Les belles étrennes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Adrienne MAILLET

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Morne, elle contemple la neige qui depuis le matin tombe dur sur la Métropole canadienne. Les escaliers du dehors, que l’on n’a pas balayés depuis quelques heures, ont perdu leur apparence primitive : nulle trace de degrés, on dirait des glissoires prêtes à être balafrées par les traîneaux de bambins, friands des sports d’hiver. Mais comme il se fait tard, depuis longtemps nos gamins montréalais ont réintégré le domicile paternel et sont plongés dans le sommeil, que ne sauraient rompre les soucis de l’enfance.

Assise non loin de la fenêtre, à quoi pense cette jeune femme, vêtue de noir ?

L’indiscrète lumière du réverbère, de la rue, pénètre suffisamment à l’intérieur pour que l’on y distingue le mobilier et les objets d’art qui ornent le salon où se trouve Françoise Milot.

De prime abord, on aurait l’impression de voir une statue, tant est complète l’immobilité de celle qui semble clouée à son siège. Néanmoins, l’œil qui commencerait à s’habituer à la demi-obscurité de la pièce, surprendrait la crispation répétée des doigts de Françoise sur les bras du fauteuil, et l’expression dure et chagrine qui se reflète sur cette figure, ordinairement imprégnée de douceur.

Fatiguée de suivre la chute de ces étoiles qui, dans l’air calme de ce soir, se posent sur le premier obstacle qu’elles rencontrent, Françoise tourne la tête et promène un regard navré sur deux portraits, suspendus au mur. Cette contemplation provoque une crise de larmes.

D’où provient sa douleur ? Pourquoi, en cette veille de Noël, ne s’unit-elle pas à la réjouissance générale ?

C’est que l’an dernier, à pareille date, à pareille heure, elle secondait son mari dans la décoration de l’arbre de Noël de leur unique enfant, précoce garçonnet de neuf ans, doué d’un naturel charmant, d’un physique agréable. Pendant que ses pleurs continuent de couler, elle se remémore les moindres détails de la soirée du 24 décembre précédent et les gais propos de son mari, alors que, perché sur l’escabelle, il attachait à la ramure les boules aux brillantes couleurs.

Hélas ! ces moments ne reviendront plus : le mois dernier, en l’espace d’un éclair, un accident d’automobile lui ravit son époux, tendrement chéri, et son fils, Maurice, sur qui elle fondait les plus belles espérances. Mais ce tragique évènement n’est pas ce qu’il y a de pis : la pauvre femme refuse d’accepter chrétiennement le terrible choc.

Depuis qu’elle n’a plus ni mari ni enfant, chaque jour se renouvelle sans lui apporter un soupçon d’apaisement. Si, au moins, l’un ou l’autre lui était resté pour la soutenir dans son malheur ! Les consolations que lui prodiguent ses parents et ses amis ne parviennent pas à calmer son âme tourmentée par la révolte ; elle veut demeurer une veuve et une mère inconsolable.

Une évocation lui arrache le cri de désespoir qu’elle a maintes fois jeté à qui voulait l’entendre : « Jamais, jamais, je ne me soumettrai au bras qui s’appesantit sur moi ! Dieu n’est pas juste ! Il n’avait pas le droit de briser si tôt ces deux vies, lorsque tant d’autres demeurent inutilement à la charge de leur entourage ! »

La malheureuse ! Saisit-elle la monstruosité de son blasphème ? Se peut-il que la douce Françoise se soit transformée en une rebelle, qui ne s’incline plus devant les arrêts du Très-Haut, et que son intelligence se soit obnubilée au point d’ignorer que le manque de résignation aggrave l’épreuve que l’on subit ?

Un coup de sonnette interrompt ses néfastes pensées. Puisqu’elle a manifesté aux siens le désir de passer seule cette veillée, qui donc ose troubler sa solitude ? La sonnerie retentit une deuxième, puis une troisième fois.

Afin de couper court à l’insistance de l’importun, Françoise se dirige vers la porte. À travers la vitre, elle aperçoit, pelle à l’épaule, un petit garçon d’une dizaine d’années. Elle ouvre. L’enfant ne se laisse pas décontenancer par le regard glacial de la jeune femme ; il demande, en enlevant sa tuque de laine rouge :

– Madame, voulez-vous que je nettoie votre escalier ? S’il n’est pas pelleté, vous tomberez, bien sûr, quand vous le descendrez, pour vous rendre à la messe de minuit.

– Je n’y vais pas, réplique-t-elle sèchement.

Interdit par cette brève réponse, le garçonnet perd son assurance, qu’il recouvre aussitôt. Sa physionomie s’embrume, il remarque sur un ton sympathique :

– Vous êtes donc malade comme ma chère maman ?... Elle non plus n’ira pas à l’église.

