La conversion du recteur
par
François-Marie LUZEL
Aussi vrai que je suis ici, je l’ai vu !... Il fut un temps où, dès que le crâne était vide de cervelle, l’homme mourait, et tout était fini. Mais aujourd’hui, avec vingt blessures mortelles sur la tête, les morts ressuscitent et viennent nous chasser hardiment de nos sièges !...
(MACBETH.)
Il y avait près d’une heure que l’on parlait charrois, chevaux, bœufs et vaches, et je commençais de m’ennuyer de voir la conversation continuer si longtemps sur ce chapitre.
– Allons, dit tout à coup Francès, assis comme d’habitude sur son escabeau, contre la pierre calcinée et luisante de suie du foyer, – c’est convenu : la jument blanche n’a pas sa pareille au monde pour la force ; – le bœuf noir ne vaut pas le diable, mange beaucoup et n’engraisse point ; – il sera vendu à la prochaine foire de Carats (Carhaix). Les seigles ont été un peu endommagés par les nuées de corbeaux qui se sont abattus dessus, ces jours derniers ; mais les avoines et les froments s’annoncent bien, et les dernières gelées ne leur ont pas fait trop de mal. Tout présage une bonne récolte, et Dieu bénira vos travaux... Mais, causons un peu d’autres choses, maintenant. J’arrive avec mon éternel refrain : « Des histoires de revenants et d’apparitions nocturnes, des contes merveilleux, des gwerziou anciens et des soniou nouveaux. »
– Mais, nous t’avons déjà conté à peu près tout ce que nous savons, dit le vieux Gorvel : – veux-tu donc que nous recommencions à te refaire les mêmes récits, pour que tu nous traites de vieux radoteurs ?
– Non pas, Gorvel, vous n’avez pas vidé votre sac, mon vieux, quoi que vous en disiez, et je ne vous tiens pas quitte. Mais ce n’est pas à vous que j’en veux, ce soir ; c’est à Pipi Ar Morvan, qui est encore notre débiteur. Il faut qu’il achève de payer sa dette, ce soir, car je le connais solvable, et ne lui laisserai paix ni trêve que quand il aura payé. Ainsi donc, Pipi, à toi la parole ; et c’est une histoire de revenant qu’il nous faut. Nous connaissons suffisamment tes exploits africains et ta prise de Constantine, et tu nous les conteras encore plus d’une fois.
– Il n’est pas besoin de tant de prières et de précautions oratoires, dit Pipi ; tu sais bien que je ne suis pas homme à faire des façons, et que je ne ressemble point à Marianna et à Marc’harit là, qu’il faut toujours prier et supplier pendant une demi-heure pour leur arracher un Gwerz ou un Sône, quoique, au fond, elles brûlent d’envie de faire admirer leur belle voix ; mais, il est de mode de faire toujours un peu de façons.
– C’est bien, mon brave Constantine, je te reconnais là, et j’aime les gens francs et sans façons. Va, nous t’écoutons 1.
– Nous bivouaquions une nuit dans la plaine de la Mitidja...
– Non, non ! pas de cela. N’allons pas si loin, s’il te plaît, restons en Basse-Bretagne.
– Quoi donc ? il faut me laisser vous raconter comment...
– Comment tu pourfendis un géant Arabe, n’est-ce pas ? ou dispersas, seul, et mis en fuite toute une armée de Bédouins, mon bel Amadis ? Non ; dis-nous tout simplement ce qui t’arriva, une nuit, en revenant du Vieux-Marché, où tu t’étais attardé à une table de jeu.
– Je n’aime pas beaucoup à parler de ces choses là ; cependant, pour vous faire plaisir, et pour avoir la paix...
– Nous t’en serons très reconnaissants, et écouterons ensuite tes histoires africaines.
