Sous la meule de Dieu
par
Joseph MALÈGUE
Je ne suis pas comme mon fils. La mobilisation ne serait pas venue me prendre à mon grand Séminaire pour me mettre sur le dos, au lieu de surplis, une vareuse de lieutenant dans les chars d’assaut. Je revois mon fils depuis lors, à rares intervalles réguliers, au rythme des permissions militaires dans cette étrange guerre stagnante. Quand toutefois l’urgence de ses sentiments apostoliques ne l’emporte pas sur ses devoirs filiaux. Il faut me satisfaire de ces permissions alternées. Mes inquiétudes devraient peut-être s’en émousser un peu, s’affaisser sur elles-mêmes, devenir sourdes et continues comme un bourdonnement qu’on n’entend plus bien. J’en sais ainsi, autour de moi... Tandis qu’elles s’aiguisent et changent de substance intérieure.
J’écris sur moi. Je suis le sujet même de mon travail. Non par caprice d’amateur, par compensation d’une carrière littéraire où j’aurais réussi comme un autre, ayant eu jadis un bon brin de plume ; classique, je veux bien, genre concours général. Mais ces défauts-là s’arrangent... Je me méfie de la fantaisie. Elle s’imite. J’écris parce que j’aime formuler pleinement les choses, les enfermer en des tableaux carrés. Je sais bien : la mode actuelle est de croire que la précision fausse et que le flou est plus juste. En tout cas, pas dans mon métier. J’écris aussi parce que, depuis le départ de mon fils, quelquefois je me suis senti désespérément seul.
J’estime avoir le plus beau métier de la terre. Mes confrères, mes secrétaires, des apparentés professionnels, en une hiérarchie d’appellations où se reflète leur âge, me nomment : mon cher Bâtonnier, ou Monsieur le Bâtonnier, ou même le grand Bâtonnier, quoique la course des années ait depuis longtemps passé le titre aux générations suivantes dans notre vieille ville de Cour d’Appel. Quelque chose comme bâtonnat honoraire, un bâtonnat dû à l’âge, à mes présidences municipales d’autrefois, à mes candidatures législatives. Eh ! mon Dieu, qu’on m’accorde aussi une allusion à ce que Bossuet et La Bruyère appellent les biens de fortune, pour lesquels nous nous exerçons à concevoir en même temps gratitude et mépris, à dose oscillante selon nos lectures, nos réflexions, nos sincérités et nos jours. Un vieil hôtel grave, de parlementaires de jadis, une maison de campagne et ses terres, que ces visibles biens fonciers, que ce type de la vie bourgeoise s’incarnent en moi plutôt qu’en d’autres pour quelques années encore avant de disparaître de notre paysage social, je demande qu’on laisse tomber ce fait personnel.
Au fond, je ne pense pas être très sympathique au public. Mais il a tort. Je crois de plus en plus que ce qui importe en un État bien géré, c’est moins charité que justice.
J’ai surpris un jour, de ma bonne oreille gauche d’où sortent des poils gris (la droite est moins bonne) : « Vous savez, le Vieux n’est pas de cet avis, et son doigt crochu, il n’a pas l’habitude de se le fourrer dans l’œil. » Les journaux socialistes locaux qui me font encore de temps en temps l’honneur de parler de moi m’appellent grand bourgeois rapace et sans illusion. Rapace ? Je sais compter. Une fortune patrimoniale ne se conserve pas, contre les dilapidations politiques de ces messieurs, sans bien calculer ni jouer le coup juste. Sans illusion ? Je ne connais pas d’autre métier plus que le mien dénué de chimère, moins dupe, plus préparé aux générosités sans reconnaissance et aux libéralités anonymes, plus éclairé de froide lumière calme, plus semblable à quelque paysage sec de lune et d’hiver.
Les médecins aussi voient clair, les médecins psychologues assez fréquents maintenant et dont me parle mon cousin, l’un d’eux. Mais ils travaillent dans du mou, du détraqué, non pas comme moi en pleine dureté humaine raisonneuse et chiffrée, logée au juste en de petits cubes d’une logique anguleuse qui traduisent si bien, par-dessus les faciles ruissellements passionnels, le vrai soubassement des choses et le fond des cœurs. Il y a plus d’humanité dans telle page du Code civil que dans toutes les insanités sentimentales des analyses contemporaines. Ah ! un détail que mon cousin croit d’importance, en caractériologie, comme il paraît qu’il faut dire : j’ai l’horreur des livres brochés. Outre mes collections juridiques professionnelles, je possède huit mille volumes. Je les ai tous lus. Dans ma bibliothèque, mes livres et moi nous sommes tous raides et vêtus.
Ma femme est morte jeune. Je ne reviens pas volontiers à nos premières et uniques années, à leur tendre, déchirant, difficile souvenir. Je possède le livre de raison d’un de mes prédécesseurs parlementaires, décédé en 1772. Très riche, bien plus que de nos jours, intelligent, fort cultivé, d’une de ces cultures d’humaniste latin démodées aujourd’hui, de plaidoirie âpre, entêtée et fastueuse, faisant imprimer (comme on les tape maintenant) toutes les pièces de ses dossiers personnels, en somme une espèce éteinte. Marié trois fois, il épousait en troisièmes noces, à soixante et un ans, une fille de vingt-cinq, sans fortune et que, de son aveu écrit, tout le monde disait ravissante.
Elle mourut à Paris, au cours d’un voyage où je crois deviner qu’il s’en faisait accompagner malgré elle. Les quatre lignes mortuaires qu’en son livre de raison il lui consacre, d’une plume d’oie fine et hargneuse, sont pleines de grands noms parlementaires posés sur des visages au moment du défilé des funérailles : Les Harlay, les Séguier, les Lamoignon, les Nicolay. L’article se termine ainsi : « Elle était bonne, fidèle et jamais ne m’a causé aucun déplaisir. » Signé : le Marquis de L. M... qui étaient son titre et ses initiales.
J’ai parfois soupçonné en ma femme comme une langueur morale, je ne sais quelles difficultés, dont elle-même se rendait peut-être mal compte, d’adapter aux miens son genre de sensibilité et de vie. Elle avait des goûts de piété, de musique et de voyages auxquels j’ai peu cédé. Certaines femmes ont le don irritant de souffrir sans parler. Cependant, elle me l’aurait dit. Nous ne sommes plus au dix-huitième siècle. Je n’aime pas les scrupules sur l’inscrutable. Les responsabilités sont des choses nettes. Comment suis-je responsable si je ne sais de quoi je le suis ? Toutefois, je traîne cette ombre...
Que voulais-je ajouter ? Ah ! je ne me souviens plus. Je constate ainsi des ruptures subites dans la suite de mes pensées. Un trait de l’âge, peut-être, nouveau chez moi. Si, je retrouve : je ne l’accompagnais pas à la messe. Mais enfin je ne suis pas le seul...
Je viens de me relire ; vingt-cinq de mes phrases commencent par Je. Que veut-on que j’y fasse, en un récit dont je suis le sujet et le récitant à la fois ?
Mon fils fut mon orgueil. Puis ma stupeur, puis ma fureur (oui...) transformée en rancune, en éloignement, en tendre distance désenchantée. Études aisées et magnifiques. Passé à côté des sciences pures, faute, je crois, de bons professeurs, de quoi je ne suis point fâché. Mais en lettres, une aisance planante, une sorte de gracieuse amitié intérieure et d’union préétablie avec les sujets philosophiques et moraux qui le nourrissaient. Comme s’ils acceptaient d’être pénétrés par cette intensité sans effort, cette lumière paisible et heureuse. J’en ai gardé les traces dans les palmarès bleu-vert des Concours généraux.
Quand vint le tour des études de droit, cette intelligence, à laquelle semblaient étrangers les intérêts terrestres et toute attache monétaire, révéla une facilité extrême et comme une dédaigneuse élégance à fouiller à fond les théories juridiques et économiques, qui m’inquiéta. Un don de parole, un mélange de feu et de netteté, d’ardeur intérieure et d’idées claires qui me stupéfiaient, me faisant murmurer les grands noms : Berryer, Montalembert, Ozanam.
Je suis court, trapu, velu. J’ai été autrefois assez sot pour en souffrir. Lui, éblouissant de hauteur et de jeunesse et pareil à un sourire moral, ressemblait au souvenir que je gardais de sa mère. « Le plus beau parti de la ville », me disait-on et je ne niais pas. Mariage tardif, pensais-je. Il a bien le temps. Quelques ambitions politiques supérieures et indécidées. Pas assez âpre toutefois pour cela, ni pour la grande plaidoirie.
Il fallait cependant s’évader de cette carrière d’amateur angélique. « L’agrégation de droit ? Henri, suggérais-je, celle de droit civil ? » Je ne connais pas de plus beau concours. Avec son vestibule de droit romain. Je le sais bien, et lui encore mieux : on l’étudie maintenant en ses racines historiques, sa longue évolution depuis le rituel et le sacré. Ce n’est pas ainsi que je l’aime, mais dans son état ultérieur, sa dure logique des formules de service. Il est une conquête sur la fluidité du cœur humain. Il a fait la solide bourgeoisie de France, celle d’autrefois. Celle que les classes mondaines ont perdue, et la France avec. Henri a préféré l’économie politique, les phénomènes monétaires dont je sais tout l’intérêt. Avec les insanités anti-juridiques sur la répartition et ses ambitieuses améliorations sociales que je connais aussi et que je méprise, ces prétendues réformes de structure qui sont de simples glissements de jouissance, ces codes du travail dont chaque article est une interdiction de travailler.
