Le loup de Lafontaine

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Thomas MARCHILDON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

 

 

Dans l’historique de Lafontaine, l’auteur a écrit au sujet de Théophile Brunelle : « ... l’exploit qui accrut son prestige... fut de tuer le loup, une bête non moins que possédée qui, par ses ravages, devint la terreur de la paroisse 1. »

Depuis lors, il a réfléchi longuement sur ces lignes. Ce n’est pas que l’histoire lui fût étrangère. Étant originaire de Lafontaine, il en a souvent entendu parler. L’évènement se déroula au début du siècle ; il dura environ dix-huit mois et eut une répercussion telle qu’il bouleversa et, en définitive, améliora toute la paroisse.

En composant son travail, l’auteur s’est proposé un double but : d’abord, l’offrir aux témoins de ce temps révolu, comme un souvenir ; ensuite, le présenter comme un apport historique pour montrer quel parti on peut tirer de la petite histoire de son village.

Si les faits paraissent extraordinaires, cependant ils sont véridiques, car le récit, dans ses grandes lignes, est basé sur l’histoire. Il est le résultat d’une enquête minutieuse. Les faits relatés, l’auteur les a entendu souvent raconter par les témoins de l’évènement ou par leurs enfants. Le décor, les principaux faits et les personnages de ce récit sont authentiques, mais certaines circonstances et les dialogues en sont le fruit de l’imagination.

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

Pour mieux comprendre le récit qui va suivre, il est opportun d’avoir quelques données historiques au sujet de Lafontaine.

La paroisse Sainte-Croix fut constituée surtout par trois vagues d’immigrants du Bas-Canada, des comtés de Champlain, de Joliette, de Vaudreuil et de Soulanges. Les gens de Batiscan, comté de Champlain, les premiers venus, s’emparèrent des meilleures terres ; ceux de Joliette dûrent se contenter de ce qui restait ; ceux de Vaudreuil et de Soulanges s’établirent dans les bois et sur les grèves. Ces derniers, hommes de chantiers, fournissaient les billots aux moulins à scie, bâtis au fond de la baie de Penetanguishene. Ainsi la paroisse se composa de trois groupements séparés. Mais malheureusement, cette division persista beaucoup trop longtemps. On ne passait pas d’un groupe à l’autre. Et ce qui était plus inquiétant, c’est qu’on ne voyait aucun signe d’amélioration. Cette disposition nuisait à l’esprit paroissial, l’empêchant de se développer et de s’épanouir normalement. Les curés déploraient ce manque d’union. Leurs remarques au prône n’y changeaient rien. À la sortie de la messe, les gens de chaque groupe se recherchaient et les clans se reformaient toujours.

Un jour, arriva un étranger. Trouvant ce milieu divisé, il s’y installa comme chez lui et, aussitôt, se mit à jouer un rôle que les témoins d’alors ne sont pas prêts d’oublier. Ce récit mettra en évidence les hauts faits de ce personnage singulier : Messire le Loup.

 

 

 

 

 

 

Ça, c’est un loup !

 

 

TARD dans la nuit, Joseph et Philomène Lortie montaient de la ville à la Pointe-Méthodiste. C’était toujours la même histoire : il n’y avait pas eu moyen de décoller Joseph des hôtels. Le trajet n’avait rien d’agréable pour Philomène. Mais elle insistait pour accompagner son mari ; elle s’inquiétait lorsqu’il voyageait seul, sur ce long chemin, au milieu de la nuit. Les chevaux, qui avaient passé la journée dans la remise de la Bayview, ne demandaient pas mieux que de trotter. L’allure vive qu’ils prirent s’accordait avec l’état de Joseph. Ils montèrent les côtes de Copeland et de Boudria sans modérer. Joseph était en verve. Il parlait sans fin, simplement pour s’entendre parler. D’après lui, il avait fait de bonnes affaires. La journée n’aurait pu être mieux réussie. Philomène, chaudement enveloppée dans les couvertures, était assise près de lui, un peu tournée de côté pour se protéger du vent et des mottes que lançaient les sabots des chevaux. Elle pensait aux dépenses extravagantes de son mari. L’argent, dépensé à boire, aurait été si utile pour les besoins de la maison. Il fallait continuer à ménager et à se priver. Joseph devina sa pensée : « Philomène, tu n’as pas de façon ! J’ai bu un peu trop, c’est vrai. Mais la vie est dure dans les bois de la Pointe. Il n’y a pas de mal de se distraire de temps en temps et à trinquer avec les amis qu’on n’a pas vus depuis longtemps. Tu le sais, les chemins “casseront” bientôt. Alors il n’y aura plus moyen de sortir. On sera emprisonné en bas de la côte. » Philomène ne souffla mot. C’est ce qui “chicotait” Joseph. Si seulement elle se fût emportée ! Ce silence réprobateur était plus pénible que la parole. Philomène avait appris à se taire en présence d’un homme qui avait trop bu. Elle savait attendre qu’il fût “dégrisé. » À jeun, Joseph n’avait aucune défense.

Au tournant de la route qui débouchait sur le coin de la Brabant, Philomène jeta un coup d’œil furtif dans la direction de l’auberge. Malheureusement, il y avait encore de la lumière. Elle savait à quoi s’en tenir. Pour Joseph, une lumière dans une auberge était une invitation irrésistible. D’ailleurs, on était à mi-chemin entre la ville et la Pointe. Il fallait bien se dégourdir un peu. Il tira à dia, passa les guides à sa femme, en disant : « Philomène, tiens donc les guides, ça ne sera pas long. »

Encore une fois, elle se résigna. Elle savait qu’elle attendrait longtemps, seule, dans la nuit, assise sur la grand-sleigh, car, en face d’un verre, Joseph perdait toute notion de temps. Elle voyait les chevaux s’impatienter, qui piaffaient à leur attache. De temps en temps lui venaient des éclats de gros rires et des bribes de chansons. Dans la clairière, elle distingua des maisons : à sa droite celles des Lamoureux, de Baptiste Hamelin, de Prime Deschambeau, des Bumstead ; de l’autre côté du chemin, celle de Louis Legault ; d’humbles demeures que les ténèbres enveloppaient de paix profonde et de calme enchanteur. Naturellement sa pensée s’envola vers sa pauvre maison, en bas de la Grand-Côte, où l’attendaient les enfants. Cette vision la réconforta.

Chose étrange, dans les difficultés elle avait l’habitude de revenir au jour de son mariage. Les jeunes gens avaient été rares à la Pointe et elle sortait rarement. À dix-huit ans, elle avait accepté le premier venu, Joseph, un veuf de trente-sept ans. Ses parents, Jules et Caroline Bourgeois, eurent beau protester et lui faire remarquer qu’elle serait malheureuse avec un homme qui la doublait d’âge et qui buvait plus qu’il ne gagnait. Rien n’y fit. Elle l’épousa, certaine que le mariage allait le changer. Mais Joseph ne changea pas.

Pourtant, ni le,travail, ni l’ardeur au travail ne manquaient. Les compagnies faisaient couper du bois à l’année dans les bois de la Pointe. Les salaires étaient suffisants pour bien vivre. Malheureusement Joseph en buvait la grande partie. Aussi, Philomène connut des années de misère noire. Malgré tout, elle restait attachée à son mari. Autour d’elle, on l’accusait d’être trop indulgente envers son époux. Au lieu de s’emporter, elle ressentait une immense pitié pour lui. Depuis longtemps elle se disait : « Joseph est malade de la pire des maladies, car le mal est dans sa volonté. Lui seul peut s’appliquer le remède. Tant qu’il ne voudra pas, il ne guérira pas. Tout ce qu’on peut faire, c’est de prier pour lui afin de l’amener à vouloir sa guérison. »

Comme il passait minuit, elle se rappela que c’était le dix-neuf mars, fête de saint Joseph. Elle avait toujours eu une grande dévotion envers ce saint dont son mari portait le nom. Elle ne cessait de recourir à lui dans toutes ses peines et elle s’était sentie exaucée plus d’une fois. Elle se mit à réciter son chapelet. Dans la nuit, immobile comme une statue, elle égrenait les Ave. La méditation des mystères de la Sainte-Famille pacifiait son âme et la fortifiait d’espérance.

Comme en réponse à sa prière, la porte de l’auberge s’ouvrit et avec elle un grand jet de lumière divisa les ténèbres. Un à un, les gens sortaient en parlant haut et tous ensemble. On s’avertissait l’un l’autre de prendre garde en descendant les marches glacées du perron. En dernier lieu, vint la vieille Brabant, la lampe à la main. En pleine lumière, sur le seuil de la porte, elle ressemblait à une vieille sorcière. Sa voix s’adoucissait en une pressante invitation : « Au revoir, à bientôt ! » Et tous répétaient : « Au revoir, la Brabant ! À bientôt ! »

Joseph se dirigea vers la grand-sleigh d’un pas indécis. Il s’y installa tant bien que mal, à côté de Philomène, en ajoutant de vagues excuses : « J’ai peut-être été trop longtemps. Mais c’est le dernier arrêt avant de se rendre à la maison. » À peine eut-il mis les mains sur les guides que les chevaux se lancèrent à fond de train sur le chemin de ligne qui montait vers la Pointe. Comme au départ de la ville, il parlait continuellement. Peut-être ne voulait-il pas donner à sa femme l’occasion de dire un mot ?

