La mort d’Adam

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Joseph MALÈGUE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT bien des années après que Caïn s’en fut enfui vers le pays de Nod, à l’Orient d’Eden. Le souvenir s’en effaçait. Et les plus jeunes n’en avaient jamais entendu parler et les petits-enfants et arrière-petits-enfants jusqu’à la neuvième génération s’en rappelaient quelque vague chose. La fuite de Caïn et la première mort ressemblaient à une vapeur de pluie qui depuis longtemps s’en est allée dans le soleil.

Obed, fils d’Élisur, fils d’Énoch, commandait l’équipe. Le grand vieillard qu’ils portaient sur une litière restait lourd quoique creusé et cannelé, sculpté par l’extrême vieillesse. Des peaux d’ours et de chèvre couvraient la litière sur laquelle il se tenait assis ou accroupi ou prostré suivant le degré de sa fatigue. Car ses jambes ne pouvaient le soutenir.

Parfois on plaçait de tout petits enfants auprès de lui sur les peaux ou des rondins de bois couverts de branchages, lorsque les mères se trouvaient lassées par leur poids. Ainsi des créatures lumineuses et fraîches éclairaient le crépuscule de ses très vieux jours. Quelque chose de sa force ancienne s’écoulait sur elles, et de sa sagesse et du souvenir confus qu’il gardait des très anciens âges, des jours où la terre était toute neuve et meilleure pour les hommes.

Depuis bien longtemps il ne parlait plus qu’à de rares moments et seulement à Énoch, le fils de ses fils, son rejeton préféré.

Presque rien ne se voyait de lui qu’un rideau humain de poils blanc sale fait de ses cheveux, de sa barbe et de ses sourcils. Parfois dans l’ouverture des poils passait une main extraordinairement plissée et tachetée, terminée par de longues griffes dures. Ou bien, on découvrait au niveau de son visage une sorte de double creux sombre où luisait la lampe noire de ses yeux.

Obed, 6e fils d’Élimelech, 7e fils de Jared, portait sur son épaule l’un des bouts du jeune arbre qu’ils avaient coupé d’un silex tranchant, Éliab, fils d’Ahira, fils de Caïnan, portait sur l’épaule l’autre bout. Et tous deux avec les autres de l’équipe mettaient leurs pas dans ceux de leurs frères sur la piste de sable qui conduisait aux sources dans le bouquet des palmiers. Un troupeau de moutons à queue grasse, d’ânes chargés de peaux pliées pour les tentes, de chèvres aux oreilles plates accompagnaient les hommes. Des chiens couleur de sable, maigres et le museau aigu, leur filaient entre les jambes et jappaient sur leurs flancs. Une poudre de sable occupait l’air, pleine de cris emmêlés et d’odeurs de bestiaux, et y demeurait suspendue longtemps après le passage des bêtes et des hommes.

Ainsi avançaient-ils sur le parcours séculaire des pistes dans les zones d’herbe rase et vite brûlée qui séparaient les sources d’eau précieuse, cheminant de l’une à l’autre parmi les oasis.

Le vieux Jared, six fois centenaire, fameux tireur d’arc dans sa jeunesse, marchait derrière eux, le torse droit encore, ses dures jambes nues, le dos couvert de deux toisons de moutons cousues ensemble. Lorsqu’on changea l’équipe de porteurs, il s’arrêta pour surveiller.

– Il faut se hâter, fit-il, la source est loin encore. Il n’est pas bon d’y arriver la nuit.

Il était plein de sentences sur les choses licites ou dangereuses, les vertus du ciel et des heures, les forces cachées et la prudence avec laquelle il convient de s’en approcher.

Ils arrivèrent à la source à la chute du jour.

Jahel, fils d’Abida, fils de Mathusalem, préposé à la garde du feu, le portait en un vase d’argile cuite. Il partageait avec l’un de ses frères la tâche de le nourrir pendant la nuit tandis que dormait la tribu. C’était un jeune homme vif et railleur qui sifflait des musiques avec ses lèvres arrondies. Il thésaurisait les morceaux de bois sec que le feu aimait et les lui distribuait avec une parcimonie sagace. Il se réjouissait quand le cœur du feu projetait des filets rouges dans les interstices des branches sèches. Les branches criaient, craquaient dans leurs membres, envoyaient dans l’air une fumée bleue qui sentait le bois et faisait tousser. Parfois à certains jours froids des nuits longues, quand le septentrion lançait de grands souffles ; le feu enfantait un autre feu qu’on envoyait se nourrir sur un autre tas de branches.

Quand ils arrivaient ainsi aux sources dans la mauvaise saison, on plaçait le grand vieillard, père de la horde, devant le tas du feu bien construit.

Mais maintenant c’était l’été, et ils recueillaient avant de partir les maigres céréales superficiellement semées quelques mois plus tôt dans le voisinage des sources.

Le grand vieillard, installé sur le sol, sous des ombrages de palmiers, regardait le mouvement du camp d’un interminable regard monotone qui inquiétait.

Cette fois tandis qu’on dépliait et dressait les tentes noires et que s’entendait le bruit des grandes peaux cousues, Jahel, fils d’Abida, quitta le feu, tendit l’oreille, s’inclina vers lui.

– Vous parlez, ô Père de nos Pères ?

Mais il ne comprenait pas les mots que le vieillard se parlait à lui-même. Il savait qu’ils représentaient des nombres, parce que le très vieil ancêtre avait la singulière coutume de compter sur ses mains et de se les murmurer sourdement :

– Dix dizaines, et dix autres et dix autres depuis le premier hiver et dix autres...

Une addition interminablement recommencée, qui ne comptait ni troupeaux, ni hommes, ni journées de marche, ni rien de ce qui se rencontrait dans leur expérience courante, des nombres vides, ne contenant rien.

– Vous êtes très ancien, fit Jahel, fils d’Abida, qui soupçonna cependant un chiffre d’années sortant ainsi de sa tête par petites doses répétées.

Il parlait avec politesse et un peu de frayeur, sans trop oser s’approcher. L’odeur forte de vieillesse et d’urine que le vieillard traînait après soi lui déplaisait.