J’écoutai à Paris et chez nous d’assez nombreuses conférences semi-religieuses, semi-sociales comme c’est depuis longtemps la mode, où il laissait brûler librement les pures flammes d’une admirable jeunesse. De toutes ces causeries et œuvres d’étudiant je pensais : « Cette dispersion effondrerait un autre candidat. Mais lui... » Que de générosités de vingt ans s’apaisent de la sorte dans de beaux mariages sains !
Et puis, le coup de massue, l’annonce funèbre. L’entrée au grand séminaire d’Issy le soir même de son triomphe...
Nous étions là, tous les deux, en ce très vaste bureau un peu sombre où toute ma vie juridique s’est écoulée. Moi dans ce fauteuil même où je suis maintenant. Lui sur cette chaise de cuir rouge, contre le tirant latéral du meuble, où s’installent les dactylographes, et sa main tapotait les ciselures des cuivres. Cette douce lumière rose qui tombait de ma lampe (que j’ai fait changer à cause de cela), elle a marqué ce soir-là pour moi la fin de la vie de mon fils.
« Papa, mon cher vieux papa, entendais-je, mon petit papa, la vie religieuse n’est pas ce que tu crois (dans les occasions tendres, il me tutoie, et alors, chose étrange, c’est à moi qu’il arrive de prendre les timbres froids et de ne tutoyer plus. Que le cousin médecin explique !), une poésie, un décor posé sur la vie, ou bien, au contraire, une tringle pour raidir le dos des forces sociales. (Il lui arrivait en deux circonstances de faire, comme nous disons, de la littérature : dans les occasions tout extérieures, ces incessants discours d’œuvres auxquels il ne se refusait jamais ; et lorsqu’il cachait ses émotions profondes). Je l’entendais continuer :
« Elle est l’offre totale de la vie... »
Je crois bien que je n’ai pas dit les bons arguments, même pas ceux qui auraient fait le plus d’effet sur moi. Et puis, d’ailleurs...
J’ai goûté là le pire chagrin de ma vie, une détresse brûlante, une coupure pareille au passage filant d’un couteau. Cependant, au lieu de ces cris tout simples, je discutais, je perdais mon temps. Je disais : « Mon petit Henri, tu t’hypnotises sur les formes ecclésiastiques dans la vie religieuse. Il y a aussi sur terre la belle activité économique forte et juste, les grands postes essentiels dans la vie de l’État, les techniques puissantes et exactes, les leviers de commande entre des mains solides, têtes claires et cœurs sains, les pères de famille prolifiques et grands éducateurs... Toutes les efflorescences de sentiments et de vie morale qui ne s’incarnent pas en impératifs sociaux, dont il ne sort pas de lois, sont vaines...
« Sois donc législateur, quand tu peux l’être. N’abandonne pas la tâche aux ennemis de l’intelligence. Évade-toi de la musique... Je ne connais rien de socialement plus nuisible que certaines abnégations. Mauvais présage pour leur prix en soi... » Et d’autres vérités de La Palice... Enfin cette sorte de scène banale que connaissent, je pense, beaucoup de vocations religieuses de filles ou de garçons dans ces ruptures de vie familiale que font les sacerdoces.
Je crois bien que j’eus aussi quelques mots d’une dureté inepte, enfin je ne sais plus. Sa décision était quelque chose de l’erreur d’un enfant. Je me rappelle cependant un coup de poing sur mon sous-main : « Imbécile, qui croyais que je pouvais revivre dans de petits-enfants ! Cette belle chose, la continuité familiale, les plus chères tendresses de la vie, l’extinction des vieux cœurs doucement usés !... »
Il vit tomber sur mon buvard une larme nette et ronde. J’écris cela avec une telle lassitude après six ans encore...
Je sentis son bras autour de mon cou. Et j’entendis sa voix basse !
« Papa, mon cher vieux papa, n’augmentez pas la douleur de mon sacrifice... »
Nous nous tûmes quelques instants. Après quoi, je demandai : « Quand veux-tu partir, mon petit enfant, demain ? demain matin ? »
Il fit signe que oui.
« Eh bien, que veux-tu ! Va-t’en, va-t’en ! »
Je me rappelle sur son visage grave et pâle ce baiser à goût de sel et d’eau. Et puis, il est monté se coucher, puisque tout à peu près finit par là.
Les années qui suivirent, celles où j’ai le plus vieilli, je me suis lentement fait à la chose. Je me suis détaché, comme ils disent.
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Je viens de relire toute cette histoire. Oui, oui, un goût de passé déjà s’y était logé, de passé et de poussière que je croyais définitif et que la guerre a balayé. Outre cette perte du positif, cette exaltation comparable à ce que j’eusse haï chez un socialiste par exemple, si ma connaissance de ces gens-là m’en eût laissé ignorer le solide égoïsme roublard, je détestai longtemps en mon fils des choses fortes et confuses, amalgamées à cette infidélité envers notre puissante et réciproque tendresse. Je supportai longtemps une lourde rancune de mon cœur, une rancune bien plus lourde que s’il se fût par exemple marié contre mon gré. Je ne suis pas psychologue ; je ne sais pas pourquoi. Peut-être que ce déchirement atroce poussait de sourdes pointes vers le passé, du côté de ma femme morte.
C’est plus tard et plus froidement que j’ai commencé de me demander comment lui était venu cet état d’esprit si différent du mien, et puis (tâche connexe) de chercher ce que du point de vue religieux j’étais, moi, oh ! spontanément catholique comme tout Français de bonne bourgeoisie, chez qui l’État, ou des études positives spéciales, ou la crise des mœurs n’ont pas détruit la croyance. Le catholicisme nous est le revêtement naturel d’une morale d’honnête homme et nous acceptons d’y joindre une métaphysique religieuse ; un peu accessoire et d’ailleurs poétique, avec un respect obscur, traditionnel et indulgent... Que Dieu soit un ou trine, n’est-ce pas, qui peut vérifier ? Et c’est sans doute un peu métaphorique ?...
Ces messes matrimoniales, ou corporatives, ou mortuaires, marquent honorablement nos grandes époques de vie. Quant aux pâques, c’est vraiment beaucoup demander. Déjà une spécialité dans le droit commun de l’honorabilité. Aucune recherche pascalienne. Au fond l’idée qu’il y a comme une catégorie tierce entre le vrai et le faux : le cru, l’accepté, les affirmations invérifiables, appuyées de respect social, de noblesse et d’utilité.
J’ai été à Londres, surveiller un important procès pour une puissante firme d’armement. Nous l’avons d’ailleurs gagné. Nos correspondants anglais nous avaient recommandé comme grand avocat d’affaires un haut Sir à perruque, Bencher de je ne sais plus quel Inn, froid aigu, et il prit avant toute plaidoirie, comme honoraires préalables d’examen, un chiffre qui me confondit. Procédures, règles de fond, comparées aux nôtres, étaient passionnantes dans les différences et les identités. J’avais pris assez rapidement le sens des identités.
Nous nous appréciâmes, le barrister et moi. Je lunchai chez lui le dimanche final. Belle maison, fichtre ! Bordant Hyde Park vers le sud. Un luxe grave et comme intérieur. Rien pour le brillant social ; pour l’éclat pur, comme mon grand lustre à moi, mes fauteuils Louis XV et mes laques de Chine où dort la vie élégante de jadis. Rien de ce grand étalage mondain dont j’ai recueilli chez moi quelques traces mortes. De sombres mahoganys magnifiques et trois ou quatre tableaux de très haute cote commerciale. Devant ses larges fenêtres à guillotine qui éclairaient sa salle à manger, s’étendaient les aristocratiques verdures bleues et le paysage infini de Hyde Park.
Comme je regardais à travers des vitres d’une limpidité absolue, j’entendis derrière moi juste ce brin d’accent que nous aimons, « Vos ne tchouveriez pas cela à Paris » ? Mais « cela », c’est-à-dire ce qu’il montrait, ce n’était pas Hyde Park. C’était un gentleman sur le trottoir d’en face, un gentleman de grande mine, en chapeau haut de forme, lent, calme, d’une dignité insulaire et d’une solennité confite incomparables... « Lord X... His Lordship se rend à midi au service dominical de la Haute Église. Vous dites : Un sujet de tabloou. » Et il rit de ce rire débridé qu’ils ont parfois dans la vie privée. – Pas ça en France ? Oh ! mais si ! Tenez dans mon cœur. – Vous seriez, ici ooussi, un bon barristeu... »
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Aujourd’hui, comme je revenais du Palais, mon domestique vient de m’arrêter dans le vestibule.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Cyprien ? – Je voudrais demander à Monsieur. (Timbre très confidentiel, dépassant le ton du service, atteignant les rapports d’homme à homme, et leur plus haute teneur de confiance et d’intimité.) Faut-il que j’enlève mon argent de la Caisse d’Épargne ? – Pour le mettre où ? dans la rente ? les bons d’armement ? – Monsieur, on dit dans les obligations de chemin de fer. – Tout ça, Cyprien, c’est la même chose. »
Il est debout, à contre-jour contre la grande porte vitrée du vestibule, sur le carrelage bleu et noir, plumeau en main, tablier bistre à poche marsupiale, pointant sur moi son long nez obéissant, figure absurdement classique, à la fois subtile et imbécile.