Au coin des Dorion, Philomène s’intéressa aux formes confuses que la nuit imposait aux maisons : à sa droite celles de John McMullen et de Charles, le rat, Messier et des vieux Messier, parents de Charles ; à sa gauche celle de Pierre Dorion et d’Éphrem Dorion, frère de Pierre. Tout reposait dans l’ombre et le silence. Pour la première fois elle entendit le ruisseau dont l’eau, gonflée par la fonte des neiges, dégringolait dans le fossé rocailleux de la côte et le glouglou du tuyau qu’Éphrem avait installé devant sa porte et qui coulait jour et nuit par jets intermittents. Philomène s’aperçut que Joseph s’était amorti. Elle prit bien garde de le sortir de son assoupissement.

Bien que le ciel fût couvert, la nuit était belle, l’air presque tiède. La neige fondait partout. Au haut des côtes, les lisses de la sleigh grinçaient sur le gravier. Tout parlait du printemps. Après le lot de Joseph Fortier, on traversa la concession des Anglais : les Goodman, les Webster, les Westman, les Hark, les Gilbank. En arrivant à la vingtième concession, Philomène se sentit plus à l’aise : elle entrait dans son propre pays. Au bas de la première côte, on passa devant la maison de “Polyte” Lamoureux, un peu plus loin, devant celle de Louis Lortie, frère de Joseph. Celui-ci s’en aperçut. Il secoua un peu son engourdissement et chercha à ralentir l’élan des chevaux. Il n’aurait pas voulu que Louis l’entendît passer à cette heure. Mais les chevaux ne comprenaient rien à ses précautions. Plus ils approchaient de la maison, plus il devenait difficile de les modérer. À peine avaient-ils commencé à descendre la Grand-Côte qu’ils s’arrêtèrent tout à coup, la tête tendue vers le large. Philomène effrayée, s’écria : Joseph réveille-toi !

– Qu’est-ce... ? qu’est-ce qu’il y a ?

– Tu le vois, les chevaux sont arrêtés ?

– Qu’est-ce qu’ils ont ? Peut-être quelque chose dans le chemin ?

Joseph et Philomène se penchèrent pour mieux voir. Alors ils entendirent, venant de loin, un étrange hurlement auquel les chevaux répondirent par un hennissement. Joseph se tourna vers Philomène :

– As-tu entendu ? Ça, c’est un loup !

– Un loup ! Tu veux rire ! C’est un chien qui hurle.

– Si c’était un chien, les chevaux n’auraient pas peur.

– Il ne manquerait plus que cela ! Comme si on n’avait pas assez de misère à la Pointe sans avoir un loup à la porte !

– Ne t’en fais pas ? Ce n’est pas une bête dangereuse. D’ailleurs, il est au large sur la glace ou sur l’île Travers. Ce n’est qu’un loup de passage, dont on n’entendra plus parler.

Joseph commanda les chevaux qui descendirent la côte, visiblement énervés. Les crampons de leurs fers déchiraient de longues rainures dans la glace. Joseph profita de l’incident pour rappeler des faits qu’il avait déjà racontés cent fois. Jeune homme, il avait quitté Saint-Anicet pour se rendre dans les chantiers des Laurentides où il entendait les loups hurler dans la nuit. Ces histoires n’étaient pas de nature à rassurer Philomène. En face du nouveau danger, elle ne se sentait pas à l’aise, à côté d’un homme éméché. Elle se rassura, quand elle vit la lumière briller dans sa maison. Philomène descendit péniblement de la voiture, les membres engourdis. Elle était si contente d’être de retour chez elle où pourtant elle avait eu tant de misère ! Elle leva la mèche de la lampe et fit le moins de bruit possible pour ne pas éveiller les enfants.

Philomène se demandait pourquoi Joseph retardait tant à rentrer. En sortant de l’étable, il s’était rendu compte d’une espèce de murmure vaste et sourd, qui surgissait de la profondeur des eaux et remplissait l’air et la terre. C’étaient les glaces qui se brisaient. Adossé à la porte de l’écurie, Joseph se laissait pénétrer de ce bruit et de ce mouvement. Chaque année, depuis qu’il vivait à la Pointe, il avait été témoin de ce signe certain du printemps. Son attention en était tellement occupée qu’il n’entendit pas et ne vit pas venir un animal, qui arrivait presque sur lui. L’apparition ne dura qu’un instant et fut aussi silencieuse que le vol d’un hibou dans la nuit. On eut dit que la bête ne portait pas à terre. Joseph se dit : « C’est le loup ! Les glaces qui se brisent l’ont chassé sur la grand-terre. » Les ténèbres et son imagination surexcitée par la boisson donnaient à l’animal une forme imprécise et démesurée. Il en fut tout bouleversé. En le voyant rentrer dans la maison, Philomène s’en aperçut et s’écria : « Qu’as-tu donc ? »

– Rien !

– Tu es blême comme un mort ! Quelque chose a dû t’arriver ! Tu as pris trop de temps à rentrer.

– J’écoutais les glaces qui se cassaient.

– Ce n’est pas une raison pour être si changé !

– C’est vrai ! Il y avait autre chose.

– Quoi donc ?

– Tu sais le loup qu’on a entendu hurler...

– Ne me dis pas que tu l’as vu ?

– Pas seulement vu, il vient de passer devant notre porte.

– Malheur ! Nous voilà bien pris maintenant avec un loup autour de la maison !

– Ne crains rien ! Un loup affamé est trop fin pour s’arrêter chez des gens pauvres comme nous. Du train dont il filait, il doit être loin d’ici en ce moment.

Joseph dormit mal. Poursuivi dans ses rêves par un loup aux apparences fantastiques, il se réveillait souvent, en sursaut. Il se leva au petit jour, énervé et fatigué. À la lumière du matin, les évènements de la nuit lui semblaient de pures illusions. Pour se rassurer, il sortit. Mais sur le chemin, entre l’étable et la maison, les pistes de l’animal étaient là, agrandies par la fonte des neiges. C’était donc vrai : il avait vu un loup.

Au déjeûner, Joseph ne prit qu’une bouchée. Il annonça qu’il devait se rendre au haut de la côte. Philomène comprit : « Je t’en prie, ne vas pas voir Louis, ce matin. Attends à demain. Tu sais, comme il est contre la boisson ! Il ne te recevra pas bien. » Mais rien n’y fit. Il monta la Grand-Côte.

Louis, un bûcheron comme Joseph, était tout différent de lui. Il avait reçu une certaine éducation dans les écoles de Saint-Anicet. Il metait sa joie dans sa famille. Il vivait retiré, abstinent, désireux de se cultiver par la lecture. Joseph l’admirait beaucoup et le consultait volontiers. Ainsi Louis avait acquis une grande influence sur son frère aîné. Mais il n’avait jamais réussi à le guérir de sa malheureuse habitude. Pourtant il ne le ménageait pas sur ce point. Joseph ne prenait pas toujours ses reproches en bonne part. Comme il était sans rancune, il finissait par se réconcilier avec lui. En entrant chez Louis, il s’aperçut que Philomène avait eu raison. Il trouva son frère sans façon. Il entama le sujet : «  J’ai quelque chose à te dire. » Louis se contenta de le regarder. Joseph continua : « Il y a un loup dans le pays ? » Louis resta incrédule. Joseph accentua : « Je l’ai entendu hurler et je l’ai vu la nuit dernière. »

– Je sais que tu es allé en ville hier.

– Alors tu crois que je n’ai rien entendu, rien vu ?

– Au contraire, trop entendu, trop vu.

– J’ai pris un coup, je l’admets...

– La boisson joue de mauvais tours. Tu devrais le savoir.

– Viens avec moi au bas de la côte et je te montrerai les pistes.

– Joseph, si tu fréquentais plus souvent les églises et moins souvent les hôtels, tu ne verrais pas de loup.

Joseph était furieux. Il sortit et descendit la Grand-Côte. Avant de se rendre chez lui, il crut bon d’arrêter un moment chez Antoine Moreau, surnommé Moreau à grands pieds. Il se disait en lui-même qu’Antoine, lui, comprendra. En effet, celui-ci était un bon voisin avec qui il trinquait volontiers. Antoine fut surpris d’entendre Joseph parler de loup au lieu de boisson. Avec grande animation, ce dernier lui montra les traces du loup. Il s’aperçut qu’Antoine prenait un air incrédule. Joseph en fut plus mortifié que par les reproches de Louis. Personne ne le croyait, pas même Antoine. C’était le comble ? Il lui jeta ces paroles : « Ce n’est pas étonnant qu’on t’appelle Moreau à grands pieds. Tu les as plus grands que l’esprit. » En maugréant, il gagna sa maison. Mécontent de lui-même et des autres, il s’assit à la fenêtre de la cuisine, en fumant rageusement.

Enveloppé de fumée et les yeux perdus dans le vague, il suivait la marche de ce loup dont la vue l’avait tant bouleversé. Il le voyait rôdant autour des belles fermes de Sainte-Croix, étranglant tout sur son passage. Il se dit : « Pourquoi me faire tant de bile au sujet de cette histoire ? Pourquoi me morfondre à convaincre les gens qu’il y a un loup dans le pays, quand le loup lui-même le fera mieux que moi ? Attendons un peu, ses ravages parleront plus haut que mes paroles. Je la vois d’avance la binette de Louis qui m’accuse de voir des chimères et de ce gros bêta d’Antoine qui fait l’incrédule. Rira bien qui rira le dernier. » Joseph était satisfait de sa trouvaille. Il sortit sa cruche et prit un grand coup.

