La Sauvage

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

MADELEINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À madame Olivar Asselin.

 

 

D’où arrivait-elle ? Les élèves ignoraient d’où venait cette compagne tombée dans leurs rangs un soir de novembre, pendant que la cloche de l’église du village tintait lentement, dans la sombreur d’un soir triste, la prière pour les morts. Pendant les six pater, les enfants se poussaient du coude, en regardant la nouvelle qui leur lançaient des regards farouches, tandis que sa bouche se plissait lamentablement dans la grimace qui retient les larmes. Les fillettes riaient en la voyant si laide, avec son teint jaune, sa peau huileuse et marquée de petits points noirs, ses cheveux séparés à la façon des vieilles puis plaqués sur les tempes, son nez épaté, ses lèvres grosses et tombantes, tout cela surmontant un corps disgracieux, fagoté dans une vilaine robe. Ô les méchantes qui riaient de la pauvre enfant tremblante ! Oui, cela se sentait bien qu’elle avait peur, et dans leur implacable raillerie, les pensionnaires lui lançaient des regards ponctués de petits sourires d’ironie cruelle.

Après la prière, pendant que le silence se faisait plus silencieux, sans aucun de ces petits chuchotements des salles de pensionnat, la maîtresse lui adressa la parole. Elle répondit en un baragouin qui était du mauvais anglais mélangé avec du mauvais français. Toutes les élèves se mirent à rire, et ce fut cinglant comme un coup de fouet. La pauvre enfant baissa la tête et regarda ses mains, elles aussi étaient laides, affreusement brisées par la rudesse des dures besognes.

La maîtresse se retournait majestueuse :

– Mesdemoiselles !

Tout rentra dans l’ordre apparemment.

En montant au dortoir, une des moyennes souffla : « Mais c’est une sauvage ! » Le mot passa de rang en rang, les grandes rirent du masculin, mais la nouvelle était baptisée, et le nom lui resta : « la Sauvage ».

Ce fut une existence insupportable qu’elle mena, la pauvre enfant ; les grandes riaient de ses manières frustes, les moyennes la repoussaient, et les petites s’amusaient follement à ses dépens. Son grand œil suppliant aurait dû les attendrir pourtant ! Comment cela se fait-il que les enfants soient si impitoyables ?

Toujours seule ! ce fut le sort de la Sauvage. Pauvre fille venant de quelque part, ayant sans doute des amis, des parents, et qui, parmi la foule qui l’entourait, était aussi isolée qu’une recluse.

Elle se passionna pour l’étude, et elle eut vite fait de prendre la tête de la classe, ce qui n’était pas de nature à la rendre plus sympathique.

À la récréation, elle faisait la marche réglementaire, puis s’asseyant dans un coin, elle sortait un gros peloton de laine grise, et tricotait résolument une paire de bas. Oh ! des gros bas qui seraient bien rudes aux peaux fines des jolies fillettes qui se moquaient de la Sauvage.

Les petites s’amusaient à tirer sur sa laine et à l’emmêler. La pauvre réparait les dégâts, jamais elle ne disait un mot ; on eut juré qu’elle trouvait tout naturel d’être maltraitée ainsi.

Un jour que la Sauvage rattrapait sa laine, d’un air navré qui faisait mal au cœur, une grande demoiselle, celle qui donnait le ton au pensionnat, saisit la plus espiègle des mutines :

– C’est laid ce que tu fais là, Ninette. Tu n’as pas honte de nuire ainsi à Mademoiselle ?

– Mais non, tout le monde lui fait cela. Hier, la moyenne, Charlotte, lui a volé son dessert, et au dortoir, tenez, la grande qui est toujours avec vous, lui avait caché son oreiller... Ah ! ah ! c’était bien drôle de la voir chercher... elle ne l’a pas trouvé !...

Et pendant que la mignonne parlait ainsi, énumérant les souffrances que l’on infligeait à la Sauvage, celle-ci, les yeux perdus, semblait regarder loin, bien loin, les horizons tout bleus. On chuchota beaucoup dans les cercles élégants du pensionnat, lorsque l’on vit la fière Thérèse s’asseoir près de la Sauvage, et lui parler tout le reste de la récréation. À quoi songeait la jeune fille en se commettant ainsi avec la première venue ? Il y eut des exclamations indignées et des protestations sévères.