Je continue avec un doux mépris très visible, qui entre dans la structure de mon autorité :
« Vous avez les connaissances nécessaires pour surveiller les placements étrangers ? Non ? Possédez-vous de quoi acheter une petite ferme près de la ville avec de la terre autour ? Ça, peut-être bien, Monsieur. – Faites trois parts. Pas tous vos œufs dans le même panier. Caisse d’Épargne pour vos besoins courants. Les deux dixièmes si vous voulez. C’est du. 3 ½. La rente, pour son rapport. C’est du 6. Les trois dixièmes. Le reste pour la ferme. C’est du 1 %, mais le fond reste, vous comprenez ? »
Il est depuis trente ans et plus à mon service et vote bien. Il constitue dépendance de bourgeoisie. L’appariteur du procureur général, ce matin même, m’a demandé la même chose. C’est un drôle, et bien plus inamovible que son patron. Je lui ai parlé avec beaucoup plus de douceur qu’à Cyprien. Je ne me vante pas de ces paradoxes.
J’ai monté lourdement mon escalier Louis XV, au départ si large et si doux. Il a été logé là dans ce vestibule Renaissance lors des remaniements de l’hôtel au dix-huitième siècle. Ces deux périodes se fondent ainsi en une époque abstraite, composite et charmante, mort exquis, morceau d’un passé d’art irrévocable.
J’aime à sentir sous ma paume, quand ma main glisse sur la rampe, le délicat frottement des petites rouilles.
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Tout l’hiver, dans le silence du soir, ces deux mois de froid, cette neige qui n’en finissait plus, j’ai passé seul avec les livres des soirées si lourdes et si nouvelles... Vu Henri une fois. Il a eu quatre permissions. Mais trois furent pour son séminaire et ses œuvres. Je ne réclame pas. Henri est maigri, calme, étonnamment prosaïque, ayant surtout besoin de repos, un peu éteint.
Dans le comité dont je fais partie, semi-administration, semi-bienfaisance, des incompétences bourdonnent, des initiatives chevauchent, d’impérieux zèles neufs découvrent l’Amérique. Ignorant les œuvres qui fonctionnaient déjà sans elles et fort bien, des circulaires ministérielles tonnent sur l’Olympe. Leur phraséologie foisonne d’appels aux peuples libres et aux solidarités démocratiques, toute la vile emphase électorale dont s’alimente le régime. J’ai réintégré sur mon bureau le portrait de Henri que je conserve des temps heureux.
Je change. Je sais que je change. De caractère, de fermeté, peut-être de vues générales. Les plaidoiries que j’accepte encore seraient molles si je ne donnais l’impression de choisir mes clients, mes affaires et mon ton. Ruse forcée qui me laisse de la hauteur. Cette somnolence stratégique où l’on ne se bat que dans les parties lointaines de l’Europe, ces récits de feuilletonnistes militaires sur des attaques de quelques hommes, puériles et toutefois mortelles, tout ce silence de la guerre, comment prendra-t-il fin ? Le verrai-je ? et verrai-je une autre fin ? celle de la dégradation politique et morale de mon pays ? J’ai une peur complexe et mortelle, entourant la peur plus simple de ne plus revoir Henri... La tête dans les mains, je viens de m’enfoncer silencieusement en un grand trou de désespoir : un peu de vertige aussi, et la paroi de ce trou vacille et tourne...
Lorsque Cyprien vient fermer mes rideaux, le soir, il me soumet pour le lendemain les menus de sa femme qui est ma cuisinière. On ne renvoie pas de personnel en temps de guerre, quoique j’eusse aimé simplifier mes dépenses et ma vie. Même sous ses volets clos, cette vaste maison reste chère. Mes repas sont une terrible solitude. Dans ce grand bureau qui donne sur la cour et qui est avec les cabinets annexes la partie professionnelle de l’immeuble, l’obscurité du soir pénètre vite avec un mortel silence. À angle droit avec lui, ma chambre à coucher et mon cabinet de toilette donnent aussi sur la cour. Les grandes pièces du devant elles-mêmes sont devenues lentement glaciales et assez funèbres. Ou bien est-ce moi qui vois ainsi cette suite d’emplacements trop vastes, disproportionnés avec ma vie ? Salons, salle à manger, chambre à coucher de ma femme, chambre à donner (j’ai eu des neveux autrefois), tout cela dort là, dans la semi-nuit des volets qu’on n’ouvre jamais, en un grand étage plein de meubles signés et d’espaces déserts. C’est là où mes espoirs et mes rêveries logeaient Henri autrefois... Ah ! j’ai encore oublié ce que je voulais dire... Je le retrouverai sans doute...
On me sert mes repas sur une petite table portative, dans mon cabinet même. Au second, l’ancien appartement de Henri, bien entendu, est abandonné.
Mes revues de technique juridique et administrative continuent de paraître ; amincies et rongées par la guerre. Le droit est en évolution rapide, je le sais. Je ne ferai pas les frais intellectuels de la combattre ou de l’approuver.
Posée devant moi sur mon bureau où je viens de m’accouder la tête dans les mains, ma pendule ancienne augmente la solitude, la rythme, l’explore de minces appels sans réponse. Je retrouve ce sentiment d’un temps abstrait, fuite sans date, faite de vide pur. J’oublie que sa petite âme de pendule a été changée pour des ressorts modernes et j’imagine qu’elle est restée la même et qu’elle bat ainsi en une indifférence féerique depuis le dix-huitième siècle.
Mon quartier aussi est très désert. Ce silence que j’ai tant goûté, que je savourais autrefois comme un repos, parmi ce que j’appelais les symphonies de l’existence, maintenant il m’accable. Je m’y sens loin de toute vie, déjà regardé, pressenti, averti par la mort. Mon quartier ressemble à tous ces quartiers médians des vieilles villes historiques, blottis autour des cathédrales ou des palais de justice. J’y suis loin de la vie moderne, des vastes districts industriels qui se sont édifiés autour des chantiers, et même des grandes avenues, reines des percées neuves, où ont émigré déjà tant de cabinets de confrères, d’études de notaires et d’avoués. Seuls demeurent avec moi les clients fidèles des terres mortes.
J’entends de mon lit (j’en suis si près) la vieille horloge du Palais et le soin qu’elle a de mettre autour du chiffre qu’elle sonne des espèces de fioritures rondes, des cercles vibrants et larges dont la dernière onde est lente à mourir. À l’autre bout de l’échelle des sons, subtile, secrète, quand je pousse un ressort léger sonne ma petite montre d’or. Elle tinte pour moi seul, déroulant juste quelques centimètres de vie. Voilà...
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Le doyen de Saint-Amable est venu me voir. C’est un prêtre gras et fin, fort bien vêtu, d’un effacé cérémonieux, d’une culture classique et latine riche, discrète et démodée ! un prêtre concordataire d’il y a soixante ans. « Il en reste », me dit-il avec un de ces sourires qui ne passent qu’à peine la fente des lèvres.
Il a l’obligeance de venir jouer avec moi, tous les quinze jours environ, une partie d’échecs où il est de première force.
Ah ! je sais maintenant ce que je voulais ajouter à mon exposé religieux de tout à l’heure, ce qui était parti dans un de ces brusques trous de mémoire dont je me plains, la vérité est que le départ de mon fils m’a donné certes une plus vive idée de ce qu’on appelle l’action d’un Dieu présent au cœur, il l’a extraite de ses grandes nues métaphysiques, l’a revêtue d’une troublante personnalité perceptible. Mais ce fut pour m’inspirer envers Dieu comme une rancune, une jalousie, une sorte d’aversion telle qu’on en a pour un rival.
Le doyen, entre deux mouvements de son fou du roi, a lu ces sentiments dans mon âme. Sa première réflexion fut : « C’est un progrès » ; voici la seconde : il tapotait sur mes vieilles phalanges de sa molle main trop blanche : « Quittez, dit-il, cette âme de belle-mère. » Et comme je sursautais : « Et pour quel gendre ! » sourit-il, la tête légèrement penchée, cachant un œil semi-ironique qui ne me regardait pas.
Il reçut ce jour-là ma promesse d’apporter à de grands sermons officiels une présence qu’on s’obstine à croire décorative. Des sermons de guerre, prometteurs de vœux, avec vastes prières collectives, lumières, chants, cliquetis de quêtes et de chaisières. Les ecclésiastiques n’ont pas encore trouvé l’idée si simple d’installer la chaisière à l’entrée des nefs et d’y percevoir à cet endroit un impôt qu’ils stopperaient à la source. Mais je fus sensible au volume des chants, à la voix surhumaine, à l’accent poignant des grandes foules. Un énorme cri de Nous voulons Dieu prit une sorte de corps matériel, une puissance de heurt mou dont tremblèrent les voûtes et qui retomba sur moi d’une si forte et si perceptible masse sacrée, que je me sentais comme ballotté par d’immenses efforts musculaires cachés dans la substance de la musique.
Toute cette prière était à base de supplication désarmée, de tristesse et de deuil. Le doyen dit qu’on prie uniquement dans les détresses et les besoins, et les gens heureux croient qu’ils n’ont pas besoin de Dieu. Ainsi moi, si Dieu me rend Henri... Alors, là clairement pour moi seul comme lorsque je percevais le tintement de ma petite montre d’or, j’entendis : « Il faut prier premier. Do ut des. Et Dieu est loyal ! »
C’est là que j’ai pensé que je ferais mes pâques.
