Histoire de Laroche

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henry MACKENZIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y A plus de quarante ans, résidait, dans une petite ville de France, un philosophe anglais, dont les ouvrages ont été lus depuis, et admirés de toute l’Europe. Quelques contrariétés l’avaient d’abord éloigné de son pays natal, et il se plaisait dans sa retraite, où, étranger par le langage et la naissance, il avait trouvé une solitude parfaite et profonde, favorable au développement des matières abstraites dans lesquelles il surpassait tous les écrivains de son siècle.

Peut-être rencontre-t-on rarement, dans des esprits de la trempe de celui de M***, une sensibilité fine et délicate, ou du moins ces dons naturels sont en grande partie absorbés par des travaux sérieux et des études approfondies. De là l’idée, devenue proverbiale, qu’à la philosophie s’allie toujours l’insensibilité ; de là vient que, dans le langage usuel, on se sert souvent indistinctement de ces deux expressions. Quelques personnes ont reproché à notre philosophe d’être froid, et sans émotion : mais tout le monde s’est accordé à reconnaître la douceur de ses manières, et il est sûr que, s’il se laissait difficilement aller à la pitié, du moins il était aisé d’exciter sa bienveillance.

Un matin qu’il se livrait à ses études, qui ont étonné le monde, une vieille domestique qui lui servait de ménagère vint lui dire qu’un monsieur âgé et sa fille étaient arrivés la veille au soir dans le village ; qu’ils se rendaient dans quelque pays éloigné, et que le père avait été subitement saisi la nuit de douleurs et d’une fièvre dangereuse, que les maîtres de l’auberge où ils étaient descendus regardaient comme mortelle ; qu’en l’absence du chirurgien du village, on l’avait envoyé chercher, comme ayant quelque connaissance en médecine :

– C’est vraiment désolant, ajoutait-elle, de voir le bon vieillard s’affliger encore plus de la peine de sa fille que de ses propres douleurs.

Son maître laissa tomber le volume qu’il tenait à la main, et rompit le fil des idées et des inspirations qu’il y trouvait. Il quitta sa robe de chambre pour mettre un habit, et suivit sa gouvernante à l’appartement du malade.

Quoique ce fût la meilleure chambre de la petite auberge, elle était cependant fort triste. M*** fut obligé de se baisser pour y entrer, et pour passer sous des solives qui n’étaient pas blanchies, et que couvraient des toiles d’araignées ; il n’y avait d’autre plancher que la terre. Au bout de l’appartement, le malade était couché sur un grabat, au pied duquel sa fille était assise. Elle était vêtue d’une robe blanche, et sa tête, penchée sur son père, laissait retomber de belles boucles de cheveux noirs ; elle était si occupée du malade, que, pendant quelques instants, elle n’apercevait ni M*** ni sa gouvernante.

– Mademoiselle, dit enfin celle-ci d’une voix douce.

La jeune personne, en se retournant, montra l’une des plus belles figure du monde ; le chagrin se lisait dans ses traits, mais non l’abattement ; et quand elle vit l’étranger qu’avait amené la vieille femme, elle rougit, puis l’accueillit avec la politesse qui lui était naturelle, et dont son affliction ne la pouvait distraire entièrement. Notre philosophe se sentit ému. Ce n’était pas temps de faire des compliments ; il offrit en peu de mots ses services.

– Monsieur est bien mal couché ici, dit la gouvernante ; si on pouvait le transporter quelque part.

– Chez moi, ajouta aussitôt son maître ; j’ai un lit disponible pour un ami, et une petite chambre vacante à côté de celle de la gouvernante.

La chose fut convenue. Les scrupules de l’étranger, qui était trop faible pour les exprimer, cédèrent à des prières aussi pressantes, et sa fille sacrifia à l’intérêt de la santé paternelle, la résistance qu’opposait sa timidité. Le malade fut enveloppé dans des couvertures, et transporté chez l’Anglais. La gouvernante aida sa fille à le soigner, le médecin, qui survint bientôt après, fit quelques petites ordonnances ; mais la nature fit davantage, et, en huit jours, l’étranger rétabli put remercier son bienfaiteur.

