Le vieux sergent
par
Henry MACKENZIE
I
QUAND la voiture fut arrivée à sa destination, Harley songea à la manière dont il achèverait sa route. Le maître de l’hôtel, l’abordant civilement, lui offrit de mettre à sa disposition une chaise ou des chevaux de poste pour le conduire où bon lui semblerait. Mais Harley faisait souvent les choses d’une manière tout extraordinaire ; il refusa donc les offres de l’aubergiste, et partit à pied, après avoir mis dans sa poche une chemise, et après avoir donné des ordres pour le transport de son portemanteau. C’est ainsi qu’il avait coutume de voyager, et il trouvait dans cette méthode plusieurs avantages. D’abord il n’était obligé de pourvoir qu’à ses besoins sans s’occuper des chevaux ; il était ensuite tout à fait libre de choisir ses quartiers, et de les établir dans une auberge ou dans la première chaumière où la figure d’un hôte lui souriait ; et quand la créature raisonnable n’avait pour lui nul attrait, alors c’était aux charmes d’êtres d’une classe inférieure qu’il cédait ; il s’endormait près d’une roche ou sur les bords d’un ruisseau ; jamais il n’agissait sans motifs, mais ses motifs étaient excentriques : l’utile, l’agréable, étaient à ses yeux des termes trop étendus, et auxquels il ne prêtait pas toujours le sens qu’on leur attache généralement.
Le soleil se couchait sur un ciel parfaitement pur et serein, quand il entra dans un sentier creux qui séparait les deux côtés de la route, et présentait divers petits chemins battus au gré des voyageurs. Ce sentier paraissait maintenant peu fréquenté, car l’herbe le couvrait en partie. Harley s’arrêta pour jouir de cette scène de la nature, quand tout à coup il aperçut un objet que, dans sa rêverie, les yeux attachés sur la terre, il n’avait pu encore distinguer.
Un vieillard dont l’habit annonçait un militaire dormait sur la terre ; son havresac reposait sur une pierre à sa droite ; à sa gauche, son bâton et son sabre à poignée de cuivre.
Harley le regarda attentivement. C’était une de ces figures qu’aurait dessinées le pinceau de Salvator ; et le lieu, les accessoires de la scène étaient bien dignes de la touche sauvage de ce peintre dans ses fonds de tableaux : quelques buissons disséminés de chaque côté ; à peu de distance au-dessus, un poteau pour indiquer la direction de deux routes qui partaient de l’embranchement où il était placé. Un rocher sur le flanc duquel brillaient quelques fleurs sauvages s’élevait au-dessus de l’endroit où était couché le soldat, qu’un vieil arbre, dont le tronc s’échappait par une crevasse du rocher, ombrageait avec la seule branche que lui avaient laissée les ans. Le soldat portait sur sa figure l’empreinte des années ; son front n’était pas entièrement chauve, mais on aurait pu compter ses cheveux, dont quelques boucles blanches, en tombant sur son cou bruni, formaient le contraste le plus respectable pour un spectateur sensible comme Harley. Tu es vieux, disait-il, et peut-être le temps n’est pas encore venu de te reposer de tes infirmités ; je crains bien que ces cheveux blancs n’aient pas obtenu un abri du pays au service duquel s’est noirci ton cou...
L’étranger s’éveilla, il regarda Harley d’un air confus. Harley était trop discret pour l’affliger une seconde fois, il continua son chemin. Le vieillard rajusta son havresac, et suivit un des sentiers de l’autre côté de la route.
Au bruit de ses pas derrière lui, Harley ne put s’empêcher de retourner la tête pour jeter un coup d’œil à son compagnon de voyage. Il paraissait courbé sous le poids de son havresac ; souvent il s’arrêtait pour reprendre haleine, un de ses bras, soutenu par une écharpe, restait immobile. Il y avait dans son regard un mélange de tristesse et de douceur. S’il ne se plaignait pas, c’est que quelquefois il cherchait dans l’oubli une consolation de ses douleurs, au milieu desquelles il conservait cette sérénité qui jamais n’abandonne une âme juste.