Ma communion fut douce, facile, quelconque, vraiment oui, quoique ma confession m’ait remué le cœur. Le doyen me disait : « Mon bon ami, si cela vous est trop pénible, je puis venir vous confesser moi-même. C’est si simple... » Mais je ne sais pas s’ils comprennent bien la psychologie de l’homme qui démarre. Je fis : « Non. Vous savez mon genre. Indiquez-moi un prêtre pas méchant, gentil et inconnu... » Qu’est-ce que je voulais ajouter encore ? Je ne sais plus. Ah ! une analyse du respect humain, je crois.
Cette communion pascale (après tant de temps) m’a laissé un curieux sentiment épuisé, plein d’une triste douceur. Je ne suis plus qu’un vieux qui s’accepte... Au fond, je crois que je faisais bien des manières pour communier devant mon concierge.
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Coup de théâtre. Un tournant de la guerre. Envahissement de la Hollande et de la Belgique.
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Un mot en courant. Effondrement hollandais. Effondrement belge. Debout et figé devant de grands vides, j’éprouve comme une paralysie de la prévision et de l’espérance.
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Communiqué de Reynaud. La Meuse forcée. Notre front rompu. Nous commençons d’incroyables jours. D’extraordinaires questions techniques (comment forcée ? comment rompu ?) frôlées en passant par les ailes de la débâcle. Je ne suis qu’une grande stupeur passive ; je sens crouler de moi des pans de vieil optimisme idiot. Tout cela traversé par ma torture personnelle, mon petit morceau de torture aigre et dur, nullement fondu dans la grande souffrance : le péril de mon fils me ravage le cœur. Mon espérance, née de mon do ut des, je la sens pendue à un fil si mince ! Peut-être c’est le temps des grandes épreuves ! Peut-être qu’on ne fait pas de contrat avec Dieu !
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Henri est ici. Blessé. Très grave. Comment venu ? Qu’importe ! Le petit mot du gestionnaire n’en dit rien, cette espèce de billet d’admission griffonné au crayon que m’a apporté Cyprien. L’hôpital est ce palace pour avenue neuve, transformé en clinique chirurgicale avec chambres d’officiers.
J’écrirai le plus que je pourrai tous ces moments qui vont venir, parce que je sais bien que, si violents qu’ils soient, dans deux ans, trois ans, quatre ans, ils partiront par lambeaux de ma vieille tête, si je ne m’en vais pas moi-même le premier.
Dans cette chambre où je suis entré, j’ai vu un visage d’une maigreur fondue, quelque chose qui m’a semblé l’extrémité des lassitudes humaines. Mon fils bien-aimé, reculé dans les profondeurs de la souffrance, rejeté très loin de moi, commence de s’en séparer à jamais. Du fond de ce lointain, deux yeux trop grands, trop tendres, levés sur moi, deux grands yeux, un lent sourire persistant, une communion intérieure avec moi, c’était mon fils. (Ah ! j’ai oublié de dire : sur le seuil, juste avant que j’entre, un monsieur en blanc m’a arrêté. Calot, décorations, air de calme et d’autorité. « Vous êtes son père. Pas de marques d’émotion, n’est-ce pas, Monsieur. C’est un très grand blessé. » Henri a ensuite refermé les yeux et son sourire est totalement rentré dans ses joues.
J’étais là, enfoncé dans un mortel tremblement intérieur, tâchant de durcir et d’immobiliser, comme on me l’avait dit, mes émotions, ainsi qu’un plâtre sur une blessure. Rien que ce silence de nous deux, cette grande fusion qui venait bien tard. Autour de moi, je sentais d’autres choses blanches, un second lit vide, du fer peint en blanc, un tablier plié sur lui et le sommier. Quelqu’un m’a poussé une chaise contre les jarrets, très silencieusement. Une Sœur ou une infirmière, je ne me rappelle plus...
C’est assez longtemps après que j’ai tiré ma montre. Il était onze heures trois quarts. La personne en blanc m’a fait signe de partir, et je suis parti sur la pointe des pieds. Henri n’a pas rouvert les yeux. Quand j’étais très immobile, les genoux contre son lit, touchant la couverture, j’ai senti une odeur précise et tranchée s’étaler dans une sorte de zone neutre : un fin filet de drogue, de pus, de pourriture, je ne sais quoi.
Revenu après déjeuner ; et j’imagine que je ne ferai pas autre chose de longtemps. Je l’ai trouvé, ce que je n’avais pas eu le cœur de remarquer ce matin, rasé, nettoyé, propre, de cette propreté soignée des bonnes cliniques. J’ai vu sa main, d’un blanc bleu, à plat sur la couverture, y reposant sa maigreur déchirante. J’aurais voulu placer la mienne sur elle. Mais je me suis rappelé l’ordre : « Pas d’émotion. » Il m’avait entendu rentrer. J’ai reçu de nouveau le tendre regard de ses deux yeux. J’ai compris un peu tard qu’il fallait me mettre sous ce regard et non pas près du lit, pour qu’il n’ait, quand il le voudrait, qu’à entrouvrir les yeux.
À ce moment, l’infirmière m’a tendu un petit carnet rouge sale : « De votre fils, Monsieur. » J’ai bien vu qu’il en avait donné l’ordre et qu’il entendait. Je l’ai bien vu à son sourire, et quand il a fermé les yeux, la tendresse de ce regard et de ce sourire a continué sous ses paupières.
J’ai tâché de suivre sous les draps les lignes de ce pauvre corps. Je ne comprends pas bien. Vers le bassin, dans la région du bas-ventre, une grosse chose confuse, un informe gonflement estompé. Il fait très chaud, une de ces chaleurs niaises qui enveloppent les grands malheurs. Le lit est peu couvert. On peut suivre facilement le dessin du corps jusqu’au gonflement. Et puis tout paraît s’arrêter et je ne vois pas les pieds. Dissimulés, fondus dans les draps, enfoncés je ne sais où. Je ne comprends pas. Pendant ce temps, il entrait dans son sommeil.
Il dort. L’infirmière me dit : « Nous le maintenons avec de la morphine. La douleur serait trop atroce. » Je l’ai regardé dormir de ce sommeil artificiel qui me semblait le rendre un peu plus étranger, l’enfoncer un peu plus loin de moi. L’infirmière, en quelques mots murmurés, me dit le nom du chirurgien, l’un des bons d’ici, mobilisé sur place. « Mais le chirurgien en chef est X... de Paris. Premier ordre. » C’est celui que j’ai vu ce matin. « Tout cela, hélas ! est si précaire... » Et elle lève des sourcils régularisés. J’ai senti un peu de jalousie imbécile de devoir à cette étrangère tous ces renseignements sur mon fils.
Je demande si je puis déjeuner ici ou dîner : « Non, Monsieur. Je ne crois pas. – Ou peut-être coucher dans quelque chambre des hauts étages ? Si par hasard, n’est-ce pas, on n’avait que juste le temps de m’appeler ? » L’infirmière répète de sa même voix basse : « Évidemment. Tout ça est infiniment précaire. Je chercherai, je tâcherai de vous trouver cela pour demain. » Je la remercie de sa pitié. Mon fils dort de cette somnolence confuse et agitée de la morphine. Je l’ai quitté au milieu de ce sommeil.
Rentré chez moi, Cyprien me dit d’une voix sourde, dont le timbre étouffé me touche, que la table est mise dans mon cabinet comme d’habitude et les plats sur le réchaud. Je sais le sens des mots dans cette remarque douce et triste. Elle revient à me demander si je désire qu’il serve ou qu’il me laisse seul.
Voilà ce qui surnage d’une douleur qui me ravage et qui m’insensibilise à la fois. Les deux en même temps, donnés ensemble. Je ne sais pas comment dire. Réduit à un désert intérieur. Sur le bord d’un immense sanglot, mais trop perdu pour pouvoir sangloter, ayant au fond le sentiment que ce qui m’arrive n’est pas tout à fait vrai !
Je me suis aperçu que je m’étais moi-même servi le potage à l’odeur que j’en ai reçu. Une bonne soupe honnête, une soupe tranquille, qui a le goût des jours d’avant, juste comme toutes les choses ont leur même aspect d’avant. J’en ai mangé quelques cuillerées dans une espèce de rêve. Après quoi, je me suis promené à travers la maison morte.
Je n’ai pas, si étrange que ce soit, eu le courage d’ouvrir encore ce carnet que j’ai là, dans ma poche. Je défaille et j’hésite... C’est dans la chambre de ma femme, la chambre vide et inutilisée depuis tant d’années, où n’a jamais cessé de traîner un reste de la vieille inquiétude, que mon cœur a crevé à la fin.
Je suis tombé devant son prie-Dieu, les deux coudes où elle mettait les genoux, le corps traînant à terre et criant : « Je vous salue, Marie, pleine de grâces... » enfin sanglotant, broyé, dégonflé, délivré dans l’accablement le plus docile. Je crois que j’ai pleuré là quelque temps. C’est là aussi que j’ai enfin compris le plus clairement, avec ce même consentement écrasé pour les choses qui me dépassent, que mon fils allait mourir. En revenant, j’ai passé l’index sur la cheminée du grand salon, entre la pendule et les deux candélabres à perruche, pour voir si le marbre n’avait pas de poussière...