– Dix dizaines, et dix autres, et dix autres encore, reprit le vieillard sans répondre, tandis qu’il remémorait sans doute un profond, un inexplorable passé.

Jahel, fils d’Abida, s’écarta lentement et dit : Le Père de nos Pères est possédé par l’Esprit.

De l’autre côté du campement, où se tenaient les femmes, on s’empressait de traire les brebis, et le lait tombait dans les sacs de peaux et les poteries grossières en terre séchée. Des chants monotones et très rythmés, des chants de travail, montaient, cessaient, reprenaient, s’en associaient d’autres, en une sorte de fruste chœur.

Cependant, à travers le rideau vertical des poils, Jahel, se retournant, rencontra un regard d’angoisse, un regard de traqué, un de ces regards de vieillards où se lit, pressant, l’effroi des dernières heures.

Jahel s’approcha.

– Énoch ! Énoch ! demandait l’Ancêtre.

– Il n’est pas là ! pas encore venu : Viendra bientôt... Bientôt.

Le regard d’effroi ne cessait pas, le fixait comme un appel au secours tenace et infantile.

– Bientôt, bientôt, fit Jahel par acquit de conscience, en une sorte de renoncement ennuyé, et tout bas, à Gad qui servait le vieillard avec lui :

– Élohim a enlevé à l’Ancêtre l’usage de ses oreilles et peut-être l’esprit.

Et se détournant, il cessa de répondre à la vieille voix qui appelait Énoch avec un désespoir sénile.

– Cependant, il sait des secrets, fit Gad doucement.

Peu à peu les bruits et agitations de la horde s’étaient apaisés : les caquetages des femmes, le bruissement des branches mortes au milieu des feux, et même le piaillement des oiseaux dans les palmiers. Le rond du ciel changeait. Le disque du soleil descendait devant la belle étoffe du ciel, lisse, bien tendue et couleur d’orange. L’espace qui le séparait des sables se raccourcissait. Il allait se reposer très loin, derrière l’horizon de la mer. De la fumée portant avec elle un goût de graisse rance montait des vaisseaux de terre posés sur les feux.

La liste de chiffres que récitait le vieillard avait pris fin. Jahel entendait des sons confus, à la fois criards et rauques. La vieillesse les avait transformés, partis d’un gosier si vieux qu’ils semblaient inhumains et pareils à des bruits sortis d’une poterie ou d’un bois creux. C’est ainsi maintenant que s’exprimait son angoisse. Elle luisait dans ses yeux enfoncés : elle faisait trembler son corps, ridé de la face aux plantes de pieds, bruni et rendu pareil à une écorce d’arbre.

– Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Gad, résigné et sans intérêt, plein de respect et d’ennui vague, comme tous ces jeunes à qui était réservée la tâche de garder et de servir le vieillard.

– Il faut appeler notre Père Caïnan ou notre Père Jared, fit Jahel. Car on ne dérange point notre Père Seth.

L’Ancien des Anciens continuait de s’agiter sur sa litière, se balançait d’arrière en avant, se haussant et retombant assis sur ses talons, par affaissements et redressements successifs.

Caïnan vint. C’était un vieux chef, plusieurs fois centenaire, droit et ligneux, encore robuste, avec les deux pointes de sa barbe bifide projetées de chaque côté sur l’une et l’autre épaule. D’abondants cheveux blancs rejetés en arrière lui naissaient sur le front bas, presque à la hauteur de ses sourcils. Cette absence de front, les rides creuses, les mâchoires lourdes donnaient à sa figure un air continuellement furieux, bestial et pareil à une tête de lion. Il était épais et sans méchanceté. Il remuait les jambes avec une lenteur pénible, comme si elles pesaient beaucoup et qu’il eût grand-peine à les soulever pour faire ses pas.

Il vint précédé d’un guerrier portant sur l’épaule une pierre percée enfilée sur un bâton et suivi d’un fils de ses fils, Aser, plus jeune que Gad et que Jahel.

Élohim lui avait totalement retiré l’usage des oreilles et il était fermé dans sa surdité. Et les cris, les bêlements des bestiaux, les chants du printemps et ses épousailles étaient du silence pour lui. Il lui arriva une fois d’entendre la voix de Yaweh Élohim qui grondait et se prolongeait dans les nuages. Du moins, fit-il signe que quelque chose se passait dans le ciel. Aser écoutait et triait pour lui les sons du monde, et il faisait avec ses mains des gestes compliqués pour les lui faire comprendre.

Aser s’approcha de l’Ancien des Anciens et écouta les sons qui naissaient derrière le rideau des poils.

– L’Ancien des Anciens appelle Énoch, fit-il, tandis que Caïnan fronçait les sourcils pour mieux faire entrer le sens dans sa tête.

En même temps, Aser comptait sur ses doigts le nombre des moments dans lesquels Énoch viendrait.

– Le Père de nos Pères dit quelque chose à propos de Yaweh Élohim et de la terre. Il dit quelque chose mais je ne comprends pas. Il dit qu’il descendra profond, longtemps.

La voix d’Aser était celle d’un enfant qui récite des mots avec insouciance et gaieté. Il était beau, très blond, trop jeune, coutumier des louanges et d’être traité en enfant gâté.

– Il sait les secrets, fit Caïnan, employant la phrase dont on se servait habituellement pour l’Ancien, tous les secrets du commencement des années.

Leur groupe grossissait. Il venait d’autres hommes armés de massues et aussi des femmes, brunes, petites, larges des hanches, huileuses et les cheveux longs. Et ils restaient là, debout ou accroupis, incertains de ce que leur commandait l’ennui ou le respect. Et aussi la crainte de l’Ancêtre, à demi sorcier, à demi magique, gardien des secrets par lesquels on évoquait les Élohim ou sollicitait les puissances de la nourriture et des naissances et d’autres secrets plus mystérieux et généraux intéressant par exemple la succession du jour et de la nuit ; le mouvement régulier du ciel, les présences cachées et les forces invisibles.