– Eh ! bien, c’était au mois de février de je ne sais plus quelle année, – 1836 ou 1837, je crois. Nous avions chassé toute la journée, à Pédernec, à Louargat et sur la montagne de Bré ; puis, nous étions revenus souper au Vieux-Marché, les carniers bien remplis, mais les estomacs vides. Au sortir de table, on se mit à jouer, et une fois qu’on est au jeu, on ne sait jamais bien quand on finira. Nous jouions le brelan. Je perdais, et je m’entêtais d’autant plus, et mon frère le notaire, qui m’attendait pour retourner à la maison, finit par s’impatienter et partit, seul, vers minuit. Il faisait bien froid, il gelait dur, et la nuit était claire. À peine était-il sorti du ravin de Goazcado, qu’il entendit le son d’une clochette, à côté de lui, dans le champ qui bordait le chemin. Il ne s’en inquiéta pas, pensant que c’était un mouton ou une vache égarée, et poursuivit sa route. Bientôt il quitta la grande route, et prit à travers champs un sentier qui devait le conduire au moulin du Pontmeur. La clochette semblait le suivre, et résonnait toujours à côté de lui ; mais, il ne voyait rien. Plusieurs fois, il regarda derrière les buissons, et les talus où il croyait entendre le son ; il n’apercevait ni mouton, ni vache, ni rien autre chose qui pût occasionner ce bruit. Cela lui paraissait bien extraordinaire, et, tout en se disant que ses oreilles tintaient, apparemment, il ne laissait pas d’avoir quelque peur. Enfin, il arriva à Guergarellou, sans encombre, se coucha aussitôt, dormit bien, et le lendemain, il ne pensait plus à la clochette de Goazcado, jusqu’au moment où je racontai ce qui m’était arrivé à moi-même. Or, voici ce qui m’était arrivé.
Notre jeu finit enfin, vers trois ou quatre heures du matin. Nous nous séparâmes, et chacun s’en alla dans sa direction ; les deux Huërou prirent le chemin de Kerarborn, François Le Rolland et deux ou trois autres m’accompagnèrent jusqu’à Goazcado. Là, je pris par les champs, comme l’avait fait mon frère, parti avant moi, et eux continuèrent vers le bourg de Plouaret. Avant de nous quitter, nous avions allumé nos pipes, et je m’en allais, seul, en fumant, et en songeant aux beaux coups de cartes par lesquels j’avais rattrapé mes pertes du commencement. Puis, voilà que tout à coup je me sens pris de frissons. Je les attribuai d’abord au froid ; et pourtant, je n’avais pas froid. Un instant après, je commençai de trembler et d’avoir peur. Et je ne pouvais m’expliquer ni pourquoi je tremblais, ni pourquoi j’avais peur ; car enfin, je ne voyais ni n’entendais rien d’extraordinaire et qui pût me faire peur. J’avais beau me dire à moi-même que c’était ridicule, je ne pouvais me rassurer, et bientôt je me sentis si impressionné, si troublé, si bouleversé, que je ne pouvais aller plus loin ; il fallut m’arrêter. J’allai m’adosser contre le pignon d’une pauvre chaumière, au bord de la route, et m’abritai contre le vent, qui était assez fort et très froid. J’allumai encore une pipe, et résolus d’attendre là le jour. J’avais déjà moins de peur et je fumais tranquillement, en regardant les étoiles, qui scintillaient et en rêvant de choses et d’autres. Je ne songeais même pas à raisonner mon action et à me demander pourquoi je restais là, comme le dernier des poltrons, la nuit étant si belle et les chemins si beaux. J’agissais sous l’impression d’une influence secrète, un je ne sais quoi que je ne puis définir.
Tout à coup, j’entends le bruit argentin d’une clochette, sur la route, et pas loin de moi. Je dresse les oreilles. Le son avance, avance toujours, passe devant moi et continue en s’éloignant, vers le village du Vieux-Marché. Mais, je ne voyais rien, et la clochette semblait agitée par une main invisible. Un instant après, j’entendis un bruit de sabots sur les pierres et la terre durcie de la route : je me retourne, et je vois venir par le chemin, tranquillement, gravement, un paysan de haute taille, habillé de toile blanche, son chapeau à larges bords à la main et ses cheveux blancs tombant sur ses épaules et flottant au vent. Il pouvait avoir soixante ans, ou davantage. J’avais beau l’observer, je ne le connaissais pas, et je me disais : qui donc peut être ce vieillard. Il avançait toujours. Quand il passa devant moi, je lui adressai ainsi la parole : – Bonsoir, parrain ! Vous voilà en route de bien bonne heure ! Il ne détourna pas la tête, il ne répondit pas, et continua tranquillement sa route, comme s’il n’avait pas entendu. Un peu dépité, n’étant pas habitué à de pareilles façons d’agir, je repris, d’un ton assez arrogant :
– Eh ! Mais vous êtes bien fier, mon brave homme ! Serait-ce donc vous, par hasard, qui feriez lever le soleil !
