La légende de Lydéric, premier comte de Flandre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

André MABILLE DE PONCHEVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Edmond FIÉVET

 

 

AU temps du roi Clotaire de France deuxième de ce nom, et environ l’an 620, à raison des séditions qui lors régnaient au pays de Bourgogne, plusieurs princes, seigneurs et gentilshommes furent contraints d’abandonner ce pays et de chercher autres demeures. Entre lesquels se trouvait Salvaert, prince de Dijon, lequel, forcé de s’enfuir, délibéra de se retirer vers le roi d’Angleterre, duquel il espérait tout bon confort, traitement et soutien.

Il se mit donc en chemin, menant en sa compagnie la princesse Emergaert de Roussillon, sa femme, laquelle pour lors était enceinte. En peu de journées il parvint au pays de Bucq, guère distant de la ville de Lille, en un bois, lequel à raison des meurtres qui s’y commettaient, s’appelait le bois Sans-Merci.

Or le pays de Bucq, en ce temps-là, était gouverné par un tyran monstrueux, nommé Phinaert, lequel était tellement adonné à toutes espèces de vices et de cruautés, qu’il estimait perdu le jour où il n’avait donné à ses sujets quelque signe évident et manifeste de son insatiable avarice et bestiale férocité. Averti de l’arrivée de Salvaert, et s’étant rendu avec une troupe de gens d’armes au bois Sans-Merci, il se jeta sur le prince de Dijon et les gens de sa suite, lesquels ne se doutant lors de rien moins que d’une telle attaque, se mirent pourtant en défense et se comportèrent si vaillamment qu’ils tuèrent plusieurs de leur ennemis, de sorte qu’il eut été d’abord difficile de juger de quel côté la victoire inclinerait. Néanmoins Salvaert avec les siens fut enfin accablé sous le nombre et massacré. Seule demeura en vie la princesse Emergaert, laquelle durant le combat, accompagnée d’une servante, s’était enfuie dans les profondeurs du bois.

Cependant Phinaert, bien aise du grand butin qu’il avait fait, retourna en son château du Bucq.

Emergaert avait dessein de continuer son voyage et de parvenir en Angleterre, s’il se pouvait. Et de fait elle traversa tant de haies et de buissons, et se mit si avant dans le bois qu’il était déjà presque nuit, lorsque ne voyant encore aucune apparence d’en pouvoir sortir, elle commença de perdre toute espérance. Apercevant alors une source, elle résolut de s’arrêter en ce lieu et d’y prendre quelque repos. Mais descendue de cheval, elle se trouva tant durement troublée et diversement agitée, qu’au lieu de dormir elle ne fit que soupirer et se lamenter de la sorte :

« Où irai-je ? vers qui me retirerai-je ? Ô Dieu, que sera-ce de ma vie ! Las, las, mon mari, qui m’avez préservée de tant de périls et tenu si bonne et loyale compagnie, où êtes-vous maintenant ? Moi qui me promettais un gracieux accueil du roi d’Angleterre, mon cousin, et un rétablissement assuré en mes biens et possessions, vais-je tomber entre les mains des méchants ? »

Achevant ces mots, il lui sembla ouïr quelque bruit de chevaux sur le chemin. Craignant que ce fussent ceux qui avaient mis à mort le prince Salvaert son mari, elle se leva en très grand effroi pour plus attentivement écouter, mais s’étant rassurée en voyant qu’il n’y avait là personne, après avoir un peu repris son haleine, elle recommença ses pleurs et lamentations, souhaitant la mort.