Il s’était rapproché d’Harley, et, d’une voix mal assurée, il lui demanda l’heure.
– Je crains, dit-il, que le sommeil m’ait pris trop de temps ; j’aurai à peine assez de jour pour arriver au terme de mon voyage.
– Bonhomme, dit Harley, qui se sentit ému, allez-vous loin ?
– Pas loin, monsieur, répondit le soldat, et en vérité je ne pourrais plus aller très loin maintenant ; on compte quatre milles de la hauteur que vous voyez au village, c’est là que je vais.
– J’y vais aussi, dit Harley, nous pouvons abréger la route en cheminant ensemble. Vous paraissez avoir servi, mon brave, et longtemps ; j’ai la plus grande estime pour les soldats. Je ne voudrais pas vous paraître trop curieux, mais je serais charmé de vous connaître davantage ; souffrez que je porte votre havresac.
Le vieillard le regarda, une larme roulait dans ses yeux.
– Jeune homme, dit-il, vous êtes trop bon ; puisse le ciel vous bénir pour l’amour d’un vieux soldat, qui n’a rien au monde à donner que sa bénédiction ! Mon havresac connaît si bien mes épaules que je marcherais moins bien, si je cessais de le porter, et il vous fatiguerait, parce que vous n’avez pas l’habitude d’un tel fardeau.
– Au contraire, dit Harley, je n’en marcherai que plus légèrement, et jamais je n’aurai porté une charge plus honorable.
– Monsieur, dit l’étranger, qui avait attentivement considéré Harley, pendant ces derniers mots, ne vous appelez-vous pas Harley ?
– Oui, répondit-il ; je l’avoue à ma honte, j’ai oublié votre nom.
– Vous pouviez bien avoir oublié mes traits aussi, continua l’étranger, il y a si longtemps que vous ne m’avez vu, mais peut-être vous souviendrez-vous un peu du vieil Édouard !
– Édouard ! dit Harley ; ô ciel ! – Il se précipita dans ses bras. – Laissez-moi embrasser ces genoux où je me suis si souvent assis. Édouard ! non, jamais je n’oublierai ce coin du feu, autour duquel j’ai été si heureux ! Mais, où avez-vous été ? où est Jacques ? où est votre fille ? et comment se trouvent-ils, eux, quand la fortune paraît avoir été si dure à votre égard ?
– C’est une longue histoire, répondit Édouard, mais j’essaierai de vous la raconter en marchant.
Quand vous étiez à l’école dans le voisinage, vous vous rappelez que j’étais à South-Hill. Cette ferme avait été tenue par mon père, mon grand-père, et mon aïeul, qui était le frère cadet de l’ancêtre du propriétaire, maintenant lord du manoir. Je fis valoir ma ferme avec autant de prudence qu’eux, ma rente était régulièrement payée aux termes, et j’avais toujours assez de reste pour donner du pain à moi et à mes enfants. Mais mon dernier bail fut rompu quelque temps après votre départ du pays, et l’écuyer, qui venait de prendre un procureur de Londres pour son intendant, ne voulait pas le renouveler, parce que, disait-il, il ne pouvait avoir dans ses propriétés de ferme qui rapportât moins de 300 livres par an ; il m’offrait cependant la préférence, aux mêmes conditions que tout autre, dans le cas où je voudrais prendre une métairie dont la mienne n’était qu’une portion.
Que pouvais-je faire, monsieur Harley ? je craignis que l’entreprise ne fût trop considérable pour moi ; cependant, à mon âge, quitter la maison où j’avais vécu dès le berceau ! je ne le pus pas, monsieur Harley ; il n’y avait pas autour de ma ferme un arbre que je ne regardasse comme un père, une mère ou un enfant ; je courus donc les chances, et j’acceptai, pour le tout, les offres du propriétaire. J’eus bientôt lieu de me repentir de mon marché ; l’intendant avait eu soin que mon ancienne ferme fût la meilleure terre de tout le bien. Obligé de louer un plus grand nombre de serviteurs, je ne pouvais étendre sur tous l’œil du maître ; quelques récoltes malheureuses se suivirent, et mes affaires devinrent embarrassées. Ajoutez à mon malheur qu’un gros marchand de blé fit banqueroute, et m’enleva une forte somme ; je ne pus plus acquitter ma rente aussi ponctuellement que je l’avais fait jusqu’alors, et l’intendant me fit saisir-exécuter quelques jours après. Ainsi, monsieur Harley, finit mon bonheur ; cependant la vente de mes effets produisit de quoi payer mes dettes, et je ne fus pas emprisonné ; grâces à Dieu ! je n’ai fait de tort à personne, et le monde jamais ne m’accusera de malhonnêteté.