La foule soudain s’écarta, se fendit avec une hâte désordonnée, les femmes se retirèrent en arrière, avec empressement réjoui, pleines du sentiment de leur infériorité. Une rangée d’hommes se dessina de part et d’autre. Un grand vieillard marchait premier, droit et robuste, dans cette allée d’hommes.

– Notre père Énoch ! murmura la foule.

Caïnan lui-même dont il descendait s’effaça, mais Énoch lui adressa en passant devant lui un grave signe de salut.

Derrière lui dans la foule qui suivait ses pas, on apercevait une créature inconnue, une fille au type étranger. Très grande, autant que les hommes les plus hauts de la horde, beaucoup plus mince, balancée comme une longue liane et portant sur elle comme une évocation de flexibilité, elle regardait de deux yeux bleu-vert, hardis et dédaigneux. Elle agita la tête comme une jeune génisse, et la chevelure qui la gênait se trouva rejetée sur ses épaules, une grosse masse couleur de paille.

Les hommes qui faisaient haie la regardaient avec stupeur.

– Celle-là a faim, dit simplement Énoch. Qu’on la conduise vers le manger des femmes.

S’étant détourné d’elle, Énoch, fils de Jared, fils de Malaléel, fils de Caïnan, s’avança vers l’Ancien des Anciens.

L’étrange jeune fille retourna sur ses pas, avec le groupe qui l’encadrait.

Le rideau de poils s’ouvrit enfin. L’être extraordinaire parut presque en entier, visible de la tête au torse.

Les yeux creux reflétaient une espèce de triste, lugubre et surhumaine sérénité, une sérénité sans joie, venue du fond des âges, faite du consentement à des choses tristes. L’énorme accumulation de vieillesse posée sur lui, fit place à autre chose qu’elle, s’éleva lentement comme un brouillard, disparut. Il n’y eut plus là que deux regards, d’une clarté à la fois éteinte et lumineuse comme une lumière glauque au fond d’un grand puits d’eau, et un homme tellement hors des âges et qui avait passé même la vieillesse.

Énoch prit dans la sienne sa main râpeuse aux griffes de corne, s’approcha, écouta les mots avec patience et lenteur.

Les autres hommes restaient tellement silencieux, que la toux sourde de l’un d’eux étonna, parut irrespectueuse, inhumaine, rattachée à des parties inintelligentes de la terre, comme le bruit d’un instrument de bois.

Énoch redressé dit d’une voix haute et lente :

– L’Ancien des Anciens va s’en aller chez les morts.

Aucun homme de la horde n’avait réellement vu la mort des hommes. Les pères de leurs pères remontaient les gradins des généalogies jusqu’à l’Ancien des Anciens. Certains de leurs frères étaient tombés d’une blessure reçue dans les disputes, sous la dent des ours ou des petits lions du désert, déchiquetés comme eux-mêmes faisaient des chevreaux. Ou bien, mordus par les serpents, ils pâlissaient, rougissaient, se tordaient sur le sable ; ils salivaient et rejetaient de l’eau par leur visage et la paume de leurs mains. Puis ils cessaient de souffler des narines et restaient immobiles. Sur l’ordre de l’Ancien des Anciens, on creusait dans la terre un trou à leur mesure, long et profond de deux coudées d’hommes et on les étendait dans cette terre. Le Père des Pères agissait ainsi de crainte qu’ils ne pourrissent. D’autres qui osèrent s’aventurer sur des troncs d’arbres au fil des fleuves, furent bus par les fleuves et s’enfoncèrent dans les demeures des eaux. Et on ne les vit plus. Quelques femmes aussi avaient cessé de souffler des narines, comme cela, toutes seules, sans que rien, ni blessure, ni bête, ni fleuve ne les en eût sollicitées. Elles s’étaient refroidies et la terre les avait reçues.

Le souvenir s’était gardé d’une telle mort : la première de toutes. L’épouse de l’Ancien des Anciens, la mère commune de la horde, était disait-on partie dans la terre depuis des années sans nombre. Presque aucun des membres de la horde ne l’avait connue. Ce qu’on gardait d’elle ne lui ressemblait en rien, c’était un reflet sur d’autres gestes de l’Ancien : le souvenir reposait dans cette reconstitution conventionnelle.

Quand revenait le souvenir de sa mort et que le lever du soleil s’approchait d’un certain point dans le ciel, l’Ancien avait eu longtemps la coutume de se prosterner, saupoudrant de sable ses cheveux et frappant sa poitrine, et déchirant le tissu de poils de chèvre qui la recouvrait parce que, disait-il, la main d’Élohim l’avait frappé. Mais il avait cessé ce rite depuis un nombre d’années que beaucoup n’auraient su dire parmi les membres de la horde.

Au reste, peu importait, car elle et les autres, c’étaient seulement des femmes. Et les généalogies s’en taisaient. Il était fort improbable que des hommes pussent ainsi s’en aller dans la terre, tout seuls et comme d’eux-mêmes, par la simple fin de leur souffle.

En tout cas, lui, le grand Ancêtre, le Père des Pères, il était protégé par les Élohim. Il gardait en sa formidable vieillesse quelque chose d’étrange et de dominateur sur tout. Parmi les jeunes de la horde que leur rôle appelait à ses côtés, même ceux qui n’avaient avec lui que des contacts refroidis par d’immenses distances de temps, l’idée ne fut venue à personne de lui chercher un père. Il avait été jeté dans la vie par les Élohim, directement issu de leur puissance, respirant quelque chose de leur vie, et toujours murmurant douloureusement des mots qui ressemblaient à un nom d’Élohim. Des récits sacrés, à peine répétables, murmurés dans le mystère, se rapportaient à un autrefois prodigieusement différent. Il semblait improbable qu’il dût pourrir lui aussi et tomber dans la terre.

Les autres, mais pas lui.

On fit entrer la litière de l’Ancien sous la tente de peaux noires. Une femme posa près d’elle une jatte de lait de brebis. On l’étendit sur des peaux de moutons ; on fit un coussin de peaux de mouton sous sa tête, face à l’ouverture de la tente ; et il resta là, regardant descendre les nuits.

