Pourquoi je ne suis poète qu’à demi

 

 

Vous avez fait un bienveillant accueil,

Mes chers lecteurs, à mon premier recueil,

Et je vous dois, pour tant de complaisance,

Dans celui-ci faire une confidence ;

Ce serait mal à moi d’être discret :

Pour ses amis on n’a pas de secret.

 

Dès à présent vous allez donc connaître

Comment j’ai pu, sans étude, sans maître,

Donner l’essor à mon esprit naissant,

Et quelque peu me rendre intéressant,

Je vais vous dire à qui je dois ma gloire

Et mes succès ; mais voudrez-vous m’en croire ?

Si vous alliez me traiter de menteur,

Cela pour moi ne serait pas flatteur.

 

Un jour d’été (j’avais seize ans à peine),

Ayant couru comme un fou dans la plaine,

Pour attraper certain lièvre boiteux ;

Je courais bien, il courait encor mieux ;

Vers le clocher lointain de mon village

Je revenais bien triste et tout en nage,

Chemin faisant, je vis un clair ruisseau,

Je m’approchai pour boire de son eau.

Quand j’en eus bu je m’étendis à l’ombre ;

L’herbe était douce et l’endroit était sombre.

J’avais la tête auprès d’un saule creux,

Je vis dedans un vieux livre poudreux ;

J’aurais bien dû le laisser dans son gîte,

Je n’en fis rien et pris l’œuvre maudite.

Ce livre était couvert d’un parchemin,

Il me sembla qu’il me brûlait la main ;

Bref, je l’ouvris et lus : Le grand Grimoire,

Mots que je pris pour un titre d’histoire.

Loin de jeter le bouquin malfaisant,

Je le jugeai dès lors très amusant,

J’en lus tout haut tout au plus une page ;

Pas n’eus le temps d’en lire davantage,

J’entends du bruit, me retourne et je vois...

Ah ! devinez... Le Diable auprès de moi.

Quoi ! direz-vous, comment ! c’était le Diable ?

Je vois encor sa figure effroyable,

Ses doigts crochus, sa queue, et puis ses dents...

Ses yeux brillaient comme charbons ardents,

Son front était surmonté de deux cornes...

J’étais tremblant, ma peur était sans bornes,

Et bien me prit de n’être pas debout.

« Que me veux-tu ? – Moi, mon Dieu, rien du tout.

(Dis-je au démon), grâce ! laissez-moi vivre ;

Innocemment je lisais dans ce livre,

Et sans vouloir, seigneur, vous déranger.

– Rassure-toi, tu ne cours nul danger,

Je suis soumis à la voix qui m’appelle,

Je viens ici pour te prouver mon zèle,

L’humaine espèce a tort de me haïr,

Je suis puissant, mais je sais obéir ;

Je puis, enfant, t’accorder la fortune,

Te faire aimer de la blonde ou la brune ;

Pour être heureux, il vous faut beaucoup d’or ;

Veux-tu puiser à même un grand trésor ?

J’en connais un tout près d’ici, dispose.

De moi tu peux obtenir autre chose,

Tout deviner, lire dans l’avenir,

Avec les morts même t’entretenir,

Veux-tu d’esprit devenir un prodige ?

Ah ! tu souris... – Je le veux bien, lui dis-je ;

Si vous pouvez m’accorder le savoir,

C’est le seul bien que je voudrais avoir.

– Si je le puis ! dit Satan, oui sans doute,

Mais sais-tu bien ce qu’il faut qu’il t’en coûte ?

– Moi, ma foi non, que puis-je vous donner ?

– Ton âme !... – Ah ! Dieu ! pour si peu me damner !

– Quoi ! pour si peu ; tu me la bailles belle.

Quand des, savants tu serais le modèle,

Quand tu serais poète, historien,

Penseur profond, prends-tu cela pour rien ?

Si je faisais aujourd’hui pour te plaire,

Ce que je fis autrefois pour Voltaire ?

Il vécut vieux le grand homme, pourtant

Je te promets que tu vivras autant.