Même silence ; et il disparut, au détour du chemin.
Au môme instant, j’entendis le galop d’un cheval, qui arrivait à fond de train. Et, avec la rapidité de l’éclair, passa sous mes yeux un cavalier inconnu, la tête couverte d’un large feutre noir, enveloppé d’un manteau qui flottait au vent et monté sur un cheval noir qui, de ses quatre pieds, faisait jaillir les étincelles des cailloux du chemin. Il était déjà loin de moi que j’entendais encore son galop sur la route glacée et sur le pavé du Vieux-Marché. Puis, tout rentra dans le silence.
Ce cavalier me préoccupait beaucoup, et je me tourmentais l’esprit pour savoir qui ce pouvait être. Il avait passé avec une telle rapidité, que je n’avais pu ni voir sa figure, ni lui adresser la parole. Je ne connaissais pas davantage le cheval. Quel magnifique cheval ! Jusqu’alors, je n’avais pas eu grand-peur, et je n’avais songé à rien de surnaturel. Mais, en réfléchissant, dans le silence, à tout ce que je venais de voir et d’entendre, insensiblement, je fus pris d’une telle frayeur, que j’étais comme pétrifié et n’avais aucun sentiment de rien. Comme presque toujours je n’eus peur qu’après.
– Et avant aussi, dit Ewenn, ne l’as-tu pas dit ?
– C’est vrai, j’avais eu peur avant aussi, avant d’avoir rien vu ni entendu, ce qui me semble étrange. Je ne saurais dire combien de temps je restai dans cet état. Mais, un coq chanta, dans le voisinage, et aussitôt je n’eus plus peur, et je me remis en route et j’arrivai à Guergarellou, au petit jour.
– J’ai souvent fait cette remarque, à propos de pareilles histoires, dit Francès : c’est que le chant du coq ou le son d’une voix connue vous remet et vous rassure immédiatement, au moment de la plus grande frayeur. On dirait que notre âme voyage loin de nous, et que le corps, resté seul, a peur et tremble, comme un enfant abandonné dans les ténèbres. Mais au moindre bruit, à la moindre manifestation de la vie extérieure, elle revient promptement, et nous n’avons plus peur, parce que nous ne nous sentons plus seuls.
– En arrivant à Guergarellou, reprit Pipi, je me couchai aussitôt. J’eus un peu de fièvre, je ne le cache pas, et je dormis peu. Je me levai vers le soir, et je racontai ce qui m’était arrivé. Ce fut alors seulement que mon frère le notaire parla aussi de la clochette invisible qui l’avait suivi, à travers champs, jusqu’à Guergerellou.
Eh ! bien, maintenant, les esprits forts, les incrédules systématiques auront beau vouloir m’expliquer tout cela par leurs mots ordinaires : rêve, hallucination, trouble des sens... je réponds, moi, qu’il y a autre chose que cela, qui échappe à notre raison comme à leur science, mais qu’il m’est impossible de nier pour cela.
– J’aime ta franchise, et quoique, dans 1’opinion de ces savants et de ces éternels douteurs dont tu parlais tout à l’heure, cet aveu et ces récits puissent paraître en contradiction avec ta bravoure bien connue et tes exploits dans un pays où tu as eu affaire à d’autres revenants, les Bédouins, sans jamais avoir peur, moi, je n’y vois qu’une preuve de plus de conviction et de sincérité de ta part. D’ailleurs, je soutiens que l’on peut avoir peur, sans être un poltron : et tu en es encore la preuve. Mais, as-tu essayé de trouver une explication à cette aventure étrange ?
– Ces choses sont tellement au-dessus de la portée de notre esprit, que le plus sage serait peut-être de ne pas essayer de les pénétrer. Voici, pourtant, ce qu’en pense notre recteur.
Un jour je dînais avec lui à Kerdanet. C’était quand je vins en congé de semestre, après la prise de Constantine. Après dîner, on joua un peu aux cartes, et je lui gagnai pas mal d’argent. Comme je le plaisantais sur sa perte, il me dit : – Ce que je regrette le plus, ce n’est pas mon argent, mais bien l’usage que vous en ferez.
