Les amitiés

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MADELEINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entrerait-elle ?

Depuis au moins dix minutes elle venait à cette porte avec le ferme désir d’y frapper, puis s’en retournait en répétant sourdement : Non, non, je ne puis pas ! Je ne puis pas !

Et, dans son manchon tout fané, ses mains se crispaient désespérément.

Enfin, grelottante et honteuse, elle revint encore, et, de ses doigts que le froid rendait gourds, elle sonna craintivement.

Une petit bonne, pimpante sous la coiffe, ouvrit :

Madame reçoit-elle ?

Ou...ou...ui, hésita la domestique, n’osant refuser, puisqu’elle avait l’ordre d’introduire, mais pressentant que la maîtresse serait peu charmée de cette visite-là. Le regard quelle glissa sur l’humble toilette de la jeune femme exprimait sa très claire opinion.

Décidément, cette dame n’était pas de celles qui se reçoivent au salon, et, sans hésiter, cette fois, elle l’introduisit au boudoir. Ô ces nuances, ces nuances qu’une femme peu habituée à les subir comprend si vite, si vite ! Le dédain non déguisé des domestiques est une bien cruelle injure.

La visiteuse entendit des chuchotements, elle saisit même des accents irrités et elle devina des mots très durs.

On la fit attendre un bon quart d’heure, mais elle trouvait trop douce l’atmosphère de la chaude petite pièce pour songer à s’en plaindre. Enfin Madame arriva :

Ah ! c’est toi, Juliette, fit-elle, étonnée et cordiale. Je te demande pardon, mais cette sotte qui te fait entrer ici... elle ne savait pas... elle a cru... Quel bon vent t’amène de mon côté ?

Je passais et l’envie de te voir m’est venue, articula la pauvre petite Madame, toute rougissante de son mensonge.

Il y a un siècle que je ne t’ai vue !

C’est vrai, mais je sors si peu... Tu sais ce que c’est, les enfants, le ménage, et puis mon mari a été malade...

L’hôtesse baissa vite les yeux pour cacher le « nous y voilà ! » qui s’y lisait trop clairement. Elle reprit d’un ton vague :

Ah ! Et ça va mieux ?

Oh ! guère. Il est encore si faible. Et tu conçois l’embarras qui en est résulté ! six mois de perdus... il fallait vivre sur le « vieux gagné »... qui n’était pas très lourd, affirma-t-elle en affectant un ton dégagé.

Oui, je conçois. Mais ça va mieux maintenant, reprend la jeune femme, affectant la gaieté, comme pour verser du courage dans l’âme de cette malheureuse qui vient de souffrir du froid, et qui semble avoir faim !

Madame a saisi tout cela, elle a compris la tristesse extrême de cette éprouvée, elle sait qu’elle espère un secours, un prêt, quelque chose enfin qui l’empêche, elle et les siens, de trop souffrir ; mais elle n’a cure de cette tristesse, et elle manœuvre de façon à se débarrasser de la fâcheuse sans que cela se sente trop. Elle parle de la cherté de la vie, des exigences de la « position », des « œuvres innombrables » qu’il faut soutenir, et, intérieurement, elle songe : « Pourvu qu’elle comprenne ! Car, dame, s’il fallait aider toutes ses amies de pension qui ont des malheurs, on n’en finirait plus ! »

La pauvre femme a compris, trop bien compris ! Elle s’en va avec de gros sanglots dans la gorge, mortifiée jusqu’au tréfonds de son cœur délicat et fier, d’avoir tenté cette démarche inutile.

Elle n’a rien dit, rien demandé, mais elle a bien senti que l’autre savait, et cette humiliation lui est affreusement dure !

Le long de la route les vitrines offrent leurs mille séductions... Et ses pauvres petits qui ont froid et faim !

On ne regarde donc pas ses amies aujourd’hui, fait une voix joyeuse.

Léontine !

Oui, c’est moi, Léontine ! Viens donc à la maison, c’est à deux pas, et nous ne sommes guère bien ici, par ce froid de loup, pour causer.

Machinalement elle suit cette amie retrouvée ; elle ne dira rien à celle-là ; elle ne demandera rien ; elle vient d’apprendre ce que vaut l’amitié !

Elle est installée dans un bon fauteuil, auprès de la table à thé coquettement servie ; elle se délasse sans songer à rien, trouvant bon de vivre ainsi quelques minutes. Léontine cause et cause.

Ton mari a été très malade ? J’ai su tout cela par des amies. Je t’ai cherchée vainement, vilaine, qui déménages sans donner d’adresse à ses amies...

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Et quand Juliette s’en retourna vers son foyer elle ne pleurait plus, parce qu’elle avait retrouvé l’idéal perdu de l’amitié ; parce qu’elle avait senti un autre cœur souffrir de sa douleur ; parce que des larmes s’étaient mêlées aux siennes... parce qu’elle avait, enfin, trouvé l’âme généreuse qui plaignait et soulageait son infinie détresse. Oh ! savoir plaindre les misères silencieuses, savoir deviner les angoisses mystérieuses, savoir donner à qui ne saurait implorer, ne voilà-t-il pas la vraie charité, celle que les anges du ciel inspirent aux anges de la terre ?

 

 

MADELEINE, Le meilleur de soi, 1924.

 

 

 

 

 

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