 

 

 

 

 

 

Hécatombe de moutons

 

 

À différentes reprises pendant la nuit, Colbert Tessier avait cru entendre d’étranges aboiements. À demi endormi, il se disait : « Je n’ai jamais entendu un chien japper comme ça. » À son lever, il avait tout oublié. Mais dès qu’il sortit pour faire son train, il sut que quelque chose n’allait pas. Chaque fois qu’il se rendait à l’étable, ses brebis avaient l’habitude de l’accueillir par des bêlements répétés. Ce matin, aucun bruit ne venait du côté de la bergerie. Il s’approcha et jeta un coup d’œil dans l’enclos. Horreur ! Devant lui, une scène de carnage. Toutes ses brebis mortes ! Quarante gisaient sur le sol détrempé, leur laine souillée et rouge de sang, toutes étranglées !

Colbert resta immobile, accoudé aux perches de la clôture. De temps en temps sortaient de ses lèvres quelques mots : « Si c’est possible ! » Se redressant, il vit Philéas Beaupré, son voisin et beau-frère, qui revenait de l’étable. Il le héla : « Philéas, viens ici. » Celui-ci s’amena à travers le champ. Au moment où il atteignit l’enclos, Colbert lui dit : « Regarde-moi ça ! »

– Ah ! mais quel massacre ! Toutes tes brebis... !

– Et au temps où elles devaient agneller.

– Passons à l’intérieur pour voir les pistes des chiens.

– Mais elles sont énormes !

– C’est l’œuvre de gros chiens.

– Étrange ! Dans la nuit j’ai cru entendre japper de jeunes chiens.

– Les chiens de chasse ont la voix grosse quand ils sont loin du gibier, mais ils prennent un ton clair et élevé à mesure qu’ils s’en approchent. En plus, on dit que des chiens habitués à dévorer les moutons savent déguiser leur voix.

– Mais je ne connais pas de chiens assez gros pour faire des traces pareilles.

– Il y a en a deux qui sont assez gros pour faire ces traces et assez féroces pour dévorer quarante moutons dans une seule nuit. Les chiens de François Labatte.

– Alors, c’est simple, j’irai faire une tournée à la Baie-du-Tonnerre, après dîner. Viens-tu ?

– Certainement. Mais avant, examinons et mesurons les pistes. Ce détail sans doute servira.

François Labatte était le petit-fils du premier résident de Sainte-Croix. De son grand-père, il avait hérité un lot situé au fond sud-ouest de la Baie-du-Tonnerre ; de sa grand-mère indienne, il avait reçu une indépendance farouche. Il vivait surtout de pêche. L’eau était son domaine. Il ne cachait pas son dédain pour la culture de la terre. À ses yeux, les habitants n’étaient qu’une classe de gens inférieurs, des esclaves du sol. L’hiver, il voyageait et pêchait sur la glace à l’aide de deux chiens énormes. Dans son logis en bois rond, bâti au bord du ruisseau, il se donnait des allures de grand seigneur.

François était assis sur le seuil de sa porte, en face de la baie encore couverte de glace. Il rêvait aux beaux jours où il voguerait sur ses eaux, au gré de la brise. Son attention fut attirée par les aboiements des chiens. Il vit Colbert et Philéas sur la route. Surpris, il se demandait ce qu’ils venaient faire chez lui, surtout Colbert, portant son grand fusil à baguette.

– On vient voir, Labatte, si tes chiens ont de la laine entre les dents, dit Colbert.

– Si vous cherchez des chiens qui ont dévoré des moutons, réponduit François, vous vous êtes trompés de porte.

– La nuit dernière, expliqua Philéas, les moutons de Colbert ont été étranglés. On soupçonne tes chiens d’avoir fait le coup.

– Mes chiens sont restés attachés toute la nuit, protesta François.

– C’est ce que tu dis, répliqua Colbert.

– Me prends-tu pour un menteur, demanda François ?

– Pêcheur ou menteur, c’est tout un, répondit Colbert.

François se leva menaçant :

– Des habitants, qui pataugent toute la journée dans la boue et le fumier, osent m’insulter chez moi !

Philéas lui fit signe de se modérer :

– François, descends de tes grands chevaux. Nous avons raison de soupçonner tes chiens et nous voulons savoir s’ils sont coupables ou non.

– Mais comment faire ? Vous n’acceptez pas ma parole.

– Il faut que la preuve vienne des chiens eux-mêmes, répondit Philéas.

– Fais-les passer sur la neige, dit Colbert, pour qu’on puisse examiner leurs pistes.

– Attends, s’écria François. Chez moi personne ne me commande.

D’une allure déterminée, Colbert marcha vers les chiens, en disant :

– Tu feras à ta guise, mais tes chiens mourront.

À ces mots, les deux dogues, accroupis à l’entrée de leur cabane, se mirent à gronder comme s’ils avaient compris.

Mme Odina Labatte avait entendu, de l’intérieur de la maison, toute la discussion. Elle résolut d’intervenir :

– Fais donc ce qu’ils demandent, François. Tu sais que les chiens sont restés attachés. S’il fallait qu’on tuât ces pauvres bêtes innocentes !

En gesticulant et en maugréant, François suivit Colbert :

– Qu’as-tu dit ? Tuer mes chiens ? Malheur à toi ! Des chiens qui n’ont rien fait de mal, qui ne sont pas même sortis de la cour...

Malgré ses résistances, François dut s’exécuter. Colbert et Philéas examinèrent et, pied-de-roi en mains, mesurèrent en tous sens les pistes fraîches. Ils remarquèrent entre celles-ci et celles de la cour de la bergerie certaines différences, mais ils se dirent que ces détails étaient sans importance. Quant à la grandeur, on ne pouvait guère mieux demander. Les chiens furent jugés coupables et leur sort décidé sur-le-champ. François eut beau se lamenter à tous les saints, menacer ses visiteurs de tous les maux, rien n’y fit. Colbert fusilla les deux bêtes. François en fut atterré. Sa femme et les enfants se mirent à sangloter. Nos deux justiciers ne s’attardèrent pas sur cette scène de lamentations. Du seuil de sa porte, François leur lança ces paroles : « Tueurs de chiens ! Il y a une loi contre des gibiers comme vous autres. Vous allez apprendre que Labatte est autant que n’importe quel habitant de Sainte-Croix. La prison, c’est trop bon pour vous, sans cœurs, qui venez d’arracher le pain de la bouche de mes enfants ! Dites-vous bien que ce crime ne restera pas sans punition. Mes chiens, vous les payerez cher. »

Colbert et Philéas avaient pris un long détour pour revenir chez eux. Ils en avaient profité pour voir certains lots de bois. À tout moment, ils tombaient sur des pistes qui ressemblaient en tout à celles qu’ils avaient mesurées dans la cour de la bergerie. Chaque fois, Philéas répétait : « Et François qui jurait que ses chiens n’étaient pas sortis la nuit dernière ! » Ainsi ils parvinrent au chemin de la dix-septième concession. Ils montèrent la côte du cabestan et s’arrêtèrent chez Théophile Brunelle, leur beau-père. Naturellement, on en vint aux moutons de Colbert. Et juste au moment où celui-ci était sur le point de raconter leur visite chez François Labatte, Théophile lui dit :

– Ne blâmez pas les chiens de ce massacre.

– Pas blâmer les chiens, s’écria avec surprise Colbert.

– Moi aussi, dit Théophile, je croyais les chiens coupables, mais j’ai changé d’idée.

– Mais je les ai entendus japper pendant la nuit, s’écria Colbert.

– Et nous avons vu leurs pistes, d’énormes pistes, ajouta Philéas.

– Ce matin, reprit Théophile, j’ai vu, en descendant la côte, près de la grosse souche, un animal que j’ai d’abord pris pour un chien, mais en l’examinant, je me suis aperçu que c’en était pas un. Je n’ai jamais vu un loup, mais tout me dit que c’en est un. Et vous comprenez que si c’est un loup, malheur aux moutons !

– Alors, demanda Colbert, vous croyez que c’est cette bête qui a étranglé mes moutons.

Théophile lui répondit d’un signe affirmatif. Il ajouta :

– D’après moi, les chiens ne sont pas les coupables.

C’était une situation embarrassante pour Colbert et Philéas, qui croyaient avoir joué le beau rôle de justiciers. La conversation perdit son entrain. Théophile s’en rendit compte. Il dit à Colbert :

– Ne prends pas trop mal cette affaire. De tels accidents arrivent à n’importe qui.

Après souper, les deux visiteurs ne s’attardèrent pas longtemps chez leur beau-père. Cette fois, ils avaient de bonnes raisons de revenir chez eux de bonne heure.

Arrivés en face de la maison de Philéas, les deux s’arrêtèrent. Ils s’entretenaient encore des évènements de la journée. Soudain, dans le silence du soir, ils entendirent un long hurlement qui venait de loin, probablement des coteaux à l’ouest de la demeure de Frank Robitaille. Colbert reconnut la voix. Elle sonnait comme un défi, comme un ricanement. Si bien que Colbert dit à Philéas : « Écoute le loup qui rit de nous. » Philéas reprit : « Pour une fois, François avait dit la vérité. » Et Colbert d’ajouter : « Malheureusement, elle ne lui a pas servi. »

 

 

 

 

 

 

La hantise du loup !