Dans cet intervalle, M*** avait appris le nom et la qualité de son hôte. C’était un ministre protestant de Suisse, nommé Laroche, qui venait de perdre sa femme après une longue et douloureuse maladie. On lui avait ordonné de voyager pour se distraire, et il retournait dans sa patrie, accablé de tristesse, avec sa fille unique dont nous avons parlé.

C’était un homme religieux, d’une piété sans rudesse et sans rigorisme. Quoique M*** ne fût pas dévot, il ne critiquait jamais ces sentiments dans les autres. Laroche, sa fille, et la gouvernante unirent leur prière pour remercier Dieu de la convalescence du vieillard : pendant ces actions de grâces, le philosophe allait, un bâton à la main, faire une promenade suivi de son chien.

– Hélas ! mon maître n’est pas chrétien, disait la gouvernante, mais c’est le meilleur des non-croyants.

– Quoi ! s’écriait Mlle Laroche, et cependant il a sauvé mon père. Dieu l’en bénisse ; je voudrais qu’il fût chrétien.

– Il y a dans les sciences humaines, mon enfant, disait le père, un orgueil qui ferme souvent les yeux des hommes aux vérités sublimes de la révélation : c’est ce qui fait que les adversaires du christianisme se rencontrent parmi des hommes d’une vie pure et vertueuse, aussi bien que parmi les caractères licencieux et dissipés. Quelquefois même j’ai vu s’opérer plus facilement la conversion de ces derniers que celle des autres, parce que le nuage des passions est plus aisé à dissiper que le prestige des fausses théories et des déceptions.

– Mais du moins M*** sera chrétien avant de mourir, disait Mlle Laroche.

Elle fut interrompue par l’arrivée du philosophe qui prit sa main avec un air de bonté ; elle la retira en silence, baissa les yeux et quitta l’appartement.

– J’ai rendu grâces à Dieu, dit le bon Laroche, de ma convalescence.

– C’est bien, répliqua M***.

– Je ne voudrais pas, reprit Laroche en hésitant, penser autrement, car si ce n’était la reconnaissance pour l’Être divin, je me réjouirais à peine de ma guérison, que je pourrais regarder comme le continuation d’une vie qui n’est pas un bien véritable : hélas ! je vivrai peut-être pour désirer d’être mort, pour regretter que vous ne m’ayez pas laissé mourir au lieu de me prodiguer des soins si affectueux (il serra la main de M***). Mais quand je considère la vie qui m’est rendue comme le don du Tout-Puissant, j’éprouve un bien autre sentiment ; mon cœur se dilate de reconnaissance et d’amour pour lui. C’est la meilleure préparation pour regarder l’accomplissement de sa volonté, non comme un devoir, mais comme un plaisir, et pour concevoir de l’horreur pour toute infraction à ses désirs.

– Ce que vous dites est juste, mon cher monsieur, répondit le philosophe, mais vous n’êtes pas encore assez parfaitement rétabli pour vous fatiguer à parler longtemps ; ayez soin de votre santé, et n’étudiez, ni ne prêchez de quelque temps. J’ai formé un plan qui m’a frappé aujourd’hui quand vous m’avez parlé de votre départ. Je n’ai jamais été en Suisse, et j’ai grande envie de vous y accompagner ainsi que votre fille : j’aurai soin de vous pendant la route ; car puisque j’ai été votre premier médecin, je me crois responsable de votre guérison.

Les yeux de Laroche s’animèrent à cette proposition ; il appela sa fille et lui fit part du projet dont elle fut elle-même aussi enchantée que son père ; car tous deux aimaient sincèrement leur hôte, et peut-être même leur affection était-elle encore doublée par son incrédulité : du moins, cette circonstance ajoutait un sentiment de pitié à ceux d’estime qu’il leur inspirait.

