ME DISSIMULANT LA VÉRITÉ À LEUR SUJET.
« RESTE LE POINT DE VUE ALLEMAND. VOUS M’AVEZ DEMANDÉ DANS QUEL BUT SERAIT INTERVENUE IRMA STAUB. AVEZ-VOUS DONC OUBLIÉ QUE SANS COMPTER MARTZLOFF, – SIMPLE COMPARSE DANS CETTE AFFAIRE, – VOUS AVEZ ENTRE LES MAINS, À STENIA-GORAYA, DOBROUTCHEFF ET KROPTSKY, DEUX DES ASSASSINS DU TSAR ?
« OR, LE RÔLE JOUÉ DANS L’ASSASSINAT DE LA FAMILLE IMPÉRIALE PAR L’ALLEMAGNE VOUS EST ASSEZ CONNU POUR QU’IL SOIT INUTILE DE VOUS DÉMONTRER LE TORT IMMENSE QUE CAUSERAIT À CETTE PUISSANCE LA DIVULGATION DE LA VÉRITÉ.
« D’où l’intérêt évident qu’elle a à faire disparaître ces gens-là.
« Sachant que vous ne consentirez jamais de votre plein gré à les lui livrer, qui vous prouve qu’elle n’a pas fait enlever nos amis AFIN DE VOUS PROPOSER UN TROC, UN JOUR VENANT ?
– Là doit être la vérité ! s’écria le colonel.
– Mais oui ! Et je suis d’autant plus fondé à le croire qu’Irma Staub elle-même M’AVAIT FAIT SAVOIR À LA LOUBIANKA No 14 QUE TOUT ÉTAIT PRÊT POUR MON ÉVASION.
– Pas possible !
– Si ! Or, pourquoi m’aurait-elle fait évader, SINON POUR AVOIR EN SON POUVOIR L’HOMME QUI, DE MÊME QUE KHARASSOFF ET KONSTANTINOWNA, ÉTAIT POSSESSEUR DU TRAGIQUE SECRET ?
– C’est l’évidence même ! fit la princesse Kharassoff, et, selon toute probabilité, mon frère et la « Vierge Rouge » doivent être, à l’heure actuelle, incarcérés en quelque forteresse allemande.
– Cela, je n’en sais rien, mais je ne tarderai pas à être fixé à cet égard.
– Vraiment ? fit Anouchka. Que de reconnaissance ne vous devrai-je pas ?
Je m’inclinai pour remercier, puis je repris :
– Quoi qu’il en soit, jusqu’à preuve du contraire, je tiens pour exacte mon hypothèse.
– Tel est également mon avis, fit le colonel. Cela étant, qu’allons-nous faire ?
Anouchka me jeta un regard suppliant.
– Je pense, répondis-je, que nous pouvons fort bien mener de front la lutte contre la Tchéka et l’enquête relative à la disparition de nos deux amis.
– Comment ! interrompit le consul, qui avait suivi avec attention le débat. Comment ! à peine tiré d’affaire, vous songez déjà à reprendre la lutte ?
Se tournant vers le colonel, il interrogea :
– Quel diable d’enragé est-ce là ?
Ce fut dit d’un tel ton que, malgré la gravité de la situation, nous ne pûmes nous empêcher de rire.
Mais déjà le consul reprenait, s’adressant directement à moi cette fois :
– Vous ne voyez donc pas dans quel état vous êtes ? Non seulement vous toussez à fendre l’âme, mais, par surcroît, vous êtes perclus de rhumatismes ! Le beau combattant que voilà !
Et comme je haussais les épaules :
– Ne vous moquez point, je vous prie. Avant d’être consul, j’ai pratiqué quelque peu la médecine, et je vous déclare tout net que, si vous ne ménagez pas le peu de forces qui vous reste, si vous ne prenez pas tout de suite le repos qui vous est nécessaire, ce n’est pas vous qui « AUREZ » la Tchéka : c’est elle qui vous « AURA ».
Soit que ce diable d’homme eût diagnostiqué juste ; soit que la fatigue, jointe aux émotions successives éprouvées au cours de cette journée peu banale, eût épuisé ma force de résistance, je me sentis défaillir.
– Là ! que disais-je ? fit le consul ; le voilà qui s’évanouit ! On n’a pas idée, vraiment, de se fourrer dans des histoires pareilles !
Et, aux domestiques accourus à son appel :
– Veuillez porter Monsieur, ordonna-t-il, dans la chambre d’amis...
C’est là que le lendemain, en proie à une fièvre ardente, je repris contact avec la vie.
Les médecins diagnostiquèrent une broncho-pneumonie double, compliquée d’une crise de rhumatisme aiguë...
Je dus garder la chambre pendant plus de trois mois...