– J’entends bien, monsieur le recteur ; vous l’auriez si bien sanctifié, n’est-ce pas, par des aumônes bien placées, tandis que, dans mes mains, il est exposé à être dépensé dans les auberges, ou à courir le guilledou ! Soyez toujours certain qu’il ne moisira pas au fond d’une armoire.
Il en rit, parce que c’est un prêtre comme je les aime, estimant beaucoup la franchise qui, selon lui, rachète bien des défauts. Enfin, en causant, près du feu, on arriva, je ne sais comment, à parler de revenants. Tout à coup, se tournant vers moi, il dit : – Mais, que faisons-nous donc là ? Parler de revenants et d’histoires de bonnes femmes devant un artilleur qui vient de prendre Constantine ! Je m’étonne qu’il ne soit pas déjà parti d’un grand éclat de rire, en nous traitant de visionnaires et de superstitieux.
Alors, pour lui prouver combien j’étais loin de penser ainsi, je lui racontai ce que je viens de vous raconter, et quand j’eus fini, voici l’explication qu’il m’en donna.
– Eh ! bien, Pipi, voici ce que je pense de tout cela : le bonhomme que vous vîtes passer d’abord, précédé d’une clochette, était votre bon ange. S’il vous eût trouvé sur la route, il vous en eût écarté. Quant au cavalier qui vint après, c’était le diable, et s’il vous eût trouvé seul sur son passage, il vous eût broyé sous les pieds de son cheval.
– C’est une explication, qui en vaut une autre : est-ce la vraie ? je n’en sais rien.
– Je parie, monsieur le curé, lui dis-je alors, que vous croyez aussi aux revenants, aux apparitions surnaturelles, et sans doute vous en avez même vu ; je le devine, à la manière dont vous en parlez.
– Oui, Pipi, oui, je crois aussi aux apparitions surnaturelles ; mais, je n’y ai pas toujours cru, et, comme saint Thomas, et comme vous aussi, il m’a fallu voir pour croire. La jeunesse, voyez-vous, est présomptueuse, et ne croit pas facilement à ce qu’elle ne comprend pas ; et puis, l’amour-propre, la forfanterie s’en mêlent aussi, souvent. Un jeune homme croire aujourd’hui aux revenants ! Fi donc ! c’est bon pour les enfants et les femmes ; et encore !... Mais, l’âge vient, et avec l’âge, l’expérience, et l’expérience donne tous les jours de si terribles démentis à notre orgueil, à notre raison et à notre science, qu’il ne nous reste qu’à nous humilier devant celui qui fait lever le soleil, comme vous le disiez tout à l’heure et à dire, à chaque phénomène qui confond notre raison : Dieu est grand ! C’est le plus sage, je vous assure. Quiconque ne croît qu’à ce qu’il voit et comprend est un sot : mais, plus sot est encore celui qui croît indistinctement, aveuglément, à toutes les sottes histoires qu’il entend débiter à droite et à gauche.
– Je suis parfaitement de votre avis en ceci, M. le recteur, et il me tarde de connaître ce qui vous a converti sur ce chapitre.
– Volontiers, Pipi ; vous m’en avez donné l’exemple, et je parlerai avec autant de franchise que vous-même.
*
* *
Quand j’étais recteur de Ploëzal, avant de venir à Plouaret, plus d’une fois déjà, des paysans, des hommes et des femmes, étaient venus me trouver, me priant de dire des messes pour le repos de l’âme de leur père, de leur mère, d’un parent ou d’une autre personne quelconque, qu’ils disaient leur être apparue, après sa mort. Moi, incrédule, alors, je plaisantais, je me moquais même un peu d’eux, leur disant qu’ils avaient rêvé tout cela, ou que leurs sens étaient troublés, qu’ils avaient sans doute bu trop de cidre ou d’eau-de-vie, et autres choses semblables, et je les renvoyais et leur défendais de croire à de pareilles sottises. Mais, ils revenaient presque toujours, pleurant et suppliant, disant qu’ils étaient obsédés par des apparitions et ne pouvaient plus dormir ni trouver aucune tranquillité d’esprit. Je restais inflexible, je les rebutais, et ils allaient s’adresser ailleurs.
