La cloche de bois

 

CONTE DE PÂQUES

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Andrée MAILLET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis qu’il y a des cloches dans les clochers, et même bien avant, les hommes ont fait la guerre. Mais depuis que dans les clochers il y a des cloches de bronze, les hommes ont pris ces cloches pour en fabriquer des armes, quand ils faisaient la guerre.

La ville de Bers-le-Dom, en France, possédait une belle cathédrale que trois cloches d’airain secouaient de leurs sons, quand les enfants de chœur voltigeaient au bout des cordes.

En robes rouges ou en robes noires, les enfants de chœur pendus aux cordes riaient, sautaient, voltigeaient et riaient, pattes par ci, surplis par là, aux voix des cloches.

Les voix des cloches frappaient aux vitres des maisons et se multipliaient tant qu’on eut dit que toute la ville carillonnait.

Les vitraux multicolores de la cathédrale représentaient la vie et les miracles de Saint-Antoine-aux-Sandales d’or, son patron.

Surtout célèbre au temps de Noël et de Pâques, la sonnerie de la basilique de Saint-Antoine-aux-Sandales d’or était renommée dans toute la France. On en parlait de Quimper à Carcassonne, et je vous laisse à penser si les citoyens de Bers-le-Dom se gourmaient de leur carillon.

Tout cela se passait dans les temps féodaux.

Les infidèles, à cette époque du moyen-âge, terrorisaient la côte méditerranéenne, piratant et capturant force chrétiens, pour les vendre comme esclaves, aux princes d’Afrique et d’Asie.

Le baron de Front-Battant, seigneur et protecteur de Bers-le-Dom, déclara la guerre aux Sarrazins et se joignit au roi de France, lequel combattait déjà, en Palestine, au cri de « Mont joie, Saint Denis ! ».

Avant de partir, le baron réquisitionna toutes les armes et les ferrailles des habitants de la ville et puis, il demanda qu’on lui remit, pour qu’il en fit des fers de lance, les belles et grosses cloches de la cathédrale qui sonnèrent tristement pour la dernière fois, à l’office du mercredi des cendres.

Prévôt et notables en tête, tous les bers-le-domois se rendirent à la messe aux appels sinistres du bourdon.

– « Les cloches s’en vont ! Les cloches s’en vont ! Dong ! » semblait dire le grave airain.

Et tous les bers-le-domois en chapeaux, coiffes, pourpoints et corsages sombres, répondaient : « Et ne reviendront pas à Pâques. »

Toute la nef de Saint-Antoine-aux-Sandales d’or était tendue de drap funéraire, et puis, après la distribution des cendres et la messe, les marguilliers en deuil montèrent dans les tours, pour y décrocher les cloches.

L’évêque les bénit en tremblant de peine, sous sa mitre, tandis que le messire de Front-Battant, sous l’armure et le heaume, eut aussi grand chagrin, et tout le monde pleura.

Vers la fin de l’après-midi, l’armée du sire de Front-Battant traversa toute la ville et sortit à neuf heures, par la porte Arabe ; il faisait alors une ronde lune.

En tête de ses troupes, le baron paradait accompagné de ses fils aînés, Alain dit Bras d’Airain et Norbert dit Poing de Fer, tous deux ainsi surnommés pour leur force incomparable, et de sa fille Frédégonde habillée en homme. Frédégonde de Font-Battant mesurait plus de dix coudées. Ses frères eux-mêmes la craignaient lorsqu’elle se mettait en colère, et c’est pour cela que le baron l’amenait à la guerre, car il la croyait capable de terroriser, à elle seule, tout un bataillon de musulmans.

À leur suite venaient les pages, écuyers, tambours, trompettes, hérauts et coursiers, puis les hallebardiers, archers et autres gens d’armes, suivis de chars traînés par des bœufs et remplis de provisions et de munitions.

Des moines, templiers, prêcheurs, trinitaires et autres gens d’église fermaient la marche.

Précédant le cortège, les trois cloches sur un pavois portées par des croisés.

Et les cloches parties, ce fut véritablement le plus ennuyeux des carêmes que les bers-le-domois eurent jamais à subir.