Mettant à profit ce repos forcé, je dictai à Anouchka qui, dès le premier jour, s’était constituée ma garde-malade, le véridique récit qu’on vient de lire.
Il constitue un document humain.
Qu’on ne s’y trompe pas : LA TCHÉKA N’EST PAS LE GOUVERNEMENT DES SOVIETS.
Elle en est même tout l’opposé.
Et, pour peu que le lecteur désire en acquérir la preuve ; pour peu qu’il veuille savoir ce qui se trame contre la paix européenne au sein du « POLITBUREAU », qu’il lise, comme je les ai lus moi-même, « LES DOSSIERS SECRETS DE LA TCHÉKA ».
Ces dossiers sont ceux que, par crainte qu’on ne les lui volât, Djerzinsky avait confiés à Konstantinowna-la-Rouge.
Vérifiés et complétés par cette dernière, ILS CONSTITUENT LE RÉQUISITOIRE LE PLUS FORMIDABLE QUI AIT ÉTÉ ÉCRIT JUSQU’À CE JOUR CONTRE LE GOUVERNEMENT DES SOVIETS ET CONTRE L’ALLEMAGNE 45.
Puissent-ils être médités et compris !
Charles LUCIETO, La Vierge Rouge du Kremlin, 1927.
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TABLE DES MATIÈRES
Où James Nobody présente aux lecteurs Mlle Maria Konstantinowna
Où il est démontré que le Gouvernement des Soviets n’existe pas
Le Sosie du Tsar
Comment Djerzinsky devint le dictateur occulte de la Russie
Un plan machiavélique
Où l’on découvre un traître
Où je m’aperçois qu’Ismaïloff est un « as » de première grandeur
Une arrivée mouvementée
Où il m’arrive une aventure peu banale
Où je tombe de Charybde en Scylla
Où la situation s’éclaircit... mais se complique
Où j’obtiens la preuve que la grande-duchesse Anastasie est vivante
Où il est question de Mme Dorisky
Où Chiltatchitche dit de cruelles vérités à Djerzinsky
Où je pénètre dans l’antre de la Tigresse
Où je renoue connaissance avec « la Vierge Rouge »
Où je subis l’avant-dernier outrage
Où je vais de surprises en surprises
Où je fais connaissance avec Shoukov, le capitaine du « Vaisseau des Morts »
La « machine à tuer de la Tchéka »
Où j’entends parler pour la première fois de la « mort lente »
Où je risque ma vie sur un coup de dé
Où je fais une précieuse recrue
Où un accord intervient entre Kharassoff et Konstantinowna-la-Rouge
Où la « Vierge Rouge » s’aperçoit qu’elle a affaire à forte partie
Où Gunslicht aurait tout gagné à se taire
Où il est question d’un bandit redoutable et d’un fou qui ne l’est pas moins
Zdorovo Tovaritchi !
Où il est démontré, une fois de plus, que Dante n’a rien inventé
Où Theodorovitch trouve enfin à qui parler
Où Kharassoff effectue un magistral coup de filet
Où Kharassoff l’échappe belle
Où Kharassoff me révèle des choses stupéfiantes
Où reparaît une ancienne « amie » à nous
Où il est démontré que ne sort pas qui veut de Stenia-Goraya
Où l’on découvre qu’Irma Staub avait reçu une singulière mission
Où Irma Staub fait échec et mat le prince Kharassoff
Où le prince Kharassoff prend sa revanche
Où la témérité de Kharassoff lui joue un bien mauvais tour
Où Irma Staub reparaît
Où Irma Staub se montre sous son vrai jour
Où l’on me fait une singulière proposition
Où je fais connaissance avec Djerzinsky et ce qui en résulte
Où Djerzinsky me révèle un plan machiavélique
Où il m’arrive une aventure qui sort de l’ordinaire
Où je me trouve placé en face de ce dilemme : Céder ou mourir
Une situation invraisemblable, mais vraie
Où, pour me convaincre, la Tchéka emploie un stratagème inventé par le diable lui-même
Où il est démontré que le vrai peut quelquefois paraître invraisemblable
Où la chance continuant à me sourire, je puis, enfin, m’évader du paradis des Soviets
Semper Fidelis !
1 En Missions Spéciales. Berger-Levrault, éditeurs, Paris.
2 Ministère des Affaires étrangères britannique.
3 Police russe sous le Tsar.
4 Gué-Pé-Ou. Abréviation des mots Gossoudartsvennoïe Polititcheskoïe Oupravlenie, qui se peuvent traduire par : Direction politique d’État. On dit également « Gpou » ou « Gospolitoup ».
