Les impossibles départs

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MADELEINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au barde Botrel, poète de la terre bretonne.

 

 

Jacques et Françoise ont pleuré ; leurs yeux tout rouges traduisent la désespérance de leurs âmes, de leurs pauvres âmes tendres.

Car Jacques et Françoise sont deux vieillards au jeune cœur. Ils n’ont qu’un cœur pour tous les deux, ayant fondu chacun le leur en un entier par l’amour de toute une vie.

Et pourquoi ce couple charmant est-il rempli d’une si navrante tristesse ? Est-ce que le malheur n’aurait pas dû respecter les cheveux neigeux de Jacques, et avoir des égards pour la mine jolie de la petite vieille Françoise ?

Les faire pleurer tous les deux, ces êtres simples pleins de candeur, qui ont semé, semé, toute l’existence, de belles et bonnes choses...

Oh ! que c’est ingrat, la vie !

– Allons, ma vieille, hasarde Jacques, de sa voix cassée, il faut empaqueter...

Françoise fait un grand saut, surprise dans sa désolation extrême.

– Oui... il faut, marmonna-t-elle, il faut !

Et plus haut, elle questionne, avec son invariable habitude de toujours agir au goût de son mari :

– Qu’emporterons-nous ?

– Oh ! moi, je voudrais tout emporter, ma bonne, d’abord nos vieux champs, ces champs que nous avons défrichés, et avec combien de peine ! Pauvre vieille, tu élevas treize enfants en peinant ainsi, et combien de fois ai-je eu le cœur serré en te laissant au lendemain d’une naissance, seule au logis, avec, tout près de ton lit, le ber du petit dernier... Mais il fallait bien aller au travail pour nourrir toutes ces petites bouches qui naissaient... Tiens, vieille, je voudrais emporter notre maison, nos meubles anciens, le lit où nous avons toujours dormi côte à côte, le ber des petits, la chaise où nous asseyions nos bébés... je voudrais emporter tout l’horizon blondi de nos beaux champs de blé,... je voudrais emporter les animaux fidèles qui nous ont servi... je voudrais...

Un sanglot désespéré coupa douloureusement la phrase.

Françoise était debout, elle avait mis sur la tête adorée de son compagnon sa main ridée de travailleuse, et elle parlait :

– Voyons, vieux, à quoi bon pleurer ainsi... C’est vrai qu’il est triste de partir, de laisser tout ce que l’on a toujours aimé, mais que veux-tu, nous ne pouvons plus rien donner à la terre, elle nous a tout pris, et nous ne sommes plus jeunes ; donc toute lutte est impossible.

– Et nous avons tant travaillé, interrompt Jacques.

– Oui, nous avons travaillé, et nous avons trop aimé notre terre, vieux. Dieu est jaloux de cette affection, et il veut nous purifier de toute tendresse avant de nous attirer à Lui. Tu vois bien que nous achevons la vie. À quoi bon s’attacher à des choses périssables, allons où le devoir nous réclame, ne murmurons pas, car cela pourrait porter malheur à l’enfant.

Et la foi vive de Françoise éclatant soudain irradia sa bonne figure de vaillante, et ce rayonnement illumina Jacques. Il avait relevé sa tête blanche.

– C’est cela, Françoise, allons où Dieu nous appelle !

 

*   *   *

 

Empaquetons !

Les voilà à l’œuvre. Ils fouillent les tiroirs ; à toute minute ils s’arrêtent attristés, puis les yeux essuyés d’un coup discret de la manche, les vieux se remettent à la tâche, entassent les souvenirs qu’ils emporteront là-bas. Et le paquet monte, monte sans que le cher couple d’amour songe que peut-être on le trouvera trop gros.

Soudain une voix affectueuse leur crie :

– Mais qu’est-ce que vous faites-là, Papa et Maman ? Vous imaginez-vous que l’on va emporter tous ces paquets là-bas ?... Allons, allons, soyez raisonnables, et ne prenez que le strict nécessaire, vous m’entendez, car outre le transport qui est très cher, il faut aussi payer la douane et régler bien d’autres détails. Et puis là-bas, – ajoute le fils aîné en souriant, – nous n’aurons qu’une toute petite maison, juste de quoi nous loger... et il n’y a pas de place pour le quart de ces choses.

Le quart de ces choses...

– Vendez tout cela, allez, car ces vieilles nippes ne nous seraient nullement utiles ; d’ailleurs vous trouverez dans les beaux magasins des États de quoi vous faire oublier bien vite toutes ces vieilleries.

– Ces vieilleries ont vieilli avec nous, fils, ne l’oublie pas ! rétorque fièrement Jacques.

– Pardon père, mais je ne voulais pas vous froisser. Voyez-vous, je ne vous comprends pas très bien, et je m’explique mal tous vos regrets.

– Les États l’ont bien pris ! murmure Françoise.