Ah ! M. Harley, si vous aviez vu notre départ de South-Hill, vous auriez pleuré, j’en suis sûr. Vous vous souvenez du vieux Trusty, notre chien de garde ; jamais je n’oublierai de la vie cette scène ; la pauvre bête était aveugle à force d’années, et il vint cependant jusqu’au groseillier qui était dans le coin à gauche de la cour ; c’est là que d’ordinaire il se venait chauffer au soleil ; quand il fut là, il s’arrêta, nous nous éloignions ; je l’appelai, il remua la queue, mais il ne bougeait pas ; je l’appelai encore, il se coucha ; je sifflai, et lui criai : Trusty ; je l’entendis faiblement hurler, et il mourut. J’aurais voulu mourir aussi, mais Dieu me donna la force de vivre pour mes enfants.
Ici, le vieillard s’arrêta pour respirer, il regarda Harley, dont la figure était mouillée de larmes ; le bonhomme s’était familiarisé avec son histoire ; une larme s’échappa de son œil, et il reprit en ces termes :
– Quoique pauvre, je n’avais pas perdu tout crédit. Un propriétaire des environs, qui avait une petite ferme libre dans ce moment, me l’offrit, sous caution de payer la rente ; je la fournis ; c’était une pièce de terre qui demandait, pour rapporter, à être bien soignée. Mon fils et moi, nous y mîmes toute notre industrie, et nous étions parvenus à réussir, à nous faire un petit produit satisfaisant, quand un malheureux accident nous mit en opposition avec la justice de paix du voisinage, et vint une seconde fois troubler le bonheur de toute la famille.
Mon fils était excellent chasseur, et sans croire faire de mal, il avait gardé un chien d’arrêt ; un jour, le chien, ayant fait lever une couvée sur notre terrain, de son propre mouvement, la suivit sur le terrain de la justice. Mon fils déposa à terre son fusil, et courut après le chien pour le ramener ; le garde-chasse, qui avait vu les oiseaux partir, s’avança, et tira au chien un coup de fusil, au moment où mon fils arrivait. L’animal tomba ; mon fils courut à lui, et le vit expirer en gémissant à ses pieds. Jacques, furieux, court sur le garde-chasse, et lui arrachant des mains son fusil, d’un coup de crosse le jette à terre.
Il était à peine revenu à la maison qu’un constable, muni d’un pouvoir, vint l’arrêter, et le conduisit en prison, où il fut détenu, car on ne voulut point accepter de caution, jusqu’à ce qu’il fût jugé à la prochaine session, comme prévenu d’avoir porté des coups et assailli un individu. Son amende était dure à payer pour nous ; nous en vînmes cependant à bout, à force d’économies ; mais ce châtiment ne suffit pas à la justice, et bientôt après, elle eut une nouvelle occasion de nous manifester son ressentiment.
Un officier vint dans notre pays avec des ordres exprès, concertés avec les juges de paix, pour nettoyer le pays, et nous enlever un certain nombre d’individus suspects et dangereux ; le nom de mon fils était sur la liste du juge.
C’était la veille de Noël, et l’anniversaire de la naissance du petit garçon de mon fils. La soirée était extrêmement froide, et la grêle et la neige tombaient abondamment. Nous avions fait bon feu dans notre chambre ; assis dans mon fauteuil, je bénissais la Providence de m’avoir donné, ainsi qu’à mes enfants, un abri. Mes deux petits enfants sautaient et gambadaient autour de nous.