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En voiture vers l’hôpital, enfoncé dans les journaux du matin, j’ai cette fois saisi toute l’horreur de notre situation militaire. Ce deuxième compartiment de ma souffrance. L’avance allemande est d’une soudaineté incroyable. Quand seront-ils ici ? Demain ? après-demain ? Ou n’est-ce qu’une question d’heures ? Un champ sentimental fait de stupeur générale, d’indignation ironique, d’invraisemblance infinie, déborde et encadre mon morceau personnel de torture... Je ne suis pas pleinement dans le deuil national, mais un peu à part, avec ma douleur à moi, un peu à côté, dans un autre monde.
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J’ai vu ce pansement défait devant moi, sous la morphine. Mon Dieu !... J’ai compris l’horreur, la pleine horreur, l’abomination matérielle de cette silhouette qui, hier, devinée dans le lit me semblait trop courte. Henri a été ramassé près de son char, les deux jambes broyées, immédiatement recueilli par une voiture sanitaire, réchauffé, remonté d’un terrible état de choc, transporté presque tout de suite. (Ce fut une immense chance, dit le chirurgien...) J’ai écouté ces explications sourdes en une espèce de stupidité obéissante. Il n’a plus de jambes. C’est un tronc que j’ai là. Mon fils n’est plus qu’un tronc, terminé par une sorte de caverne rouge, un grand trou plein de choses sanglantes d’où j’ai vu sortir à la pince des espèces de festons de gaze rouge et des morceaux d’ouate pourpre. J’ai eu le temps d’atteindre, dans un coin de la salle, une chaise posée là ; j’ai appuyé ma tête dans l’angle rond des deux murailles et j’ai senti monter l’inconscience. Une des infirmières m’a pris sous les bras et m’a fait sortir.
C’est là, de ce corridor, que j’ai vu repasser Henri sur sa civière dans le repos du sommeil, tout le pansement refait, une couverture calme posée sur lui et l’allongeant, rendant à son pauvre corps quelque chose d’humain.
« Il devait mourir sur le coup », me confie le chirurgien pour me consoler. Je sais ce qu’il veut dire. Je l’ai pour quelques heures devant moi, dans la vie où je suis, pour une rallonge d’heures inespérée, pas dans les vraisemblances, juste un surcroît de temps pour que je puisse le revoir. Je veux me ressouvenir voracement, me remplir le cœur pour tout le reste de ma pauvre vie. Ma mémoire s’en va, les choses s’effacent. Si je ne fais pas exprès de tout faire pour me souvenir, je n’aurai peut-être plus qu’une grosse désolation confuse. Ramasse tes souvenirs, pauvre malheureux !
Henri, sous la morphine, pour le moment ne souffre pas. Mais une demi-heure environ après le pansement, il recommencera. Et dans une heure ce sera intolérable. Alors de nouveau interviendra la morphine. Et ainsi de suite. C’est tout ce que j’ai de mon fils : un pointillé de souffrance et de sommeil ; et dans les intervalles, ce regard tendre qu’il continue dans son cœur quand il baisse les paupières et s’endort. Un petit crépuscule de sourire demeure là quelques instants.
J’ai pu obtenir de manger dans cette clinique. Mais qu’ils sont lents ! Pour leur morceau de veau sur du macaroni j’ai compté une demi-heure de stage préliminaire !...
Je viens de trouver à coucher pour la nuit à l’un des étages supérieurs de l’hôtel, dans les chambres de service. Si « quelque chose arrive », il est entendu que l’infirmière m’appellera. Je ne suis pas sûr des draps ni de la couverture. Tout cela n’est ni propre ni sale ; tout cela sent. Je me couche tout vêtu. Une très mince cloison me sépare de la chambre voisine. Des bruits de sommiers et de vase de nuit pénètrent la mienne.
Je regarde là mes papiers, j’écris tout ça, et puis je me jette à genoux sur une sale descente de lit et sanglote de misère et de désespoir.
Dans ce lit qui sent je ne sais quoi, j’entame une mince prière mécanique qui enveloppe mon fils, la France et tous les pauvres hommes de la terre. Et je comprends assez vite que je n’y dormirai pas.
Je suis resté là réveillé à peu près toute la nuit, la lampe brutale sans abat-jour m’aveugle, tandis que je lis le manuscrit de mon fils. J’ai pu enfin m’assoupir devant un commencement d’aube.
Une partie du carnet relevée au stylo est lisible et soignée. Elle contient une prière que je reproduis ici. D’autres pages écrites au crayon, boueuses, sanglantes, coagulées, sont des reliques à jamais illisibles.
PRIÈRE POUR UN TEMPS DE CALAMITÉ
(Prière que j’ai écrite, dans le grand trouble que j’ai ressenti quand j’ai commencé de comprendre que tout était perdu.)
Ô mon Seigneur, ô mon Dieu ! nous sommes plongés dans l’une des plus lourdes épreuves de l’Histoire. Nous avons appris les noms de quelques-unes de celles qui les ont précédées. Nous ne pensions pas que nous aurions à les subir pour notre propre compte. Seigneur, nous pensions que votre civilisation chrétienne nous accorderait de nous éteindre entre les bras de nos bien-aimés, sous le doux et pacifique penchement de leurs visages, enveloppés par la bénédiction de vos prêtres représentant visiblement le Vôtre, et comme dans votre baiser. Mais l’angoisse dernière nous fut, au contraire, proposée dans l’incertitude des grandes guerres, et puis l’humiliation de leurs désastres. Et voici que nous nous sommes sentis les frères de tous ces hommes d’autrefois qui ont souffert les atroces formes de la mort au lieu de doucement mourir.
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Seigneur, l’ampleur de ces cataclysmes nous accable. Mais autant qu’elle, cette dure et pierreuse brutalité qu’ils portent en eux, qui leur donne l’apparence d’être comme rebelles à nos supplications et décevant nos plus sûres confiances sacrées. Ne pas comprendre ce rejet apparent nous est une douleur qui s’ajoute à l’autre. Seigneur, ayez pitié de ceux qui sont tentés de croire que tout ici-bas ne dépend point des lois de la prière, mais d’autres lois affreuses et inflexibles, fermées à tout exaucement et à toute bonté. Montrez-nous que ces calamités entrent dans Votre amour pour les hommes comme nous savons bien qu’elles y entrent en effet. Éclairez-nous, Seigneur. Ayez pitié de notre obscurité selon Votre grande miséricorde !
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Seigneur, mon Dieu, j’ai sous les yeux, en ce moment même, votre Christ crucifié, un petit crucifix d’ivoire jaune, sous mes yeux, sous mes lèvres et comme dans le feu de mon amour. Il est la grande Victime de l’Histoire. Donnez-nous de comprendre par lui, à nous qui sommes si loin d’être des justes, ce terrible mystère qu’est la souffrance du Juste et qu’il puisse dire : « Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » sans qu’il ait cessé d’être le Juste ni Vous d’être son Père qui êtes aux cieux.
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Votre Christ, pour nous crucifié, nous a donné, mon Dieu, le modèle devant lequel nous, les hommes ordinaires, suons et défaillons de terreur et de faiblesse. De telles extrémités, auxquelles sans doute ne serons-nous point appelés (quoique cela ne soit pas sûr), nous montrent cependant tout ce qui reste encore de marge et d’espace vide derrière nos propres souffrances pour absorber dans notre acceptation toutes ces parties hostiles de votre immense monde, ces régions inhumaines qui nous semblent interdites de par leur essence même et cadenassées par la douleur. C’est votre Christ que vos saints imitent lorsque au temps choisi par Vous pour leur holocauste, conviés par Vous aux zones les plus dépouillées et les plus nues du sacrifice, ces saints n’ont pourtant pas cessé de totalement consentir. Et nous, les hommes ordinaires, donnez-nous, ô mon Dieu, si vous l’exigez, la force d’imiter vos saints. Celui qui, dans l’inquiétude ou la douleur, se sait néanmoins entre les mains du Père, celui-là au sein de son angoisse terrestre se trouve déjà dans l’éternel. Et tous les sens des mots sont enfin changés en leur signification véritable dès que commence de s’y introduire quelque chose de Votre divine démesure, ô mon Dieu !
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Mais apprenez-nous, aussi, ô Seigneur, à chercher dans ces souffrances, ainsi qu’elles y sont infailliblement, les conséquences collectives et presque automatiques de nos fautes, le prix de nos mauvais vouloirs et de ceux de nos frères, à cause de la solidarité des conduites morales et de cette terrible et sûre complicité dans les phénomènes du mal.
Et ainsi cette répercussion mécanique nous est une justice cependant, une sanction terrestre visible et frappante puisque justement il faut frapper. Que cette dure morale, à cause de sa dureté même, nous aiguille vers l’autre, celle de la soumission filiale et de la foi en la miséricorde, ô mon Seigneur et mon Dieu !
