L’ange visible

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre MANÉ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PAR EXTRAORDINAIRE, Jacques Trimard ne rentrait pas ivre ce soir-là. L’inquiétude de savoir sa femme malade, la peur de faire empirer la fièvre lui avaient imposé la sobriété au sortir de l’atelier.

Tristement il avait suivi son chemin à travers les rues... plus tristement encore, il gravissait ses étages en se disant :

– Que vais-je trouver là-haut ? Ma femme mourante... abandonnée... la maison en désordre comme je l’ai laissée ce matin... pas de dîner... Ah ! misère de misère !...

Et, blasphémant, il pousse la porte.

Il s’arrête, jetant un cri, non d’effroi... mais d’étonnement...

Tout dans la chambrette est rangé... le plancher balayé... le lit de la malade propre et blanc... sur la table une nappe et une soupière fumante...

– Hein ?... fit l’homme.

– Tu es bien chez toi, entre donc, Jacques, répond la femme en souriant de ses lèvres pâlottes.

Trimard croit rêver.

– On n’est pourtant plus au temps des fées ! s’écrie-t-il.

– Si donc... j’en ai vu une aujourd’hui... et bienfaisante.

– Et quelle est-elle ? demande l’homme intrigué.

– Une Petite-Sœur.

 

 

*

*    *

 

Jacques s’assied auprès du lit, et s’appuyant sur le beau drap blanc :

– Raconte, fait-il.

– Tantôt je me désespérais... la fièvre... la solitude... l’angoisse de l’avenir... quand on frappe. Je vois apparaître une religieuse. Elle vient à moi et m’explique que, montée dans la maison pour visiter une famille, elle a su que j’étais malade... Alors, sans me demander la permission, elle s’est mise à faire mon lit, à balayer la chambre... pendant ce temps, elle me préparait une tisane.

– Du sucre ?... du pétrole ?... Où en a-t-elle pris ? Il n’en restait plus.

– Elle est descendue en chercher, ainsi que des remèdes. Ah ! si tu savais ce qu’elle a été douce, bonne, complaisante !... quelles caresses !... quelles paroles affectueuses !... Non, jamais je n’oublierai...

– Et toi, que répondais-tu ?

– Je la remerciais... j’étais heureuse... C’était le soleil... la vie... je vais guérir... je suis guérie... et puis je lui ai parlé de toi... je lui ai dit que tu allais rentrer à 7 heures... un peu éméché, probablement...

– Pas ce soir, s’écrie-t-il vivement.

– Tant mieux ! Alors, elle m’a dit : « Je vais lui faire la soupe... » Elle est descendue chercher quelques légumes... a fait le feu... mis le couvert... Si lu voyais ses fines mains blanches... j’ai l’idée que c’est une grande dame... Mange, mon Jacques, ça froidirait.

Jacques se dirige vers la table, profondément ému :

– Il y a longtemps qu’elle est partie ?

– Vingt minutes à peine.

– Reviendra-t-elle ?

– Demain et tous les jours, tant que je serai malade... mais à une condition.

– Laquelle

– Que tu ne boives pas !

– Je le jure, s’écrie le brave Jacques.

Et de grosses larmes lui coulent des yeux.

Il mangea la soupe. Jamais repas ne lui avait paru meilleur.

– Dire que je « couacais » les bonnes Sœurs, s’exclama-t-il tout à coup, saisi de remords... ce qu’on est bête tout de même !

Et ce soir-là, Jacques Trimard s’endormit heureux. Un messager du ciel avait visité sa mansarde et y avait laissé l’espérance.

 

 

*

*    *

 

... Il y a quarante jours que Jacques n’a pas bu... et qu’il salue les cornettes dans la rue... quarante jours que la Petite-Sœur soigne la malade... quarante jours qu’elle disparaît quelques minutes avant que Jacques ne rentre, en laissant le dîner servi.

La malade est maintenant convalescente. Ce soir-là, il l’a trouvée levée.

– Jacques, dit-elle, j’ai une commission à te faire de la part de la Sœur. Elle m’a priée de t’annoncer que demain elle reviendra pour la dernière fois, parce que je suis guérie.

– Elle nous quitte déjà ?

– Elle a d’autres malades : chacun son tour.

– C’est juste.

Jacques Trimard réfléchit un instant :

– Il faut que je la paye... nous lui devons de l’argent... elle va présenter sa note... elle a fourni les remèdes... et son temps...

– Il le faut, déclara la femme.

– Demain soir, je demanderai une heure et je serai ici avant qu’elle ne parte. Ne lui dis pas que j’arriverai.

... Le lendemain soir, Jacques arrivait une heure plus tôt. La Petite-Sœur était là, soufflant le feu, après avoir, une dernière fois, fait le ménage. En entendant Jacques rentrer, elle se redressa.