Nous aimions souvent à jouer au colin-maillard, nous n’y manquâmes pas alors ; ainsi, nous nous y mîmes, moi, mon fils et sa femme, la femme d’un fermier voisin qui était chez nous, les enfants, et une vieille domestique, qui dès l’enfance avait vécu avec nous. C’était à mon fils à se couvrir les yeux ; nous étions depuis quelque temps à jouer, quand il passa dans une chambre voisine, poursuivant quelques-uns de nous qu’il croyait s’y être réfugiés. Nous restions bien tranquilles à nos places, jouissant de sa méprise. Il y était à peine entré, qu’il se sentit saisir par derrière.
– Je vous tiens, cette fois, dit-il, et il se retourna.
– Oui dà ! répondit le drôle qui l’avait saisi ; nous allons vous faire jouer un autre jeu tout à l’heure.
En entendant ces mots, prononcés par une voix inconnue, nous sortîmes tous pour voir ce qui arrivait. Déjà la chambre était remplie d’une bande de recors ; ma belle-fille s’évanouit, la domestique et moi nous nous empressâmes de la secourir, pendant que mon pauvre fils restait immobile, regardant tour à tour ses enfants et leur mère. Nous la rappelâmes bientôt à la vie, et nous la priâmes de se retirer et d’attendre l’issue de l’affaire ; mais elle se précipita sur son mari, et, pleine de crainte, l’étreignit dans ses bras.
Je crus voir plus de douceur dans les traits d’un individu de cette bande, que son costume annonçait être un sergent de pied, il vint à moi et me dit que mon fils pouvait choisir entre le service de terre ou de mer, ajoutant à voix basse que s’il prenait le premier parti, il pourrait, en lui trouvant un remplaçant et moyennant une certaine somme, le débarrasser du service. Pour l’argent, nous pouvions encore en ramasser quelque peu, grâce surtout à l’aide de la domestique, qui nous offrit dans un sac vert tous les fruits de son économie ; mais pour un homme nous ne pouvions en trouver. Ma belle-fille regardait ses enfants dans le plus sombre désespoir.
– Pauvres enfants ! s’écriait-elle, on vous arrache votre père ; qui vous donnera désormais du pain ? faudra-t-il que votre mère mendie pour elle et pour vous ?
Je la priai de se tranquilliser, mais je n’avais aucune consolation à lui offrir ; enfin je pris le sergent à part et je lui demandai si j’étais trop vieux pour être accepté en remplacement de mon fils.
– Je ne sais, répondit-il ; vous êtes sans doute un peu vieux pour cela, mais l’argent peut beaucoup.
Je mis mes écus dans sa main, et revenant à mes enfants :
– Jacques, dis-je, tu es libre, vis pour nourrir ta femme et ces petits enfants ; je partirai, mon fils, à ta place ; je n’ai plus que peu de temps à vivre, et si je restais, ce serait un malheureux de plus que ferait ton départ.
– Non, répondit mon fils, je ne suis pas aussi lâche que vous le croyez ; le ciel défend que les cheveux blancs de mon père soient ainsi exposés pendant que je resterais tranquille ici ; je suis jeune, je puis supporter la fatigue, et Dieu prendra soin de vous et de ma famille.
– Jacques, lui dis-je, je veux en finir ; tu ne m’as jamais désobéi, ainsi qu’on ne me contrarie pas, reste ici, je te charge, pour l’amour de moi, d’être bon pour mes enfants.
Ah ! monsieur Harley, je ne puis vous peindre notre séparation ! pour la première fois nous nous quittions ; la bande même ne put retenir ses larmes, et le sergent seul, qui d’abord avait paru le plus humain de la troupe, était à ce moment le moins sensible, le moins touché. Il me conduisit auprès d’un corps de nouvelles recrues qui était assemblé dans un village des environs ; et nous rejoignîmes ensuite le régiment. Peu de temps après mon arrivée, je fus envoyé dans les Indes orientales, où j’obtins le grade de sergent, dans lequel j’eusse pu me donner quelque fortune, si j’avais eu le cœur aussi dur que beaucoup d’autre ; mais je n’ai jamais pu soutenir l’idée de devenir riche aux dépens de ma conscience.
