La mère et l’enfant

 

 

J’avais plus d’une fois fait l’aumône, le soir,

À certaine pauvresse errant sur un trottoir.

Comme un spectre dans l’ombre, et d’allure furtive,

On la voyait passer et repasser, craintive,

Maigre, déguenillée, et pressant dans ses bras

Un pauvre corps d’enfant que l’on ne voyait pas :

Cher fardeau qu’un haillon emmaillote et protège

Et qui dormait en paix, sous la pluie et la neige,

Trouvant, près de ce sein flétri par la douleur,

Son seul abri, sans doute, et sa seule chaleur !

 

Elle tendait la main. Suppliante et muette,

Sous les rayons blafards qu’au loin le gaz projette,

Elle glissait rapide, et, dans les coins obscurs,

Au détour des maisons ou le long des vieux murs,

S’approchait, d’un regard vous disait sa misère :

Et, comme à ces tableaux tout cœur ému se serre,

On lui donnait.

                         Parfois, j’ai longuement rêvé

À ces grands dénûments qui hantent le pavé !

 

Faut-il poursuivre, hélas ! et ce que je vais dire,

La vulgaire pitié, l’accueillant pour maudire,

S’en fera-t-elle une arme ? Et dans chaque passant

Aurai-je fait germer un soupçon renaissant ?

Ah ! si par mon récit j’allais fermer une âme,

Rendre suspect le pauvre, et la misère infâme ;

Si je devais glacer un seul cœur révolté,

Si je devais tarir ta source, ô charité,

Et, rassurant tout bas l’égoïsme du sage,

Arrêter seulement une obole au passage,

Je me tairais ! – Mais non. Pourquoi cacher sans fin

Les conseils ténébreux qui naissent de la faim ?

Sondons, pour mieux guérir ! Je hais le mal qu’on farde !

J’aperçois plus profond l’abîme où je regarde,

Mais non pas moins navrante et moins digne d’amour

L’affreuse vérité qui se dévoile au jour !

 

Et qu’importe, après tout ! Donnons dans chaque piège !

Devant la main qu’on tend l’enquête est sacrilège.

Pour que le pauvre ait droit à notre charité,

Il suffit de sa honte et de sa pauvreté ;

Et tout ce qu’on découvre, et tout ce qu’on devine,

Ne doit rien retrancher de l’aumône divine !

 

Un soir, je vis la femme à vingt pas devant moi :

Elle précipitait sa course avec effroi :

On la suivait. Un homme, un agent, l’interpelle,

Et, traversant la rue, il marche droit sur elle ;

Il la saisit, du geste écarte brusquement

Le châle où reposait le pauvre être dormant,

Prend le bras qui résiste, et l’enfant tombe à terre !

L’enfant, non : pas un cri ne sortit de la mère.

Quelques haillons, noués d’un mauvais fichu blanc,

Jusqu’au bord du ruisseau vont en se déroulant ;

Et, comme j’approchais, l’homme au cruel office

De l’informe paquet me fit voir l’artifice.

 

Un éblouissement me passa sur les yeux ;

J’aurais voulu douter du spectacle odieux ;

Et, bien qu’on m’eût déjà conté ce stratagème,

J’éprouvais un dégoût à le toucher moi-même !

Ces enfants endormis que je rêvais si beaux,

N’étaient plus désormais que langes et lambeaux !

De quel nom vous nommer, prières, larmes feintes ?

Ô misère, qui joue avec ces choses saintes

Et peut si bien mentir que le cœur se défend

D’un désespoir de mère et d’un sommeil d’enfant !

J’allais m’enfuir, laissant la misérable aux prises

Avec l’agent, moins tendre à de telles surprises,

Quand j’entendis, tremblante et brisée, une voix

Qui m’implorait :

                            » Monsieur ! c’est la première fois !

Si vous voulez me croire, et venir, et me suivre,

Vous verrez l’autre : il vit ! car le petit veut vivre !

C’est lui qu’hier encor je portais ; mais ce soir

Il fait si froid ! l’enfant est si chétif à voir !

Et, quand il tousse, on est si navré de l’entendre,

Que je n’ai pas voulu, pour cette fois, le prendre,

Car c’était le tuer, – vous comprenez cela ?... –

 

Et c’est pourquoi j’ai fait bien vite... celui-là !

Qu’on ne m’arrête point ! vous êtes charitable :

Venez, et vous verrez l’enfant, – le véritable. »

 

Et la femme aux haillons devant moi sanglotait ;

Et j’ai cru, comme vous, ce qu’elle racontait.

 

 

 

Eugène MANUEL, Poèmes populaires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net