La mère Clarisse

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MADELEINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce soir de novembre était fort triste : un de ces soirs où le vent fait éclater dans les grands arbres de lourds sanglots, où les pauvres feuilles ont pour sépulcre la terre froidie, et pour chant funèbre la voix des tempêtes, tandis que les branches se lamentent en tordant leurs bras dans de sinistres craquements. Efforts impuissants, luttes vaines ; elles ne peuvent descendre jusqu’aux pauvres petites blessées qui frissonnent les dernières affres de leur vie de feuillette.

Elles étaient vertes, jolies, tendres, bien vite elles avaient appris le langage des fines choses ; elles avaient jeté, toute la saison douce, leur murmure frais aux amoureux ; elles avaient souri gentiment aux oiseaux amis qui les frôlaient de l’aile en chantant de capricieuses romances... et les voilà toutes mortes, les feuilles !

Les amis étaient partis en bandes pour des contrées lumineuses, les feuilles avaient pâli, pâli, puis un vent dur, de sa lourde touche, les avait précipitées dans la tombe ouverte par l’automne.

Les chênes et les érables pleuraient le trépas de leurs petites, et cela faisait mal de voir leurs grands corps se débattre dans d’inutiles détresses. La douleur des choses paraît si poignante, parfois, que l’on se demande si vraiment il n’y a pas dans le tronc des grands arbres un cœur qui souffre et se plaint.

Quelle bonne veillée se passe alors au coin de la cheminée où le feu fantastiquement pétille dans les bûches énormes. Ces soirs-là, les enfants désertent le salon de famille et vont se blottir dans un coin chaud de la cuisine où ils savent bien que l’on contera des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête ! Et ces contes, qui font frémir grands et petits, ravissent tout particulièrement les enfants dont l’intelligence précoce soupçonne déjà l’invraisemblance du récit ; mais cela n’empêche nullement l’imagination de se passionner pour ces aventures toutes plus mystérieuses les unes que les autres.

Ce soir-là, où les vitres des grandes fenêtres gémissaient plaintivement sous les rafales d’une forte tempête, au coin du feu de notre maison le conteur célèbre du village était installé. Pendant que les maîtres veillaient dans la grande salle, les serviteurs et les enfants groupés autour de lui, silencieux et graves, attendaient anxieusement le moment où Étienne, – Équienne comme on prononçait là-bas, – commencerait son histoire. Tous savaient que le conteur, capricieux comme tous les artistes, exigeait le plus complet silence autour de lui. Un chuchotement l’exaspérait, un rire le mettait hors de lui, et si quelque chose venait troubler son irascible humeur, c’en était fini des contes. Étienne refusait alors impitoyablement de narrer les histoires dont le grand nombre étaient de son invention. D’ailleurs, il racontait tout d’une façon très personnelle ; il avait vu ci et ça – de ses yeux, vu ! – Il avait assisté à des délibérations sataniques, certains soirs où il s’était égaré dans quelques endroits dangereux. Une fois, près des buttes, n’avait-il pas vu une danse de fantômes !

Ces récits débutaient presque toujours ainsi : « Un soir, je m’en revenais à la maison, vers minuit, quand tout d’un coup... » Et ce qui arrivait ainsi tout d’un coup était toujours mystérieux et effrayant. Un frisson parcourait l’auditoire, alors Étienne, fier de l’émotion produite, mettait en scène des personnages si terribles, que, hommes et femmes, tous êtres naïfs et crédules habitués à croire ces choses-là, se mettaient à trembler. Et les enfants des maîtres se serraient tout près des trembleuses, en songeant : « Comment se fait-il que maman dise que tout cela est mensonge ? »

Comme nous étions en novembre, Étienne allait donc nous raconter une histoire de mort ; c’était sans doute à une nouvelle horreur qu’il pensait en regardant l’âtre flamboyer, tout en culottant sa vieille pipe de plâtre. Nous attendions patiemment, mais sans souffler mot, le bon plaisir de notre auguste narrateur, quand soudain un coup frappé à la porte nous fit sursauter.

– Demandez donc à la maîtresse si elle veut me permettre d’atteler Bob au buggy, pour aller chercher le bon Dieu ? Dites-y que c’est la mère Clarisse qui se meurt.

– La mère Clarisse qui se meurt ? s’écrièrent les veilleux, pendant que la servante allait chercher l’autorisation demandée. « En v’là une qui en aura long à conter au curé ! » avança quelqu’un.

Et tous les autres de hocher la tête pour approuver.

Madame permettait d’atteler. De plus, elle envoyait toutes les choses nécessaires pour préparer la cérémonie de l’Extrême-Onction.

Bientôt nous entendîmes le galop du cheval qui détalait sur la route durcie.

– Équienne, fit un des jeunes gens, tu devrais bien nous raconter l’histoire de la mère Clarisse ?

La proposition fut bien accueillie. Étienne sourit, secoua sa pipe, et raconta ainsi :

– J’ai ben connu Thomas, le défunt à la mère Clarisse. C’était un bon garçon qu’avait pas inventé la poudre, mais qui se faisait aimer de toutes les filles à cause de ses belles magnières. Il enjôla ainsi la petite au père Mathurin, une sérieuse de belle fille qui avait une bonne santé, des beaux yeux qui vous retournaient le cœur, et en sus des coffres avec ben du linge dedans. Je me souviens de leurs noces, ça a duré trois jours. Ah ! mes amis, ce qu’on a dansé pendant ce temps-là ! Tout le monde jalousait Thomas, car, voyez-vous, la belle Martine était une pièce de choix sur qui les garçons du village tentaient, et ça ne fait jamais plaisir de se faire couper l’herbe sous le pied.