Le matin venu, la princesse allait poursuivre son chemin à travers les halliers quand se présenta à sa vue un saint ermite appelé Lydéric qui était venu quérir de l’eau à la source. Émerveillé de voir en ce lieu solitaire une dame aux riches atours manifestement si affligée, il ne put s’empêcher de lui demander la cause de sa douleur. Et elle, qui malgré les disgrâces et malheurs survenus, n’avait perdu un seul brin de sa naïve courtoisie, répondit en peu de propos :

« Mon père, il serait impossible, vu la diversité de mes malheurs, de particulièrement vous déclarer le motif de mon deuil, lequel néanmoins vous pourrez comprendre, si seulement vous vous persuadez que Fortune a voulu me faire ces jours passés connaître assurément l’entier effet de sa mobilité. Mais si elle était autre, le nom qu’elle porte ne lui serait en rien convenable, attendu qu’elle élève tantôt l’un jusqu’au sommet de sa roue, et sans l’avoir mérité, et abaisse l’autre au bas de ses pieds, contre tout droit et raison.

» Ceci se vérifie bien en moi, qu’elle avait placée pendant de longues années sur le trône de toute prospérité, et qu’en un clin d’œil elle vient d’abattre au point que je crois faire un mauvais rêve. »

L’ermite, ému de compassion, lui dit en pleurant avec elle :

« Madame, Dieu, pour rendre ceux qu’il aime plus accomplis, permet souvent que leur adviennent maintes adversités. Pourtant il est nécessaire que vous conformiez votre vouloir à son bon plaisir, lui rendant gloire et actions de grâces de tout ce qu’il vous envoie. »

Après quoi, voulant retourner en sa maisonnette, le bon ermite prit congé de la princesse.

Quelque peu consolée par les saints propos qui lui avaient été tenus, celle-ci, sentant le sommeil l’envahir à raison du peu de repos qu’elle avait eu la nuit précédente, se coucha près de la source, en intention d’y dormir pour autant qu’il lui serait possible. Mais à peine avait-elle fermé les yeux qu’il lui sembla ouïr autour d’elle un léger bruit qui fut cause qu’elle se réveilla comme en sursaut, et s’asseyant sur le bord de la fontaine, jeta la vue de tout côté, pour voir ce que pouvait être, et aperçut guère loin d’elle une femme d’une gravité et d’une majesté plus qu’humaines, dont elle s’émerveilla grandement, même de ce que, s’approchant, cette femme lui dit :

« Emergaert, parce que de tout votre cœur vous avez placé votre espérance en la bonté et la miséricorde divines, je viens vous avertir que vos ardentes oraisons ont été présentées devant le trône et acceptées de Dieu souverain. Lequel vous mande par moi que l’enfant que vous portez viendra en âge d’homme accompli, sera sage et vertueux, vous ôtera de toute tristesse, délivrera ce pays de la tyrannie sous laquelle il est présentement, vengera la mort de votre mari, son père, et deviendra seigneur de ce pays, duquel ses successeurs jouiront à toujours. »

Ayant ainsi parlé, l’apparition s’évanouit.

Plusieurs soutiennent que ce fut la Vierge Marie qui sous cette forme vint consoler la malheureuse princesse. Il ne faut douter que par cette révélation la divine bonté n’ait voulu, longtemps auparavant, montrer et prédire la grandeur en laquelle cette maison de Flandre devait par succession de temps non seulement continuer, mais aussi croître et augmenter.

La princesse Emergaert remercia Dieu bien humblement et dévotement de ce qu’ayant égard à sa misère, il lui avait plu de lui annoncer les grands biens et honneurs qui devaient advenir à son enfant et à sa postérité. Et comme elle se disposait à se remettre en chemin, elle se sentit près de mettre bas son cher fardeau, n’ayant pour toute assistance humaine que celle de la servante dont elle était accompagnée. Laquelle enveloppa ledit enfant dans le peu de linges et autres draps dont elle disposait. Cela fait, se mit en devoir d’assister la bonne princesse selon la force et possibilité que Dieu lui donnait.