Ils voyagèrent à petites journées, car le philosophe plein de bonté tint sa parole, en prenant soin que le vieillard ne se fatiguât pas ; ils eurent le temps de s’apprécier l’un l’autre pendant le voyage, et leur amitié ne fit qu’y gagner. Laroche trouvait dans son compagnon cette simplicité et cette douceur de caractère qui n’est pas toujours habituelle au sage ou au savant. Sa fille, qui craignait que le philosophe ne lui en imposât, reconnut aussi qu’elle s’était trompée dans son calcul. Elle ne vit en lui rien de cette apparence vaniteuse qu’affectent trop souvent les talents supérieurs ou ceux qui cultivent les hautes sciences. Il parlait de tout, excepté de religion et de philosophie. Tous les plaisirs, tous les amusements d’une vie ordinaire et simple captivaient son attention. Il prenait part aux conversations les plus familières, et, quand sa science ou son érudition paraissait quelquefois, c’était toujours avec clarté et sans affectation qu’il exposait son opinion.

De son côté, il était charmé de la société du bon ministre et de son aimable fille, dans laquelle il remarquait le mélange heureux de l’innocence des premiers temps avec le ton et les manières accomplies des siècles les plus polis.

Chez eux, tous les sentiments généreux étaient vifs et brûlants, tous les défauts vaincus. Le philosophe n’était pas amoureux, mais il trouvait du bonheur à être l’ami de Mlle Laroche, et quelquefois il enviait à son père l’avantage de posséder une pareille fille.

Après onze jours de voyage, ils arrivèrent à l’habitation de Laroche. Elle était située dans l’une de ces vallées du canton de Berne, où la nature semble se reposer dans une retraite qu’elle s’est créée et qu’elle a entourée de monts inaccessibles. Un ruisseau, après avoir suivi, en bouillonnant, la pente des collines qui dominaient la maison, coulait devant les fenêtres d’où l’on apercevait, à travers des bosquets épais, de chaque côté une cascade charmante ; plus bas, il entourait une prairie, et allait, en s’arrondissant, former un petit lac en tête du village, au bout duquel on voyait paraître, s’élevant au-dessus d’un massif de hêtres, le clocher de l’église de Laroche.

M*** vit avec ravissement cette scène si belle ; elle réveilla dans l’âme de ses compagnons de voyage le souvenir de l’épouse et de la mère qu’ils avaient perdue. La douleur du vieillard était muette ; sa fille pleurait amèrement et sanglotait. Laroche prit la main de sa fille, la baisa deux fois, la serra sur son cœur, leva les yeux au ciel, et essuyant les larmes qui tombaient de ses yeux, il fit remarquer à l’étranger quelques-unes des beautés du site qu’il regardait.

Ils étaient à peine arrivés que les paroissiens de Laroche, qui avaient appris son retour, vinrent en foule lui présenter leurs hommages et le saluer. Les braves gens avaient pour leur pasteur une affection sincère : ils essayèrent de lui offrir quelques consolations, mais le sujet était trop délicat pour eux. Laroche les accueillit avec bonté.

– Dieu l’a voulu, leur dit-il.

Et ils virent qu’il s’était résigné. La philosophie n’en aurait jamais dit autant avec mille phrases.

La soirée s’avançait, et les bons paysans allaient se retirer, quand la cloche sonna sept heures, et qu’un tintement particulier se fit entendre. Les paroissiens regardèrent leur pasteur, qui expliqua à M*** l’usage du pays.

– Vous entendez, lui dit-il, le signal de notre exercice du soir : plusieurs fois la semaine, mes paroissiens se réunissent pour le faire en commun : un petit salon champêtre sert de chapelle pour la famille et pour les bonnes gens qui sont avec nous. Si vous préférez faire une promenade, je vais vous donner un guide, ou bien j’ai dans ma bibliothèque quelques vieux ouvrages qui pourront vous aider à passer le temps ici.