Quand j’arrivai à Plouaret, la première messe qui m’y fut commandée, ce fut par une femme qui me dit avoir vu, à trois reprises différentes, sa grand-mère, morte depuis quelque temps déjà. Je la reçus suivant mon habitude en pareil cas, et fis de mon mieux pour lui persuader qu’elle n’avait point vu sa grand-mère et qu’il ne fallait pas ajouter foi à de pareilles superstitions. Elle s’en alla peu satisfaite, et nullement convaincue. Je réfléchis beaucoup sur ce sujet ; je consultai ma raison, mes livres anciens et nouveaux, la Bible, les pères de l’Église, et je vis que je pouvais être superstitieux, dans la bonne acception du mot, sans être en désaccord ni avec la Bible, ni avec les pères de l’Église, et aussi sans me trouver en trop mauvaise compagnie. La liste des grands hommes qui ont été superstitieux serait longue à faire, depuis César, et avant, jusqu’à Napoléon Ier. Je me demandais si une croyance pouvait être si généralement répandue, sans qu’il y eût quelque part de vérité. J’étais ébranlé.
Une nuit, je lisais dans mon lit la Somme théologique de saint Thomas. Je faisais des recherches pour un sermon que je devais prêcher le dimanche suivant. J’avais lu fort avant dans la nuit. Je venais de fermer mon livre et d’éteindre ma lumière, et je récapitulais, j’analysais ma lecture et cherchais à coordonner mon discours. Il faisait très sombre. Tout à coup, j’entendis remuer les chaises, au pied de mon lit. Je crus que j’avais enfermé mon chien dans ma chambre, et je l’appelai. Mais, le chien ne vint pas à mon appel ; il n’était pas dans la chambre. Alors, je vis surgir de l’autre extrémité de l’appartement trois personnages, avec de longues robes noires, la tête nue et ressemblant à des prêtres. Ils tenaient chacun à la main une chandelle allumée, et leurs grandes manches, qu’ils tenaient à la hauteur de leurs têtes, m’empêchaient de voir leurs figures. Ils marchaient lentement, à la suite l’un de l’autre, et venaient vers moi. Je m’étais soulevé sur mon coude, et je les regardais venir, tout étonné, les yeux grands ouverts et la bouche aussi, je crois. Quand ils passèrent à raser mon lit, je pris ma chandelle sur ma table de nuit et voulus l’allumer aux leurs. Mais, j’avais beau l’approcher de leurs lumières, elle ne s’allumait pas, et, ce qui était plus étonnant encore, je ne sentais aucun corps résistant. Les trois fantômes défilèrent devant mon lit, s’éloignèrent lentement, et, arrivés à la porte, ils s’abaissèrent, s’abaissèrent graduellement, et passèrent par-dessous. Ils disparurent. J’étais fortement intrigué, vous devez le penser, mais, je n’avais pas peur. Peut-être vont-ils revenir, me disais-je, et s’ils reviennent, il faut que je fasse en sorte de voir leurs figures ; je les reconnaîtrai peut-être. Et je disposai des allumettes sur ma table de nuit, pour allumer ma chandelle, aussitôt que je les verrais reparaître. Mais, j’attendis en vain ; rien ne bougea, rien ne se montra. Je me mis alors à réfléchir, et à me demander ce que cela pouvait signifier. C’est peut-être, pensai-je, un avertissement que Dieu m’envoie de ne plus refuser d’écouter ceux qui viennent me commander des messes pour des personnes mortes, qu’ils disent leur être apparues ? J’ai, sans doute, tort de me moquer ainsi de ces pauvres gens, et de ne pas prendre au sérieux leurs demandes. Désormais, j’agirai autrement et je dirai toutes les messes qui me seront ainsi commandées. – Et si je n’étais pas encore entièrement convaincu, il s’en fallait de bien peu. Enfin, après y avoir longuement pensé et réfléchi, je dis un De profundis, et je m’endormis tranquillement.
Assez peu de temps après, Dieu m’envoya un second avertissement, qui finit de me convertir entièrement.