Emergaert, tenant son fils entre ses bras, ne pouvait se rassasier de l’embrasser, baiser et regarder, tant le trouvait beau, bien formé et agréable. D’autre part la fidèle servante, qui voyait la princesse oublier son mal et quasi soi-même, au plaisir qu’elle éprouvait d’avoir mis au monde son fils, duquel tant de choses lui avaient été prédites, considérant que si elle n’y pourvoyait, on était en danger de souffrir de la faim et de demeurer en ce lieu plus longtemps qu’il n’était souhaitable, s’avisa de monter sur un petit tertre pour voir par quel chemin sortir hors du bois où elles étaient. Et comme elle jetait sa vue de tout côté, elle aperçut une troupe de gens armés de bâtons venant en grande diligence vers elle, dont elle reconnut plusieurs pour avoir assisté au meurtre et à la déconfiture du prince Salvaert, son bon maître ; c’étaient ceux auxquels le misérable Phinaert avait donné ordre impérieusement de prendre et de lui amener la princesse Emergaert.

La servante, triste au possible de cette aggravation de leurs maux, revint vers sa maîtresse, laquelle se confiant en la promesse qui lui avait été faite au sujet de son fils, aima mieux l’abandonner à la discrétion des bêtes sauvages que de le mettre à la merci des hommes. Et de fait, assistée de sa servante, mit et cacha son enfant dans une petite fosse, sous une haie qui était assez large et ombreuse.

Et après l’avoir de tout son cœur recommandé en la garde de Dieu, elle retourna, avec tel déplaisir que chacun peut penser, vers la source dont il vient d’être parlé, où presque aussitôt survinrent les brigands.

« Si votre cruauté, leur dit-elle, n’est pas encore rassasiée par la mort de tant de mes gens et même de mon très cher seigneur et époux, que tardez-vous à vous baigner pareillement dans mon sang, afin qu’avec celui des autres que vous avez naguère répandu, il appelle la vengeance de Dieu ?

» Mais si quelque étincelle de vertu et de pitié subsiste en l’un ou l’autre de vous, permettez que je jouisse de cette liberté qui, seule entre une infinité de biens évanouis, m’est jusqu’à présent demeurée pour toute consolation. Si je dois la perdre, tant s’en faut que je désire prolonger ma pauvre et misérable vie, que je vous requiers instamment de me donner une prompte mort, plutôt que me mettre entre les mains de celui par la faute duquel je perdis hier tout mon soutien, toute ma joie. »

Ceux qui étaient venus pour emmener la princesse, considérant sa magnanimité, et que sans nullement s’effrayer, elle leur parlait d’une telle constance, eurent merveilleusement grande compassion de son adversité. Il y en avait parmi eux qui l’eussent volontiers laissée en liberté, si la crainte de Phinaert ne les en eût détournés. Aussi l’assurèrent-ils des bons traitements de leur maître, ce dont ils n’étaient point chargés par lui, et l’ayant prise en croupe ainsi que sa servante, se hâtèrent-ils de l’amener au château du Bucq.

 

 

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Nous laisserons la pauvre Emergaert à la discrétion du bandit des bois qui y commandait, pour retourner auprès de son enfant.

Il vous doit souvenir de la venue du bon ermite Lydéric vers la fontaine près de laquelle s’était retirée la princesse au plus fort de ses déplaisirs, et aussi des saintes remontrances que lui fit l’ermite. Celui-ci, peu après l’emprisonnement d’Emergaert, retourna au même endroit quérir de l’eau, comme il avait fait le jour précédent, mais en approchant de cette source, il fut grandement étonné du cri et de l’étrange bruit que faisaient plusieurs corneilles, agaces 1 et autres oiseaux en grand nombre perchés sur la haie au dessous de laquelle était le fossé où la princesse avait caché son petit enfant. Curieux d’en savoir la cause, il vint vers cette haie et trouva le petit gars qui par ses gestes semblait lui demander aide et assistance.

Lydéric l’emporta donc en son ermitage, tout en s’étonnant de la cruauté de la mère qui lui avait donné le jour et en se demandant qui elle pouvait être. Toutefois, se souvenant des plaintes qu’auparavant, au même lieu, il avait ouï faire à la princesse Emergaert, lui tomba en esprit qu’elle l’avait enfanté. Après l’avoir préalablement baptisé, et de son nom appelé Lydéric, il commença à penser aux moyens d’élever ce petit être, et délibéra de lui chercher le lendemain quelque bonne nourrice.