– Si on avait su par exemple comme le bonheur passe vite, on n’aurait pas tant envié ce pauv’ Thomas. Mais on sait jamais ça ! – ajouta sentencieusement Étienne.

– Deux ans après, jour pour jour, la pauv’ Martine mourait d’une « enflammation de pommons » qu’avait attrapée en allant qu’ri de l’eau dans le puits, un jour qu’avait ben chaud. Y paraît qu’y a rien de pire pour les pommons que l’air qui vient des puits fermés. Thomas se trouva donc tout seul avec son p’tit garçon d’un an, et son chagrin. Ah ! y a ben pleuré le pauv’ cher homme, mais s’y avait su tout ce qui perdait en perdant Martine, y aurait pleuré encore plus.

– Y avait dans le village une fille nouvellement arrivée des États, et parce que c’avait des robes de soie, ça ne regardait pas le monde... »

Et toujours continuant, Étienne raconta que cette fille qui s’appelait Clarisse essaya d’attirer le veuf Thomas chez elle. Elle n’y réussissait guère, semblait-il, car Thomas fidèlement regrettait sa morte, et n’avait plus de tendresse que pour le petit enfant qu’elle lui avait laissé. Ce fut donc de ce côté que Clarisse dirigea ses efforts ; elle se fit aimer du bébé, lui prodigua force amitiés, sentant bien qu’ainsi elle s’insinuait dans le cœur du père. Elle fit tant et si bien que Thomas, un jour, lui demanda d’être la seconde mère de son enfant.

Dans le village ce fut un tollé général, une sœur de Thomas, qui élevait l’enfant, essaya de le détourner de son projet, mais l’amoureux refusa obstinément de s’occuper des remontrances fraternelles et des protestations étrangères.

Au début du mariage tout alla bien, l’enfant était dorloté et chéri, le père était aux anges, et les femmes du village ne savaient plus que dire, quand un jour l’orage éclata. En jouant, le bébé avait jeté par terre une petite statuette d’insignifiante valeur que Madame Thomas avait jadis rapportée des États. Alors la mégère se réveilla, elle saisit l’enfant et le rudoya devant son père. Celui-ci, silencieusement, releva le petit être qui pleurait, et avec des caresses le consola.

– Ah ! c’est ainsi que tu prends sa part, s’écria rageusement la vilaine femme. Eh bien ! nous allons voir !

Étienne narra toutes les petites persécutions endurées par l’infortuné mari ; il connaissait tous les détails de cette misérable existence.

– C’te femme-là, c’était le diable tout pur ! expliqua-t-il pittoresquement.

On dit que les mères parfois obtiennent du bon Dieu la grâce d’enlever à la terre leur chéri souffrant. Martine pria tant et si bien que le Grand Consolateur lui redonna son fils. Thomas pleura désespérément le pauvre petit mort qu’il avait forcément exilé de sa vie. Il le regretta d’autant plus vivement qu’il entendait bien, du fond de sa conscience, une voix lui reprocher sa faiblesse. Il eut tant de douleur qu’il en mourut après avoir entendu la cruelle, qui partageait sa vie, railler d’une façon incroyablement brutale son chagrin de père. Oh ! quand les femmes sont mauvaises, elles trouvent des raffinements barbares pour tuer l’âme de leur victime.

Enfin, Étienne nous narra la seconde partie de cette vie, celle où, après avoir tué un père et son fils, Clarisse souffrit, dans toutes ses fibres maternelles, la terrible punition. Certains crimes sont châtiés sur la terre ; le fils de Clarisse fut un chenapan et mourut dans une aventure honteuse. La mère, devenue vieille, traînait sa misérable existence dans une pauvre petite maison où personne n’allait la voir, tant sa conduite envers le fils du défunt Thomas l’avait rendue un objet de répulsion.

– Voyez-vous, termina Étienne, en bourrant sa pipe, faudrait qu’y aurait pas de bon Dieu pour que ces créatures-là soient heureuses ! »

 

*   *   *

 

Le conteur venait à peine de se taire qu’un petit drelin-drelin sonna dans la nuit. C’était lugubre comme un glas, ce son léger que la tempête nous emportait dans ses cris sourds.

La bonne Dame réunit dans la grande salle tous les veilleux, et là, de sa voix pieuse, elle récita le chapelet pour la pauvre qui mourait, pendant qu’au dehors les arbres craquaient, le vent hurlait et la rivière furieusement chantait...

Et dans cette tourmente de la nature fâchée, la mort semblait tout proche, prête à nous prendre dans un tournoiement du vent large, comme ces petites feuilles qu’un souffle puissant agitait jusqu’à nos vitres, et dont le frôlement rendait un bruit à peine entendu qui passait comme le murmure des trépassés.

Clarisse mourut cette nuit-là avec le pardon de Dieu.

C’était un soir triste de novembre, un de ces soirs où le vent fait éclater dans les grands arbres les lourds sanglots, où les pauvres feuilles ont pour sépulcre la terre froidie, et pour chant funèbre la voix des tempêtes...

 

 

MADELEINE, Tout le long du chemin, 1912.

 

 

 

 

 

 

 

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