– Bonsoir, Madame, balbutia l’homme intimidé.

– Dites ma Sœur, riposta la religieuse en souriant.

– Bonjour, ma Sœur ! Que vous avez été bonne !...

– Ne parlez pas de cela... c’est notre vocation... Nous sommes les servantes des pauvres : et les pauvres, c’est Jésus-Christ !

Jacques ne comprenait pas beaucoup ce langage. Il reprit :

– Nous vous devons quelque chose... Combien allez-vous nous prendre ?

La religieuse ne s’attendait pas à cette demande.

– Absolument rien ! s’écria-t-elle.

– Mais les remèdes ?

– Ils sont gratuits.

– Votre peine ?

– Elle ne compte pas.

– Qui donc vous paye ?

– Le bon Dieu.

Trimard et sa femme étaient étonnés... et embarrassés... Jacques cherchait en son cœur un moyen de solder sa dette.

– Il faut pourtant, ma Sœur, que je vous exprime ma reconnaissance. Voulez-vous permettre que je vous donne une poignée de main ?

– Très volontiers, dit la religieuse.

Elle mit sa fine main blanche, d’où avaient coulé tant de bienfaits, dans la grosse main calleuse de l’ouvrier. Jacques serra, bien fort, comme pour faire passer toute son âme dans ce geste ; et la Petite-Sœur souriait en regardant ce grand garçon qui eût été si bon ailleurs que dans la grande ville, à une autre époque qu’au XXe siècle, et sous un gouvernement chrétien...

 

 

*

*    *

 

La Sœur comprit, du coup, les ressources qui étaient contenues dans le cœur loyal de cet homme.

– Jacques ; lui dit-elle, il faut, avant que je ne vous quitte, que vous m’ayez fait une promesse.

– Laquelle ?

– Vous ne boirez plus, et vous ferez vos Pâques.

L’ouvrier réfléchit un instant :

– Ne plus boire, ça va ... c’était la misère qui le voulait... faire les Pâques, ça dépendra...

– De quoi ?... Vous hésitez ?

Jacques rougit. Il balbutia :

– C’est si loin de moi tout cela maintenant !

La Sœur regarda le brave ouvrier :

– Vous avez fait votre première Communion ?

– Bien sûr ! j’étais enfant de chœur !

– Vous rappelez-vous ce que votre bon curé vous disait alors ?

– Oui, que je recevrais le bon Dieu !

La Sœur joignit les mains :

– Écoutez-moi... Parce que vous m’avez reçue chez vous, un rayon de soleil a lui dans votre maison, et la joie a rempli votre âme...

– Pour ça, oui, ma Sœur ! et jamais je ne vous dirai assez merci !

Les larmes lui perlaient aux yeux. La Sœur continua :

– Que serait-ce, Jacques, si vous receviez chez vous, non plus une pauvre servante du Christ, mais Dieu lui-même !

La femme, émue, s’écria :

– Jacques, la Sœur a raison !

Le brave ouvrier ne pouvait répondre : il pleurait.

La Sœur reprit :

– Dieu chez vous, dans votre âme apaisée par une bonne confession, ne serait-ce pas le bonheur ?

Et comme l’ouvrier s’essuyait les yeux d’un revers de sa manche, elle ajouta :

– Après tout, ce ne serait que justice pour remercier le bon Dieu de ce qu’il a fait pour nous...

– Jamais personne ne m’a parlé comme vous, fit Trimard après un moment de silence.

– Voici les Pâques qui viennent... il y aura des instructions... vous irez les entendre... et puis vous ferez le reste...

Il se taisait.

– Vous me promettez ?

Jacques regardait sa femme.

– Pour ma part, c’est promis, fit-elle.

Jacques se tourna vers la Sœur :

– Foi de Trimard, dit-il, vous pouvez y compter.

... Alors, ayant achevé ses derniers tours dans la chambrette, la Petite Sœur partit pour ne plus revenir.

 

 

*

*    *

 

L’après-midi du jour de Pâques, Jacques et sa femme, en habit de fête, sortirent de chez eux.

Ils se rendaient à la communauté des religieuses pour annoncer à la Petite-Sœur que leur promesse était remplie.

Le soleil radieux n’illuminait pas tant leurs visages que le bonheur n’embrasait leurs cœurs de ses doux rayons.

Ils paraissaient transformés : une nouvelle vie s’ouvrait devant eux...

Comme il allait tirer la sonnette pour pénétrer dans le couvent, Jacques dit à sa femme :

– Ce qu’elle va être contente et fière, la Petite Sœur !

Puis, dans un élan de reconnaissance, il s’écria :

– Faut-il que le bon Dieu soit bon pour avoir mis sur la terre des anges, dont la présence nous rend meilleurs... et si heureux !

 

 

 

Pierre MANÉ.

 

Paru dans L’Ange gardien en 1922.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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