 

 

LA nouvelle du loup eut un retentissement considérable. De la pointe Méthodiste à la baie des Dault, de la pointe aux Cèdres à Randolph, elle devint le grand sujet de conversation. Il faut dire que l’animal, par ses hurlements et ses ravages, faisait son possible pour faire parler de lui. Un nouveau sport surgit : il consistait à écouter le loup hurler le soir ; et, le matin, à s’informer des méfaits qu’il avait causés pendant la nuit. Jamais évènement ne s’empara de l’imagination populaire à ce point ! Il y en eut plusieurs dans le passé, qui émurent les gens profondément, par exemple, le meurtre de Pierre Desjardins, surnommé Leblanc, la disparition d’Onésime Lamoureux, jeune enfant perdu dans les bois et jamais retrouvé, et tant d’autres... Mais ces faits gardaient un caractère particulier, tandis que le loup intéressa tout le monde. Dès qu’on apprit le massacre des moutons de Colbert Tessier et la mort des chiens de François Labatte, chacun comprit que ses intérêts étaient en jeu. En un rien de temps, la paroisse se transforma en un camp armé. Et on partit en guerre contre l’ennemi.

Le loup ne s’effraya pas pour si peu. Il avait décidé de rester à Sainte-Croix, rien ne pouvait l’en déloger. À ce mouvement concerté des habitants, il répondit par une recrudescence de déprédations. On ne pouvait pas l’accuser d’agir lâchement, à la sourdine. Au contraire, chaque soir avant de se mettre en campagne, il hurlait comme un déchaîné sur quelque coteau éloigné. C’était son cri de guerre, à lui. Ainsi il avertissait les gens. L’étrange, c’est qu’il attaquait toujours les fermes où on l’attendait le moins. Plus d’une fois il feignit un raid dans un endroit pour y attirer les chasseurs, pendant qu’il continuait ses méfaits ailleurs, sans danger.

Si les paroissiens s’unirent pour combattre le loup, celui-ci se trouva des alliés : les chiens. Ils l’acceptèrent comme l’un d’eux, s’associèrent à lui et devinrent de vrais loups. Plusieurs se mirent à répondre à ses hurlements et à les imiter. Si bien qu’on crut, pendant quelque temps, que la paroisse était envahie par toute une meute de loups. Les chiens, avec ou sans le loup, se livraient à toutes sortes de ravages. En bande, la nuit, ils poursuivaient les bêtes à cornes dans les pacages. Celles-ci, affolées, se refugiaient en beuglant dans les cours des étables. Les habitants faisaient feu sur le loup, pensaient-ils. Mais c’étaient toujours les chiens qui tombaient. Évidemment ceux-ci n’avaient pas l’instinct du loup. Ils se laissaient emporter par la passion, oubliaient le danger et devenaient facilement la victime des chasseurs. Le loup, lui, ne perdait jamais la tête. Même au cours des randonnées les plus animées, il savait quand s’arrêter et où s’enfuir. Au moment voulu, il disparaissait et laissait ses associés au blanc. Ainsi le nombre des chiens fut décimé d’une façon alarmante.

Les choses en arrivèrent au point que personne n’osait plus sortir de chez lui sans être armé. En plein jour, les passants, comme les travaillants, portaient leur fusil en bandoulière. Mais le loup, doué de quelque sens mystérieux, les évitait ou se tenait à une distance discrète des gens armés, tandis qu’il s’approchait volontiers de ceux qui ne l’étaient pas. Ce fut un temps difficile pour les bons tireurs. Plus d’un passèrent de mauvais quarts d’heure ; on les taquinait : « Enfin visez-vous sur lui ou à côté ? » Leur renommée de bons tireurs subit une éclipse presque totale. Ne sachant plus de quel côté se tourner, on proposa d’inviter les chasseurs de l’île aux Chrétiens. La suggestion parut excellente. On se disait : « Il n’y a rien comme un sauvage pour abattre un loup. » Une vingtaine d’Indiens répondirent à l’appel. On s’attendait, à tout moment, à la mort du loup. Mais l’animal restait toujours aussi vivant et aussi agressif. De fait, il se plaisait à déjouer les meilleures tactiques des Indiens. Ceux-ci comprirent leur impuissance. Ils retournèrent à leur réserve avec l’excuse de ne pouvoir tuer une bête... invisible.

Cet échec bouleversa les esprits. Ainsi par sa finesse, son audace, son activité, son appétit et son instinct de carnage, le loup avait réussi à créer et à maintenir un règne de terreur. Il apparaissait comme un être mystérieux, insaisissable. Plusieurs n’hésitaient pas à affirmer hautement qu’il était possédé. Christophe Brunelle avait été un des premiers à le croire et à le dire. Un jour, il s’en ouvrit à un groupe, assemblé dans le magasin de Majoric Beaudoin.

– Moi, j’en suis sûr, c’est une bête possédée.

– C’est ce qu’on dit, admit Israël Desroches.

– Il y a tant de choses inexplicables, ajouta Théodule Duquette.

– Mais ce n’est pas une raison de recourir au démon, intervint Majoric. Nos gens sont trop enclins à le blâmer de tous nos malheurs. Avant de parler de possession, il faudrait savoir pourquoi le diable s’est emparé du loup.

– Je le sais, moi, dit Christophe. C’est sur l’île Travers que le démon a ensorcelé le loup. Tout le monde admet que le loup traversa de Moskas sur la glace. En chemin, il s’est arrêté sur l’île Travers. Joseph Lortie est prêt à certifier qu’il l’entendit d’abord hurler dans cette direction. Cette île n’est pas comme les autres. Les Sauvages la considèrent comme le lieu de sépulture d’un géant malfaisant. Le nom anglais, Giant’s Tomb, garde cette signification. Les habitants d’Ionatiria, village indien situé sur la grande terre en face, n’osaient regarder vers le nord, de peur de voir l’île. La pire punition qu’on pouvait imposer à leurs enfants était de les tourner vers cette île hantée. Ce n’est pas pour rien que les pêcheurs lui donnèrent le nom de Travers.

– J’ai toujours cru, remarqua Théodule, que c’était parce qu’elle leur servait de repère dans leurs excursions de pêche. Longeant les côtes de la baie Georgienne, ils se dirigeaient vers l’île, quand ils la voyaient en travers de l’entrée de la Baie-du-Tonnerre.

– À mon avis, dit Christophe, ce sens en cache un autre plus important et plus juste. L’île Travers est mal placée, elle nuit, donc de travers. C’est pourquoi les anciens n’y débarquaient jamais, à moins d’être forcés par la tempête. J’y suis allé et, chaque fois, j’étais mal à l’aise. On m’avait dit qu’aucun animal n’y vivait. C’était vrai. Je n’y ai rencontré aucune trace. Il y a donc quelque maléfice qui plane sur cette île. Les Sauvages en attribuaient la cause au géant ; moi, je l’attribue au démon. Cette île est son domaine. Le voyageur qui s’y aventure risque de tomber sous son pouvoir infernal. C’est ce qui est arrivé au loup. Le diable lui a jeté un sort, qui le protège des balles des chasseurs et, en même temps, l’excite contre nous pour nous faire tout le dommage possible.

– Quel conte ? s’écria Majoric. Tu as beaucoup d’imagination, Christophe.

– Je savais bien que tu n’y croirais pas, dit celui-ci. D’ailleurs, je me demande si tu crois à quelque chose.

– En tout cas, pas à ce conte-là, répondit Majoric.

Aux yeux des gens éprouvés, l’important n’était pas la vérité du fait, mais que l’on puisse fournir une explication plausible. Car, si l’animal était possédé, il fallait bien s’attendre à quelques faits inexplicables.

Malgré le sourire incrédule de Majoric Beaudoin, l’histoire fit son chemin dans la paroisse. Elle répondait trop bien à l’état des esprits pour n’être pas prise au sérieux. De ce jour, on commença à parler du loup possédé, et même du loup-garou.

 

 

 

 

 

 

L’ami des enfants !

 

 

MALGRÉ tout ce qu’on pensait et disait du loup, personne ne pouvait l’accuser d’avoir attaqué quelqu’un. Sous ce rapport, il pouvait donner l’exemple à plus d’un chien. L’ayant rencontré sur une route étroite, certains affirmaient qu’il s’était poliment mis de côté pour les laisser passer. Cet animal savait tenir sa place. Il y a plus : il aimait les enfants. Il jouait souvent avec eux comme un jeune chien. Les parents horrifiés ne réussissaient pas toujours à convaincre leurs enfants que le beau chien qu’ils avaient vu était le loup. La scène suivante se déroula dans plusieurs foyers.

La mère aux enfants qui revenaient de l’école : « Vous êtes beaucoup en retard !

Un enfant : Nous nous sommes amusés avec un chien au fond du champ.

La mère : Un chien, dites-vous ?

Un enfant : Oui, un beau chien !

Un autre enfant : Et si doux !

La mère : De quelle couleur était-il ?

Un enfant : Gris foncé sur le dos, gris pâle sous le ventre.

Un autre enfant : Avec une longue queue.

Un autre enfant : Des oreilles pointues et douces comme du velours...

Un autre enfant : Un long museau...

Un autre enfant : Et de grandes dents blanches...