 

*

*    *

 

C’était trois jours après : Énoch était venu à chaque lever de soleil et il entrait dans l’odeur de la tente sale pour parler au Père des Pères, dans le secret de la tente. Il avait reçu en réponse quelques mots de sa voix ligneuse, aux sons de cruche où commence de tomber de l’eau. L’Ancien des Anciens fermait les yeux, parlait, et se reposait d’avoir parlé, soufflait avec d’assez grands intervalles ; l’effort de la remontée du souffle caché au cœur de la poitrine le fatiguait et il se reposait après un certain nombre de ces efforts. Il avait bu par deux fois le lait de brebis mousseux et chaud, porté par les femmes. Quoique étendu il restait tel qu’on l’avait vu depuis longtemps, et sans les paroles qu’Énoch avait prononcées rien n’eût fait croire qu’il se préparait à descendre dans la terre.

Une ombre cacha le jour, devant la porte de la tente.

– Père, vint-on dire à Énoch, la fille étrangère a mangé trois jours du chevreau cuit et du lait pressé. Sa jambe blessée la porte de nouveau. Nous savons maintenant beaucoup des mots qu’elle dit.

Trois jours avaient suffi pour que des parentés de vocabulaire pussent faire un pont entre les esprits.

Mais son compagnon ajouta :

– Père, elle a mis la discorde dans les rangs des jeunes hommes et voici : ton second fils Jaber se tient auprès d’elle, il repousse les autres, et il la sert en esclave, et il la dévore avec ses regards.

L’Ancêtre cessa de respirer comme si sa voix prenait un élan. Puis sa voix rugueuse et ligneuse monta de la cruche tandis qu’il haussait la tête de son coussin de toisons :

– Qui est la nouvelle venue ?

– Nous ne savons, ô Père des Pères.

– Amène-la près de nous, dit Énoch.

L’Ancêtre recommença ses souffles coupés de repos.

Elle vint avec ses grands cheveux rejetés en brouillard d’or blanc derrière sa petite tête arrogante et gracieuse. Son corps mince, un peu trop long, évoquait plus encore qu’à la première venue une flexibilité végétale, une grande tige délicate et robuste mais encore flexible et se redressant après chaque sollicitation du vent. Une cicatrice très blanche, juste entre les sourcils, invisible lors de la visite initiale, loin de la déprécier paraît sa beauté d’une curieuse marque rituelle et mystérieuse, évoquant d’étranges origines et des protections inconnues.

Au lieu du boitillement qu’elle avait marqué à la précédente rencontre, elle s’appuyait sur le pied encore enveloppé avec une fermeté légère et prête à la course ou au jeu.

Autour d’elle de jeunes hommes, Malaléel, Jaber surtout, bâtis en épaisseur, lourdauds auprès d’elle, la suivaient, serviles, massifs et dédaignés.

– Femme, qui es-tu ? d’où viens-tu ? fit Énoch avec une majesté grave, très différente de son arrogance à elle, insolente et un peu enfantine.

Elle répondit des sons d’une caresse gutturale et inintelligible. Comme Énoch fronçait le sourcil pour s’efforcer de comprendre, elle frappa le sol de son pied malade, répétant une syllabe entêtée et montrant de son beau bras tendu quelque point de l’horizon lointain où s’était levé le soleil.

À l’étonnement d’Énoch, l’Ancêtre la fixait avec une attention extraordinaire.

Elle répétait Hénoch ! Hénoch !

Mais la violente aspiration qui commençait le mot faisait assez comprendre qu’il ne s’agissait point d’Énoch, le Père, l’homme debout devant elle, mais d’une autre chose mystérieuse. Elle y ajoutait des mots ayant avec ceux de la tribu une ressemblance lointaine.

À ce moment, Jaber s’avança.

– Père, la fille étrangère dit qu’elle vient d’une ville appelée Hénoch, située à l’Orient.

– Comment le sais-tu ?

Elle leur avait montré successivement du doigt le ciel, les roches, l’eau, les animaux et ils reconnaissaient la parenté des mots. En sorte qu’ils commencèrent de converser par l’interprète et qu’Énoch le patriarche comprit même souvent.

– Quelle est cette marque, demanda-t-il, montrant la cicatrice blanche qu’elle portait entre les sourcils.

– Nous étions fils et filles de l’ancêtre Caïn. Mais il est mort. Depuis nous sommes les fils et les filles des hommes. Cette marque est leur marque. Ne l’avez-vous point ?

– Nous sommes les fils de Yaweh, fit Énoch.

– Nous ne connaissons point Yaweh, fit-elle, avec une netteté sans étonnement, comme si elle eût seulement mentionné le nom d’une horde inconnue.

Un froncement de sourcil parut sur le front d’Énoch.

– Peut-être Yaweh n’a point formé les fils des hommes, fit Jaber, avec une timidité sournoise. Peut-être est-ce un autre Élohim,

Mais Énoch le foudroya du regard.

– Fais attention à tes paroles, esclave d’une femme.

Les bruits de la horde se multipliaient dans le matin : batailles de chiens, bêlements de troupeaux, sonnailles pauvres des grelots de bois autour du cou des bêtes, creusés par des hommes habiles. Tout près de la grande tente patriarcale, un crissement continu de graisse fondante au-dessus d’un feu. Un bleu fixe et brûlant commençait d’occuper le creux parfait du ciel. Une odeur épaisse de graisse et de suint ; l’odeur des tentes peuplait l’air autour des bergeries.

– Je puis m’en retourner, s’enquit-elle, à la fois inquiète et impérieuse.

Mais l’Ancêtre poussa un de ces creux gémissements entrecoupé de paroles. C’était maintenant son langage, qu’Énoch seul pouvait comprendre. Il se pencha sur lui, écouta, et redressé :

– Comment s’appelle ton Père et les Pères de ton Père, aussi haut que tu les connaisses ?