– Du tout, répondit le philosophe, j’accompagnerai mademoiselle à la prière.

– Ma fille est notre organiste, dit Laroche : la musique est l’âme et le goût de notre pays, et j’ai un petit orgue qui sert à guider nos chants.

– Raison de plus pour moi de vous suivre, répliqua le philosophe.

Et ils se rendirent ensemble dans la salle.

L’orgue dont avait parlé Laroche était au bout de la chambre, caché derrière un rideau : Mlle Laroche alla s’y asseoir, et tirant par timidité le rideau pour s’isoler des assistants, elle fit entendre les accords les plus beaux et les plus solennels.

M***, quoiqu’il ne fût pas musicien, était loin d’être insensible au charme de la musique. Elle agit même, dans cette circonstance, d’autant plus puissamment sur lui qu’il s’y attendait moins.

Après ce prélude solennel, ceux qui avaient de la voix entonnèrent un hymne dont les paroles étaient la plupart tirées de l’Écriture sainte : c’était les louanges du Seigneur et de sa bonté pour les hommes. Il était question aussi de la mort du juste, de ceux qui s’éteignent dans le Seigneur. La main qui touchait l’orgue devint moins ferme, les sons s’affaiblirent, diminuèrent, cessèrent enfin, et l’on entendit de la place de Mlle Laroche s’échapper des sanglots. Son père donna le signal de cesser la psalmodie et se leva pour prier. Ses paroles d’abord furent entrecoupées ; mais c’était son cœur qui parlait, et son discours s’échauffa bientôt. Il s’adressait au Dieu qu’il aimait, et il lui parlait de ceux qu’il aimait. Le vieillard fit partager son émotion à ses paroissiens, le philosophe lui-même ne put résister à l’entraînement, et, pour un moment, oublia ses principes.

La religion de Laroche était toute de sentiment, et la retenue discrète de son hôte n’amenait jamais de discussion sur les matières de croyance, quoique le vieillard aimât cependant à épancher les impressions de son cœur. L’idée de la Divinité était toujours présente à son esprit. Mais s’il avait la ferveur d’un enthousiaste (comme eût pu l’appeler la philosophie), il n’en avait pas le rigorisme extrême. Notre père, qui êtes dans les cieux, pouvait dire l’excellent homme, car son cœur le sentait, et tous les hommes étaient ses frères.

– Quand ma fille et moi, disait-il à M***, nous parlons du plaisir exquis qu’on trouve dans la musique, vous regrettez, mon ami, que votre organisation soit imparfaite à cet égard : c’est, dites-vous, presque un sens dont la nature vous a privé, et dont vous êtes sûr, à en voir les effets chez les autres, que les sensations doivent être infiniment délicieuses : pourquoi n’en serait-il pas de même de la religion ? Croyez-moi, elle renferme des inspirations, et des émotions qui ne valent pas tous les plaisirs des sens, toutes les jouissances du monde, et cependant, s’il est possible, elles relèvent à mes yeux le prix des plaisirs de ce monde. La pensée que je tiens de Dieu tout le bien qui m’arrive, ajoute un plaisir de plus, le sentiment de la reconnaissance à celui du bien-être ; et si l’adversité m’éprouve, j’y puise encore une fermeté, une dignité même qui m’élève au dessus de l’humanité. L’homme, je le sais, n’est qu’un être chétif, cependant je crois alors être lié à la Divinité !

Notre philosophe était trop bon pour vouloir jeter le moindre nuage sur la sérénité de cette âme.