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Ô mon Dieu, pardonnez-nous s’il nous semble parfois qu’une sorte de droit à l’exaucement montait vers Vous avec notre prière, portée en haut par vos multiples et divines paroles : « Tout ce que vous demanderez en mon nom... » et « Jusqu’à présent, vous n’avez rien demandé en mon nom... » Et même (comme nous n’eussions pas osé, en effet, cet appel direct de Dieu à Dieu si nous n’y ajoutions le surcroît de force de Marie médiatrice et de tant de saints), il a pu nous sembler inintelligible que retombent de si haut ces ailes rompues et ces espérances brisées. Faites-nous comprendre, ô mon Dieu, qu’en outre de l’inévitable sanction et du poids terrestre de nos fautes, l’exaucement que nous sollicitons présente un sens spirituel et sacré dont Vous êtes seul Juge et qu’il faut savoir purifier des significations de la terre. Si ce calice fut présenté à l’unique Juste et ne s’éloigna pas de Lui malgré sa divine postulation de Juste, c’est donc que ce calice était lui-même l’exaucement sollicité, quoiqu’il le fût avec d’autres paroles. Et toutefois, Seigneur, nous ayant fait comprendre toutes ces choses, ayez cependant, parce que nous sommes faibles, pitié de nous, selon Votre grande miséricorde.
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Ayez pitié de votre peuple de France ! Ayez pitié de nous, ô mon Dieu ! Que cette pitié s’étende d’abord aux plus urgents moyens de refaire l’âme de notre patrie, afin qu’elle puisse chercher premièrement le Royaume de Dieu et sa justice. Jetez néanmoins par surcroît sur elle un regard de bienveillance temporelle et qu’un peu de vos miséricordes terrestres descende sur sa détresse, l’apaise, la console et pave le dur chemin de ses remontées. Mais toutefois que Votre volonté soit faite, ô mon Seigneur et mon Dieu !
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Cette France pour laquelle nous osons solliciter la bonté de Marie médiatrice, nous savons qu’elle fut ingrate et frivole et légère et séculière et impure et jouisseuse et pleine du mépris théorique et pratique de Vous, et le seul des pays nourris dans Votre civilisation chrétienne à avoir si longtemps fait défense à Dieu de montrer officiellement son efficacité sociale.
Qu’elle reste tout cela, encore, même après l’exaucement ; hélas ! il n’est que trop possible. Mais il se peut aussi qu’un grand heurt de miracle vienne frapper quelques âmes et en fasse des saints. À cause de ces âmes, ô mon Dieu, ô Vous qui avez placé au nombre de leurs devoirs le devoir d’amour envers leur pays – ayez de nous pitié et miséricorde.
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Nous-mêmes, Seigneur, qui compterons sans doute parmi ceux que ce grand heurt frappera sans en faire des saints, que ferons-nous pour notre part de collaboration dans cette pitié que nous sollicitons de Vous ? Peut-être nous perfectionnerons-nous enfin dans l’amour du prochain. Peut-être regarderons-nous avec moins de dédain et plus de charité active toute l’immense ignorance qui respire, s’agite et, hélas ! aussi, parfois gouverne et commande autour de nous. Peut-être jugerons-nous en plus stricte justice les tièdes et les médiocres qu’au sein de Vos lumières et de Vos grâces, nous sommes nous-mêmes restés. Seigneur, déjà il nous arriva, j’ose le dire, de solliciter des miracles et peut-être même de les obtenir. En fûmes-nous meilleurs ? À peine. Et même les avons-nous compris ? À peine. Pour cette inconscience dans l’ingratitude, ô mon Dieu, ne nous accablez point d’un châtiment égal à la faute, mais ayez pitié de nous.
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Tout au moins, Seigneur, puisque ces périls de guerre qui si longtemps nous prescrivirent le face à face avec la mort nous imposent maintenant l’humiliation nationale, qu’il n’y ait dans le regard dont nous la fixons ni stoïcisme, ni acrimonie, ni mépris, ni amertume, moins encore d’indifférence et de légèreté humaine. Mais des décisions graves, humbles et persévérantes, toutes fondées sur Vous et alimentées par Votre amour. Si l’acceptation de Votre très sainte volonté, au moment de la mort, enferme en elle quelque chose de sacramentel, que cette même acceptation d’écrasantes épreuves pour nous et ceux des nôtres qui souffrent au loin nous rende facile d’y reconnaître et d’y bénir la trace de Votre main paternelle. Ainsi serons-nous bien assurés de trouver là, quand il le faudra, pour notre activité spirituelle, toutes les grâces et tous les appuis. « Cela me suffit, mon Dieu, cela me suffit », disait une douce voix royale en d’autres circonstances mortelles. Nous acceptons nous aussi de tout ignorer de la forme, de la durée, du poids de la terrible épreuve, de ne rien voir d’elle, pour le moment, que cette petite lumière qui donne sur la Croix.
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Je n’ai pas le cœur de commenter cette prière... J’ai le sentiment qu’elle ne me donne rien de mon fils, rien qui passe les maximes d’apologétique générale que les circonstances demandent, les conseils de son apostolat, pour m’admettre dans ses chapelles intérieures, les chambres vraiment personnelles de son âme.
Pendant le séjour que je fais au pied de son lit, je vois que mon fils s’éloigne de plus en plus de moi.
Il s’enfonce dans une existence purement corporelle où toute conscience s’éteint. Une pauvre chair qui souffre toute seule sans que l’esprit le sache désormais, des membres qui frissonnent, chacun pour son compte. Le grand manteau de la morphine couvre tout cela... Penser à rien, même pas à la prière... Il faudrait que je rentre dans toutes ces strophes... Je ne puis pas... Resté des heures devant ce qui fut mon fils. Ramené avec une mortelle ténacité machinale à ce tronc misérable, à cette moitié d’homme, aux circonstances incompréhensibles pour moi qui l’ont repêché sur le bord de la mort... En somme, une pensée dont je ne suis plus le maître, une pensée asservie, automatique, traversée de souffrances.
Obligé d’aller voir un autre blessé, dans une autre clinique, religieuse celle-là. Circonstances identiques. Une bonne Sœur, devant un amputé sous la morphine, y dit un chapelet silencieux... Sanctification du mécanisme, de la monotonie, de l’inerte glissement des minutes. Ce que je ne sais pas faire... Tout sert...
Le soir, on m’annonce qu’on m’a trouvé une nouvelle chambre. Elle est meilleure en effet, propre, ripolinée, pareille à toutes les chambres d’hôtel. Je pense que j’y dormirai.
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Oh ! je puis bien raconter tout le reste avec le plus grand calme, une sorte de glaciale ironie (contre qui ? et quoi ?). Mon hôtel vient d’être à peu près complètement détruit par une bombe. Mince détail, pas à l’échelle des massacres en Europe, et même, – chose étrange – partie presque petite, lacune de second ordre dans le vide désespéré de mon cœur. Ma couleur d’esprit général est stoïque, je l’ai assez dit, d’un stoïcisme traversé d’inclinaisons religieuses, je le sais bien. Mais le mode moderne sous lequel se présente cette froide amitié avec l’univers comporte une nuance ironique, étrangère aux gens du troisième siècle. Nous avons passé plus près qu’eux de l’âme du monde, et des surnaturelles sollicitations, et des plus hautes, des plus chaudes, des plus motivées espérances. Au point de n’être pas sûrs si nous sommes seulement sollicités ou si dans l’obscur fond des choses nous consentons. C’est un recul sur mon état d’esprit de Pâques. Le doyen m’avait prévenu. J’ai quelque honte que parmi mes immenses raisons de détresse, ce recul soit peut-être dû à ce désastre matériel, à cette perte-là. Ironie...
À une heure du matin commença la fête nocturne. La sirène grimpa l’échelle des sons, fit de l’équilibre sur le sommet, redescendit, remonta la cime, j’ai tellement entendu ces bruits, avec celui des bombes dans ce grand port trop visé ! De quel côté ? Les docks ? Les avenues neuves ? Les chantiers ? Les quartiers du centre ? Je ne puis dormir que l’oreille gauche (qui est la bonne) et la joue enfouies dans l’oreiller. Ainsi je n’ai jamais dans mes explorations sonores de la nuit qu’une fraction d’univers. Assez pour que la canonnade m’ait paru copieuse et longue. Je me suis rendormi pendant que tonnaient encore quelques coups retardataires, de graves coups en plein ciel, pensant aux formes inconnues que prendrait le prochain jour pour mon fils.
Je l’ai vu commencer comme la veille, dans le même sommeil de morphine préalable à ce pansement dont j’ai la lâcheté de ne pouvoir supporter la vue... Comme j’entendais : « C’est du côté de la cathédrale... », j’y fus avec une très légère étreinte...
Je ne crois à aucune prémonition. On ne retient jamais que celles qui réussissent, négligeant tant d’autres qui tombent. Je vais écrire froidement comme un procès-verbal.
Toute la façade qui donne place du Palais, la noble, cohérente, glorieuse façade Renaissance, celle que citent les guides, c’est celle-là qui n’est que décombres. Ainsi que les deux étages de pièces désertes, y compris tous leurs meubles et collections, bien entendu. Effondrée sur les anciennes écuries et remises, où est ensevelie ma voiture ; la cour intérieure avec la place de mon cabinet professionnel et les pièces annexes apparaît derrière ces décombres hors de son habituel demi-jour en une sorte de subite nudité. Toute cette façade intérieure, encore debout, est béante, lézardée, dangereuse.
« N’approchez pas ! me crie le sergent de ville.
– Cette maison est à moi, lui dis-je doucement », et je me surprends à admirer moi-même mon calme...
Je ne sais où sont mes serviteurs. Pendant les alertes ils ont l’habitude de descendre dans les caves. Les grosses voûtes ont dû tenir. J’aperçois sous les décombres un soupirail intact, mais descellé.