Parmi les prisonniers que nous fîmes se trouva un vieil Indien, que plusieurs officiers supposaient avoir caché quelque part un trésor, pratique assez commune dans ce pays. On le pressa de le découvrir. Il eut beau déclarer qu’il n’en avait pas, ce ne fut pas assez pour les officiers ; on ordonna de l’attacher à un poteau et de lui appliquer tous les matins cinquante coups de fouet jusqu’à ce qu’il eût appris à parler, comme disaient les officiers. Monsieur Harley ! si vous l’aviez vu comme moi, les mains liées derrière le dos, souffrant en silence, pendant que de grosses larmes tombaient sur ses joues sillonnées et mouillaient sa barbe blanche, que quelques soldats inhumains arrachaient par mépris ! Non, je ne pus souffrir un pareil spectacle, et un matin que toute la troupe était écartée, je trouvai moyen de faire évader l’Indien. Une cour martiale me jugea, et comme prévenu de n’avoir pas bien gardé ma consigne ordonna, en considération de mon âge et de mes deux blessures, l’une au bras, l’autre à la jambe, gagnées au service, ordonna que trois cents coups de fouet seulement me fussent appliqués, après quoi je serais chassé du régiment ; cependant ma sentence fut mitigée à l’égard des coups de fouet, je n’en reçus que deux cents. Après avoir subi la peine, je fus renvoyé du camp, et j’avais avant d’arriver à un port de mer, trois à quatre cents milles à faire sans guide et sans argent pour m’acheter des provisions. Je me mis en route, résolu d’aller jusqu’où je pourrais, et là, exténué de fatigue, de me coucher sur la terre et de mourir, mais j’avais à peine fait un mille que je rencontrai l’Indien que j’avais délivré. Il me serra dans ses bras, baisa mille fois les marques qu’avait laissées le fouet sur mon dos, il me conduisit à une petite hutte, habitée par quelques amis ; et lorsque mes blessures furent guéries, il voulut lui-même m’accompagner une partie de la route, et ne me quitta qu’en me confiant à un autre Indien qui devait me servir de guide.
Avant de nous séparer, il tira une bourse de deux cents pièces d’or :
– Prends, me dit-il, mon cher libérateur, voilà tout ce que j’ai pu ramasser...
Je le priai de ne pas se réduire à la misère pour l’amour de moi, qui probablement n’aurais pas longtemps besoin de ses richesses. Il voulut absolument me les faire accepter et m’embrassant :
– Tu es Anglais, me dit-il, mais le grand Esprit t’a donné un cœur indien ; puisse-t-il alléger le poids de ton vieil âge, et émousser la pointe du trait qui te doit donner le repos !
Nous nous séparâmes, et je m’embarquai pour l’Angleterre.
Il n’y a qu’une semaine que je suis arrivé, et je vais finir mes jours dans les bras de mon fils. L’argent de l’Indien peut lui être utile, ainsi qu’à ses enfants ; voilà tout le prix que j’y attache. Dieu merci, je n’ai jamais été cupide, jamais je n’ai possédé beaucoup, mais j’ai toujours été assez heureux pour me contenter du peu que j’avais.
À peine Édouard eut fini son récit qu’Harley, après l’avoir quelque temps regardé en silence, le pressa dans ses bras, et après avoir soulagé son cœur en versant un torrent de larmes :
– Édouard, dit-il, laisse-moi te serrer sur mon cœur, laisse mon âme graver en elle la vertu de tes souffrances ; viens, digne vétéran, je veux adoucir les derniers jours d’une vie passée tout entière au service de l’humanité ; appelle-moi aussi ton fils, je veux te chérir comme un père.
Édouard, à qui les souvenirs de ses peines n’avaient arraché que quelques larmes, sanglotait alors comme un enfant ; il ne pouvait exprimer sa reconnaissance que par de courtes exclamations, et en bénissant Harley.