– Oui, mère, mais où est le mal ? Là-bas, je travaille dur c’est vrai, mais je vis bien, j’ai de l’argent...

– Tu appelles cela vivre bien, – reprend le père presque fâché, – travailler comme un mercenaire dans des manufactures, respirer les odeurs qui tuent. Tu es contremaître, mais es-tu moins esclave pour cela ? Avec ton argent tu te payes une petite maison où nous ne pourrions pas loger tous nos paquets, mais tu ne peux pas te payer de l’air, le bon air de chez nous qui nous fait vivre... et sans lui, finit-il sourdement, et sans toutes nos pauvres choses, ben sûr que nous mourrons la vieille et moi...

– Et l’église, – interrompit Françoise, – votre église où il faut tout payer, où l’on ne peut parler au bon Dieu sans avoir l’argent sur le pouce. Non, jamais je ne pourrais m’habituer à cela, mon petit, moi qui depuis cinquante ans prie dans notre vieille chapelle où personne ne nous dérange.

Et Françoise, à bout de forces, essuie ses joues ridées avec son grand tablier de toile du pays.

– C’est un grand malheur, fils, dit Jacques, avec dignité, d’être vieux, de n’avoir plus d’enfants pour remuer la terre et d’être contraints de s’exiler comme des malfaiteurs...

– Penser qu’on ne dormira pas dans le cimetière à côté de ses enfants, mais qu’on jettera nos vieux os dans un coin de terre avec ceux des gens qu’on n’a jamais connus...

– Et que tout ce que nous avons aimé va être vendu à l’encan !

Les deux vieillards pleuraient amèrement, côte à côte.

Le fils s’agenouilla tout près d’eux, redevenu petit devant cette douleur que sa tendresse devait adoucir.

– Ah ! si tu étais resté toi ! s’écria Françoise en enlaçant le cou de son grand garçon pour le rapprocher encore d’elle.

– Ce que nous avons pleuré, ta mère et moi, lorsque tu es parti, mon Jacquot ; tu étais l’aîné, tu étais le plus beau et le plus robuste de nos garçons, nous te destinions à la terre, et tu semblais fait pour elle. Mais voilà, on t’a grisé avec de l’argent, on t’a dit que là-bas on n’avait qu’à se baisser pour le ramasser... et tu es moins riche que nous, aujourd’hui, mon fils. Vois notre belle terre, elle peut nourrir trois familles, et le bon Dieu nous a pris tous nos enfants !

– Non, père, il vous en a laissé un, votre Jacquot qui a bon pied, bon bras, bon œil...

– Et le méchant nous emmène en exil.

– Non mère, il vous garde, vous et le père, à tout ce que vous aimez ; il vous donne sa vie, il vous sacrifie les États, il se fait habitant !

Le fils avait parlé très bas, dans l’émotion de son très réel sacrifice, car il avait goûté à l’existence de là-bas et l’avait aimée en dépit de tout.

Les vieillards étaient debout, trop troublés pour dire une parole. Seulement, leurs chers yeux agrandis de joie remerciaient le fils, et les bras attirèrent sur leur seul cœur l’enfant prodigue.

– Vois comme tout est beau, mon fils, fit Jacques, en embrassant l’horizon d’un large geste, et je te donne toute cette richesse.

– Et tu épouseras une belle et bonne fille du village, fit Françoise les yeux illuminés, comme si son amour de jeunesse lui rafraîchissait l’âme, – et je bercerai les petits...

– Je t’aiderai à la terre. Ah ! je ne suis pas encore mort.

– Tu seras le plus beau de la place !

– Et le plus riche !

 

*   *   *

 

On frappait à la porte.

– Mame Françoise, vous ne commencez pas l’encan donc ?

– Entrez, entrez, mes amis, dit le couple rajeuni, venez boire un coup à notre joie ! Nous ne faisons pas d’encan, nous gardons nos nippes, nous gardons la terre !

– Pas possible !

– Mais oui, c’est possible, puisque Jacquot se refait habitant !

– T’as qu’à voir ! s’exclama un vieux voisin, une bonne idée que tu as là, mon gâs, car vois-tu, quand on est fils d’habitant, il faut rester sur la terre. Les États, ça n’a rien de bon pour nos p’tits Canayens. Parlez-moi de labourer, de semer, de récolter, mais parlez-moi pas d’aller s’esquinter aux États, dans les factries, à manger de la poussière, sans compter le reste. Tu fais bien, mon garçon, et tu verras que tu seras ben heureux avec nous.

– Je le suis déjà, père Jean, fit Jacquot, profondément repris par la saine atmosphère du milieu où il était né.

– Trinquons ! fit Françoise ragaillardie.

Et les petits verres où moussait le vin du pays se choquèrent gaiement pour fêter les impossibles départs.

 

 

MADELEINE, Tout le long du chemin, 1912.

 

 

 

 

 

 

 

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