Or voici, par la grâce et la providence divine, une biche qui vint se présenter à lui, faisant fête à l’enfant comme elle eût pu le faire à ses propres petits ; et l’ermite voyant qu’elle voulait allaiter Lydéric, il appliqua la bouche de celui-ci à une des mamelles de la bonne bête. Laquelle cependant se montrait paisible et douce, jusqu’à ce que, l’enfant allaité, elle se retira dans le bois, et continua cette visitation deux fois le jour, durant tout le temps auquel le jeune Lydéric avait nécessité de cette nourriture, non sans très grand ébahissement du bon ermite.

Le père nourricier du nouveau-né ainsi échappé à la mort, voyant par ces signes miraculeux le soin que Dieu montrait avoir de Lydéric, s’efforça ensuite de l’enseigner en tout ce qui lui semblait nécessaire pour le rendre de tous points accompli. De plus en plus persuadé que la dextérité et grandeur de l’esprit de l’enfant requérait un gouverneur excellent, il l’envoya, vers l’âge de dix ans, en Angleterre, le confiant à un abbé qu’il connaissait de longue main, homme vertueux, de bonne vie, d’expérience non vulgaire en toutes manières de sciences, et finalement tel qu’il savait être nécessaire pour gouverner un jeune prince.

Il n’oublia pas, auparavant, de recommander à ce dernier la liberté de la pauvre princesse Emergaert, sa mère, qu’il savait être détenue sous la tyrannie de Phinaert. Ce que Lydéric imprima tellement en son cerveau qu’incontinent il se sentit assez roide de membres et fort pour la délivrer, comme aussi pour venger la mort du prince Salvaert, son père ; la suite de cette histoire vous le montrera.

Lydéric profita en Angleterre, de sorte que partout où il se trouvait, il obtenait prééminence par sa vertu et savoir. Se montrant au reste à l’égard de chacun si courtois et affable qu’il attirait à son amour et dérobait le cœur de tous ceux qui goûtaient la douceur de sa conversation. En somme il crut en vertu, beauté, disposition de corps, exercice des armes et toutes autres perfections, tellement qu’il eût été difficile de trouver aucune personne qui en eût seulement approché. Car quant à la force corporelle, elle fut admirable et bien correspondante à la vertu de son cœur. En ses mœurs fut débonnaire, la langue eut très diserte, et sa simple parole valait serment.

L’abbé auquel il avait été confié, voyant la perfection à laquelle, âgé de dix-huit ans, il était parvenu, trouva moyen de le mettre au service du roi d’Angleterre, où en peu de temps les vertus de Lydéric commencèrent à reluire, entre celles des autres gentilshommes de la cour, comme le soleil est accoutumé de faire entre toutes les planètes et étoiles. Et ce qui plus le rendait admirable, était la singulière grâce de parler, qu’il avait attrayante et persuasive. Laquelle jointe à une infinité d’autres bonnes conditions, le rendit tant aimé du roi même qu’en toutes sortes de fêtes et passe-temps où le roi se daignait trouver, il convenait aussi pour le contentement du roi que Lydéric y fût invité.

La vertu, dextérité, bonne grâce et beauté du jeune prince ne tardèrent guère à parvenir jusqu’aux oreilles d’une fille que le roi avait, bonne en toute perfection, qui s’appelait Gracienne. Laquelle désireuse de mieux connaître à l’œil si les excellences du prince Lydéric correspondaient au bruit qui en volait, se trouva un jour entre autres dans cette seule vue à un festin auquel elle savait que Lydéric prendrait part, et de fait, l’ayant aperçu, elle jugea que tout ce qu’elle avait entendu dire de lui n’était rien, auprès de ce qui se présentait lors devant son esprit et ses yeux.

Au même instant, Gracienne se sentit blessée d’un grand amour, qu’elle dissimula quelque temps jusqu’à ce que, forcée d’une puissance plus grande que la sienne, elle fut contrainte de découvrir sa passion à une fille de chambre qu’elle avait connue de tout temps, loyale et à laquelle elle se fiait. Par le moyen de laquelle elle eut enfin jouissance dudit Lydéric. Lequel aise au possible d’une si bonne fortune, continua (le plus secrètement qu’il pût) sous le service du roi, les amours nouvellement contractées avec la belle Gracienne, jusqu’à l’âge de vingt ans ou environ, que se souvenant des angoisses de la princesse Emergaert sa mère, ne put s’empêcher de se blâmer soi-même de sa grande nonchalance.