La mère : Vierge Marie, priez pour nous ! Ce que vous avez vu, ce n’était pas un chien, mais le loup ! Le loup ! entendez-vous ?

Les enfants : Non, maman ! Il nous aurait dévorés.

La mère : Vous l’avez touché, flatté. Vous lui avez même ouvert la gueule ! J’en frissonne rien qu’à y penser. Votre ange gardien et sainte Germaine vous ont protégés. Remerciez-les.

Les parents soupçonnaient leurs enfants d’être de connivence avec le loup. Ils vivaient des heures d’angoisse à la pensée qu’un jour l’un de leurs petits pourrait être étranglé. Naturellement, les enfants ne manquèrent pas d’introduire le loup dans leurs jeux. À tout moment, on les entendait crier au loup. Les parents, énervés, ne savaient jamais si c’était vrai ou pour rire.

La crainte du loup poussait souvent les parents à garder leurs enfants à la maison. L’assistance à l’école en souffrit. Les enfants éloignés n’y venaient pas. Ceux qui devaient traverser les champs voyageaient en groupes. Il n’y avait que les élèves du village qui suivaient régulièrement les classes. Les Sœurs, tout en appuyant les recommandations des parents, insistaient sur le côté surnaturel comme moyen efficace de protection. Ainsi la dévotion en l’honneur de sainte Germaine prit un développement considérable dans la paroisse. On connaissait par cœur les faits de sa merveilleuse légende. On l’invoquait à tout propos. Les enfants lui chantaient des cantiques, en allant et en revenant de l’école.

Un matin de septembre, le petit Thomas, âgé de deux ans, décida d’aller à l’école, comme sa sœur et ses frères. Nu-pieds et tenant d’une main son chapeau de paille trop grand, il partit à la suite de ses aînés. Arrivé au coteau de Roches, il monta sur la clôture de perches. Il n’avait jamais été si loin, seul. Le paysage le ravit. Devant lui, toutes ces bâtisses alignées le long de la seizième concession jusqu’au village, dominé par le clocher de l’église ; à l’ouest, des champs à perte de vue : les uns, jaunes, les autres, verts ; à l’est, la swamp à Boyer. Il la regarda longuement, avec admiration. Oubliant école et écoliers, il quitta la route et, à travers le labour, il se rendit au bois.

À midi, quand le père revint des champs, la mère lui dit qu’elle n’avait pas vu Thomas depuis le déjeuner. Elle l’avait appelé plusieurs fois, sans obtenir de réponse. Elle se rappelait qu’il avait parlé d’école, la veille, mais elle n’en avait fait aucun cas. « Souhaitons qu’il ne soit pas parti à la suite des autres », se dit-elle. En examinant la route que suivaient ales élèves, le père découvrit les traces du petit gars. Il les suivit jusqu’au coteau. Il regarda dans toutes les directions, mais ne remarqua rien. Il chercha le long de la clôture où l’enfant aurait pu s’endormir. Il était sur le point de retourner à la maison, quand, dans le labour, il tomba sur les traces de Thomas qui se dirigeaient vers le bois. L’inquiétude le prit. Il se dit : « Thomas s’est égaré dans la swamp à Boyer. Il était inutile de continuer ses recherches, seul. Il fallait de l’aide immédiatement. »

La nouvelle de la disparition de Thomas se répandit vite. Toute une armée d’hommes envahit la swamp. Un groupe découvrit les traces de l’enfant dans une baissière. Mais à côté, on remarqua aussi celles du loup. On se demanda si on le retrouverait vivant. Du chemin de ligne, trois hommes descendirent le long du ruisseau de Hark, qui sépare le bois en deux. Cette dernière démarche avait pour but de restreindre les recherches à la partie nord-ouest, mais à condition que le petit gars n’eût pas traversé le cours d’eau. On découvrit bientôt ses traces et aussi celles du loup. Elles descendaient dans le ruisseau, mais ne remontaient pas de l’autre côté. Plus loin, on ramassa le chapeau de Thomas. Est-ce que le courant avait renversé l’enfant et qu’il s’était noyé ? On ne trouva pas son corps dans l’eau limpide. Ambroise Labatte suggéra : « Cherchons encore de l’autre côté. » Tout à coup, Israël Leblanc s’écria :

– Venez ici, j’ai trouvé les traces du loup.

– Mais elles descendent dans l’eau, remarqua Moïse Chevrette.

– Je pense plutôt qu’elles en remontent, reprit Israël. On dirait une marche à reculons. Le loup tirait peut-être quelque chose de l’eau.

– Je suis bien curieux de savoir ce qu’il a tiré de l’eau, demanda Ambroise.

– Probablement l’enfant qui y était tombé, répondit Israël.

– Alors tu penses que le loup a sauvé l’enfant ?

– C’est ça, affirma Israël.

– Ça parle au diable, cria Moïse.

– Ce qui importe pour le moment, c’est de savoir si le petit gars a traversé le ruisseau, ajouta Israël. Appelons les autres.

On héla les différents groupes et on commença une battue en règle au sud-est de la swamp. Cette partie était une véritable jungle dont le sol marécageux était encombré de mauvaises herbes. On se mit à l’œuvre avec entrain. Il commençait à faire brun, quand Israël Leblanc trouva le garçon endormi dans la mousse, à côté d’un « corps mort ». Il le prit dans ses bras, et revint rapidement sur le chemin de ligne.

Thomas fut surpris de voir tant de monde à la maison. Il se demandait pourquoi tous le regardaient et parlaient de lui. Mais quand sa mère l’embrassa en pleurant, il devina que son escapade avait été la cause d’une profonde angoisse.

Clément, son frère cadet, le fixait avec de grands yeux, comme si son aîné eut été un étranger, un aventurier revenu d’un voyage merveilleux. De fait, Thomas avait changé : sa figure était boursouflée de fatigue et de piqûres de moustiques. Il lui semblait que tout autour de lui prenait un nouvel aspect : la maison, ses parents, ses frères et sa sœur n’étaient plus les mêmes. Il avait l’impression d’avoir été absent depuis longtemps.

Jusqu’ici les membres de la famille s’étaient contentés de lui parler de choses ordinaires. Soudain, Gilbert lui demanda : « As-tu vu un grand chien dans la swamp ? » Thomas, sérieux, affirma de la tête. Les enfants éclatèrent de rire. Mais la mère intervint : « Voulez-vous vous taire, vous autres ? Ce n’est pas une question à lui poser ! Dans l’état où se trouve Thomas, il répondrait oui à n’importe quoi. » Vite, elle le mena en haut. Elle l’avait à peine couché qu’elle entendit hurler le loup sur le coteau de Roches. Elle se dit : « On l’a trouvé en temps. Bonté divine, ce qui lui serait arrivé dans le bois avec le loup au large ! »

 

 

 

 

 

 

Terreur des Amoureux !

 

 

NATURELLEMENT les relations sociales des gens de Sainte-Croix se ressentirent profondément de la présence du loup. Celle-ci changea leur allure et restreignit leurs activités. Elle bouleversa surtout les fréquentations chez les jeunes. Les mariages diminuèrent au point que le curé se crut obligé d’en parler en chaire. Les jeunes gens n’étaient pas tous prêts à exposer leur vie, surtout pour l’amour d’une jeune fille dont ils n’étaient pas aimés. Dans ces cas, ils se contentaient du dimanche après-midi. On sentait que quelque chose manquait. Le décor normal des fréquentations était enlevé. Est-ce que l’amour pouvait vraiment éclore sans le romantisme des nuits doucement baignées de la lumière de la lune ? Plus d’une amoureuse passait de longues soirées à rêver à un prince charmant et à prier Dieu de débarrasser le pays de cet animal maudit, cause de son malheur.

Cependant, il y avait des exceptions ; quelques jeunes gens avaient le cœur assez en feu pour braver le danger. Loup ou pas loup, ils se rendaient régulièrement auprès de leurs « blondes ». Ils en profitaient pour mousser leur crédit auprès d’elles, parfois par les récits les plus fantastiques. Les rencontres dangereuses qu’ils avaient faites avec le loup jetaient les jeunes filles dans des rêveries extatiques et leur donnaient des palpitations de cœur délicieuses. Ces actes d’héroïsme étaient interprétés comme le signe de l’amour le plus ardent. Celles qui en étaient privilégiées ne cessaient d’en parler et de s’en prévaloir. Et celles qui en étaient privées ne manquaient d’y faire allusion en présence de leur cavalier moins fervent et moins hardi. Pour ne pas passer pour des peureux, de jeunes galants s’exposaient parfois à des efforts qui dépassaient leurs forces. Et s’il n’y avait eu que le loup ! Mais non ! En plus, il fallait compter avec ses suppôts, des gens mariés qui avaient oublié les jours heureux de leurs fréquentations de jadis au point de se montrer sans égard, sans pitié, sans scrupule à l’endroit des amoureux d’aujourd’hui.

Leur grand plaisir consistait en interventions, souvent ingénieuses, toujours pénibles, dans lesquelles on tâchait de simuler le rôle du loup.

On raconta qu’un jeune homme, revenant d’une veillée, traversa un bois par une nuit très noire. Soudain, il entendit hurler le loup devant lui. À peine avait-il rebroussé chemin qu’il l’entendit encore devant lui. Se croyant entouré de loups et en danger de mort, il perdit la tête et se lança à travers la forêt inextricable. Il y passa une partie de la nuit. Mouillé jusqu’aux os, boueux de la tête aux pieds, les habits en lambeaux, il arriva chez lui plus mort que vif.