II
Quand ils furent tous deux arrivés à peu de distance du village où ils se rendaient, Harley s’arrêta, et, regardant les murs en ruines d’une maison délabrée qui était sur le côté droit de la route.
– Ô ciel ! s’écria-t-il, que vois-je ? silencieuse, abandonnée ! tes joyeux habitants sont-ils donc tous partis ? n’entends-je plus leurs ébats ? Regarde, Édouard, regarde ; le lieu où je goûtai les joies de l’enfance, où se formèrent mes premières amitiés, maintenant est triste et désert. Voilà l’école où l’on m’envoyait quand tu étais à South-Hill ; il n’y a qu’un an encore, elle était remplie d’écoliers ; cet autre côté de la route était le gazon sur lequel nous courions. La charrue y a passé, j’aurais donné cinquante fois sa valeur pour que les profanes ne le sillonnassent pas.
– Mon cher Monsieur, répondit Édouard, peut-être ont-ils abandonné cette maison par choix pour en prendre une autre aussi commode.
– C’est impossible, dit Harley, je ne verrai plus la pelouse et ses marguerites fleuries foulées par les enfants, ni le vieux tronc d’arbre décoré des guirlandes que tressaient leurs petites mains. Tu vois ces deux pierres qui sont au bout du gazon : c’est sur ces fondements que nous bâtîmes une petite cabane que j’aidai moi-même à élever. Assis sur la verdure, quand nous étalions devant nous les pommes qui devaient composer notre festin, nous étions plus heureux, Édouard, bien plus heureux que je ne le serai jamais.
Une femme, qui passait en ce moment près des deux voyageurs, fut étonnée de l’attitude d’Harley, qui, les deux mains jointes, regardait d’un œil sombre et abattu les débris de la cabane. Absorbé dans ses souvenirs, il ne la voyait pas ; mais Édouard, l’accostant poliment, la pria de lui dire si cette maison n’était pas autrefois l’école, et qui l’avait réduite dans l’état où on la voyait maintenant ?
– Hélas ! Monsieur, dit-elle, oui, c’était là l’école ; mais, ma foi, l’écuyer l’a fait abattre parce qu’elle gênait sa perspective.
– Quoi ! des perspectives !... abattue !... s’écria Harley en mots entrecoupés.
– Oui, Monsieur ; et le gazon où jouaient les enfants a été labouré parce qu’ils abîmaient sa haie.
– Maudit, soit le cœur rétréci qui a pu violer un droit si sacré ! s’écria Harley. Que jamais ne naisse de lui un fils pour l’honorer ! Mais non, Édouard (revenant un peu à lui), non, n’est-il pas assez malheureux ? La source du bonheur le plus pur est tarie pour lui ; son esprit sordide sera rongé par les soucis, tandis que toi, assis sur une modeste escabelle, tu regarderas en souriant ces cicatrices qui t’ont sauvé toi et tes enfants !
– Si vous voulez quelque chose à la maîtresse d’école, continua cette femme, je peux vous indiquer sa maison.
Harley la suivit sans savoir où il allait.
Ils s’arrêtèrent à la porte d’une petite habitation où était assise une vieille femme avec un petit garçon et une petite fille, qui soupaient avec du pain et du lait.
– Voilà la maîtresse d’école.
– Madame, dit Harley, n’y avait-il pas ici, il y a quelque temps, un digne et respectable maître d’école ?
– Oui, Monsieur, répondit-elle, la perte de son ancienne école lui a fait bien du mal, car il est mort quelque temps après que notre maison nous a été enlevée. Comme on n’en a pas encore trouvé pour le remplacer, je lui succède en attendant.
– Et ces enfants, je présume, sont vos élèves ?
– Monsieur, ce sont de pauvres orphelins dont la paroisse m’a donné le soin ; j’ai vu peu d’enfants qui promettent autant.
– Ils sont orphelins ? dit Harley.
– Oui, Monsieur, et de parents aussi respectables que qui que ce soit dans la paroisse. C’est une honte, en vérité, pour quelques gens, d’oublier leurs parents au moment même qu’on devrait le plus s’en souvenir.