« Ils sont rescapés, me dit-on. Oh ! ils sont quéq’part par là, dans les maisons voisines... »
Je ne sais ce qui reste de ma bibliothèque et de mes papiers. Je ne suis pas ruiné, je le sais. Je ne garde chez moi aucune valeur mobilière. Et le coffre-fort de mes encaisses momentanées a dû tomber d’un bloc, s’il est tombé.
Je viens de faire téléphoner à l’architecte pour qu’il arrive avec une équipe d’ouvriers.
... Qu’est-ce que je comptais donc hier ? Deux grandes amputations : ma famille, ma patrie... Eh bien, il va falloir que j’élargisse mon dépouillement. Besogne purement morale, purement intérieure. Ce pan de mur, cette façade sur la cour, qui m’était personnelle, un peu plus « moi » que les deux autres, celles de la place et du retour sur la ruelle, j’ai la bizarre impression qu’elle est dénudée, exposée aux indiscrétions, à l’air, qu’elle doit avoir froid. Je comprends bien cependant que c’est moi qui ai froid et non pas elle. Vaste amputation glaciale et, pour le moment, indolore. C’est bien cela. Pour le moment une sorte de cocaïne morale. Une surface de carton inerte posée à cet endroit de mon âme. Derrière elle une vague plaie et sa petite douleur.
Je me suis surpris à mesurer avec le plus grand calme toute la longueur et la largeur, tout le figuré de cette plaie. Ces choses qui m’étaient chères : mon lustre, mes tapisseries, les commodes anciennes, mes fauteuils et bergères Louis XV, mes candélabres, mes motifs à perruche, mes laques de Chine, tout ce qui marquait mes belles chances dans mes recherches d’art, qu’est-ce que vous voulez ? j’éprouve un détachement glacial, une sorte d’outre-tombe et de petite mort. Une forme de vie nouvelle et dénudée commence. Je sens s’infiltrer en moi ses premiers tâtonnements.
J’écris cela sur la table de marbre rond du café d’en face, le café-restaurant du Palais où l’on me connaît depuis toujours. J’y attends mon petit-déjeuner.
« Est-ce que Monsieur va aussi prendre ici son déjeuner de midi ?
– Oui, je pense... »
Je suis tout à fait calme.
Leur café au lait est lent à venir... Je repense à mon fils, à son sommeil, sous la morphine, séparé de la conscience et de la douleur, loin de cette explosion imbécile et de toutes les autres, loin de tous les bruits modernes de la mort. Je ne suis pas un imaginatif. Devant ma vue intérieure s’esquisse je ne sais quel paysage humain désespéré et vide, qui ne se dessine pas complètement sur mon fond de tristesse, dont les traits ne se réunissent pas, en sorte que je n’ai jamais que quelque chose comme un essai désert. J’appartiens à une génération sacrifiée, broyée entre les deux féroces mâchoires de la sottise humaine, les haines nationalistes et les haines sociales, une époque où la race des hommes livrée à elle-même, proie des dangers qui naissent de leur âme, les pires, peut-être lancée vers un destin mortel. Vous préparez vos futurs rédempteurs ?... Imbéciles ! Vos futures fureurs y sont déjà semées.
Les directions divines ? Trop discrètes pour la grande masse humaine. Vaines lumières, étreintes qui n’enserrent pas, réservées à des élites spécialisées, trop molles pour les autres, diluant, évaporant d’inutiles forces spirituelles dans ce vaste désert qui s’étend entre le ciel et la terre, le plus étonnant phénomène de l’univers, celui qui fait le mieux comprendre l’extraordinaire effacement où se relègue Dieu.
Ainsi une demi-heure, trois quarts d’heure peut-être, mon fils ne fut plus seul parmi mes désespoirs.
C’est dans la voiture de l’hôtel, qui me reconduit à la clinique, après déjeuner, qu’éclatent ces fureurs (si vaines) contre les gredins et les ânes, contre cinquante ans de vile démocratie, de bavardages, de légèreté, de lâcheté jouissarde, de vide et d’argent, et de tout ce qu’on appelle en gros la République... une espèce de colère globale, désespérée et inutile, une souffrance chargée de rage et de pensée, plus vaste et plus amère, mais somme toute moins à moi si je la compare à l’autre, cette blessure, cette plaie de mon cœur seul...
Et je vais rejoindre mon fils.
Oui. Il a encore changé, d’un de ces changements si minces qu’ils sont comme insignifiants et indéfinissables, mais qui, dès qu’on s’en aperçoit, vous ravagent le cœur. Le nez se pince. Il me semble que la respiration se fait davantage à mâchoire tombante. Sur ses paupières baissées où j’ai longtemps senti une intention de repos à mon côté, je ne vois plus qu’affaissement mécanique et poids mort. Quelque chose d’hostile et de refusé, sculpté par cette cécité, s’est installé sur ce visage aux yeux fermés, déjà séparé de l’esprit. Je vois bien. Je vois bien. Ton fils commence de t’être enlevé. Une pauvre main immobile se décolore sur la couverture. De temps en temps je chasse quelques mouches...
Vers quatre heures, le chirurgien adjoint et le doyen de Saint-Amable se sont rencontrés au pied de son lit. C’était le moment où l’infirmière approchait sur le plateau son ampoule de morphine. J’entendis à ma stupeur une voix mortellement faible, mais nette : « Je préférerais... – Quoi ? dit le chirurgien penché sur lui pour recueillir ce vœu. – Pas de morphine. » Le chirurgien et l’infirmière se sont regardés : « Il vaut mieux ! – Je préférerais. – C’est indispensable, Monsieur l’abbé. » (Il l’appelle d’habitude : Mon lieutenant. Pourquoi a-t-il choisi l’appellation ecclésiastique ?) Henri a fermé les yeux doucement, abdiquant son désir. Ce fut sa dernière parole, quelque chose comme un retour de conscience extraordinaire, ou peut-être du délire... Je ne devine pas.
Le doyen et le chirurgien sont partis ensemble et je les ai suivis dans le couloir. « Cet enfant, dit le doyen, s’en va chargé d’œuvres et de souffrances. – Il vivait, fait l’autre, de ses sommeils et de sa morphine. – Et cependant, me confie le doyen à voix basse : Vous voyez à quoi il a pensé !... »
Imbécile ! Je n’avais pas compris. Renoncer à sa morphine et accepter sa souffrance. Ou peut-être demeurer avec moi plus longtemps, plus clairement. En tout cas, un sens spirituel et sans doute les deux ensemble. Il faut que ce soit un étranger qui m’éclaire sur mon fils. Ainsi murmure une seconde fois ce que le doyen a appelé mon âme de belle-mère. Ainsi demeurent au fond de nous nos âmes fondamentales, et nous sommes tout surpris après des années d’entendre siffler leurs vieux chuchotements.
Au moment de nous séparer, d’un ton sourd de cataclysme et de scandale : « Les Allemands sont annoncés pour dans deux heures », dit le chirurgien.
Trois ou quatre mots supplémentaires entre ce prêtre et ce chirurgien sur la route qu’empruntera cette arrivée, et je reviens vers mon fils...
Je me réinstalle sur cette chaise blanche, raidi et pétrifié de stupeur, proie d’un mortel silence intérieur. Si Henri a souhaité de me dire quelque chose avant de mourir, je ne le saurai jamais.
Qu’est-ce que j’ai à ajouter encore ? Je suis dans l’un des déserts de ma vie. Dirai-je que j’ai dû redescendre de ma chambre pour manger ? Pour faire remonter d’en bas une valise ramenée de chez moi ? Pour revenir près de ce demi-cadavre à jamais loin de moi déjà dont je me désespérais de perdre les suprêmes traces personnelles ? Dirai-je que j’eusse voulu les entendre, et que sa « Prière » toute d’apologétique ne me les donne pas ?
Couché sur le lit de fer, dans cet éclat froid du ripolin, je fais face à mon propre reflet, reflet que me renvoie l’armoire à glace.
Ma silhouette s’y allonge, sur laquelle font relief le front, le nez, les bras croisés, et les pieds verticaux.
C’est bien ainsi qu’on me verra, moi aussi, lors de la première immobilité finale, l’un de ces prochains jours. Ce détachement radical d’avec toutes les formes de la sensibilité ; cet abandon forcé de toutes les activités humaines, toutes les pensées du monde, toutes ses tendresses, tous ses amours, ces quelques minutes de nudité suprême que précisément on ne prévoit calmement que quand on en est loin encore, car sa proximité terrifie, tout ce qui eût pu être les confidences profondes et personnelles de mon fils, voilà ce que j’eusse voulu trouver en sa prière pour le posséder, l’absorber, l’accaparer en mon amour paternel.
Dans cette odeur huilée de peinture blanche, dans cette mortelle lumière vernie, je relis la fin de cette prière. Une pendule lointaine sonne dix heures du soir. Qu’est-ce que je demandais donc de Henri ? Encore un accaparement ? Comme je l’avais tenté sur lui-même en un passé plus proche ? Comme pour ma femme jadis ? Comme toujours ? Je n’effacerai donc jamais de mon âme cette âpreté de propriétaire, même dans mes grands amours ? Mon fils jusque dans sa mort est tout à son apostolat. De son Dieu jusqu’à lui, cet enfant chargé d’œuvres, je vois étendu, assez visible dans sa prière, quelque chose comme une tendre et immense confiance surpeuplée de motifs. Mais c’est entre Dieu et moi qu’est l’impression de vide suprême.