De telles expériences ne pouvaient que refroidir le feu de l’amour, quand elles n’occasionnaient pas une maladie de cœur. Si les jeunes filles déploraient la présence du loup, certaines savaient la mettre à profit. Quand l’une d’elles voulait se débarrasser d’un prétendant, elle le suppliait de ne plus exposer sa vie au danger du loup. Un si beau souci ne manquait pas de produire l’effet désiré. Le jeune homme comprenait et ne revenait plus.

Un après-midi, Moïse Chevrette, accompagné de son fils, Adolphe, s’arrêta à la boutique de forge de Simon Desrochers. Celui-ci salua Moïse, mais fit semblant d’ignorer le jeune homme qui courtisait sa fille, Hermina. De sa mère, Hélène Langdon, Adolphe avait les yeux bleus, les cheveux blonds et le teint clair. Enjoué, bon causeur, il était galant avec les demoiselles. Malheureusement, il aimait trop la goutte et, chose pire en ces temps, il était peureux au point de craindre son ombre. Et Simon était convaincu qu’il n’était pas un bon parti pour sa belle Hermina. Adolphe, cependant, n’était pas homme à se laisser décourager. Il avait dans la tête, sinon de gagner son futur beau-père, du moins de changer ses dispositions à son égard. Pour qui connaissait le forgeron, la tâche n’était pas facile. Mais Adolphe ne manquait jamais une occasion de lui rendre service, de se montrer toujours de bonne humeur, malgré les remarques désobligeantes. Simon se sentit faiblir devant le charme du jeune homme. Pouvait-on détester un garçon aussi dévoué ? D’ailleurs, son opposition se heurtait à un obstacle insurmontable, Hermina adorait Adolphe et celui-ci le savait : son assurance ne le disait que trrop.

Pendant que son père s’entretenait avec Simon, Adolphe en profita pour faire une visite à la maison, à côté de la forge. Sur les Instances d’Hermina, il resta à souper. En entrant chez lui, Simon fut surpris.

– Adolphe, je te croyais parti avec ton père.

Hermina s’attendait à une remarque de ce genre : elle intervint :

– Il y a longtemps, papa, qu’on n’a pas vu Adolphe. Alors je l’ai invité à souper.

– Tu n’y penses pas, avec la nuit qui tombe et le loup au large ?

– Mais papa, Adolphe n’a pas peur du loup.

– Hein ! Il n’a pas peur du loup, s’exclama Simon. C’est ce qu’il dit, ce n’est pas ce qu’on dit de lui.

Adolphe prit sa propre défense. Il expliqua qu’on exagérait l’affaire du loup, que, à son avis, il n’était pas si dangereux.

– Quoi ? Peureux, tu oses parler comme ça ?

– M. Desrochers, vous savez bien que le loup n’a jamais attaqué personne.

– Et je suppose que tu es prêt à en faire l’expérience, ajouta Simon, de mauvaise humeur.

– Je ne cours pas après le loup, mais je ne le fuis pas.

Pour Hermina, ces dernières paroles établissaient la bravoure d’Adolphe.

– Vous voyez bien, papa, qu’Adolphe n’a pas peur.

Simon avait un plan. Il se disait : « L’occasion est belle de lui donner la peur de sa vie et, si elle ne le tue pas, elle le guérira de son attachement à Hermina. » Il n’y avait qu’un homme qui pouvait produire cet effet : son fils, John.

Après le souper, on entendit hurler le loup aux environs de la côte à Giroux, là même où Adolphe devait passer pour retourner chez lui. Ce hasard favorisait le plan de Simon. Il ne put s’empêcher de taquiner le jeune homme.

– Adolphe, entends-tu le loup ? Il t’attend ce soir.

Tout le monde éclata de rire et Adolphe autant que les autres. On aurait pensé que le loup ne l’intéressait pas. Peu après, le père dit à John :

– Viens avec moi, j’ai besoin de toi à la forge.

Adolphe remarqua leur départ. Il était assez observateur pour se douter qu’on tramait quelque chose contre lui. Ses soupçons s’accrurent quand, plus tard, Simon revint seul.

Pendant ce temps, John s’était placé en embuscade dans une talle d’aulnes, au bord du pont qui enjambait le ruisseau. Comme un tigre à l’affût, il attendait sa victime. Les bons tours étaient son fort. Il avait l’art de les préparer et rarement il manquait son coup. Ce soir, il devait jouer le rôle de loup. Il le remplirait à perfection, mieux que le loup de Sainte-Croix. Simon connaissait son fils ; il était assuré que tout se passerait selon ses désirs.

Adolphe veilla plus tard qu’on ne s’y attendait. Quand, enfin, il se leva pour partir, Simon lui ouvrit la porte.

– Adieu, Adolphe. Gare au loup ! À force de le faire attendre, il doit en avoir une faim.

– Ne vous inquiétez pas, M. Desrochers. J’ai passé une belle soirée et c’est tout ce qui compte pour le présent.

– Eh bien ! espérons qu’elle ne finira pas mal.

– Et je reviendrai vous le dire. Bonsoir, cher monsieur Desrochers.

– Adieu, Adolphe, dit Simon, en fermant la porte.

Hermina était mécontente de cette scène.

– Papa, vous n’avez jamais une bonne parole à l’adresse d’Adolphe.

– Il n’en mérite aucune.

– Pourtant il a fait preuve de courage en partant dans la nuit. À force de chercher à lui faire peur, je me demande s’il reviendra encore.

– Hum ! Qu’il se compte chanceux s’il arrive chez lui vivant.

La jeune fille avait confiance. « Adolphe, se disait-elle, trouvera bien le moyen de se tirer d’affaire. »

De sa cachette, John vit sortir Adolphe. Il se prépara à lui faire payer cher son attente. Quel plaisir de bondir sur sa proie ? Patience, il vient. Mais Adolphe n’arrivait pas. L’oreille tendue au moindre bruit, les yeux cherchant à percer les ténèbres, John sortit de son embuscade et remonta lentement le chemin. Personne. Était-ce possible qu’il eut manqué son coup ? Enfin, il entra à la maison.

Simon fut surpris.

– Déjà revenu ? Je croyais que tu allais le poursuivre au moins jusqu’à la côte à Giroux.

– Ne m’en parlez pas ! Il a dû sentir le fer. Il n’est pas même descendu le chemin.

– Ah ? çà ? mais par où est-il passé ?

– C’est ce que je me demande.

– Je commence à comprendre pourquoi il parlait avec tant d’assurance pendant le souper.

Le loup ne lui faisait ni chaud ni froid. Je parie qu’il est allé se réfugier chez les Boucher.

– J’en doute : j’écoutais tellement que je l’aurais entendu traverser le chemin.

– Tu ne connais pas Adolphe, personne n’a le pied aussi léger que lui, surtout quand il a peur.

L’explication du père sonnait bien. Mais John n’en était pas satisfait. Une affaire si simple ? Et voilà qu’elle s’embrouille au point que personne ne s’y reconnaît ! Déçu à la pensée que cette poule mouillée d’Adolphe lui avait glissé entre les mains, il monta se coucher. Il dormait mal. Soudain, il se leva. Il venait de découvrir où Adolphe s’était caché.

Il descendit l’escalier et sortit sans bruit. Il voulut ouvrir la porte de la forge ; elle était barrée à l’intérieur. Étonnant qu’il n’y avait pas pensé hier soir ! Pour jouer efficacement le rôle du loup, il avait besoin de l’aide des ténèbres. Par malheur, une légère lueur paraissait à l’orient. Le temps pressait. Il secoua violemment la porte dans l’espoir qu’Adolphe se résoudrait à sortir. Tout ce qu’il obtint fut un long hurlement moqueur. John était furieux. Il rôda autour de la forge, essayant tour à tour les fenêtres et les portes. Peine perdue. Chaudement enroulé dans des couvertures de chevaux, Adolphe attendit le jour. Au moment où le soleil se leva, il sortit par la porte de devant, alors que John était à celle de côté.

Une fois dans le chemin, il fit face à son adversaire.

– Crois-tu, John, que le loup m’attend encore dans la talle d’aulnes, au bord du pont ?

John se demanda comment il avait pu deviner son plan. Ah ! qu’il avait envie de le poursuivre en plein jour ! Mais il savait qu’Adolphe était un champion à la course.

Hermina entendit la voix de son chéri. Elle sortit un peu la tête de sa fenêtre et lui sourit. Adolphe lui envoya un baiser de sa main. Tout tournait donc à son avantage. Hermina lui était attachée de plus en plus. L’incident de la nuit ne manquerait pas de hausser son crédit auprès d’elle. Il n’avait plus qu’à l’épouser.

 

 

 

 

 

 

La disparition de Proserpine

 

 

PAR ses ravages, le loup avait pris possession de Lafontaine. Et personne n’était en mesure de lui disputer ce domaine. Par la peur qu’il inspirait, il s’était emparé de tous les esprits. Sa présence devint une espèce de hantise. Nuit et jour, on pensait à lui, on prenait des précautions contre lui. Peu à peu, on prit l’habitude de le blâmer de tout : morts, accidents, maladies, pertes, malentendus, etc. Qu’une poule disparût de la basse-cour, le loup l’avait happée ; qu’un cheval prît le mors aux dents, le loup l’avait effrayé ; qu’un veau mourût dans le pacage, le loup l’avait étranglé. Bref, le loup était la cause de tous les malheurs.