– Bien ! mais chez vous quand il faudra descendre,

Vous n’avez pas, dit-on, le cœur trop tendre ;

Il serait bon de le savoir avant.

Je vous dirai ce qu’on m’a dit souvent :

Dans votre empire a-t-on toutes ses aises ?

Vos grands réchauds, vos ardentes fournaises,

Vos lacs de feu, d’huile, de plomb fondu,

Sont là tout prêts. – L’ai-je bien entendu ?

À vous tromper mes détracteurs s’exercent ;

De contes bleus tous ces gens-là vous bercent

Pour dénigrer le plus beau des séjours ;

On croit le mal, on le croira toujours.

Non, mon enfer n’est point celui du Dante.

Un fou suffit pour jeter l’épouvante

Parmi les sots trop prompts à s’alarmer ;

De mes sujets je sais me faire aimer,

De mes rigueurs aucun n’a rien à craindre,

Aussi jamais je n’en ai vu se plaindre ;

Le pourraient-ils quand je fais tout pour eux,

Quand je ne vis que pour les rendre heureux ?

Aussi, mon fils, comme chacun s’amuse !

En moins de rien chez nous un siècle s’use.

On rit, on boit, on danse, ou fait des vers,

On donne aussi d’agréables concerts,

Sans rien payer on voit la comédie,

Mais pour le drame et pour la tragédie,

Comme cela pourrait nous attrister

Je défends bien de les représenter.

– Si tout se passe ainsi, l’affaire est faite,

Vous m’assurez que je serai poète ?

– Dès aujourd’hui ; mais signe ce papier.

Tu peux à moi sans crainte te fier.

– Tenez, avant qu’avec vous je termine,

Je voudrais bien faire pour ma cousine

Une romance, une simple chanson.

Donnez-moi donc une seule leçon

Pour me prouver quelle est votre puissance.

– Très volontiers, sois poète, commence. »

En ce moment s’agrandit mon cerveau,

Je me sentis un être tout nouveau ;

La poésie illuminait mon âme,

C’était au moins un rayon de sa flamme,

Bien faible encor, oui, mais bien doux pour moi.

Je me sentis le cœur tout en émoi.

Satan avait ce qu’il faut pour écrire !

Et j’écrivis ce que vous allez lire :

 

 

                CHANSON.

 

    Ma cousine, combien je t’aime,

    Je te l’ai dit, tu n’en crois rien,

    Pourtant, si tu m’aimais de même,

    Pour nos deux cœurs tout irait bien ;

    Un jour tu deviendrais ma femme,

    Moi, ton mari très complaisant ;

    Chacun t’appellerait Madame ;

    Cela serait fort amusant.

    

    Nous aurions un petit ménage

    Que tu tiendrais toujours bien net,

    Et nous aurions dans une cage

    Pour nous distraire un sansonnet.

    Tu pourrais toujours, ma cousine,

    Comme tu le fais à présent,

    Bavarder avec la voisine,

    Cela serait fort amusant.

    

    Quand tu serais ma ménagère,

    Il me serait doux de te voir

    Bien mise comme une fermière ;

    De tout je saurais te pourvoir.

    D’enfants nous aurions une troupe

    Comme celle au cousin Vincent,

    C’est toi qui nous ferais la soupe,

    Cela serait fort amusant.

 

Ô vanité ! j’admirais ces couplets

Vous êtes loin d’en être satisfaits,

Je vous crois bien, mais je les fis sans peine,

En un instant et sans reprendre haleine,

Le Satanas voulut voir mon écrit,

En le lisant dans sa barbe il sourit.

« Tu manques bien encore d’élégance,

De profondeur, surtout d’expérience ;

Mais signe-moi le papier que voilà

Je te promets de n’en pas rester là,

Je veux qu’un jour la France t’idolâtre ;

C’est à Paris ; sur son brillant théâtre,

Que tu serais deux cents fois couronné.