Bon nombre d’âmes pieuses craignant de manquer le saint office du dimanche, se levaient avant l’aube et s’étant rendues à la basilique alors qu’il faisait encore nuit, attendaient sur le portique, jusqu’à ce que le bedeau vint ouvrir les portes.

D’autres âmes, un peu moins zélées (elles étaient, hélas, en plus grand nombre que les premières), comptaient trop sur le soleil pour leur indiquer l’heure de la messe, et fort souvent, la manquaient.

Or, de tous les citadins de la ville aux clochers morts, un surtout s’affligeait de cet état de choses.

C’était un petit garçon de neuf ans qui s’appelait Agnel.

Fils du pauvre mais laborieux menuisier Joseph Copeau, il fréquentait moins volontiers l’atelier que la chapelle des Carmes pour laquelle il sculptait des animaux et des mages, que le frère Sigismond mettait avec les objets de la crèche. Agnel taillait aussi, dans du chêne rouge, des bergers aux boucles serrées, et dans du frêne gris, des anges aux cheveux filasses.

Frère Sigismond lui enseignait à lire dans un missel enluminé magnifiquement, et Agnel rêvait de se faire moine, mais Joseph Copeau entretenait pour son fils d’autres ambitions, car il était l’aîné des enfants et selon la tradition, il devait prendre le métier de son père.

Agnel donc, s’attristait plus que personne de ce que tous les campaniles fussent muets. Sa piété s’offensait de ce qu’il y eut si peu d’assistants au salut du Saint Sacrement et personne aux vêpres, depuis qu’on ne carillonnait plus pour annoncer l’heure des cérémonies religieuses.

Lorsqu’arriva le vendredi-saint, une inquiétude gonfla son cœur dévot. Voilà que Pâques était tout proche. Le Seigneur radieux émergerait de la tombe, entouré des neuf chœurs des anges. Qui donc annoncerait à la ville la Résurrection, puisque les cloches étaient parties, non pour Rome, mais pour toujours ? Si tous les gens de Bers-le-Dom allaient manquer la messe en ce jour glorieux ! Quelle honte pour les fidèles ! Et quel chagrin pour le Bon Dieu, de ne voir personne acclamer son retour sur la terre !

L’âme désolée, Agnel déambulait sous les murs fortifiés de la cité. La cité morne semblait partager son angoisse, tandis qu’un vent humide balayait les toits pointus et les rues étroites et onduleuses. Des tours vides, que ne hantaient plus les voix d’airain, sortaient à la brunante, d’énormes chauves-souris.

Le petit Agnel entra dans la basilique déserte, pour dire une prière et le Saint-Esprit descendit en lui sous la forme d’une belle inspiration. Alors, Agnel retourna chez son père et y attendit la nuit.

Quand il fit bien noir, tout le monde se coucha sauf Agnel qui sortit sur le pas de la porte et là, muni d’un bout de chandelle, d’un gros morceau de bois dur et d’un couteau bien aiguisé, il s’accrouptonna pour se livrer à un travail mystérieux.

Au loin passait la ronde, et le guetteur de nuit criait l’heure et demandait des prières pour les morts. Bruits coutumiers dont les échos l’eurent rassuré, s’il eut eu la moindre peur.

La lune en croissant perça le firmament. À la faveur de son rayon, Agnel vit au bout de la rue des Saints-en-petites-bottes, un inconnu qui s’avançait vers lui, et curieux, il le détailla.

L’étranger portait un haut-de-chausse d’une couleur foncée. Il ne semblait pas avoir de rapière, mais un long manteau noir l’enveloppait jusqu’à terre, de sorte que sa personne se confondait presqu’avec la nuit. Il était grand et l’on ne voyait pas son front recouvert d’une capuche.

Il s’arrêta devant Agnel et l’apostropha, disant : « Comment se fait-il, enfant, que tu ne dormes pas à une heure aussi tardive ? »

– « C’est que j’ai fort à faire, mon gentilhomme », répondit le petit garçon.