Cette fin de novembre était exceptionnellement belle. Pourtant, les cultivateurs y distinguaient quelques signes de tempête. Au loin, le lac mugissait. Louis Brunelle avait annoncé qu’il y aurait du vent et de la neige. Les bêtes à cornes et les chevaux levaient la tête et humaient l’air de l’ouest. Pas un ne s’éloignait de la cour de l’étable.

Après dîner, le ciel se couvrit de gros nuages, puis une grosse neige tomba. Le vent se leva et brusquement une « poudrerie » furieuse enveloppa ciel et terre. On ne voyait pas à trois pas. Louis s’empressa de faire entrer les animaux. Quand il vint attacher les chevaux, il s’aperçut que sa jument, Proserpine, manquait. « C’est incroyable, se dit-il, qu’elle soit restée dehors par un temps pareil. » Il fit le tour du « mulon » de paille et de la grange, en passant sous le « pontage ». Pas de Proserpine. Il l’appela ; sa voix se perdit dans l’immense rumeur de la tempête. Dès que les garçons furent de retour du bois, il les envoya autour des bâtiments. Rien. C’était une jument tranquille, pourtant ; elle a dû prendre le chemin. On s’informa chez les voisins. Louis Chevrette, en face, n’avait rien vu ; ni l’oncle Eugène, à l’ouest ; ni William Langdon, à l’est ; ni les autres, qui restaient plus loin.

Inquiet, Louis dormit mal. À tout moment, il entendait le loup et le chien mener un « ravaud » autour de la maison. Les hurlements de l’un et les jappements de l’autre se mêlaient aux plaintes du vent et faisaient de cette nuit un véritable cauchemar. Il se leva de bonne heure et se rendit à l’étable. Le fanal à la main, il s’arrêta longtemps devant le « pâr » de Proserpine. Après déjeûner, on partit de nouveau à la recherche de la jument. La neige s’était amoncelée en énormes bancs, le long des clôtures de perches et de souches. On fouilla les talles d’arbres ; on jeta un coup d’œil dans les cours d’étable. On revint par le bas de la côte. Mais de Proserpine, pas la moindre trace. Au souper, le père, épuisé d’avoir marché toute la journée dans la neige, commentait avec impatience. « Enfin, un cheval, ça ne s’envole pas comme un oiseau ! »

Le lendemain, dimanche, on dut atteler Philippine, la compagne de Proserpine, avec Prince qui n’allait pas avec elle, ni d’allure, ni de couleur. Louis ne passait pas pour un homme fier, mais cet assemblage lui déplaisait d’autant plus qu’il mettait trop en évidence la disparition de sa jument. Celle-ci faisait le gros des conversations des groupes réunis devant l’église. Louis n’était pas jaseur, mais il aimait à écouter les cancans de la paroisse. Aujourd’hui, il suivait avec distraction les propos de ses amis. Instinctivement il tendait l’oreille vers les autres, pensant obtenir des renseignements. Il se rendit compte qu’on prenait son cas à la légère. On cherchait beaucoup plus à s’en amuser qu’à lui aider.

Pour quelques-uns, cette disparition n’était qu’un autre incident à mettre au compte du loup. C’était simple, celui-ci l’avait étranglée et dévorée complètement. De fait, les agissements du loup semblaient confirmer ces dires. Il manquait rarement une nuit sans venir hurler au bord de la coulée. En plus, en passant devant la maison, les « veilleux » avaient pris l’habitude de crier au loup et de chanter des couplets où intervenaient le loup et la jument. Ce charivari agaçait Louis. Mais que pouvait-il faire ? Endurer patiemment. À la longue, il crut y découvrir un bon côté. Ces grosses farces prouvaient que Proserpine n’était pas morte, elle était victime d’un vilain tour qu’on prenait plaisir à prolonger.

Le temps fuyait et avec lui l’espoir de retrouver Proserpine. À la fin d’hiver, Prosper jouait dehors avec le chien, Carlo. Sans prendre le temps de se « déneiger », il entra et dit à son père : « Je viens d’entendre Proserpine hennir. » Le père s’exclama : « Quoi ? Qu’est-ce que tu dis là ? Proserpine hennir ? »

– Oui ! Au bord de la coulée...

– Vont, Ti-Per, ne te mets pas à entendre des choses !

– Mais, c’est vrai ! Je l’ai entendue « tout à clair ».

– Retourne jouer. C’est un des chevaux de l’étable que tu as entendu.

– Non, papa ! C’était Proserpine. Carlo aussi savait que c’était elle. Chaque fois qu’elle hennissait, lui jappait. »

Ce dernier détail frappa Louis. Il savait que Carlo était d’amitié avec la jument. Quand on l’envoyait chercher les chevaux dans le pacage, il se gardait bien de lui donner des coups de dents aux fanons. Tout au plus faisait-il semblant de la mordre. Au temps du « train », il lui arrivait même de toucher de son museau froid le naseau velouté qu’elle allongeait au-dessus de la crèche. Quand on attelait Proserpine, il avait pris l’habitude de se tenir en avant d’elle. Sa joie de chien alors était à son comble. Il trottinait et galopait en lançant de petits jappements.

La nouvelle de Prosper avait intéressé au plus haut degré la mère et Christophe. Il était évident qu’eux aussi avaient leur mot à dire. La mère n’y tint plus : « Faut pas trop s’étonner de ce que Ti-Per t’a raconté. Moi, j’y crois. »

– Mais voyons, Jeanne ! Qu’est-ce qui te prend ? Vas-tu me dire que toi aussi tu as entendu Proserpine ?

– C’est ça ! Je l’ai entendue.

– Ça parle au diable ! Elle aussi l’a entendue !

– Oui ! Il y a à peine dix jours, j’étais à étendre le linge sur la corde, quand j’ai entendu un hennissement qui venait du côté d’Eugène. C’était Proserpine, j’en suis certaine. Car, tu sais, elle avait sa manière de hennir. J’ai eu beau regarder, rien.

– Tu entends Proserpine en plein jour et tu ne la vois pas !

Le récit de la mère donna du courage à Christophe. Le temps était venu pour lui d’entrer en scène : « Moi aussi, j’ai une confession à faire. »

– Toi aussi, tu as entendu Proserpine ?

– Pas seulement une fois, deux fois !

– Naturellement, toi, tu entends et vois toujours plus que les autres. Si ça continue, cette histoire-là deviendra intéressante ! Allons ! Dépêche-toi ! Conte-nous ça !

– Il y a plus d’un mois, j’étais à corder du bois entre la maison et l’étable, quand Philippine lança un hennissement. Sa voix sonnait joyeuse comme un cri de rencontre entre vieux amis. Je remarquai que tout son corps était tendu vers l’ouest. Surpris, je m’arrêtai, et, à ce moment, j’entendis comme venant de loin, un autre hennissement. Je le reconnus aussitôt : c’était Proserpine. La chose me parut étrange. Pour me prouver qu’il n’y avait pas eu d’illusion, Philippine répondit d’un ton qui montrait qu’elle aussi avait reconnu Proserpine. Il n’y avait plus de doute, c’était elle. Alors je regardai attentivement, m’attendant à la voir surgir, de l’autre côté de la clôture de souches. Comme rien ne venait, j’en conclus qu’elle était chez l’oncle Eugène. Le soir, à l’heure du « train », je m’y suis rendu. Mais pas de Proserpine.

– C’est donc la même histoire, dit le père. On entend Proserpine, mais on ne la voit pas.

– Il y a une quinzaine de jours, continua Christophe, de bonne heure le matin, je me rendais à l’étable. Je m’arrêtai pour lever la mèche du fanal. Et tout à coup, j’entendis un hennissement qui semblait surgir de terre. « C’est Proserpine, dis-je. Je gage qu’elle attend à la porte de l’écurie. » J’étais si certain de la trouver que je fus déçu de ne pas la voir. Depuis ce temps, je ne me sens pas trop à l’aise autour des bâtisses.

Louis était ennuyé. Toute cette affaire l’agaçait. L’endroit serait-il hanté ? Quelle dérision si les voisins entendaient parler de cette histoire ! Il serait l’objet de leurs tracasseries. Cependant, lui aussi, persistait à croire que sa jument vivait encore. Mais ce mode mystérieux de s’annoncer, ce hennissement le troublait beaucoup plus qu’il ne voulait l’admettre.

À cette époque, il y avait, à Penetanguishene, un nommé John Delorme. Ancien engagé de la compagnie de la Baie d’Hudson, il avait parcouru tous les cours d’eau entre l’Outaouais et les montagnes Rocheuses. Longtemps, il avait servi d’interprète auprès de nombreuses peuplades qui habitaient ces vastes régions. D’après lui, il avait réussi à arracher aux Indiens des secrets connus de nul autre Blanc. Il s’était retiré dans la petite ville voisine, où il passait ses vieux jours à tirer aux cartes et à dire la bonne aventure. C’était un vieillard à longue barbe, grand, droit, comme un jeune homme, avec l’aspect d’un patriarche et l’allure d’un prophète. L’expérience qu’il avait acquise dans ses voyages et l’usage qu’il faisait de certains talents dont il se croyait doué lui attribuaient une autorité indiscutable et lui assuraient une clientèle régulière et payante. On le recommanda à Louis pour l’affaire de sa jument. Celui-ci décida d’aller le consulter.