« À quoi te servent tes forces, se disait-il, si, toi vivant et en faculté de porter armes, n’est point encore châtié le misérable qui a tué ton père et emprisonné ta mère ? Ah ! ingrat Lydéric, indigne que la terre te porte, est-il possible que tu aies si longtemps différé l’exécution d’une vengeance si juste et si désirée ?

» Dès maintenant je fais vœu à mon Dieu de ne jamais reposer ni vivre content que je n’aie avec sa tête ôté à l’infâme meurtrier tout moyen d’exercer pour l’avenir aucune cruauté ou pillerie. »

Devisant un jour avec la princesse Gracienne, après un grand soupir, témoignage de son émotion, Lydéric lui parla de sa mère, lui découvrit le secret de sa naissance, la manière dont il avait été élevé, le devoir qu’il lui fallait accomplir. La requérant au surplus et conjurant au nom de leur amour mutuel qu’elle voulût bien, non seulement trouver bon qu’il partît, mais que sa première entreprise en matière de faits d’armes fût placée sous son nom.

La belle Gracienne, qui ne mesurait son contentement que par celui de son Lydéric, considérant l’équité de sa requête lui répondit :

« Seigneur Lydéric, je vous ai plusieurs fois déclaré que la seule renommée de votre vertu m’a attirée à vous et m’a donné volonté de vous rendre autant mien comme je me sens vôtre. Votre satisfaction avec l’honneur que vous allez acquérir me serviront de secours et de consolation contre la violence que je me fais par le congé que je vous donne en faveur de ce que vous entreprenez, vous priant toutefois ne vouloir précipiter votre départ, afin que j’aie la possibilité de vous mettre en l’équipage que vous méritez, pour comparaître partout en tel train et éclat que requiert votre naissance. »

 

 

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Le prince Lydéric, ayant pris congé de sa dame, et du roi d’Angleterre, s’embarqua dans la nef que, moyennant la libéralité de la belle Gracienne, il avait frétée, et dont il fit aussitôt lever les ancres. Cinglant en pleine mer, favorisé par le vent, il arriva en un port guère loin de Boulogne, où il descendit de son navire, et continua son chemin par terre jusqu’à Soissons.

Pour lors était en cette ville le roi Dagobert de France, accompagné de plusieurs ducs, comtes, barons, et grands seigneurs de son royaume, en présence desquels, Lydéric, après la révérence due à si haute compagnie, fit au roi le récit de sa naissance, et confia son dessein de venger ses parents. Le roi, merveilleusement étonné de la grave représentation, humble maintien, héroïque assurance et persuasive éloquence du prince Lydéric, même de ce qu’en âge tant délicat il s’exposait d’une telle magnanimité à une entreprise si dangereuse, ne se pouvait empêcher de louer grandement son courage. Il lui conseilla pourtant de différer le combat qu’il prétendait contre le prince Phinaert, non qu’il doutât de son bon droit, mais parce que son adversaire était estimé l’un des plus adroits et rudes chevaliers du temps, et que vu son âge, il pourrait, pour s’être trop hâté, faillir à ce que la justice de sa cause ne lui saurait refuser en un âge plus mûr.

Mais finalement persuadé par Lydéric, Dagobert ordonna que, sans tarder, un héraut fut envoyé vers Phinaert.

Ce héraut se transporta en toute diligence au château du Bucq, dont il trouva présent le seigneur, et déclara à celui-ci que le roi Dagobert, son très redouté seigneur, lui mandait qu’il eût à répondre aux accusations du prince Lydéric, et ce à un certain jour assigné.

Le combat étant devenu inévitable, le roi de France promit d’y assister en personne avec bon nombre des seigneurs de sa cour, et vint lui-même peu après au château du Bucq.