Je revenais une nuit d’administrer une femme qui se mourait à Place-Keranrune. Il devait être bien tard, je ne sais pas au juste quelle heure. La nuit était calme et sereine et pas obscure : une belle nuit d’été. Je m’en revenais donc vers mon presbytère, seul, mon bâton à la main, et fumant tranquillement ma pipe. Tout à coup, j’entendis des cris terribles, des cris aigus et perçants que je ne pus bien définir. Je pressai le pas, dans la direction des cris, persuadé qu’il y avait là quelque chose, homme ou animal, qui avait besoin d’aide. Arrivé près d’une maison qui se trouve sur le bord de la route, j’aperçus, au milieu d’une grande mare d’eau de pluie, quelque chose de blanc et d’informe et qui me parut produire ces cris étranges. Ma première pensée fut que c’était un enfant, somnambule peut-être, sorti de la maison voisine, en chemise, et tombé dans cette mare d’où il ne pouvait se retirer. J’entrai sans hésiter dans l’eau, jusqu’aux genoux ; mais, arrivé près de ce que je croyais être un enfant, quand j’allai pour le saisir, je n’embrassai que le vide. Et quand je plongeais mes mains dans l’eau, je n’en retirais que de la boue ! Je me demandai si ce n’était pas un effet de la lune dans l’eau. Mais, il n’y avait pas de lune, il n’y avait d’autre lumière que cette obscure clarté qui tombe des étoiles. Et puis, les cris continuaient toujours. Je ne revenais pas de mon étonnement. Mais, je n’avais nullement peur. Enfin, après avoir barboté assez longtemps dans la mare, voyant l’inutilité de mes efforts, j’en sortis, les mains et la soutane toutes souillées de fange, et du bord de l’eau, avant de m’en aller, je parlai ainsi : – S’il y a là quelqu’un à qui je puisse porter secours, je le prie de parler et de m’indiquer la manière dont je puis lui être utile. – Et je dis cela à deux reprises. Comme je ne recevais d’autre réponse que les cris que vous savez, qui se faisaient toujours entendre de plus en plus fort, je continuai ma route, la conscience tranquille, et me disant que j’avais fait mon devoir. Les cris se mirent à me poursuivre et à retentir à mes oreilles, d’une façon effrayante. Et quels cris ! Jusqu’alors je n’avais pas eu peur ; mais j’en eus, dès ce moment, et une peur telle que je ne sentais plus mes pieds toucher la terre, et qu’il me semblait que je ne faisais que raser le sol, comme une ombre. J’avais souvent entendu dire aux conteurs d’histoires de revenants et généralement à toutes les personnes qui avaient éprouvé de grandes frayeurs : – Mes cheveux se dressèrent sur la tête, comme les dards d’un hérisson... – et j’avais toujours pris cela pour une grande exagération, une de ces hyperboles outrées, comme il en passe tant dans la conversation. Mais, en ce moment, je vis combien cette locution était rigoureusement vraie, car mes cheveux se dressaient réellement sur ma tête et si roides, qu’ils soulevaient ma calotte. J’arrivai, je ne sais comment, jusqu’au calvaire qu’a fait ériger Jean Bré sur le bord de la grande route, non loin des ruines de l’ancienne chapelle de Saint-Jean. Je m’agenouillai sur les degrés de la croix, je priai pour le repos de l’âme de la pauvre femme que je venais d’administrer, puis, pour le purgatoire en général ; et aussitôt, les cris cessèrent, ma frayeur s’évanouit, comme par enchantement, et je continuai ma route, tranquille et calme, et, en arrivant au presbytère, je me couchai et dormis aussi bien que jamais.
Ma conversion était complète, et je comptai, à partir de ce jour, comme vous, Pipi, je comptai, dis-je, parmi ceux qui ont la faiblesse de croire aux revenants, et ne haussent pas de pitié les épaules à ces récits de bonnes femmes. Voilà l’histoire de ma conversion.
– Le recteur, dit Ewenn, est un homme instruit ; il m’a l’air d’un esprit calme, froid et raisonnable, et je m’étonne fort de l’entendre parler de la sorte.
– C’est qu’il est sincère, dit Katel, c’est qu’il n’est ni exclusif ni systématique, et n’a pas honte d’avouer ses croyances, ni crainte de se trouver en désaccord avec les esprits forts.
– Voilà ce que j’aime, dit Pipi, la franchise et la bonne foi avant tout.
François-Marie LUZEL,
Veillées bretonnes, 1879.
1 Pipi Ar Morvan avait été artilleur et avait pris part comme tel à la prise de Constantine (1837), où le général de Lamoricière le distingua pour sa bravoure. De là lui était venu le surnom de Constantine.