– Mon père s’appelle Tubal-Caïn, fils de Lamech, fils de Mathusaël, fils de Maviaël, fils d’Irad. Au-delà, je ne sais point remonter, car les fils des hommes ont toujours existé sur terre.

Énoch se tut, et la paupière baissée, il parut regarder avec réflexion, à l’intérieur de sa tête.

Et les jeunes hommes qui les entouraient se tinrent eux aussi dans un grand silence. On entendait les raclements de respiration que faisait l’Ancêtre.

On ne sut quelle élévation d’orgueil saisit tout à coup la fille étrangère.

– Mon père est fort et grand. (Et elle regardait en l’air, au-dessus de la tête d’Énoch, dédaigneuse). Il tue un homme pour sa blessure, et un jeune homme pour sa meurtrissure. Les fils des hommes sont forts et grands, plus habiles que les fils de... Comment dites-vous ? (Son regard circulaire engloba ceux qui l’entouraient.) Ils portent ceinture de cuir sur leurs reins. Ils boivent dans de grandes coupes. (Montrant les couteaux de silex :) Ils connaissent le feu qui plie le fer. Et ce fer devient (elle plia le cuir de sa ceinture) comme cela... Nous avons des bestiaux, des chameaux, des esclaves bien domptés. Nous vivons là-bas dans la terre de l’Orient, en une forte ville construite par le Père de mes Pères, sous la protection de nos Élohim.

Avec une fierté gracile et monstrueuse :

– Maviaël, fils d’Irad, a bâti les remparts sur le corps de son fils aîné, et la porte sur le corps de son fils cadet. Et ainsi sous la ville imprenable dorment les deux sacrifiés aux Élohim des remparts.

Son bras brun, grêle et admirable, montrait vers l’Orient la direction de la ville féroce.

– Dès que ton pied sera guéri, tu les rejoindras femme, dit Énoch sèchement. Tu auras des provisions pour trois jours.

Elle comprit l’intention de blâme.

– Je puis partir ce soir, fit-elle.

– Tu boiterais encore en marchant et ne pourrais aller jusqu’au bout de ta voie.

Mais elle, d’un rire négligent :

– Assez de vos fils se battront pour porter ma litière.

Un coléreux dédain éclaira ses grands yeux verts.

Au groupe de femmes qui l’accompagnait, il dit :

– Reconduisez-la vers les tentes des femmes. Donnez-lui du lait caillé et du chevreuil bouilli comme à un hôte : elle a touché la corde de nos tentes. Elle partira demain. Elle partira seule.

Les hommes s’écartèrent d’elle.

Cependant Jaber se retournait pour l’accompagner.

– Si tu n’as pas encore connu le jour de ma colère, voici que tu le connaîtras.

Jaber baissa son visage qu’une teinte rose couvrait.

Elle s’en fut suivie par les femmes, de ce pas léger et hautain, semblable à un repos calculé, à un début d’élan entre des bonds, ce pas d’antilope du désert.

Énoch se pencha vers l’Ancêtre devant un appel guttural.

– C’est la fille des fils de Caïn, fit l’Ancêtre. Une fois il est revenu dans les premières années, il est revenu comme un aigle, comme une bête féroce nous ravir une fille...

Et il ferma les yeux devant ce vaste passé.

– Les filles des hommes, fit Énoch. Les fils de Yaweh les trouveront belles.

 

*

*    *

 

La tente de l’Ancêtre, haute, velue et noire, à laquelle les poils pendaient encore, se trouvait au centre du campement, en un lieu privilégié entouré de respect. En s’approchant, les hommes de la horde éprouvaient ils ne savaient quoi d’intimidant, de secret, qui dominait invisiblement la tente, comme un danger majestueux tapi dans un silence.

Ainsi se manifestait la présence d’un Élohim.

Auprès de cette tente sacrée, malgré toutes les générations intermédiaires qui auraient eu plus de droits que lui à cette proximité, l’Ancien avait fait dresser la tente d’Énoch. Il n’aimait que lui. Les commandements du Père des Pères passaient par sa bouche. Et la horde prenait l’habitude de lui obéir comme au délégué du chef.

Yaweh avait ravi la vue à Seth, et l’ouïe à Énos. Caïnan était une brute puissante et stupide. Quant aux deux autres, Malaléel et Jared, ils ne comprenaient rien aux choses de Yaweh et le confondaient avec d’autres Élohim. Même Malaléel portait avec lui une pierre sacrée. Elle suivait son déplacement à travers les steppes. Il apprenait à ses femmes à la vénérer et à la baiser.

Mais Énoch comprenait Yaweh. Il comprenait aussi l’Ancêtre. Il comprenait sa vieillesse avec ses silences, ses plaintes, les raclements de sa gorge et ses interminables désolations. Il y avait bien des années que la pensée de l’Ancêtre avait cessé d’être claire. Elle revenait sur elle-même, se contournait, se répétait, se cachait en un épais nuage intérieur d’où pleuvaient des mots confus. Et leur récit parfois variait même selon les jours. Il avait depuis très longtemps renoncé à se souvenir des prodigieuses premières années de sa vie, celles qui précédaient l’épée tournoyante, l’épée de feu du Chérubin debout à l’Orient de l’Éden. Un brouillard de terreur lui barrait ce passé. La grande voix d’orage sortait du brouillard, une voix qui n’était pas un son pareil aux voix des hommes qui vont des bouches aux oreilles et ne heurtent pas. Mais une voix vivante qui transperçait la poitrine, et s’arrêtait à la barrière des os. Et des mots de feu : entre le serpent et la femme l’obscure lueur d’une inimitié salvatrice, la sueur du front, le retour dans la poussière, avec l’effrayant détail de leur vibration première.

La grande fatigue de sa vie, la dégradation de sa vie, lui, lui seul savait, sans sonder la profondeur, parce qu’il avait perdu toute comparaison possible avec l’autre terme.