Ce qui rendait la cause du prince Lydéric encore meilleure était un changement de couleur qu’on voyait continuellement au visage de Phinaert, joint à une contenance si farouche qu’on connaissait à vue d’œil qu’il avait plus confiance en ses forces qu’en son bon droit. D’autre côté Lydéric, d’une bien bonne grâce et en peu de propos, continuait ses accusations et remettait leur justification au jour de lendemain, lequel venu, et toutes choses étant prêtes, il comparut au lieu du combat qui était un pont qu’encore aujourd’hui l’on voit en la ville de Lille, appelé le pont de Fins 2, où pareillement se trouva le prince Phinaert en représentation d’homme adroit, puissant et de grand cœur, lequel se tenait si bien à cheval qu’il semblait collé à la selle. Cependant faisait beau voir le gentil Lydéric promener son destrier au petit pas, et le gouverner d’une incroyable dextérité, lequel par son port et brave maintien, faisait naître l’admiration au cœur de tous les assistants, parce que chacun d’eux jugeait et estimait que si l’intérieur correspondait à la magnanimité de l’extérieur, il ne pouvait manquer d’être l’un des meilleurs et plus renommés chevaliers du monde.

Sur ces entrefaites arriva le roi Dagobert dont la venue imposa un merveilleux silence à tous les assistants, et un effroi point petit à ceux qui, selon leur passion, portaient faveur à l’un ou à l’autre des champions. Ceux-ci, peu après, avec égale distribution du soleil, furent dans le camp placés à l’opposé l’un de l’autre, et au premier son des trompettes, donnant de l’éperon à leurs chevaux, vinrent à bride abattue se rencontrer d’une telle impétuosité que, leurs glaives s’étant brisés jusque dans les poignées, ils furent contraints tous deux d’abandonner leurs montures, mais non pas le combat, qu’ils poursuivirent à grand coups d’épée. Le roi et tous les autres furent grandement étonnés de l’agilité avec laquelle Lydéric évitait les coups lourds et pesants de son adversaire, comme de la promptitude avec laquelle il lui assénait les siens ; mais malgré toute son adresse, il ne se pouvait faire qu’il n’eût bien souvent part au gâteau. Car le prince Phinaert était vaillant et rude chevalier, au point que malaisément on eût trouvé son pareil. Et ainsi le combat recommençait toujours, et quand on estimait les combattants hors d’haleine, leur mêlée se montrait plus cruelle et leurs assauts plus dangereux.

Mais enfin le prince Lydéric, devant les yeux duquel se représentait la mort du prince Salvaert son père, jointe à l’injuste emprisonnement de sa pauvre mère, voyant la longue résistance que le prince Phinaert lui faisait, enflammé de dépit, déploya toutes ses forces, et comme si tout le jour il n’eût combattu, se rua d’une telle force sur son ennemi qu’au même instant il rendit chacun assuré que la chance tournerait au péril de Phinaert. Déjà si affaibli tant à cause du sang qu’il avait perdu que du long temps que cette bataille avait déjà duré, le misérable ne faisait plus que parer les coups quand il reçut de Lydéric une estocade tant roide et bien assise que chancelant deux ou trois pas en arrière, il fut contraint de tomber de son haut. Ainsi sa mort ignominieuse rendit-elle la princesse Emergaert certaine de sa liberté, et le gentil Lydéric assuré d’une victoire d’autant plus glorieuse qu’aucun autre en son âge ne l’eût jamais obtenue, non sans grande admiration de chacun, et au grand contentement de tous les seigneurs et autres gens de bien assistants, sans parler de Dagobert.

Le bon roi descendit incontinent de son échafaud pour s’informer de l’état en lequel se trouvait Lydéric et pour le congratuler. Et comme il apprit que de toutes les plaies que le vaillant champion avait reçues en grand nombre, aucune n’était mortelle, émerveillé et satisfait plus que devant, commanda qu’il fut bien doucement mené vers le château du Bucq, où lui-même s’en alla l’attendre.