Je m’enfonce dans un mortel silence, une espèce de glacé où, nos prières traditionnelles et mes vœux nouveaux éclos pour Pâques, tout s’éteint.
Je me suis endormi de lassitude et d’une sorte de paix dans le désespoir. Il devait être une heure ou deux du matin.
À six heures vingt exactement (j’ai noté l’heure), un grand coup dans la porte comme d’un manche à balai ou d’un outil en bois, ou d’un maillet, m’a réveillé. Une voix d’homme à travers la porte : « On m’envoie pour vous dire que le 15, le 15 du deuxième, il est décédé. » C’est le grand jour blanc. Un homme en vareuse militaire, débraillé, chasse devant lui de la sciure de bois. Je m’en vais mécaniquement vers l’ascenseur d’hier soir. « Pas par ici, crie l’homme, il marche pas ce matin. L’escalier est là-bas. » La voix est flemmarde et serviable. Je descends une sorte de tire-bouchon en fer qui n’en finit plus. Je suis étourdi, titubant, nauséeux, ivre, assommé, et à peu près sans douleur. Je parcours de grands couloirs obscurs ou peut-être peints en gris. Je ne sais pas.
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Je voudrais me recueillir à jamais dans le souvenir de cette mort. J’ai embrassé sa main encore tiède et pendante, j’y ai trouvé sous mes lèvres un reste de sueur acide, et je pense que c’est encore un morceau de la vie de mon fils.
Des conversations purement matérielles, de sourdes conversations secourables et simples des deux infirmières chuchotant autour de moi ; j’en garde le souvenir.
« On vous a attendu, Monsieur. – Un crucifix ? Je puis vous prêter celui-ci. Mais il faudra que je le reprenne. – Au pied de son lit, son uniforme, n’est-ce pas ? et ensuite sur le cercueil. - Je réponds : Oui, et sur l’uniforme un surplis. C’était un prêtre. » Les deux femmes qui me parlaient se regardent. « Un surplis, nous n’en avons pas. – Oh ! j’en trouverai un (je pense au doyen). La mise en bière devra se faire aujourd’hui, Monsieur. Nous ne pouvons pas garder les corps longtemps. »
Je me souviens que je ne pourrai avoir chez moi de chapelle ardente, et je fais : « Bien, bien. Si vous voulez me faire porter ce petit mot ? (C’est la demande au doyen pour le surplis.) Et si je puis rester là ? – Non pendant la toilette mortuaire, Monsieur, ni le balayage de la pièce. Mais il y a une autre chambre arrangée en chapelle. Nous vous rappellerons. »
À ce moment, dans le couloir des grands bruits d’espèce inconnue, de dures semelles pesantes, des voix hachées et gutturales. Je comprends. Une sorte d’explosion ouvre la porte. Le premier des deux entrants : officier allemand casqué, balafré, gigantesque. Il fait devant le lit un raide et sculptural salut militaire. Puis, sans dire mot, englobant tous les assistants dans une commune inexistence, s’en va. Pauvre homme ! Que Dieu amollisse autour de toi aussi, les hommes et les choses quand viendra ton heure, plus tard !
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Les cérémonies du deuil sont passées. Rien ne reste que le souvenir d’une grosse douleur morne, formelle et comme pétrifiée, et ce bruit d’un interminable piétinement. Et aussi des tâtonnements d’architecte à propos de caveau pour le déplacement des anciens cercueils.
X..., Y..., Z..., vieux confrères, vieux visages, veulent me ramener chez eux. « Non, mes bons amis. J’aime mieux être seul. – Où irez-vous ? – Il y a toujours ma maison de campagne... »
Il est bien certain que je ne sais pas où aller. Prendre une chambre à l’hôtel du Palais ? Ces chambres me font horreur. Un appartement dans une ville encombrée ? Je n’en trouverais pas. Le départ pour ma maison de campagne ce soir même ? Après tout, c’est peut-être la meilleure solution. Si on la réquisitionne, il vaut mieux être là.
J’envoie Cyprien chercher le chauffeur et la camionnette.
« Où retrouverons-nous Monsieur ?
– Vers quatre heures, place de la Cathédrale. »
Je me suis donc arrêté là, à la cathédrale, devant les portails ensablés, puis entré, puis reposé quelque temps près d’une sorte de herse de cierges clignotants que tripote la chaisière d’une des nefs latérales, dans le vain espoir de lire à leur lumière, un instant. C’est là que j’ai amené mon vide et mon loisir.
Mon fils est parti comme il le faisait autrefois, à jamais loin de moi, parti pour un séminaire éternel. Est-ce bien sûr ? Il me semble aussi que je ne suis plus sur cette terre, mais en une sorte de région de prière qui m’est commune avec lui, où mes limites personnelles se dissolvent et s’effacent. Une obscure région de prière sans mot...
Je sens non pas ce grand vide intérieur que j’ai connu auprès du cadavre, mais quelque chose comme un vide ami. Quelle est donc ma pensée religieuse ? Trop fatigué pour le savoir. En tout cas, non pas discuteuse comme ce matin avec la prière de mon fils, mais en attente comme Cyprien enseveli sous des éboulements, en attente sous de calmes et presque doux décombres, en proie à une sorte de vacuité d’âme qui imite la liberté...
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... Ai-je dit comment on avait retrouvé Cyprien ? Caché de longues heures dans la partie des caves la plus sombre, il est apparu au soupirail devant les ouvriers, figure blanchâtre de stupeur et d’épouvante en rupture avec le réel. Ses premiers mots furent je ne sais quelle phrase, sans aucun sens, où il mêla Satan et le signe de la croix. « Faites-le boire et manger, dit le médecin appelé, ça lui passera. » Après son café au lait, il s’est endormi, assommé. C’est un faible. Réveillé, eut l’audace de dire : « Peur ! pas du tout, Je savais bien qu’on viendrait. » Mais cette petite scène d’aliénation temporaire est l’exact équivalent de nos « Ce n’est pas possible », à nous qui gardons notre tête. Ce heurt entre l’horreur actuelle et toute l’expérience antérieure fait un conflit que tous nous surmontons mal. Ce que nous appelons la psychologie normale tient à cela, à notre pouvoir de dominer les frissons intérieurs, de refaire chez nous la paix et l’unité. Et moi aussi j’ai grand besoin d’unité.
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Dans ma salle à manger déserte, où les grandes baies ouvrent sur de douces pelouses horizontales, un paysage d’effacement et d’accueil, et toute la richesse de prairies, je me suis assis. C’est le soir. Pas d’éclairage électrique. Une explosion sur l’usine... La porte s’ouvre. Cyprien entre doucement. Le vieux nez de furet, les vieilles habitudes, le vieux dévouement servile, le « Monsieur n’a besoin de rien ? » murmuré en une demi-voix toute proche et presque tendre. Il est bien redevenu lui-même... « Les réfugiés ont été très convenables, Monsieur, mais on dit que les Allemands sont déjà dans le voisinage, à s’installer. – C’est bien, c’est bien, Cyprien ; mettez la lampe là. Et laissez-moi, mon ami. »
Je retourne à cette prière de Henri, à ces strophes que je n’ai pu lire, ni matériellement devant les cierges de la chaisière, ni spirituellement dans la demi-nuit de mon cœur. Ainsi, elles rendent un son d’au-delà de la mort, un timbre qui surmonte la coupure, ou plutôt qui comprend en une unité spirituelle la mort et la vie, la souffrance et la joie, une plus large acceptation dans la lumière. Que notre bonne volonté comprenne ce que Henri appelle les grandes épreuves et les absorbe dans cette paix qu’est le consentement à la volonté de Dieu. Je reconnais enfin le sens de sa prière. Je retrouve mon désir de la plus haute unité... Ai-je besoin d’autres confidences ?
Je me rappelle une phrase subite et singulière qui m’a traversé quand je me suis revu sur les carreaux de ce vestibule tout baigné de paix, d’odeurs des champs, de ce parfum de cretonne familiale qu’on trouve dans les maisons de campagne, de cretonne humide du pied et un peu moisie.
« À qui donnerai-je tout ça, maintenant ? » Oui, toutes ces terres, toutes ces prairies, tous ces ors d’un soir magnifique ? Elles proposent un repos, une paix presque humaine, un conseil d’abandon docile devant tout cet infini. Oui, à quelle œuvre donner tout ça ? Celle dont il s’occupait ? Mais était-elle habilitée à recevoir des immeubles ? Quels statuts ? Mais quoi ! Encore le bâtonnier et le hacheur de textes jusqu’au-delà de la mort ? Que tout ce jurisme m’excède ! Je me débarrasserai de ce fardeau et de tout le reste de ma vieille vie... « Vends tes biens. Donne l’argent aux pauvres et suis-moi... » Et suis-moi ! Comme tout est plus simple ! C’est la vraie direction de cette ligne de lumière, le trait doré qui va de mon cœur vers tous les horizons du soir. « Et suis-moi. » Il y a quelque chose comme cela, je me rappelle, dit au jeune homme dans l’Évangile. Au vieux aussi, mon Dieu, mon Dieu ! Il n’y a pas d’âge...
Joseph MALÈGUE, Sous la meule de Dieu
et autres contes, Éditions du Chalet, 1965.