Mais tout le reste de la horde ne sachant pas leur vie dégradée, buvaient, mangeaient, aimaient, jouaient, buvaient l’eau fraîche des sources, soignaient les brebis, cultivaient les maigres fruits de la terre et se croyaient heureux. Que de fois, quand il était dans l’ancienne force de l’âge, chargé d’à peine quelques siècles, il marchait dans les sables, suivi de sa horde, vêtu de peaux ; et lui seul d’une assurance tragique qui passait l’expérience, savait qu’il lui faudrait mourir. Et aucun des mâles de la tribu n’avait le moindre pressentiment. Les accidents mortels des hommes, l’égorgement des bêtes et même l’assassinat du premier juste, c’était comme les essais, les premiers crayons de sa mort.

Mais maintenant dans le grand froid de la vieillesse, marmonnant sans fin les rabâchages de la sénilité, semblablement à tous les vieillards des temps futurs qui parmi tous les débris de leurs souvenirs ne trouveront intacte que leur enfance, lui, sans enfance, remontait avec ténacité désespérée à ces années de 1’Éden dont rien ne lui restait plus qu’une confusion brillante, douloureuse, comme sans forme, pareille à certains éblouissements d’aveugle. Parfois il fronçait les sourcils pour presser à l’intérieur de sa tête et en faire gicler les souvenirs trop profondément enfouis.

Tout ce qu’il pouvait était d’utiliser pour de vains similés, des choses récentes et contemporaines, parler des pluies de printemps dans le soleil des oasis, d’un mélange de brise et de parfums floraux, et d’imiter la descente de ces pluies avec ses épouvantables mains difformes, au bout d’avant-bras dont la maigreur montrait la dualité des os.

Parfois lorsqu’en des moments de clairvoyance et de sagacité lassés des vieillards, il voyait les fils et petits-fils de ses fils baiser niaisement leurs pierres sacrées et parler de divers Élohim, jusqu’à celui des vents, des sources, des portées animales, il écartait les yeux avec dégoût et lassitude, murmurant des mots inintelligibles, tandis qu’Énoch farouche criait sombrement qu’il n’y avait d’autre Élohim que Yaweh le tout-Puissant. Mais lui : « Ils ne te comprennent pas ! »

Parfois en des moments d’une humilité désespérée, il murmurait, ce qu’Énoch lui-même ne comprit point : dans l’Éden, dans l’éblouissement de Yaweh, et moi aussi je n’ai pas compris ! Mais le plus souvent, il s’affaissait dans sa vieillesse, et remuait les mâchoires en mâchonnements qui ne signifiaient rien. Énoch avec la terreur qu’il manifestait en parlant de Yaweh lui ayant rappelé les paroles extrêmement mystérieuses qu’il tenait de lui : la femme lui écrasera la tête, le Père des Pères fit : « Écrasera, tête... ah, oui, oui, ah ! » Puis il s’endormit. Et il ronflait avec la caverne entr’ouverte de sa bouche, que couturait la cicatrice de ses dents tombées, des gencives épaissies de corne et tout l’intérieur rose et noir d’un trou délabré.

Le lendemain l’Ancêtre toussa beaucoup, et parut faible, au point de ne pouvoir porter à ses lèvres la calebasse de lait de brebis. Les femmes qui le servaient pensèrent que le mauvais génie caché dans son coffre se remuait. Elles soupçonnèrent que la visite reçue la veille pouvait bien en être la cause : la Fille des hommes venue des terres inconnues, portant avec elle l’influence des Élohim dangereux. Mais sans doute l’Élohim d’Énoch les vaincrait.

L’une de ces femmes, la mère d’Énoch elle-même, osa le demander au patriarche. C’était une très vieille femme, lassée, aux yeux aigus, le visage composé de trous, de pointes et de poils. Énoch lui répondit : « Tu ne sais ce que tu dis. Il n’y a d’autre Élohim que Yaweh. Les choses n’ont point changé depuis que ton père te l’apprit dans tes premières années. Les esprits de la tribu s’obscurcissent. Un souffle mauvais est sur eux. » Mais son regard exprimait une condescendance pitoyable et non plus ce grondement de colère qu’il prenait avec les hommes.

Mais elle ne le crut point. Elle savait bien qu’il fallait prier outre Yaweh, les Élohim de la pierre noire qu’elle embrassait en lui disant : Tu m’as enfantée. Et aussi la lune, quand le peuple des chiens dialogue avec elle, à la pleine lune de printemps et dans les courtes nuits pures de l’été.

Énoch se retourna pour dire à l’Ancêtre : « Ce peuple ne sait plus que Yaweh est son père. » Il dit aussi : « Ce monde vieillit et devient mauvais. » Mais il s’aperçut qu’il ne l’écoutait pas.

Étendu dans sa tente, sous ses peaux de mouton, il toussait d’une toux faible. Énoch crut qu’il fermait les yeux. Mais il aperçut un filet de lumière terne passant entre les deux paupières.

 

*

*    *

 

Tous ceux du peuple, les plus anciens et Énoch lui-même n’avaient jamais vu mourir que des animaux tués pour servir de nourriture, par l’épieu des chasseurs, ou des guerriers morts sous la dent des bêtes.

Il arrivait qu’autrefois, avant que son extrême vieillesse l’eût réduit au silence, l’Ancien leur répétait des mots qu’il tenait de Yaweh : Tu retourneras dans la poussière. Ça leur était une terreur sourde et vague et comme infixée. L’idée ne pouvait leur venir qu’elle dût se préciser, s’incorporer, dans la mort. Ils avaient peur de l’Ancêtre autant que de la menace. Tous deux relevaient de ce ciel fumeux, chargé de nues et gonflé de craintes, d’angoisses et de ce silence affreux qui se loge entre l’éclair du ciel et les coups de tonnerre. Toutes ces menaces qui pèsent sur les pauvres hommes et qu’on apaise et qu’on réduit par des prises magiques.