– « Dis-moi, quel est ton nom ? Et que fais-tu donc qui tant te presse ? »

– « Je suis Agnel, fils de Joseph appelé aussi Copeau parce qu’il est menuisier. Je creuse dans ce morceau de chêne une belle cloche pour remplacer celles de la Tour Saint-Antoine qui transformées en armes sont allées guerroyer l’infidèle. »

– « Agnel », fit observer l’inconnu avec douceur. « Ignores-tu que le bois ne peut rendre autre son qu’un bruit sans résonnance ? On ne l’entendra pas, ta pauvre cloche ! »

– « Oh ! Si », fit Agnel, besognant toujours. « Oh ! Si, on l’entendra bien, ma cloche. Elle sonnera, et tout le monde l’entendra. Elle annoncera Pâques et ainsi notre Doux Sauveur ne sera pas tout seul dans l’église, le jour de sa Résurrection. »

– « Le crois-tu vraiment, Agnel ? » poursuivit l’étranger.

– « Oui. Je le crois. Ma cloche sonnera », répondit l’enfant.

– « Alors », dit avec force, son interlocuteur, « moi, je te le dis, en vérité : Ta cloche de bois sonnera Pâques, car tu l’as fabriquée avec ta foi, et que déjà le Christ s’est révélé à ton âme. Ton cœur pur est un temple où Jésus doit se plaire et ton beau désir est le Sien. Allons, Agnel, petit Agnel, suis-moi. Nous irons, tous les deux, accrocher la cloche de ta foi au sommier de la tour Saint-Antoine. »

Ayant ainsi parlé, l’inconnu enveloppa le fils du menuisier dans le pan de son manteau couleur de nuit, et ils flottèrent tous deux, plus qu’ils ne coururent, jusqu’au portail du temple immense dont les flèches crevaient les nuages qui roulaient dans le ciel, opales volumineuses éclairées par la lune.

La porte s’ouvrit d’elle-même. Prestement, ils gravirent les huit cents marches de la plus haute tour et y suspendirent l’humble cloche sur le battant de laquelle, l’étrange personnage avait au préalable tracé une croix, avec l’ongle de son pouce. Il éleva la main droite, bénit le clocher, puis, dans une clarté merveilleuse accompagnée d’un murmure qui semblait venir de quelque céleste harpe, il disparut au détour de l’escalier, laissant derrière lui une traînée de poussière lumineuse.

Agnel demeura un moment en extase, les yeux écarquillés, ronds et brillants comme des carolus d’or. De ses lèvres entr’ouvertes s’échappaient des prières, des actes d’amour et de joie mystique.

Quand il revint à lui, il se frotta les paupières et se voyant là-haut, tout seul dans le clocher de la basilique et si près des étoiles, il eut peur et s’enfuit chez lui à toutes jambes.

Le lendemain, samedi saint, les bers-le-domois se levèrent comme de coutume et vaquèrent à leurs travaux respectifs. Il faisait beau soleil et toutes les tourterelles roucoulaient sur le bord des fontaines et sur les pignons des maisons.

Les choses allaient leur train comme à l’ordinaire, cependant, pour l’œil exercé d’un ange, l’atmosphère de Bers-le-Dom était tout imprégnée d’odeurs saintes et de bonnes intentions.

Soudain, à midi précis, un carillon répandit ses accents enjoués à travers la ville et tous les vitraux et les vitres chantèrent dans leurs encadrements de plomb.

Les sons que répétaient les verrières tombaient comme une pluie de cristal du clocher de la cathédrale et les habitants étonnés mais heureux accoururent sur la place.

Badauds, bourgeois et manants se pressaient et s’esclaffaient, ayant le nez en l’air et l’œil fixé sur l’instrument qui faisait une aussi vaillante musique.

Ils voyaient une cloche splendide dont le bronze étincelait au soleil, d’un éclat surnaturel, et qui sonnait à elle seule autant que dix glockenspiels ensemble, et les sons qu’elle répandait étaient à la fois graves et doux.