Ces mots adoucissent, momentanément, les dispositions aigries de Françoise. Elle devine que ce n’est pas sans raison que le petit offre son travail à cette heure tardive. Peut-être ne s’est-il rien mis sous la dent de toute la journée ? Bien qu’elle ne tienne plus à secourir les miséreux pour se conformer au précepte divin, elle n’en est pas moins disposée à donner, uniquement au nom de la solidarité qui engage tout humain à soulager son semblable.

– Bon, acquiesce-t-elle sans affabilité, enlève la neige, après quoi, je te récompenserai.

Sitôt la porte fermée, le petit s’emploie joyeusement à la besogne, à cet âge, les tristes impressions s’envolent rapidement. L’espoir de compléter la somme dont il a besoin pour l’exécution de son projet, éloigne de son esprit la maladie de sa mère et l’accueil peu bienveillant de Françoise.

Son ouvrage terminé, il remonte pour recueillir la monnaie qu’il a gagnée. Au moment de presser le bouton électrique, il se souvient que la dame paraissait souffrante. Mû par sa délicatesse innée, il se figure que cela la fatiguerait moins si, au lieu de sonner, il tapotait la vitre.

Françoise perçoit le timide frappement ; elle s’empresse d’aller au gamin, qu’elle invite à entrer. Ce petit bonhomme de la taille de son Maurice l’intéresse malgré elle. Sa soif d’entendre des reparties susceptibles de ressusciter celles de ce fils, qu’elle pleure et qu’elle ne pressera plus sur sa poitrine, l’incite à entamer un bout de conversation.

Le jeune visiteur s’assoit sur la chaise que lui désigne l’hôtesse. C’est avec sa bonté des beaux jours d’autrefois que Françoise le questionne.

– Quel est ton nom, mon ami ?

– Maurice Duval, Madame.

« Maurice ! » murmure-t-elle... Son cœur se serre... sa gorge se contracte... Grâce à un effort de volonté, elle réussit à étouffer un sanglot et à dominer son émotion. Lorsqu’elle se sent relativement calmée, elle reprend l’entretien.

– Je m’étonne que tu ne sois pas encore au lit.

– Oh ! Madame, à l’heure qu’il est, je suis toujours couché. Mais ce soir, j’ai une excuse pour veiller tard.

– Je serais curieuse de la connaître, déclare Françoise, esquissant un pâle sourire, le premier depuis des semaines.

Enhardi par l’amabilité de son interlocutrice, l’enfant n’hésite pas à s’expliquer.

– Maman m’a permis de profiter de cette bordée de neige pour amasser l’argent qu’il me faut pour louer un banc à l’église ; je veux aller à la messe de minuit.

Le sourire de Françoise s’efface. Seule la candeur du pauvret retient l’exclamation qu’elle a sur les lèvres : « Tu es fou de prier un Dieu sans entrailles ! » Elle se tait pour se livrer de nouveau à la rancune qu’elle nourrit envers le Maître du monde, et finit par oublier complètement la présence de Maurice Duval.

Celui-ci, gêné par ce silence et par la mine redevenue sévère de la dame, joue nerveusement avec son couvre-chef, tout en cherchant le moyen de recevoir ce qu’il attend, puis de s’enfuir au plus vite. Courageusement, il se risque à parler.

– Madame, maintenant, vous pourrez descendre les marches sans danger.

La voix de l’enfant tire la jeune femme de sa lugubre rêverie et lui rappelle qu’elle est en dette avec lui. Lentement, elle sort de sa bourse un billet de banque et le tend à Maurice, confondu par cette libéralité ; il sait parfaitement que ce dollar dépasse de beaucoup son dû. Sa droiture l’exhorte à protester.

– Oh ! Madame, c’est bien trop !

– Qu’importe. Prends et garde le tout. Je te le donne, à cause de mon fils.

Transporté de bonheur, Maurice Duval remercie chaleureusement, puis glisse le précieux billet dans sa poche. Plus d’obstacle à son dessein d’emmener à la messe de minuit ses deux sœurs, dont l’une infirme serait incapable d’y assister, si elle n’avait une place dans un banc. Avec exubérance, il poursuit :

– Maman sera contente de nous savoir à l’église, lorsqu’on célébrera l’anniversaire de la naissance du Petit Jésus. Elle dit qu’à cette occasion, Il a en réserve toutes sortes de grâces qu’Il distribuera, afin de prouver sa toute-puissance, qu’Il cache sous la forme d’un bébé. Je suppose qu’en venant au monde comme un pauvre, Il voulait m’enseigner la vraie manière d’être toujours satisfait de ce qu’Il m’enverrait.

Ces naïves réflexions remuent quelque peu Françoise Milot. Depuis le jour où elle fut si douloureusement atteinte, pas un instant, elle n’a songé au Jésus de la crèche. Dans sa rancœur irraisonnée, cette femme ne discerne plus en l’Être suprême qu’un Dieu courroucé et non un Dieu débordant d’amour, ainsi qu’Il en fournit une preuve émouvante, lors de l’Incarnation de Son Verbe.

