Vision

 

 

 

                    I

 

J’ai vu, dans un rêve attristé,

Deux chaumières presque pareilles ;

Et deux voix, dans l’obscurité,

Plaintives, frappaient mes oreilles.

 

Chaque logis était caché

Dans un de ces vallons prospères

D’où la guerre avait arraché

Bien des enfants et bien des pères.

 

C’était l’hiver : l’hiver accroît

Le souci des absents qu’on aime,

Quand l’âpre morsure du froid

S’attaque au blessé morne et blême !

 

La neige posait lentement

Ses flocons sur les branches mortes ;

La bise au long gémissement

Pleurait par les fentes des portes.

 

Tous les chemins étaient déserts.

Les corbeaux, sous la brume dense,

Volaient par bandes, dans les airs,

Aux festins flairés à distance.

 

Les deux foyers se ressemblaient ;

Et, devant le feu de broussailles,

Deux mères, dont les doigts tremblaient,

Songeaient aux lointaines batailles.

 

L’angoisse étreignait ces deux cœurs

Sevrés des caresses passées ;

Le devoir, avec ses rigueurs,

Troublait leurs naïves pensées.

 

Leur esprit voyageait là-bas :

Point de lettre qui les rassure !

Quand les enfants sont aux combats

Pour les mères, tout est blessure.

 

L’une disait – cris obstinés,

Navrants dans sa langue ou la nôtre :

« Mein Kind !... Mein Kind !... » Vous comprenez ?

« Mon fils !... Mon fils !... » murmurait l’autre.

 

 

                    II

 

Et j’entendais, au même instant,

Sur un affreux champ de carnage,

Contre la souffrance luttant,

Gémir deux enfants du même âge.

 

C’était en hiver, et le soir ;

Les canons venaient de se taire,

Et, pêle-mêle, on pouvait voir

Français, Saxons couchés à terre.

 

La neige aussi couvrait les bois,

Vers tous ces pâles fronts chassée ;

Un chœur de lamentables voix.

Perçait la nuit sombre et glacée ;

 

Les deux soldats se ressemblaient,

Mourant quand il fait bon de vivre ;

Et leurs pauvres membres tremblaient,

Bleuis par la bise ou le givre !

 

Ils sentaient, trop faibles tous deux,

Couler leur sang que rien n’étanche.

La bande des corbeaux hideux

Tournoyait sur la plaine blanche.

 

Ils s’éteignaient dans un ravin,

En proie aux angoisses dernières ;

Leurs yeux, de loin, suivaient en vain

La longue file des civières.

 

L’étrange réveil du passé

Qui précède l’adieu suprême,

Évoquait pour chaque blessé

La vision de ce qu’il aime ;

 

Et tous deux, au moment sacré

Où la mort en passant vous touche,

Jetaient l’appel désespéré

Que les petits ont à la bouche.

 

L’un répétait – cris obstinés

Navrants dans sa langue ou la nôtre :

« Mutter !... Mutter !... » Vous comprenez ?

« Maman !... Maman !... » murmurait l’autre.

 

 

 

Eugène MANUEL, Pendant la guerre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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