Sur le parvis de l’église apparut, sans tarder, entouré de prêtres, acolytes, moines, moinillons et enfants de chœur, monseigneur le prélat en chasuble brodée d’or, avec sa mitre incrustée de joyaux et portant le Saint-Sacrement pour le présenter à l’adoration du peuple qui se prosterna en criant : Sanctus ! Sanctus ! Sanctus !

Et puis, l’évêque remit le Bon Dieu au chanoine en camail violet qui reporta l’ostensoir sur le tabernacle, et il étendit ses longues mains sur la multitude afin de lui imposer le silence.

– « Chères ouailles », dit-il avec solennité, « par un acte divin, le Sauveur a récompensé notre bien-aimée cathédrale, aide et gardienne de notre sainte religion. Il lui a rendu la voix. Par quel truchement, je ne saurais encore le dire, bien qu’il soit permis de supposer qu’un archange, peut-être le grand Saint Michel lui-même, a accroché au sommier veuf cette cloche magnifique. »

Parmi la foule se trouvaient Joseph Copeau avec son fils Agnel. Le menuisier fendit les rangs et traînant son rejeton, s’agenouilla devant l’évêque et s’exprima en ces termes : « Pardon, pardon, mon révérend seigneur, mais cet enfant qui est le mien, qui est mon fils Agnel, vous dira mieux que supposition, rêve ou devinette, quel est celui qui a la nuit dernière accroché la cloche au sommet de la tour Saint-Antoine. »

L’évêque, un saint homme que rien n’étonnait, prit un air tout paternel et s’adressant au jeune Agnel, l’interrogea.

– « Parle », dit-il. « Agnel, fils de Joseph dit Copeau. Raconte nous ce que tu sais. »

– « Hier soir », fit Agnel, après les compliments et salutations que son père lui avait indiqués, hier soir, je m’assis sur le seuil de notre logis, pour creuser une belle cloche dans un morceau de cœur de chêne. Soudain, je vis s’approcher de moi un long individu, d’allure bizarre, qui m’apostropha gentiment, me taquina sur ma besogne, et qui, voyant mon obstination, me promit que mon désir serait exaucé par messire Jésus-Christ. » Et l’enfant ajouta, dans un sourire séraphique. « Je savais bien que ma cloche sonnerait. »

Le prélat s’attendait à tout, sauf à ces révélations. Un instant songeur, il questionna de nouveau le fils du menuisier.

– « Cet étranger, comment était-il vêtu ? »

– « Ma foi, de ses chausses, pourpoint ou chaperon, je ne sais rien. Il était recouvert d’un large manteau sombre. »

– « Portait-il bottes, pantoufles ou sandales ? »

– « Ni bottes, ni pantoufles, à ce qu’il m’a semblé, monseigneur. »

– « Il portait donc sandales, et sandales d’or, à coup sûr », affirma l’évêque fort satisfait, et de nouveau s’adressant au peuple.

– « Ô mes chers enfants ! » s’écria-t-il. « Oyez, oyez une grande nouvelle et que vos alléluias résonnent jusqu’au ciel. Cloche de bois s’est muée en cloche de bronze. En vérité, nul autre que le bon Saint-Antoine aux sandales d’or a fait ce grand miracle ! »

Et les fidèles de pleurer, rire et crier leur joie, disant et redisant avec transport : « Alléluia ! Alléluia ! Christ est ressuscité ! Messire Saint Antoine a opéré un grand miracle et nous a donné une belle cloche ! Alléluia ! »

Je vous laisse à penser si le lendemain, jour de Pâques, donna lieu et raison à mille réjouissances, processions, bénédictions, actions de grâce et déploiements de toutes sortes.

Pour Agnel, ce fut également un beau jour, car son père, enfin convaincu de la vocation et de la destinée fervente de son fils aîné, le mena au couvent des Carmes, où frère Sigismond l’accueillit avec joie.

Et voilà comment une pauvre cloche de bois devint une riche cloche de bronze, et comment Saint-Antoine-aux-Sandales d’or, d’aucuns disent Notre Seigneur lui-même, fit un grand miracle en récompense d’un acte de Foi.

 

 

Andrée MAILLET,

Novembre, 1945.

 

Paru dans Amérique française

en 1948-1949.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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