Les deux âmes
PREMIER CHAPITRE
Dans le ciel habitaient deux âmes,
Deux âmes de petits enfants,
Qui voltigeaient comme ces flammes
Que les marais livrent aux vents :
Êtres divins tous deux semblables
Par l’innocence et la beauté,
Voyant des choses ineffables
Aux secrets de l’éternité.
Avec l’impatient coup d’aile
D’oiseaux qui désertent leurs nids ;
Fiers de leur liberté nouvelle,
Ils parcouraient des infinis.
Ils allaient d’étoile en étoile,
Fendaient l’azur d’un même essor,
Et comme en mer fuit une voile,
Voyaient s’enfuir les astres d’or !
Tout autour, masses vagabondes
Où s’égare notre raison,
Voyaient par flottilles les mondes,
Dans l’Océan sans horizon.
Variant leur course nocturne,
Ils sondaient l’impalpable éther,
Allant des anneaux de Saturne
Aux aurores de Jupiter ;
Ils volaient des splendeurs à l’ombre,
Des nuits pâles aux jours vermeils,
Et s’amusaient d’erreurs sans nombre
À vouloir compter les soleils.
Dans ces poussières lumineuses,
Dans ces abîmes de clarté
Où blanchissaient les nébuleuses
Qui brillent par les soirs d’été,
Ils écoutaient les harmonies
Que les globes font dans leurs cours.
S’attristaient sur les agonies
Des mondes éteints pour toujours.
Parfois approchant de la terre,
Émus d’un indicible effroi,
Ils plaignaient l’astre solitaire,
Dans son atmosphère de froid ;
Ou bien ils suivaient la traînée
Des comètes aux crins de feu ;
Et de la route illuminée,
Envoyaient un sourire à Dieu.
DEUXIÈME CHAPITRE
Un jour Dieu dit : « L’heure est venue,
Un sein mortel doit vous nourrir !
Sur terre toute âme est tenue
D’aller renaître pour mourir ! »
Aussitôt les deux frêles âmes,
Dociles aux célestes lois,
Dans le sein tremblant de deux femmes,
Lors descendirent à la fois.
L’une était une jeune reine
Qui, soufflant à chaque pas,
Gravissait, superbe et sereine,
Un des beaux trônes d’ici-bas.
Un peuple attendait le doux être ;
Le canon, de sa grosse voix,
Annonça qu’il venait de naître
Un enfant héritier des rois !
Un palais devint sa demeure.
On s’écrasait pour l’entrevoir.
Et le pote chanta l’heure
Qui vit éclore tant d’espoir !
Et l’or, la dentelle, la soie,
Charmaient ses yeux à peine ouverts ;
On mit dans son berceau la joie,
Et dans ses rêves l’univers !
Et par un étrange partage,
L’autre mère avait pour abri
Les murs nus d’un sixième étage,
Où l’enfant fit son premier cri ;
Il tomba du pays des anges
Au plus sombre toit des vivants,
La charité marqua ses langes,
Et l’admit parmi ses enfants ;
Un sein flétri reçut sa bouche,
Des pleurs coulaient sur son sommeil,
Un dur oreiller fut sa couche,
Un amer baiser son réveil :
Dans le berceau qu’elle balance,
L’œil fixe et le cœur attristé,
La pâle mère a vu d’avance
La misère et l’obscurité !
Puis quand chaque âme ainsi fut née,
Dieu mit un voile à son passé,
– Et c’est alors, ô destinée !
Que ton mystère a commencé !
Eugène MANUEL.
Paru dans La Vie mystérieuse
en novembre 1912.