Nuit de Noël sous un chaume
par
MADELEINE
LA vieille est toute seule, ratatinée dans son fauteuil, la main sur sa canne de paralytique, comme si elle avait l’espoir intense que cette canne lui aiderait à marcher, elle qui a les jambes mortes depuis douze années. Mais, si vieille, elle garde la pensée de jours meilleurs et de joies renouvelées. Cela lui donne la force de sourire tout le long des ans, écroulée dans cette grande chaise où le mal la cloue férocement.
Elle est là, seule dans la chambre, écoutant crisser les fers des carrioles sur la neige durcie, et les pas des chevaux, rapides et nombreux, qui martèlent la route glacée. Elle écoute maintenant la voix des cloches qui chantent Noël; elle se penche et, de son souffle, elle fait fondre le givre épais de la vitre. Puis elle efface, d’un coup de son mouchoir rouge de priseuse, la vapeur que son souffle chaud a laissée sur la vitre. Son œil se fixe alors à ce petit rond clair par lequel elle peut voir passer les gens qui se rendent à la messe de minuit. Elle les reconnaît tous, les nommant tout bas dans un tremblement de vieilles lèvres fatiguées. Elle sourit aux amoureux rapprochés, aux époux qui tiennent leurs petits par la main. Quand défilent les anciens, ceux qui ont son âge, ou qui étaient déjà vieux lorsqu’elle était encore jeune, les vieilles lèvres ont une moue : on dirait qu’elles vont pleurer.
Maintenant, plus rien ne passe sur la route blanche éclairée de lune et d’étoiles, et, péniblement, la vieille, s’arrachant à la contemplation de cette beauté humaine, se tasse dans le creux de son fauteuil. Les perles noires d’un rustique chapelet font un bruit sec dans ses doigts osseux, et les vieilles lèvres s’essaient à prier. Mais elles ne peuvent. Le chapelet glisse lentement entre les plis de la grosse étoffe de la jupe, et la grand’mère écoute le souffle des petits qui monte dans le silence obscur et douloureux. Dans le ber que l’on a placé tout à côté de sa chaise, par une attention inquiète de la maman, dort le dernier-né. Et la vieille sourit dévotement à cette pureté et à cette grâce qui évoquent la Crèche.
La lampe fume misérablement, et la chambre, par instants; se baigne d’ombres inquiétantes. Dans le poêle à deux ponts crépite la grosse bûche, et tous les bruits légers se confondent en un peu de vie, tandis que dans son coin de fenêtre la vieille assiste à la résurrection de ses souvenirs. Ceux-là joyeux et tendres, ceux-ci mélancoliques et doux, d’autres tragiques, quelques-uns magnifiques, et, quand tout fut déroulé, flotta plus précise une figure hautaine et révoltée, vers laquelle la mère tendit les bras en un geste passionné d’absolution et d’amour. Puis la tête douloureuse de la vieille s’inclina, et un sanglot monta, rauque, du fond de sa détresse :
« Ô mon petit !... »
Ce petit-là, parti un jour d’orage, n’était plus jamais revenu, et la mère avait vieilli sans plus rien apprendre de ce fils, sa fierté et sa joie de jadis, celui qu’elle avait le plus aimé, peut-être, parce qu’il lui avait coûté plus de sacrifices, plus de dévouements. Où était-il en cette nuit de clarté ! Dans la lumière ou dans l’ombre ! Songeait-il aux Noëls naïfs où sa maman lui faisait prier le petit Jésus, ou passait-il dans la révolte et dans le malaise ces heures de paix et de félicité ? Dans le berceau le petit s’agitait maintenant, réclamant des soins, comme soucieux de distraire l’angoisse de la mère-grand. Et, tandis qu’elle agitait le berceau, la lampe baissait de plus en plus, la bûche expirait, et l’ombre grandissait plus épaisse et plus triste.
Les bahuts sombres devenaient provocants et les grosses poutres enfumées de la vieille maison semblaient descendre, étouffantes et tragiques. La vieille haletait d’angoisse, et, de sa main restée libre, elle grattait la vitre où le gel durcissait, et épuisait ses ongles à entamer cette surface pailletée où le froid mettait des diamants.
La porte s’ouvrit brusquement, et, sous la bouffée d’air froid qui entra rageusement, la lampe s’éteignit, et le bébé dans le berceau se mit à pleurer. La vieille entendit que l’on refermait la porte d’un brusque coup d’épaule, et elle attendit sans peur que celui qui entrait parlât. Il eut un juron, et alors la vieille se mit à frissonner, et sa voix tremblante questionna : « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?... »
Alors, l’homme, dans l’ombre renfoncé, regarda dans la direction de la voix, et, à la clarté de la fenêtre, il vit la vieille tête toute blanche et le berceau où vagissait l’enfant, et, d’une voix basse, humble et timide, il répondit :
– Je suis un pauvre homme qui passe seul dans la nuit... et j’ai froid... et j’ai faim.
– Rallumez la lampe, répondit simplement la vieille, avec cette majesté du pauvre qui reçoit un autre pauvre, mettez une bûche dans l’âtre qui s’éteint, et, dans la huche là-bas, vous trouverez du pain et de la galette de Noël.
– Noël ! Noël ! murmura l’homme. C’est cette nuit, Noël...
La vieille entendit qu’il soupirait.
Quand la lampe fut rallumée, le poêle chauffé, et la faim de l’homme assouvie, la vieille fut rassurée et consolée. D’une voix douce, maternelle, elle lui dit :
– Maintenant, l’église est là-bas, allez-y prier, en souvenir de la mère qui vous a appris quand vous étiez petit...
– Prier ? je ne sais plus, fit l’homme en se cachant... et je ne veux plus prier.
– Si vous ne voulez pas prier, allez tout de même à l’église, fit la vieille en se redressant, Jésus aura pitié de vous.
Et l’homme, qui n’avait plus ni froid ni faim, reprit sa marche dans la nuit, vers l’église qui, dans le lointain, rayonnait, symbole d’amour et de rédemption.
Et tandis que la grand’mère rendormait du geste berceur le dernier-né de son fils, elle songeait que son autre fils, perdu dans la vie, rencontrerait peut-être, cette nuit, une mère qui lui parlerait de sa mère, en l’enjoignant de prier.
Elle eut la vision très nette du retour possible, si possible qu’elle entendait, sur la neige, les pas de l’enfant qui revenait.
Les fers des chevaux martèlent la route glacée, les patins des carrioles crissent sur la neige durcie, et la vieille ne se penche pas à la fenêtre pour voir passer les voisins.
Comme le dernier-né de son fils, elle s’est endormie et elle rêve.
MADELEINE, Le meilleur de soi, 1924.