Les minutes s’écoulent. Le petit paraît désireux de prendre congé. Françoise a conscience qu’elle doit lui rendre la liberté.

– Alors, tu es heureux d’aller à la messe de minuit ?

– Oui, Madame ; et l’Enfant-Jésus le sera aussi de me voir auprès de sa crèche. Pour mon cadeau de Noel, je lui demanderai la guérison de maman. Il me l’accordera, bien sûr. Dites, voulez-vous que je Le prie de vous envoyer des étrennes ?

D’une voix où perce son ressentiment, elle répond :

– Je n’ai besoin de rien. D’ailleurs, il lui serait impossible de me rendre ce que j’ai perdu.

Ébahi, Maurice Duval s’exclame sur un ton de reproche :

– Oh ! Madame, Lui qui peut tout !

La surprise qu’elle lit dans les prunelles de l’enfant l’impressionnerait moins, si elle ne se rappelait pas sa joie, lorsqu’elle écoutait son Maurice s’exprimer en des termes analogues à ceux qu’elle vient d’ouïr. Elle se souvient aussi que c’est elle, elle seule, qui inculqua à son fils ses premières notions de foi, de cette foi consolante, qu’elle méprise aujourd’hui. « À quoi bon, pense-t-elle avec amertume, s’appliquer à bien élever un enfant qu’on ne conservera pas ! »

Pour l’instant, elle met de côté ses récriminations qui, depuis plus d’un mois, lui sont coutumières. Elle reconduit le garçonnet à la porte, échappant ces paroles, qu’elle regrette aussitôt :

– Eh bien ! oui, petit Maurice, cette nuit, demande des étrennes pour moi.

– Certain, Madame ; je vous le promets. Bonsoir ! Merci !

Françoise retourne au salon, se laisse choir sur un fauteuil et se replonge dans ses noires idées.

Il est minuit moins le quart. La jeune femme n’a pas bougé depuis les heures que l’enfant l’a quittée.

À travers l’espace, le carillon de l’église lance un vibrant appel. Françoise se bouche les oreilles pour atténuer le son des cloches, frémissantes d’allégresse.

Brisée par ses cruelles émotions, ses souvenirs déprimants et ses nuits d’insomnie, l’infortunée est rendue à bout ; son cerveau s’égare. À l’issue de la visite de Maurice Duval, un violent désir de revoir son fils s’est emparé d’elle. Ce désir lui donne la fièvre. Tout à coup, elle a l’illusion de reconnaître la voix de son enfant, mêlée à celle des anges, qu’elle croit entendre chanter « Gloria In Excelsis Deo ! »

Mais ces chérubins, où sont-ils ? Sans prendre le temps de réfléchir, elle obéit à une impulsion et se précipite vers sa chambre, où elle s’habille pour sortir. Elle descend l’escalier, recouvert de neige, court plus qu’elle ne marche et entre dans l’église au moment de l’Élévation. Ce n’est qu’à la vue de tous ces fronts courbés qu’elle se rend compte du lieu où elle se trouve. Avec rancune, elle regarde l’Hostie que le prêtre élève au-dessus de sa tête. Au même instant, une force invisible fait ployer les genoux de la révoltée. Vaincue, elle se lamente tout bas : « Pitié, mon Dieu ! Je souffre tant ! »

Au dernier son du timbre, elle est debout. Des yeux, elle cherche la crèche. Dans une hallucination, elle aperçoit son fils qui, tout en regardant sa mère avec tendresse, parle à l’Enfant-Dieu. Comme elle va pour tendre les bras à son Maurice, celui-ci disparaît, après lui avoir adressé un sourire réconfortant.

Françoise revient à elle. Un merveilleux effet résulte de cette hallucination : son désespoir se dissipe ; pour la première fois, la gravité et l’inutilité de sa révolte lui apparaissent clairement. Honteuse et repentante, elle se prosterne et implore son pardon. Alors une paix ineffable l’enveloppe ; sa croix s’allège ; la jeune femme pressent qu’elle la portera désormais sans défaillance.

L’office divin est fini. Dissimulée derrière une colonne, Françoise observe le défilé de l’assistance. Elle s’étonne de voir, sans les envier avec aigreur, cette mère qui passe, escortée de ses fils, et cette épouse, accompagnée de son mari. Elle s’imagine rêver en constatant qu’elle n’est plus la même. À qui donc est-elle redevable du changement subit qui s’est opéré en elle ? Soudain, la promesse du petit Duval surgit à sa mémoire. « Oui, plus de doute, Dieu a exaucé la prière de l’enfant, en m’accordant, pour étrennes, la certitude que l’épreuve chrétiennement acceptée est d’une valeur inestimable. »

 

 

 

Adrienne MAILLET.

 

Paru dans Amérique française

en 1952.

 

 

 

 

 

 

 

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