Thérèse ne parla plus à la Sauvage, mais de loin elle veillait sur la tranquillité de la pauvre délaissée ; d’ailleurs, depuis que l’on savait la malheureuse sous la protection de Thérèse, personne ne s’avisait plus de la maltraiter.

La Sauvage raconta-t-elle à la directrice du pensionnat la généreuse intervention de la jeune fille ? Toujours est-il que peu de jours après, le lit de la Sauvage était placé près de celui de Thérèse, et leurs chiffonnettes étaient l’une près de l’autre. Le jour ou l’élégante pensionnaire babilla avec sa voisine d’étude, on remplaça celle-ci par la Sauvage ; ce fut la même chose au réfectoire, puis finalement, une dernière dissipation lui valut le déplaisir de l’avoir pour compagne dans les rangs. Ce fut une explosion ! La maîtresse en reçut quelques éclats, mais la bombe foudroya la pauvre martyre. Tous les bons sentiments de Thérèse s’en allèrent ; ce qu’elle lui fit endurer à la douce enfant !

Elle affectait de ne pas lui parler, de ne pas la voir... Jamais la maltraitée n’eut à son adresse une seule impatience. On eut juré qu’elle ne sentait rien, tant elle restait calme devant toutes les petites attaques.

Bientôt Thérèse s’aperçut de maintes attentions. Au dortoir, c’était son lit arrangé, son lavabo en ordre ; au réfectoire, son couvert dressé ; à l’étude, ses livres bien rangés. Thérèse aurait été touchée de ces attentions si les autres n’en avaient ri... Est-on bête un peu à cet âge ! Et on lui criait : « La Sauvage est en admiration devant ton visage pâle ! » et cela l’humiliait comme si c’eut été une déchéance d’être aimée par cette disgraciée.

Les mois passaient ainsi. On était à la veille de Pâques, et l’on songeait à l’envoi des œufs, quand une pensionnaire avertit ses amies, en grand secret, que la Sauvage avait un amoureux dans son village. C’était certain ! Elles ne voulaient pas le croire. Elle ! cela leur semblait impossible... mais enfin...

Un œuf enguirlandé fut vite choisi ; les vers qu’il y avait au bas firent sourire ces enfants d’émotion ! Avec des ruses d’une habileté remarquable, le précieux envoi parvint à la Sauvage, le matin de Pâques. Tout le jour, elle eut aux lèvres un sourire d’une incroyable douceur. Cela éclairait toute sa pauvre face, et la rendait moins laide.

Thérèse la regardait, secrètement prise par ce côté idéal de l’amour lointain. La Sauvage n’était plus la malheureuse dédaignée. Quelqu’un l’aimait, quelqu’un la trouvait jolie, quelqu’un rêvait d’elle, là-bas, par les soirs d’étoiles, quelqu’un confiait aux ondes bleues le nom de sa mie, – le nom de la Sauvage ! – et elle sentait quelque chose de très attirant émaner de la pauvre, pendant que dans le cœur d’enfant bien neuf flottait tout un rêve imprécis : du rose, du chant, des fleurs !

La Sauvage était aimée ; elle, ne l’était pas, et cette supériorité, la plus grande de toutes, la faisait s’incliner. Ce soir-là, en regagnant le dortoir, comme il faisait un peu sombre dans le corridor, Thérèse saisit la main de sa compagne dans un mouvement qui demandait pardon.

Elles étaient amies !

 

*   *   *

 

Toutes dormaient. Les gros soupirs qui s’échappaient du lit voisin tenaient Thérèse éveillée. Bientôt elle entendit des sanglots, oh ! de tous petits, poussés bien bas, et qui tremblaient longuement leur râle étouffé. On pleurait là, tout près d’elle, et c’était la Sauvage qui savourait dans les larmes l’exquise surprise du matin. L’infinie joie tombant dans son âme en chassait toutes les tristesses, et elles s’exhalaient dans la nuit, lentement, lentement, désolées d’être ainsi mises hors leur domicile favori...

Thérèse tira doucement la couverture de sa voisine, et la pauvre face toute convulsée de la Sauvage lui apparut baignée de larmes.