Ce leur fut une grande surprise, quand sur l’appel d’Énoch, ils commencèrent de se rassembler tous autour de la tente. D’abord les Anciens, Seth l’aveugle, les Pères, par rang de prestige et d’âge, et les aînés, et les aînés de leurs aînés, trop vieux, marchant avec des bâtons coupés à des arbres, Énos à qui Yaweh avait enlevé les oreilles, Malaléel le mauvais en désaccord avec sa tribu, alléguant qu’on lui avait fait tort en ne donnant pas à sa femme préférée sa part de lait de brebis. Puis les plus jeunes : Mathusalem, fils d’Énoch, Lamech, fils de ce fils, tous deux dans la première verdeur de leur force. Puis, la multitude des autres enfants nés après eux. Et enfin derrière eux, la masse des femmes, depuis les très vieilles, celles qui restaient des mères de la tribu, jusqu’aux jeunes servantes, aux trayeuses, celles qui préparaient le lait et les bouillies d’orge ou d’autres rares céréales poussant autour des terres de pâture. De rang subordonné, elles n’osaient parler devant les hommes, à plus forte raison devant les Anciens dont la troupe entourait le grand Mort.

Ils étaient tous là, grandement surpris de cette mort qui ne tiendrait pas à une rupture accidentelle de la vie, mais à son secret même, à l’épuisement de cette sève qui emplit les corps, comme l’échéance fatale d’un prêt de vie consenti par Yaweh. Ils ne savaient comment la force de sa vie pourrait couler toute seule, de son propre poids, dans les sables.

Étendu sur ses peaux, dans sa tente, sous la bordure d’ombre tombée des palmiers, face à l’immense vacuité du désert, son torse montait et descendait comme ceux de ses fils, comme à chacun de ses jours.

Il faisait entendre un raclement singulier avec le fond de sa bouche. Peut-être cette force invisible qui coulait dans le sable faisait-elle ce bruit en coulant comme l’eau parle en sortant d’une calebasse au col long.

Il donna un grand coup de poitrine, et puis deux petits, et puis un autre et redevint définitivement calme. Et il cessa de renifler avec le fond de sa bouche. Il devint immobile, et tout à fait docile, comme une chose, comme une branche d’arbre.

C’était un énorme mort, étendu sur le sable mêlé d’herbes, sous la retombée des premiers palmiers. La fente de ses yeux, restée ouverte, fixait un point dans la lumière, un peu au-dessus de la horde.

Beaucoup commençaient d’avoir peur. Non pas une peur subite écrasante, comme les plus anciens se rappelaient devant un éléphant sauvage, mais un début, lent, infini, grandissait, s’insinuait dans leur esprit et il changeait sa couleur, un peu douceâtre et traîtresse.

On sentait cette terreur s’introduire lentement dans la foule comme une substance étrangère, malléable et molle, une grosse et pâle masse, rampant sous le soleil cru, rampant, entre les hommes, sur le sol, sans y faire d’ombre.

L’idée que le grand Ancêtre, le Père des Pères était devenu cette chose étrange remuable à volonté, commençait de prendre des formes et des volumes divers, suivant ceux qui étaient là. Un dialogue intérieur les saisissait : Tout était le même et nouveau, une opposition entre cet identique et ce changé. Il y avait aussi cette fente des yeux.

Cette immobilité prodigieusement docile était une majesté et un signe. Elle signifiait que le mort se désintéressait en apparence de son corps de la terre et vivait d’une vie plus profonde et mystérieuse, impénétrable. Une sorte de puissance émanait de ce visage ; une sorte de terreur d’autant plus profonde que ce mort était plus calme et qu’elle dédaignait de s’exprimer par aucun sentiment posé sur le visage. Tous sentaient que le mort devenait lentement un Élohim.

La voix d’Énoch prononça : Recouvrez son visage. Une des femmes s’en fut chercher un tissu qu’elles fabriquaient en entrecroisant les fils de leur laine. Mais elle n’osa pas le poser sur ce terrible visage fixe où la fente des yeux continuait de regarder inflexiblement un point dans la lumière, un peu au-dessus des têtes. Énoch l’étendit. Et il disparut ainsi à leurs yeux.

Mathusalem s’approcha d’Énoch :

– Père, si l’Ancêtre doit s’enfoncer dans la terre, donne des ordres pour fixer l’endroit où l’on creusera sa demeure.

On entendit gronder la voix de Caïnan :

– Il faut le porter au loin, du côté des roches. Autrement, il va combattre l’Élohim de la source. Nos brebis ni nous ne boirons plus.

Mais cette crainte n’était pas le seul sentiment qui animât Caïnan. Jusqu’alors l’Ancêtre régnait sur la tribu, par son âge immense, par la prééminence de son origine mystérieuse et de sa ténébreuse infortune. Énoch était sa bouche. Par lui seul passaient les ordres, et les conseils, et les colères. Ce rôle avait fait de lui quelque chose de plus auguste qu’aucun des autres, de Jared à Seth lui-même. Et voilà que disparaissait ce prestige transmissible ; Énoch restait seul, séparé de son ancienne force. On se défendait contre une terreur et ses Pères s’élevaient contre lui. Énoch devait le comprendre et tenter d’adoucir l’assemblée des Pères, debout, demi-sourd, devant le mort. Plus tard, lorsqu’il disparut de leurs yeux et que les Pères eurent répandu le bruit que Yaweh l’avait élevé à lui, quelques-uns soupçonnèrent que ses ennemis aient osé le faire mourir.

Caïnan gardait son air sombre, sournois et impénétrable. Tout se passait comme si les paroles d’Énoch se fussent promenées dans l’air à quelque distance au-dessus de son crâne sans y entrer. Les mots d’Énoch produisaient un effet singulier. Au lieu de détruire l’opinion exécrée, comme un projectile lancé par une main habile, ils la consolidaient. Ils l’atteignaient comme à la surface, affermissant son fond, faisant plus résistante son essence intérieure, durcissant, rendant plus dense, et plus solide une matière battue de l’extérieur par des coups trop légers.

– Il va combattre l’Élohim de la source, murmuraient derrière les deux hommes, ceux qui restaient assemblés derrière eux en rangs de plus en plus serrés, et des voix sourdes se faisaient entendre, d’une dangereuse et coléreuse timidité.