Jamais, dans sa conversation, il ne se mêlait de dissertation métaphysique ou religieuse, jamais non plus de pédantisme ni d’affection. Il n’avait avec Laroche et sa fille que de ces causeries familières si agréables, dont le sujet était toujours le pays, les habitudes du village ; souvent il comparait les manières de l’Angleterre avec les usages de la Suisse ; on faisait des remarques sur ses auteurs favoris, sur les sentiments, sur les passions qu’ils excitaient, et mille autres matières où les amis se trouvaient sur un terrain plus égal, et pouvaient avec plus d’avantage discuter leur opinion. Ils avaient aussi leurs heures de promenades : alors on montrait à M***, comme étranger, toutes les curiosités du pays. Quelquefois ils faisaient de petites excursions pour examiner, dans différents points de vue, ces montagnes étonnantes, dont le sommet couvert d’une neige éternelle, et découpé souvent de la manière la plus originale, termine presque toutes les perspectives de la Suisse. Notre philosophe faisait de nombreuses questions sur leur histoire naturelle, sur leurs productions. Laroche remarquait qu’à la vue de ces hauteurs inaccessibles aux hommes, les idées s’agrandissaient et s’élevaient, disait-il, naturellement vers l’Être qui en a posé les premiers fondements.

– On n’en voit pas de semblables en Flandre, dit Mlle Laroche.

– Voilà une remarque singulière, reprit en riant M***.

Elle rougit, et il ne lui fit pas d’autres questions.

Il ne se décida qu’à regret à quitter une société au sein de laquelle il se trouvait si heureux ; mais il convint avec Laroche et sa fille qu’une correspondance suivie s’établirait entre eux, et, de son côté, il promit que s’il se trouvait jamais en voyage à cinquante lieues de leur demeure, il ne manquerait pas de franchir cette distance pour les voir.

Trois ans après, notre philosophe était venu à Genève : les montagnes, que si souvent il avait contemplées auprès de ses amis, lui rappelèrent la promesse faite à Laroche et à sa fille. À leur souvenir se joignait même un reproche secret de n’avoir pas écrit à ses amis depuis plusieurs mois. À dire le vrai, l’indolence était pour lui un état habituel, dont ne le pouvaient que difficilement distraire les exigences d’une correspondance avec ses amis ou ses adversaires ; car les écrits de ces derniers demeuraient, de sa part, aussi souvent sans réponse que les lettres de ses amis. Pendant qu’il était encore indécis s’il ferait sa visite à Laroche, et qu’il considérait avec effroi pour son repos un si grave déplacement, on lui remit une lettre qui lui avait été adressée par le vieillard, à Paris, où il avait fixé sa résidence, et qui lui en avait été renvoyée. Cette lettre contenait quelques reproches aimables sur son peu d’exactitude à répondre, et mille assurances de bon souvenir pour les services que le vieillard avait reçus de lui, et avec cette confiance si naturelle pour un ami qu’on regarde presque comme de la famille. Laroche terminait en lui annonçant le mariage prochain de sa fille avec un jeune homme, son parent, et pupille de son père, d’un caractère charmant, et plein d’amabilité. Ils avaient passé ensemble leurs premières années, et ils ne s’étaient séparés que parce que le jeune homme, engagé dans un des régiments du canton, avait été envoyé au service d’une puissance étrangère. Il s’était distingué sous les armes, autant par sa bravoure et ses talents militaires, que par les autres qualités qu’il avait cultivées avant d’entrer au service. Il allait enfin revenir dans quelques semaines, et alors le vieillard espérait, disait-il dans sa lettre, les unir et les voir heureux avant sa mort.

Le philosophe n’apprit pas cette nouvelle sans intérêt, sans émotion même, et le projet de mariage de Mlle Laroche ne lui sourit peut-être pas autant que le pensait son vieil ami ; non qu’il eût conçu pour elle de la passion, mais il la trouvait la plus aimable femme qu’il eût jamais vue, et il y avait dans la pensée qu’elle serait à un autre pour toujours, un sentiment qu’on pourrait appeler du dépit. Après y avoir réfléchi cependant, il ne trouva plus d’objections à faire à ce mariage sous le rapport de la convenance, bien qu’il ne lui fût pas très agréable, et il se décida à aller féliciter sur leur bonheur, son ami et sa fille.