Le victorieux Lydéric, après l’issue du combat (lequel eut lieu sur un matin, environ six heures, le quinzième de juin en l’an 640), sachant que les victoires ne procèdent point de la vaillantise des hommes, mais de la Providence et bonté de Dieu, lui rendit de la sienne telles grâces que sa santé et le lieu où il était pouvaient permettre. Et puis, suivant le commandement du roi, il fut en grande magnificence et triomphe, conduit vers le château du Bucq, auquel parvenu, il ne voulut jamais souffrir aucun appareil être mis à ses plaies que préalablement il n’eût salué et délivré la bonne princesse sa mère. Et se trouvant auprès d’elle, il serait impossible de décrire les baisers, caresses et embrassements réciproques, qu’ils s’entredonnèrent. Les pourront mieux comprendre ceux qui, après une longue misère, se sont retrouvés au port désiré de repos et de contentement.

Cependant le roi Dagobert, qui ne savait assez louer la prudence, magnanimité, prouesse et vertu du gentil Lydéric, étant averti que la guérison de celui-ci prendrait plus de temps qu’il n’avait espéré, vint le lendemain le trouver en son lit, où en présence et du consentement des princes, barons et seigneurs qui l’accompagnaient, lui transporta et donna toutes les seigneuries et terres que Phinaert possédait, pour en jouir éternellement ainsi que ses successeurs. En outre il le fit et constitua premier forestier du pays et contrée de Flandre, moyennant toutefois sa souveraineté que sur toutes lesdites terres et pays, le roi Dagobert se réservait, et à la couronne de France. Ce fait, et après avoir reçu le serment de fidélité et d’hommage que le prince Lydéric lui fit en présence desdits seigneurs et barons, Dagobert retourna en France, laissant le vaillant Lydéric en bonne délibération de le venir retrouver et servir aussitôt que ses plaies seraient guéries.

 

 

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Quand le prince Lydéric entra en convalescence, son principal soin fut de donner de bonnes lois au peuple de Flandre, lequel, en changeant de prince, changea aussi de complexion et condition, réformant sa férocité en une douce civilité, et ses briganderies accoutumées en une traitable humanité. À quoi lui profitèrent grandement les bonnes admonitions de Monsieur saint Amand, que le prince Lydéric pour sa sainte conversation avait en particulière révérence, et qui, depuis naguère, avait converti à la sainte foi bonne partie de ce peuple de Flandre. Par le conseil de ce saint personnage, le bon Lydéric fit édifier plusieurs églises et chapelles, et entre autres, il fonda en un hameau nommé Brugstoc, où présentement est située la gentille et très renommée cité de Bruges, une chapelle en l’honneur de Notre-Dame, au lieu même auquel depuis a été faite l’église de Saint-Donat.

Je trouve par anciens cartulaires que ce Lydéric portait ses armes gironnées d’or et d’azur, à un écusson de gueule par dessus, et certains disent qu’il les conquit sur Phinaert. D’autres estiment qu’elles lui vinrent de ses prédécesseurs. Tant y a que ses successeurs comtes de Harlebecque et forestiers de Flandre, ont toujours porté les mêmes armes, jusqu’au comte Philippe, premier de ce nom.

 

 

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Je trouve aussi que le susdit Lydéric, entre autres passe-temps, aimait extrêmement le plaisir de la chasse, comme de tout temps ont fait plusieurs grands princes et seigneurs. Or se trouvant un jour dans la forêt du Bucq, il s’échauffa tellement à la poursuite d’un cerf grand à merveille, qu’il s’enfonça profondément dans les halliers. En un lieu ombrageux et fort retiré, il aperçut une dame parfaitement belle, mais si triste et déconfortée qu’il semblait qu’une fontaine prit naissance des larmes de ses yeux. S’approchant d’elle, il lui demanda en toute humanité et douceur le motif de son déplaisir et ce qui l’avait amené dans ce lieu solitaire. À quoi la pauvre demoiselle, honteuse de se voir en tel état et en la présence d’une personne qui semblait de grande naissance, répondit qu’elle était sœur du roi Dagobert et qu’elle s’appelait Rothilde. Les seigneurs de Poitiers et de Parthenay, aussi traîtres et méchants qu’elle était malheureuse, l’avaient enlevée de sa résidence habituelle et amenée en ce lieu contre son gré, sans néanmoins lui faire d’autre déplaisir. Elle suppliait en conséquence le prince Lydéric qu’il lui plût de la retirer de cette solitude et de lui accorder son assistance.

