La dernière fresque
par
Marie-Colette MAINÉ
L’OFFICE s’achève.
Drapés dans leur chape de bure noire, les moines alternent paisiblement les versets sacrés. Pourtant, au fond de la chapelle, une étrange distraction a clos les lèvres du prieur : il soupire longuement en regardant sur la muraille une grande étendue de plâtre blanc qui tranche sur les décorations environnantes. Tout autour de la nef, d’exquises fresques rappellent les épisodes de la vie du Christ ; une seule manque, importante cependant : la Nativité.
Encore une fois, le prieur soupire ; le frère imagier, le bon frère Norbert, est mort voici plusieurs mois laissant son œuvre inachevée. Le prieur est en grand souci : qui donc terminera la décoration de l’abbaye ?... Noël est proche (dans huit jours à peine) et le mur reste blanc. Maintenant, il faut s’y résigner, pas un maître imagier ne serait capable de travailler si promptement...
Certes, de nombreux peintres se sont présentés, mais leurs esquisses n’ont pas satisfait le vieil abbé. Il voudrait plus beau, plus simple, plus vrai !... Il voudrait un artiste qui peigne avec son cœur et sa foi. Point ne s’en présentant, force est au moine de laisser la tache livide déparer la chapelle.
*
Deux par deux, les moines longent le cloître. Soudain, des coups sourds ébranlent le portail, un frère se détache de la file, va pousser le verrou. Par l’huis entr’ouvert, une silhouette chancelante se glisse, et vient tomber aux pieds du prieur...
« Pitié !... Sauvez-moi !... »
Paternel, l’abbé se penche vers celui qui gît, écroulé sur le sol... Stupeur ! C’est un adolescent qui lève vers le prêtre un étroit visage suppliant, illuminé par de clairs yeux d’azur... Haletant, il conte une émouvante histoire :
L’hiver rude a affamé les paysans. Pour nourrir sa mère, veuve, et son jeune frère infirme, le garçon n’ayant plus d’argent a chassé dans les terres du Seigneur Comte. Las !... à l’autre bout du domaine, un garde a été tué par quelque braconnier rôdeur... Lui, Jehan, vu avec le sang d’un chevreuil sur les mains, est accusé du meurtre... Les apparences sont contre lui !... Tout à l’heure, les gens du sire de Maletaille sont venus le quérir afin de le pendre haut et court ; alors, il s’est enfui... « Père, ajoute-t-il en terminant, je vous en conjure, croyez-moi... Point n’ai versé le sang ; je m’accuse seulement d’avoir tué le gibier interdit ; mais mon frère avait faim ! Oh ! Père, secourez-moi !... »
Un bruit d’armes retentit ; à nouveau, on heurte à la porte. Le visage de l’enfant se crispe :
« Oh ! Père !... Ce sont eux ! Ils viennent me prendre, défendez-moi. Si j’étais seul, cela me serait bien égal de mourir, même accusé injustement... Mais sans moi comment vivront ma mère et mon petit Jacques... Oh ! Père !
– Restez en paix, mon fils, allez prier à la chapelle ; je vais recevoir ces hommes. »
Hélas ! le bon moine ne peut convaincre le sire de Maletaille venu en personne à la recherche du fuyard. Le Comte, voulant venger son serviteur, réclame farouchement la vie du pauvre Jehan...
Déjà les gens d’armes ont saisi l’adolescent, lorsque d’un sursaut le garçon échappe à ses gardiens.
« Écoutez ! Avant de mourir, je voudrais accomplir une œuvre qui resterait comme une prière perpétuelle... Père Abbé, j’ai vu qu’il manquait une fresque à votre chapelle ; je suis imagier. Par grâce, que l’on m’accorde huit jours pour peindre une Nativité. Si rien n’a prouvé mon innocence d’ici là, je vous en donne ma foi, le soir de Noël, je me livrerai sans résistance. »
L’étrange proposition est accueillie par un silence étonné.
« Huit jours pour peindre une fresque, mais c’est impossible !
– Je le ferai pourtant, avec l’aide de Dieu ! »
Le Père Abbé réfléchit : certainement, sa chapelle sera gâchée par cet apprenti, mais qu’importe ! D’ici là, il sera peut-être possible de trouver un indice qui innocentera l’enfant.
Le principal est de gagner du temps. Joignant ses instances à celles de Jehan, il réclame les huit jours de grâce.
À contrecœur, le sire de Maletaille cède. Pour lui, l’affaire est claire : le meurtrier est ce garçon ; avec ses belles paroles, il peut émouvoir le vieux prieur, mais il ne perd rien ; dans huit jours la potence sera dressée.
*
Jehan s’est mis à l’œuvre. S’entourant de toiles et de bâtis, il travaille seul, ne permettant à personne de voir son dessin. De la prime aurore aux ultimes rayons du jour, il peint, mettant toute son âme et tout son espoir dans son travail. La fièvre lui bat les tempes... La fatigue fait parfois tomber les pinceaux de sa main... qu’importe ! Il continue : il a promis l’œuvre pour Noël, il tiendra parole.
Aucun fait nouveau ne s’est produit pendant ces huit jours, et, lorsque Jehan, à bout de forces, signe son œuvre le 24 décembre, les hommes de Maletaille sont prêts à le pendre !
Devant toute la communauté, le sire Comte, ses gens, Jehan tire le voile qui cache son œuvre : un long cri d’admiration accueille ce geste, puis un émouvant silence...
Soldats et moines restent confondus devant la merveilleuse Nativité peinte sur le mur : la Vierge idéalement pure présente un ravissant poupon, saint Joseph se penche pour adorer, tandis qu’une couronne de bergers apportant d’humbles présents entoure la Sainte Famille ; un seul, au fond, s’éloigne, se retournant encore pour regarder l’Enfant-Dieu.
À ce berger, Jehan a donné ses traits, et l’on sent dans le regard peint sur la toile toute la tristesse de celui qui s’en va mourir...
Un même cri jaillit des lèvres de tous : celui qui a peint si belle œuvre ne peut avoir le cœur coupable !...
Les visages se tendent vers le sire de Maletaille, impassible.
« Certes, la fresque est belle, mais justice avant tout !... Emmenez-le ! »
Sans résistance, Jehan se laisse lier les mains ; son cœur et ses yeux restent attachés à la toile où il avait mis tant d’espoir... Personne ne dit mot ; sans honte, quelques jeunes novices pleurent.
Là-bas, sur le tableau, le ravissant visage de l’Enfant-Jésus semble s’attrister...
Déjà les gardes entraînent l’adolescent, mais l’un d’eux, qui n’a cessé de regarder le tableau, se jette devant Jehan.
« Laissez-le !... Il est innocent ; moi, je connais le coupable : c’est un de mes proches. Après son crime, je l’ai aidé à fuir... Par lâcheté, j’ai laissé accuser cet enfant ; je craignais que la colère de notre sire retombe sur moi !... Mais je n’en puis plus, c’est Noël, je ne peux laisser faire une telle injustice ! »
Tandis que sonnait la mi-nuit, Jehan rayonnant frappait à la pauvre cabane, apportant l’assurance de l’aide du Comte, pendant que dans la chapelle toute parée les moines priaient devant la douce Nativité.
Noël ! chantait la terre entière, Noël ! Jésus est né, paix et joie dans le monde !
Marie-Colette MAINÉ.
Recueilli dans Et maintenant, une histoire,
deuxième volume, Fleurus, 1955.