Le dernier jour de son voyage, divers accidents retardèrent sa marche, et il était nuit avant qu’il se trouvât près de l’habitation de Laroche. Son guide connaissait parfaitement le pays, et il arriva enfin sur les bords du lac, voisin de la maison de son ami. Une lumière, qui semblait partir de la maison, se réfléchissait sur le lac, et s’avançait lentement en suivant un des côtés : elle s’enfonça bientôt sous les arbres et s’arrêta à peu de distance de l’endroit où il était. Pensant que c’était quelque réjouissance, quelque suite des fêtes de la noce, il poussa son cheval vers la lumière pour jouir de ce spectacle. Mais quelle fut sa consternation, en approchant, d’apercevoir une personne en habit de deuil, tenant à sa main une torche, et conduisant la procession, et suivie de plusieurs personnes, qui, comme elle, paraissaient occupées à rendre à quelqu’un les derniers devoirs !

M*** demande quelle est la personne à qui l’on rend ces honneurs funèbres :

– Vous ne connaissez donc pas Mlle Laroche ? répond de l’accent le plus triste la personne qu’il avait interrogée ; jamais vous n’avez rien vu de plus aimable.

– Laroche ! s’écria le philosophe.

– Hélas ! elle-même.

La surprise et la douleur qui se peignirent dans ses traits, furent remarqués du paysan qui lui donnait ces détails, et qui s’approcha de lui davantage.

– Je vois, Monsieur, que vous connaissiez Mlle Laroche.

– Si je la connaissais ! bon Dieu ? Mais quand, comment, où est-elle morte ? où est son père ?

– Monsieur, on croit qu’elle est morte de douleur. Le jeune homme qu’elle devait épouser a été tué en duel par un officier français, son ami intime, à qui il avait rendu, avant leur malheureuse querelle, les plus grands services.

M. Laroche supporte sa douleur comme il nous a dit souvent qu’un chrétien devait le faire ; il est même assez résigné pour être maintenant à son oratoire prêt à adresser, comme c’est la coutume dans de pareilles occasions, quelques exhortations à ses paroissiens. Venez avec moi, monsieur, et vous l’entendrez.

M*** suivit sans répondre.

Une lumière sombre régnait dans l’église : la place de Laroche était seule plus éclairée. Les fidèles unissant alors leurs voix, chantaient un psaume en l’honneur de ce Dieu que leur pasteur leur apprenait à révérer et à bénir. Laroche était assis, la figure doucement inclinée, les yeux à demi-fermés, dans une muette contemplation. Une lampe devant lui éclairait tous ses traits ridés par les années, et ses cheveux blancs.

Quand les chants eurent cessé, Laroche, après avoir donné quelques larmes à la nature, au milieu de l’émotion générale, que partageait M***, se leva :