Lydéric, aise au possible de l’occasion qui se présentait pour faire connaître au roi Dagobert l’envie qu’il avait de lui rendre service ainsi qu’à tous les siens, descendit de cheval et mettant un genou en terre :

« Madame, dit-il, je vous supplie bien affectueusement de vouloir venir avec moi vers mon château de Harlebecq, auquel j’espère vous faire tout l’honneur et bon traitement dont je me pourrai aviser. »

La belle princesse, grandement satisfaite de l’honnêteté de Lydéric, après l’avoir remercié de ses gracieuses offres, se mit en chemin avec lui, et ne chemina guère que ne se montrèrent presque aussitôt les gens du prince Lydéric, qui s’étaient mis en quête de leur seigneur. Et peu après tous ensemble arrivèrent au château de Harlebecq où le Forestier de Flandre se tenait plus volontiers qu’en celui du Bucq, à cause du déplaisir que la princesse sa mère y avait souffert et enduré.

Après avoir goûté pendant plusieurs jours la conversation de la princesse Rothilde, laquelle était autant bien parlante qu’aucune femme au monde, et avait tant bonne grâce accompagné d’une beauté si excellente que difficilement on eût trouvé sa pareille, Lydéric se sentit tellement épris de son amour qu’il en perdait le dormir et toute contenance. Pour mettre ordre à son tourment et martyre, il se résolut, non seulement de lui manifester son affection, mais aussi de sonder si elle voulait entendre à leur mariage, et la trouvant un certain jour plus gaie et délibérée qu’à l’ordinaire : « Je vous aime, lui dit-il, plus que moi-même. Tout mon désir ne tend qu’au lien indissoluble du mariage entre nous deux, que je vous prie trouver bon et accorder, moyennant toutefois le consentement du roi Dagobert, mon seigneur. » À quoi la princesse Rothilde lui fit de fort bonne grâce cette réponse : « Je vous tiens en réputation de prince aussi vertueux et accompli que la terre puisse porter, et avec qui je souhaite davantage vivre qu’avec nul autre. Vous pourrez donc envoyer quand il vous plaira vers le roi, mon seigneur, et cependant soyez assuré que si vous obtenez la sienne, vous ne trouverez ma volonté contraire à ce que vous me demandez. »

Le prince accorda sa sœur à Lydéric, lui donnant avec elle toute la terre d’Artois, Vermandois, Picardie, Amiens, Nesle, Péronne, Soissons et Noyon, et ordonnant que les fêtes du mariage se feraient en la ville de Soissons endéans la Noël de l’an 642.

Approchant ladite fête de Noël, le prince Lydéric et la belle Rothilde se mirent avec grand train et équipage en chemin, et peu après arrivèrent en la ville de Soissons, où leur fut fait, du roi Dagobert et des autres princes et seigneurs, un tel accueil et bon visage qu’il serait impossible de le représenter par écrit, et beaucoup moins les festins, tournois et passe-temps, qui journellement durant les noces se faisaient. Lesquels achevés, ils retournèrent au pays de Flandre ; où furent faits pour leur venue plusieurs feux de joie, et autres signes d’allégresse 3.

 

 

 

André MABILLE DE PONCHEVILLE,

Légendes de l’Escaut, Éditions Janicot, 1945.

 

 

 

 

 


1 Agaces, ou pies. 

2 Aux abords de l’église Saint-Maurice, anciennement. 

3 Version nouvelle d’après les Chroniques et Annales de Flandres publiées par Pierre d’Oudegherst chez Plantin en 1571. 

 

 

 

 

 

 

 

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