– Pourquoi pleurez-vous ?

– Je pleure... parce que je suis heureuse !

– Heureuse ? – De quoi ?

– De cela ! fit la pauvre fille, en tirant de sous son oreiller le petit œuf de Pâques.

– C’est quelqu’un que vous aimez qui vous l’envoie ? fit Thérèse, jouant l’ignorance.

– Quelqu’un que j’aime !... Tenez, si je suis ici, si j’endure tous les mauvais traitements, si je ne me plains jamais,... c’est que tout m’est indifférent, excepté lui !

La petite Thérèse se pencha plus près de la Sauvage afin de respirer tout le parfum de cet amour qui embaumait le dortoir silencieux. Elles parlaient tout bas dans un recueillement profond de leurs deux âmes.

– C’est la première fois que je pleure, il n’y a que la joie qui me donne des larmes... Voyez-vous, si je veux m’instruire, c’est afin d’être plus digne de lui, qui est savant...

– Savant, que fait-il ?

– Il est employé au collège de Montcalm.

– Il enseigne ?

– Non, il serait bien capable... Seulement les Pères lui confient toutes les commissions importantes.

– Ah ! fit Thérèse, qui était la fille d’un érudit.

L’amour de la Sauvage était bien parfait. Ce doit être ainsi toujours, l’amour vrai : une merveilleuse glace ne reflétant que la perfection de l’aimé.

– Et lui, il vous aime beaucoup ? questionnait toujours l’enfant, avide de pénétrer un peu dans ce domaine enchanteur de l’amour jusque-là inconnu.

– Beaucoup ! répondit simplement l’amoureuse.

C’était un tableau très doux que celui de cette jolie Thérèse dont la blonde tête émergeait toute fine des délicates broderies, penchée sur cette pauvre fille que le hasard lui donnait pour voisine dans ce grand dortoir où tout dormait.

La veilleuse doucement éclairait cette scène, et parfois elle clignotait avec un petit crépitement pour jeter un peu de bruit dans le silence.

Ce que la nature avait donné à l’une, elle l’avait refusé à l’autre. La pauvre Sauvage était toujours laide, mais Thérèse la voyait jolie ce soir-là, parce que dans les yeux de la fillette il y avait du rêve...

– On vous a fait de la peine ici ? énonça timidement Thérèse qui se sentait bien coupable envers la pauvre fille.

– C’est vrai, et souvent, dans mon lit, j’ai soupiré bien fort pour me soulager de toutes ces tristesses... sans cela j’aurais étouffé...

Ah ! les mots, que Daudet, dans son immortel Jack, fait dire au petit roi du Dahomey, pauvre être martyrisé dans un pensionnat borgne de Paris, voilà que la Sauvage les répétait aussi, sans connaître celui qui a écrit ;

« Si pauvre monde avait pas soupir, pauvre monde étouffer bien sûr. »

Si la Sauvage n’avait pas soupiré, elle en serait morte, étouffée, elle aussi !

– Il est beau, votre amoureux ? demanda encore Thérèse.

– Beau ! regardez.

La jeune fille attira à elle un petit sac de soie brune accroché à son cou et dans lequel était un portrait. Thérèse s’empara vivement de la photographie qui, depuis des mois, reposait sur un cœur fidèle. Elle représentait une figure naïve et bonne, mais laide et commune. L’enfant fut déçue ; mais quand la Sauvage questionna :

– N’est-ce pas qu’il est beau ?

Elle répondit résolument : oui !

La Sauvage reprit son trésor, et, de l’extase plein les yeux, elle le pressa longuement sur ses lèvres. Puis le mettant près de l’œuf de Pâques, elle les contempla avec admiration, sans plus rien dire. Elle s’endormit ainsi, bercée par la magie d’amour, entendant, dans son rêve, les accents aimés, revoyant la grève de chez elle où le flot venait battre les gros rochers en disant sa mélodie fière et mélancolique.

La Sauvage vivait son bonheur dans des songes enchantés, et Thérèse, la fée consolatrice, sentait, dans cette nuit pascale, les jolis lys de son cœur s’épanouir...

 

 

MADELEINE, Tout le long du chemin, 1912.

 

 

 

 

 

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