– Madame, dit Harley, n’oublions jamais que nous sommes tous parents.
Il embrassa les enfants.
– Leur père, reprit-elle, était un fermier du voisinage, bon, industrieux, bien rangé. Mais personne ne peut empêcher les malheurs. Par suite de mauvaises moissons et de mauvaises dettes, ce qui est encore pis, ses affaires tournèrent à mal, et sa femme et lui moururent de douleur. C’était un bien bon ménage, Monsieur, il n’y avait pas un homme plus estimable dans le comté que John Édouard, c’est ainsi qu’ont toujours été tous les Édouards.
– Quels Édouards ? s’écria le vieux soldat avec précipitation.
– Les Édouards de South-Hill ; c’était une excellente famille.
– South-Hill, répéta Édouard d’une voix faible, et il tomba à la renverse entre les bras d’Harley, stupéfait.
La maîtresse de l’école alla chercher de l’eau et un flacon, ils rendirent bientôt Édouard à la vie. Son regard fut sombre quelque temps, puis prenant ses petits-enfants orphelins dans ses bras :
– Oh ! mes enfants, mes enfants ! s’écria-t-il, vous ai-je donc ainsi retrouvés ? Mon pauvre Jacques, es-tu parti ? J’espérais que tu aurais mené jusqu’à sa tombe ton père en cheveux blancs, et ces pauvres petits...
Ses sanglots l’empêchèrent de continuer, et il retomba, embrassa encore ses enfants.
– Mon cher, mon vieil ami, dit Harley, la Providence t’a envoyé à leur secours. Dieu soit loué si je puis t’aider à faire leur bonheur.
– Oui, Monsieur, reprit le petit bonhomme ; papa, avant de mourir, pria Dieu de nous bénir, et si grand-papa vivait, de l’envoyer à notre secours,
– Où a-t-on mis mon fils, dit Édouard ?
– Dans l’ancien cimetière, répondit la femme, à côté de sa mère.
– Je vais vous le montrer, répliqua l’enfant, car j’y ai pleuré plus d’une fois depuis que je me suis trouvé avec des étrangers.
Il prit la main du vieillard, Harley prit celle de la petite fille, et ils se rendirent en silence au cimetière.
Sur une vieille pierre écornée, quelques lettres à demi cachées par la mousse pouvaient à peine laisser lire les noms du défunt. Cependant, un B et un E plus gros que le reste, annoncèrent la tombe qu’ils cherchaient.
– C’est ici, grand-papa, dit l’enfant.
Édouard baissa les yeux sans dire un mot ; la petite qui, jusque-là, n’avait fait que soupirer, pleura amèrement ; son frère s’efforçait en vain d’étouffer ses sanglots.
– J’ai dit à ma sœur, continua l’enfant, de ne pas tant se désoler ; elle commence à tricoter, moi je serai bientôt assez fort pour travailler à la terre ; nous ne mourrons pas de faim, ma sœur, non, grand-papa non plus.
La petite continua de pleurer ; Harley, par ses caresses, cherchait à arrêter les pleurs de l’enfant, et lui-même à chaque caresse pleurait aussi.
Enfin, il parvint à arracher de ce lieu de douleur le vieil Édouard, et tous deux allèrent prendre du repos chez la maîtresse d’école, qui les retint ; il n’y avait pas d’auberge dans le voisinage.
Le lendemain matin, Harley décida Édouard à venir, ainsi que ses petits-enfants, chez lui ; il n’y avait tout au plus qu’une petite journée de distance. Le petit garçon marcha, donnant la main à son aïeul, et au nom d’Édouard, on trouva facilement chez un fermier voisin un cheval que conduisit un domestique, tenant devant lui la petite fille sur un coussin.
Harley revint dans cet équipage au toit de ses pères et, à notre avis, il n’eût pas été plus content s’il était arrivé de faire son tour d’Europe, accompagné d’un valet suisse, et ayant dans sa poche une demi-douzaine de tabatières à charnières invisibles.
Henry MACKENZIE, Le vieux sergent.
Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
Quatrième série, Tome premier, 1890.