– Il faut ôter l’Ancêtre, le mettre en terre lointaine, dans les roches.

Sans doute, Énoch devait comprendre cet état de leur esprit, peut-être tenter d’amadouer l’assemblée des Pères. Il s’avança entre Caïnan et le mort et prononça avec une gravité encore plus grande que sa gravité habituelle :

– Tout le monde est-il là ? Tous les hommes et toutes les femmes de la tribu sont-ils là ?

– Ils sont là, Père.

– Écoutez, tous ceux de la tribu. Parole de Yaweh. Il n’y a pas d’autres Élohim que Yaweh. Tous ceux qui adresseront leurs prières à d’autres Élohim tomberont sous la colère de Yaweh.

À ce moment, au milieu du silence, s’avança Abed, deuxième fils de Monor, troisième fils de Jaber, un des plus jeunes de la tribu, chargé du soin des animaux et des litières. Il se glissa dans l’espace vide entre les hommes et les femmes et s’avança seul devant Énoch, en cet espace que le voisinage du mort rendait terrifiant.

– Ô Énoch, ô Père. Tout le monde n’est pas rassemblé ici. Jaber manque.

– Où est Jaber ?

– Il s’est enfui avec la fille des hommes, éclairé par les étoiles de la seconde veille, peu après le milieu de la nuit.

Il y eut un grand étonnement dans la foule.

– J’allais te l’annoncer lorsque l’autre nouvelle m’a précédé que le Père de nos Pères allait retourner à la terre.

Il reprit dans le silence :

– Il y avait deux ânes. Le plus petit chargé de provisions, des pains cuits, et du lait caillé et épaissi, des morceaux de chevreau. Le plus grand sans fardeau, une peau de chèvre sur les reins. J’ai vu marcher première la fille des hommes. Lui suivait, quand il m’a vu il est revenu vers moi me menaçant à voix basse de peur que d’autres personnes n’entendissent des autres tentes. Et il m’a dit : « Si tu parles, je te tuerai. » Je suis parti, mais je me suis caché derrière les tentes car je voulais voir combien la fille des hommes était belle, un peu plus grande que lui, longue et magnifique dans une étoffe blanche, comme une flamme dans la nuit. Soudain je le vis plus petit. Il avait mis un genou en terre sur le côté de l’âne où elle devait monter. Comme sur un escabeau, elle posa son pied sur l’autre genou avec légèreté et s’assit sur la peau de chèvre. Lui grandit de nouveau, prit les deux montures par la bride et ils partirent à travers le désert. Il faisait très clair. Mon œil put les suivre très loin, jusqu’à la fin de l’herbe.

– Ils sont partis vers la ville féroce... Laissons cet esclave, fit Énoch.

Tous regardaient Énoch avec anxiété.

À ce moment, tout seul, par son simple poids glissant, le tissu quitta le visage du mort tout en restant posé sur le thorax et les jambes. Le Père des Pères réapparut silencieusement. Les tissus apaisés, le visage reposé par une demi-heure de mort, la bouche laissée définitivement ouverte par ses muscles inutiles, il laissait voir un sourire continu, fixé, automatique. Un rayon de regard mince, dissimulé, fuyait entre ses paupières, hostile pour on ne savait qui.

Autour de lui, le silence s’approfondit, se chargea de sens, d’interprétation et de terreur doucereuses. Évidemment le mort donnait avec une force d’Élohim un ordre obscur qu’il châtierait de ne pas comprendre. Cette disparition d’un guerrier déjà le présageait...

Cependant Énoch réfléchissait profondément.

Ainsi c’était cela, la condamnation de Yaweh : la condamnation à mourir pour la grande faute mystérieuse que l’âme obscurcie du Père des Pères n’avait jamais pu décrire, qu’il ne comprenait plus, dont il gardait un aveugle et inoubliable remords. Comme lui, eux tous iraient dans la terre, se faire semblables aux animaux pourris, quand le souffle les aurait quittés et le parler et le toucher, et les couleurs du monde, et toutes ces choses que Yaweh retire avec le souffle. Sûrement, le Père des Pères était déjà froid. Énoch osa s’approcher du Père des Pères, palper sa main, toucher ce froid.

– Une vertu assurément passe de sa main dans celle d’Énoch, pensa Caïnan. Énoch sera un voyant.

Cette force de Yaweh s’écoulant de ces hommes, incapables de la porter. Tout se dégradait. Personne ne comprenait plus quand parlait l’Ancêtre. Du reste, dans son extrême vieillesse, il ne comprenait plus. La horde ne savait pas. Qui savait dans la horde ? Ce guerrier suivant une femme vers la ville féroce ? d’autres peut-être après lui ? La méchanceté des hommes devient grande.

Et ce vaste soleil cru comme toujours brillait, impassible, solitaire, silencieux. C’était ce grand calme de Yaweh, la vraie terreur. Impassible, jusqu’à ce qu’il retrouve le chemin de la vengeance.

À ce moment, Caïnan s’approcha d’Énoch.

– On enterrerait l’Ancêtre au lieu que dirait Énoch. Qu’Énoch parle seulement.

Dompté, terrifié, il regardait le patriarche.

– Transporte-le loin de la source, puisque tu le préfères, fit-il avec douceur, sous le rocher. Mais Caïnan...

Caïnan revint, écouta.

– Je n’ai pas dit : loin de l’Élohim de la source ! Car il n’y a pas d’autre Élohim que Yaweh. Et Yaweh est là pour toi. C’est pourquoi j’ai dit : ce que tu préfères.

Mais Caïnan satisfait gardait sur son visage tanné l’air épais des animaux.

La sottise des hommes est grande.

Énoch se sentait projeté au loin dans l’avenir. Devant ses yeux montaient des temps inéluctables. Il lui semblait voir s’abattre sur les fils de la malédiction les cataractes des grandes eaux. Des eaux immenses crevaient le toit du ciel, noyant et nettoyant la terre.

Et une étoile pâle et fine et qui n’en finissait pas de monter.

 

 

 

Joseph MALÈGUE, Sous la meule de Dieu et autres contes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net