5 Restaurant de nuit fort connu.
6 Conseil des commissaires du peuple.
7 Comme on le verra par la suite, il y a eu erreur sur la personne.
8 Diable !
9 Hors-d’œuvre qu’on sert abondants et qu’on mange à part, dans une autre salle, avant de se mettre à table.
10 Police tsariste.
11 Citoyen.
12 C’est par cet euphémisme que sont désignées, en Russie, les bandes d’assassins aux gages de la Tchéka et que celle-ci emploie pour briser les grèves, maîtriser les émeutes et réprimer les troubles contre-révolutionnaires. En langage soviétique, ces troupes portent le nom de « Tchons ».
Ce sont ces « Tchons » qui, dans toute la Russie, ont procédé à l’arrestation des socialistes révolutionnaires, dont des milliers furent massacrés par la Tchéka et dont le reste est toujours emprisonné au mépris du droit que leur conférait la liberté de penser.
13 La « colonisation forcée » peut être assimilée à la peine des travaux forcés. D’ordinaire, on la subit en Sibérie..., ainsi que cela se pratiquait autrefois, sous le Tsar...
14 Depuis la mort mystérieuse de Djerzinsky, Gunslicht a remplacé ce dernier en qualité de chef suprême de la Tchéka.
15 La section K. R. (contre-révolutionnaire).
16 L’ancienne secrétaire de Lénine, actuellement au service de la Tchéka.
17 Qui, après avoir représenté les Soviets en Suède, vient d’être nommée ambassadrice au Mexique.
18 James Nobody est, en effet, le fils d’un modeste employé de chemin de fer. Le père de ce dernier exerçait, à Belfast, le métier de cordonnier.
19 Le tchervonets est la nouvelle monnaie soviétique.
20 On sait que tel est le nom donné aux troupes à la disposition spéciale de la Tchéka.
21 Nia-Nia, la grand-mère.
22 Il s’agit là, bien entendu, du régime tchékiste, qu’il ne faut pas confondre avec le régime soviétique. Les Soviets sont un organisme essentiellement différent de la Tchéka et sont opprimés par cette dernière. À chacun son dû.
23 Il s’agit là, bien entendu, d’un nom de convention, ce récit n’étant pas tait pour indiquer aux Tchékistes ce qu’ils n’ont nullement besoin de savoir.
24 L’auteur rappelle une fois de plus que les noms des personnalités citées dans cet ouvrage ont été volontairement déformés.
25 Authentique. Peut-être la Tchéka comprendra-t-elle à présent le mystère de certaines disparitions parmi ses membres !
26 Cette liste a déjà été publiée, notamment par M. Gustave Gautherot dans la Revue antibolchevique du 1er septembre 1926.
27 Ceci n’est pas une fiction. Cette grotte existe, de même qu’existe l’organisation blanche à laquelle elle sert de refuge. Mais elle ne se trouve point à l’endroit indiqué par nous et où la Tchéka aurait bien tort de la chercher.
28 Tous ces détails sont d’une authenticité absolue.
29 Lire : En Missions Spéciales du même auteur. Berger-Levrault éditeurs, 136, boulevard Saint-Germain, Paris (6)e.
30 Lire : En Missions Spéciales, Berger-Levrault, éditeurs, Paris, 136, boulevard Saint-Germain.
31 Aux armes !
32 Des nouveaux riches.
33 Religion d’État bolcheviste.
34 Lire : En Missions Spéciales. Berger-Levrault éditeurs, Paris.
35 Service d’espionnage.
36 Service de contre-espionnage britannique.
37 Ministère de la Guerre anglais.
38 On sait que, depuis, Djerzinsky est mort de façon bien mystérieuse.
39 Cette conversation eut lieu en mai 1925. Les évènements dont la Chine est actuellement le théâtre prouvent que Djerzinsky ne cherchait nullement à m’en imposer.
40 M. Tchéka, ou Em. Tchécka, est le nom que porte la Tchéka du gouvernement de Moscou.
41 Ces cellules existent réellement. On en compte vingt-quatre à la Loubianka no 14. Elles portent le nom de « Tsekretki ».
42 C’est ainsi que, à la Loubianka no 14, on a coutume de désigner le local dans lequel opèrent les bourreaux.
43 Ceci mérite explication. Quand ils veulent perdre dans l’esprit de ses concitoyens un étranger capturé par eux, les tchékistes, après l’avoir obligé à revêtir l’uniforme des troupes à la disposition spéciale, le photographient dans cette tenue. Ils peuvent ensuite, « preuves en mains », déclarer que cet étranger est à leur service. Excellent moyen de chantage, comme on voit.
44 Ne pas oublier que James Nobody est Anglais.
45 Ces dossiers, qui sont actuellement en cours de traduction, seront publiés en un ouvrage, qui aura pour titre : Livrés à l’ennemi !