– Père des miséricordes, dit-il, pardonnez ces larmes. Aidez votre serviteur à élever son esprit jusqu’à vous, à élever vers vous l’esprit de vos enfants ! Mes amis, c’est notre devoir en tout temps, d’élever nos âmes à Dieu, mais dans les jours de malheurs, quelle consolation nous trouvons dans la prière ! C’est avec raison que l’Écriture nous dit : Ayez confiance au Seigneur ; dans tous les moments prenez confiance en lui. Quand toutes les autres consolations nous manquent, quand les sources de la résignation humaine sont taries, cherchons ces eaux vives qui s’échappent du trône de Dieu. Il n’y a que la confiance en la bonté et la sagesse de la Divinité, qui puisse nous faire supporter nos maux de la manière qu’il convient à l’homme. La sagesse humaine est ici d’une faible ressource, car, si elle nous donne quelque force, d’un autre côté, elle dessèche en nous la sensibilité, sans laquelle le malheur deviendra peut-être moins pénible, mais le bonheur sera plus rare. Non, mes amis, je ne vous dirai jamais d’être insensibles, je ne le puis (ses pleurs recommencèrent à couler) ; je suis trop ému moi-même, et je n’en rougis pas, ces larmes vous parleront plus éloquemment que ne l’eussent pu faire mes discours ; j’ai demandé à Dieu de me donner la force de vous exposer mes motifs de consolation aussi bien que mes douleurs. Vous voyez un père qui pleure sa fille unique, l’appui, la bénédiction de ses vieux jours. Et quelle fille ! il ne me sied pas de vous parler de ses vertus ; qu’un souvenir de reconnaissance me soit seulement permis à moi, qui ait été l’objet et le témoin de toutes ses perfections. Il n’y a que quelques jours, vous l’avez vue jeune, belle, vertueuse, pleine de bonheur : ô vous qui êtes pères, jugez de mon bonheur alors, de mon affliction aujourd’hui. Mais je considère celui qui m’a frappé, et je reconnais la main d’un père dans les châtiments de mon Dieu. Ô puissiez-vous sentir quel charme c’est d’épancher un cœur brisé par l’affliction, de l’épancher avec confiance dans le sein de celui qui tient dans ses mains la vie et la mort, de qui viennent toutes les jouissances de la vie, toutes les consolations à la mort. Car nous ne sommes pas comme ceux qui meurent sans espérance ; nous savons que notre Rédempteur a dit que nous vivrons avec lui, avec ses serviteurs, nos frères, dans ce lieu de bénédiction où la douleur est inconnue, et le bonheur parfait et sans fin. Ainsi donc, ne pleurez pas sur moi, je n’ai pas perdu ma fille ; elle ne m’a quitté que pour un instant, et nous devons nous retrouver pour ne nous plus séparer... Vous aussi, vous êtes mes enfants : voudriez-vous donc voir ma douleur sans consolation. Vivez comme a vécu ma fille, afin que, quand sonnera pour vous l’heure de la mort, vous passiez comme le juste, et que, comme lui, vous soyez heureux.

Ainsi parla Laroche ; les assistants répondirent à ce discours par leurs larmes. Le bon vieillard avait séché les siennes devant l’autel du Seigneur, la tristesse avait fait place sur son visage à la confiance et à l’espoir. M*** le suivit chez lui. La présence de cet ami rappela à Laroche mille circonstances passées ; il le serra dans ses bras et le baigna de ses larmes. M*** n’était pas moins ému : ils se rendirent tous deux en silence dans la salle où se célébrait d’ordinaire le service du soir. Les rideaux de l’orgue étaient ouverts ; Laroche, en y jetant les yeux, demeura comme atterré.

– Ô mon ami ! dit-il.

Et ses pleurs coulèrent de nouveau. M***, commandant à sa douleur, alla fermer les rideaux : le vieillard essuya ses larmes, et saisissant la main de son ami :

– Vous voyez ma faiblesse, lui dit-il, c’est le lot de l’humanité, mais ma consolation n’est pas perdue.

– Je vous ai entendu, dit l’autre, je vous félicite d’avoir de telles consolations.

– Oui, mon ami, répondit Laroche, et j’espère qu’elles ne me manqueront jamais. Que les personnes qui doutent pensent de quelle importance la religion est pour le malheur, et qu’ils craignent d’affaiblir cette ressource ; s’ils ne peuvent nous rendre le bonheur, du moins qu’ils ne nous enlèvent pas notre consolation dans la tristesse.

Le cœur de M*** fut ébranlé par ce raisonnement, ou plutôt ces inspirations du sentiment : longtemps après, je l’ai entendu avouer que par moments le souvenir de cette scène venait presque l’accabler et qu’alors au sein des plaisirs, des découvertes philosophiques, au milieu des prestiges de la gloire littéraire, la figure vénérable du bon Laroche lui apparaissait ; il eût voulu n’avoir jamais douté.

 

 

 

Henry MACKENZIE, Histoire de Laroche.

 

Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,

Quatrième série, Tome premier, 1890.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net