Comme aime une femme

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Edward Bulwer LYTTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans les cieux, les anges pinçaient les cordes de leurs harpes dont les sons mélodieux montaient comme des flots d’ambroisie, jusqu’aux pavillons du Très-Haut.

Mais la harpe de Séralim avait, entre toutes, les mélodies les plus douces ; et l’on entendit soudain la voix de l’Être invisible qui disait :

– Demande-moi une faveur pour tout l’amour qui brûle dans tes chants, et je te l’accorderai.

Et Séralim répondit :

– Il y a en cet endroit que les hommes appellent Purgatoire et qui est, en effet, le portique douloureux du ciel, des âmes qui vous adorent tout en subissant le juste châtiment de leurs fautes ; permettez-moi de les visiter quelquefois et d’adoucir leur douleur par les hymnes qui vous sont consacrés.

– Ta prière est exaucée, dit l’Éternel. Va ! qu’il soit fait selon ton désir.

L’ange, déployant ses ailes, s’envola vers ces plaines, séjour des tristesses et, passant les portes de cristal, fit vibrer les cordes de sa lyre. Alors comme par enchantement, les démons cessèrent de tourmenter et les victimes de gémir. Seule une voix de femme, plaintive, inconsciente des douces harmonies du chanteur céleste, continuait à jeter dans l’air sa note stridente :

« Ô ! Adenheim ! Adenheim ! ne pleure pas sur ceux qui ne sont plus ! »

Séralim fut touché de ces plaintes. Il s’approcha du lieu d’où venait la voix et vit l’esprit d’une belle jeune fille, enchaîné à un rocher, tandis qu’à ses pieds les démons s’étendaient paresseusement.

Séralim dit aux démons :

– Sont-ce les accords de ma harpe qui vous invitent ainsi au repos ?

Ils répondirent :

– Sa sollicitude pour un autre lui est plus amère encore que tous nos tourments ; c’est pourquoi nous restons oisifs.

À ce moment, l’ange s’approchant de l’esprit lui dit :

– Fut-il jamais possible d’être assez malheureuse pour repousser la sympathie sincère ? Ô ! fille de la terre ! d’où vient que tes gémissements s’élèvent si plaintifs ? et pourquoi les sons de ma harpe n’ont-ils pas d’harmonie pour toi ?

– Ô ! radieux inconnu, répondit la pauvre âme, tu t’adresses à qui préférait sur la terre la créature de Dieu à Dieu lui-même ; de là une juste condamnation. Maintenant, mon pauvre Adenheim se désole sans cesse à mon souvenir, et la pensée de sa douleur m’est plus intolérable, à moi, que tous les tourments des démons.

– Et comment sais-tu qu’il te pleure ? demanda l’ange.

– Parce que je sais avec quelle douleur poignante je l’aurais pleuré moi-même, répliqua simplement l’esprit.

La nature divine de l’ange fut touchée, car l’amour est inné chez les fils du Ciel.

– Comment, reprit-il, pourrais-je te secourir ?

L’esprit s’agita comme transporté et levant ses bras vaporeux, il s’écria :

– Oh ! donne-moi, donne-moi le pouvoir de retourner sur la terre, ne fût-ce qu’une heure, afin que je puisse aller voir mon Adenheim, et que, dissimulant mes souffrances, je puisse soulager les siennes.

– Hélas ! repartit l’ange en détournant les yeux – car les anges ne peuvent pleurer en présence d’un mortel – je pourrais en effet t’accorder cette faveur, mais tu ne connais pas sans doute la peine qui y est attachée. Les âmes du Purgatoire peuvent, par exception, visiter la terre, mais bien lourde est la sentence qui les attend au retour : pour une seule heure là-bas, il te faudra ajouter mille autres années encore aux tortures de ta détention en ces lieux.

– Est-ce là tout ? s’écria l’esprit. Volontiers alors braverai-je la condamnation. Ah ! on n’aime pas au ciel, ô céleste visiteur ! car tu saurais qu’une seule heure avec celui qu’on aime vaut des siècles de supplices. Laisse-moi consoler mon Adenheim au prix de n’importe quel tourment.

L’ange, levant ses yeux, aperçut dans les régions lointaines les rayons émanant de l’œil de Jéhovah et entendit la voix de l’Éternel qui l’invitait à la pitié. Il reporta ensuite son regard sur l’esprit dont les bras tendus vers lui l’imploraient encore.

L’ange prononça des paroles qui ouvrirent les barrières de l’abîme et l’esprit rentra dans le monde des humains.

 

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Il était nuit dans le manoir du seigneur Adenheim. Longs et bruyants étaient les rires et les propos joyeux que renvoyaient les échos de la salle du banquet. Le maître du château, le noble et puissant seigneur Adenheim, présidait à une table éblouissante ; à sa droite, une belle et jeune dame était assise et souvent le maître de céans penchait sa tête près d’elle pour lui murmurer les plus tendres propos.

– Mais comment, disait la dame de Falkenberg, comment puis-je croire à vos douces paroles ? N’avez-vous pas déjà fait les mêmes serments et juré le même amour à Irène, la blonde fille de Laden ? Trois mois seulement ont passé sur sa tombe...

– Par la Vierge, repartit le jeune seigneur Adenheim, vous êtes injuste envers votre beauté. Quoi ! j’aurais aimé, moi, la fille de Laden ! Quelques paroles flatteuses, quelques sourires passagers, voilà tout l’amour qu’Adenheim a jamais porté à Irène. Est-ce ma faute si la pauvre fille interprétait mal les actes de la courtoisie la plus ordinaire ? Non, ma bien-aimée ! il est tout plein de toi ce cœur que je t’offre.

– N’as-tu pas, dit la dame de Falkenberg laissant le bras d’Adenheim entourer sa taille svelte, n’as-tu pas pleuré sa mort ?

– J’ai pu la regretter l’espace d’une semaine mais, dans tes yeux si beaux, j’ai bientôt trouvé l’oubli et la meilleure consolation.

À ce moment, le seigneur Adenheim crut entendre un soupir profond derrière lui, il se détourna et ne vit rien qu’un léger brouillard s’évanouissant dans l’air.

– Tu n’as donc pas pu rester une heure avec ton amant, dit Séralim alors que l’esprit de l’amante revenait au purgatoire.

– Commandez aux démons de recommencer leurs supplices, fut la réponse d’Irène.

– Était-ce donc pour si peu que tu as voulu ajouter mille années à ton sort malheureux ?

– Hélas ! dit la pauvre enfant, après les tourments que je viens d’endurer sur la terre, il me semble qu’il n’y a plus rien de terrible à demeurer dix fois cent ans de plus au purgatoire.

 

 

 

Edward Bulwer LYTTON.

 

Traduit de l’anglais par Robertine BARRY.

Paru dans Fleurs champêtres, Fides, 1984.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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