Le souverain, à bon droit étonné,

S’honorerait de t’avoir à sa table ;

Mille beautés te trouveraient aimable,

Délaisseraient leurs amants pour t’avoir ;

Plaisirs, honneurs, sur toi viendraient pleuvoir,

L’or à grands flots coulerait dans ton coffre,

Mais dépêchons, acceptes-tu mon offre ? »

Moi j’hésitais, tant j’étais interdit.

Je lève enfin les yeux sur le maudit,

Mais le gaillard avait changé de forme,

Il n’avait plus son visage difforme,

Il avait pris le minois attrayant

De ma cousine, et d’un air suppliant

Il me disait : Signe, ami, si tu m’aimes,

Le diable ou moi c’est à peu près de même ;

Va, ne crains rien du seigneur Lucifer ;

Puisque tous deux nous irons en enfer. »

Il en dit plus, mais il faut que j’abrège,

Si bien qu’enfin je donnai dans le piège

(Notez qu’alors j’étais très innocent).

« Il faut du bras t’extraire un peu de sang,

Dit le démon ; une simple piqûre

Nous suffira pour une signature. »

Il me montrait déjà du bout du doigt

Pour me piquer le véritable endroit.

Déjà l’épingle allait percer la veine,

Un homme accourt et fait changer la scène.

Cet homme-là, c’était un vieux berger.

Il voit Satan, comprend tout le danger ;

Pour empêcher qu’au diable je me livre,

D’entre les mains il m’arrache le livre ;

C’était le sien, l’ouvre juste au renvoi,

Tout haut le lit : je tremblais malgré moi

En entendant sa puissante parole.

Le diable, alors, abandonne son rôle,

S’enveloppant d’une noire vapeur,

Il disparaît. Moi, frappé de stupeur,

Je regardais le berger sans rien dire.

« Comment, nigaud, tu te laissais séduire

Par l’ennemi de tout le genre humain !

Tu serais mort sans doute de sa main ;

Heureusement que je t’en débarrasse ;

Car il pouvait t’étrangler sur la place,

– Pourtant tous deux nous étions bons amis,

Dis-je au berger ; même il m’avait promis

Que je serais le plus savant du monde.

– Rien n’est trompeur comme l’esprit immonde,

Tu l’aurais vu par toi-même aujourd’hui.

– Mais cependant vous vous servez de lui

Quand vous voulez, vous le faites paraître.

– Our, mais de lui je suis toujours le maître,

Il ne peut rien sur mon individu,

Sans quoi j’aurais bientôt le cou tordu.

Depuis longtemps je connais sa malice,

Mais à ma voix il faut qu’il obéisse.

– Il m’a pourtant doté d’un peu d’esprit ;

Dites, peut-il m’ôter ce qu’il m’apprit ?

– Non, ce qu’il donne il ne peut le reprendre.

Tu garderas ce qu’il voulut t’apprendre ;

Mais... tiens, je veux te parler en ami,

Tu ne seras poète qu’à demi ;

C’en est assez pour soulever l’envie,

Pour te causer des chagrins dans ta vie.

La poésie est un amusement,

Malheur à qui l’envisage autrement,

Malheur à qui met son espoir en elle,

Elle est trompeuse, et pourtant elle est belle,

Elle est divine, elle est fille du ciel

Et quelquefois vous abreuve de fiel ;

Quand nous voulons en faire notre esclave,

Nous devenons le sien, elle nous brave ;

Ne lui donnons que de très courts instants.

Mais plus que moi t’en apprendra le temps ;

Si le plaisir peut compenser la peine,

Tant mieux pour toi ; je regagne la plaine

Où j’ai laissé mes chiens et mon troupeau.

Une autre fois n’expose plus ta peau.

Tu ferais bien, si tu voulais m’en croire,

De ne jamais révéler cette histoire. »

 

Au même instant me quitta le sorcier ;

Je m’empressai de le remercier,

Et tout pensif regagnai mon village.

Me croyez-vous ? Non, certes, je le gage ;

Le cas m’advint, je crois l’avoir prouvé ;

L’aimez-vous mieux ? eh bien ! je l’ai rêvé.

 

 

 

MAGU, Poésies de Magu, tisserand, 1846.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net