En le voyant, John lui dit : « Je sais, tu cherches quelque chose. » Il prit un jeu de cartes et, d’un tour de main, il les étala en forme d’évantail.

« Je sais, tu as perdu un cheval. »

Louis était interdit, non pas tant par ce que John venait de dire que par le geste rapide et sûr, par le ton mystérieux et le regard perdu dans le vague. C’était certain, il était en présence d’un voyant. Aussi ne put-il que balbutier.

« Oui ! ma jument Proserpine ! »

John, trop pris par l’inspiration pour l’écouter, continua :

« Ta jument, elle vit encore... Le loup n’a eu rien à faire dans sa disparition. Personne ne te joue un tour. Tu la trouveras, pas loin de ta maison. »

Puis il se tut. Les paroles ne venaient plus. Il remit les cartes en paquet, en signe que la séance était finie. Louis était fort tenté de lui demander des renseignements, par exemple, où Proserpine se cachait actuellement. Mais une certaine gêne le retint. Il sentait que toute autre question eût été déplacée. Il n’avait plus qu’à partir. Il allait offrir au vieillard quelques sous, quand celui-ci spécifia : « Trente sous. » Somme énorme en ces temps ! Mais, avec un homme pareil, il n’y avait pas à marchander. Louis le paya et sortit.

Une fois au grand air, il se trouva plus à son aise. En montant de la ville, il ne cessait de repasser dans son esprit les paroles de John Delorme : « Ta jument vit encore. Le loup n’y est pour rien. Personne ne te joue un tour. Tu la trouveras... » Étrange, il ne retrouvait plus les sens qu’il avait cru découvrir pendant la consultation. En fait, il n’avait rien appris de nouveau. Plus mystifié que jamais, il se disait : « J’aurais bien dû suivre ma première idée, au lieu d’aller me fier à ce tireur de cartes. J’ai bel et bien perdu mon trente sous. »

Vers la fin de mars vint un temps doux. Louis avait ouvert la fenêtre avant de se coucher. Il dormait mal. Soudain, dans le silence de la nuit, il entendit un hennissement qu’il reconnut. C’était donc vrai : Proserpine était en vie. Il se souleva un peu pour mieux écouter. N’entendant plus rien, il se demandait s’il n’avait pas rêvé.

C’était une coutume chez Louis Brunelle d’ouvrir le caveau, appelé cavereau, le Samedi Saint. Ce travail était réservé à l’aîné. Après le déjeûner, Christophe se rendit au bord de la coùlée et se mit à creuser une tranchée dans la neige jusqu’à l’entrée du cavereau. Il dégagea la porte de la glace et l’ouvrit. Ce qu’il vit le figea sur place. Il recula d’un pas, la pelle tendue devant lui, comme une arme défensive. Dans l’entrée, paraissait la figure longue et triste de Proserpine. D’un bond, Christophe sauta sur le bord de la tranchée. Il entra en coup de vent dans la maison, en criant : « Venez voir. J’ai trouvé Proserpine dans le cavereau. » Tous le suivirent à la hâte. Proserpine n’avait pas bougé. Elle était comme un prisonnier qui ne peut se faire à l’idée de sa délivrance. Elle buvait à grands flots la belle lumière dont elle avait été privée depuis si longtemps. Elle ne semblait pas entendre les remarques et les exclamations qu’on faisait à son sujet : « Mais c’est elle ! Est-ce bien possible ? Imaginez-vous une chose pareille ! C’est incroyable ! Penser qu’elle a passé là tout l’hiver ! » Mais il y avait une question dont la réponse intriguait tout le monde. Comment Proserpine s’était-elle enfermée dans le cavereau ? Louis se crut autorisé à mettre les choses au clair : « Cherchant un abri pendant la tempête, Proserpine s’était réfugiée dans le cavereau dont l’entrée avait été laissée ouverte. Le vent ferma celle-ci, la neige la couvrit. » « Papa, dit Christophe, vous voyez qu’on pouvait entendre Proserpine sans la voir. » Et la mère ajouta : « C’est pourquoi le loup et le chien ne cessaient de mener le vacarme au bord de la coulée ? »

Enfin le père descendit dans la tranchée, s’avança vers la jument et l’appela : « Proserpine ! » Elle leva la tête et hennit. Louis la prit par la touffe de crin qui lui pendait entre les oreilles et lui commanda : « Viens-t-en. Sors de ce trou. » Et Proserpine sortit par la porte étroite. Le père la mit à la vue de tout le monde. Tous parlaient à la fois, heureux de la revoir encore vivante. « La pauvre bête ! disait la mère. Elle a passé tout l’hiver à gruger des légumes et des pommes ! » Carlo ne se tenait plus de joie. Il gambadait et lançait de petits jappements clairs.

Louis la mena à l’écurie, le chien en tête. Sur le seuil de la porte, elle s’arrêta et hennit, ne voulant pas entrer sans être annoncée. Tous les animaux lui répondirent : les chevaux hennirent, les bêtes à cornes beuglèrent, les moutons bêlèrent, jusqu’à la truie, chaudement enfouie sous la paille du « mulon », qui vint ajouter son grognement amical. Après cette réception en règle, Proserpine se mit à hacher du foin de ses dents si longtemps agacées par le jus acide des pommes. En l’étriant, Louis parlait tout haut : « Quelle histoire ! Qui eut pu deviner une chose pareille ? Proserpine, tu nous en as joué un tour ? » En se rendant à la maison, il se rappela qu’un certain homme avait invité ses amis et ses voisins pour fêter le recouvrement d’une brebis. Pourquoi pas fêter le retour de Proserpine ? En entrant il dit à Jeanne : « Faut célébrer ça demain. » Elle répondit : « Bien sûr, demain c’est Pâques ! »

 

 

 

 

 

 

Une grand-messe...

pour la peau du loup !

 

 

THÉOPHILE BRUNELLE avait assez mal commencé. Enfant remuant et tapageur, il s’était fait crever l’œil gauche, en s’approchant sans précaution de son père qui cousait une paire de souliers de bœuf. Jeune homme, il défricha son lot au bout de la dix-septième concession. La prospérité lui permit de remplacer l’humble maison de pièces par une demeure que les gens d’alors regardaient comme une espèce de château. Il l’entoura de fleurs, de vignes et d’arbres aux fruits rares. Les amis, la parenté et même les étrangers venaient de partout jouir de son hospitalité et admirer son beau domaine.

Que de projets dans sa vie ! Et la plupart réussis. Sa fille aînée, Henriette, était déjà entrée dans la congrégation des Sœurs de Sainte-Croix. Et voilà que Philippe, son fils aîné, annonçait son entrée au séminaire. Théophile et Emma, son épouse, n’avaient cessé de supplier Dieu de se choisir parmi leurs enfants un élu au sacerdoce. La nouvelle les combla de joie.

Philippe avait entendu parler du loup au cours de sa dernière année d’études. Mais c’est seulement pendant ses vacances qu’il comprit jusqu’à quel point l’animal occupait les esprits. Il ne pouvait guère rester indifférent devant ce fait. Lui aussi se demandait quel moyen prendre pour délivrer la paroisse de ce fléau. Il était à la dernière journée de ses vacances. Après le dîner, Théophile l’invita à sortir avec lui sur le parterre. Philippe devina que son père avait un secret à lui confier. Son attention fut d’abord attirée par le magnifique paysage qui se déroulait devant lui. Il le considéra longuement et dit : « Il serait difficile d’imaginer une plus belle vue : la grande forêt qui dévale des falaises... le sable blanc de la grève qui court jusqu’au fond de la grande baie... de l’autre côté, les montagnes Bleues qui se perdent au bout de la péninsule de Bruce. » Théophile reprit : « Ce spectacle, je l’ai devant les yeux à la journée. S’il y a eu tant d’ambitions dans ma vie, c’est dû un peu à lui. Aujourd’hui, un autre projet me dévore. De plus en plus je me demande pourquoi, moi, je ne tuerais pas le loup ? Une idée folle ? Non ! Les bons tireurs n’ont réussi qu’à prouver que Dieu ne veut pas de leur adresse. Ce qu’il veut, c’est un chasseur manqué comme moi qui n’a qu’un œil de bon, pour qu’on sache que la mort du loup dépend de lui et qu’on lui rende toute gloire. Si je le tue, je ferai chanter une messe d’action de grâces. »

Surpris, Philippe écoutait attentivement. Il sentit que c’était la réponse à ce qu’il cherchait.

Théophile était si convaincu de sa mission qu’en allant mener son fils au train, il en parla chez Eugène. De là, la nouvelle fit le tour de la paroisse. Elle fut commentée au long et au large. Aux yeux de quelques-uns, Théophile n’était qu’un prétentieux : « Voyez-vous ce borgne tuer un loup qui s’est moqué des meilleurs tireurs ? » Selon d’autres, il était frappé de la manie des grandeurs : « Parce que son garçon décide de se faire prêtre, il s’imagine que tous les honneurs lui sont dus. » La plupart, cependant, prenaient les choses moins sérieusement : « Toujours le même Théophile, généreux à promettre ce qu’il n’aura jamais à payer ! » Théophile laissa dire. Ce qui était certain, c’est qu’il était le seul paroissien à recourir à la messe. Pour lui, c’était une assurance que Dieu l’avait croisi pour tuer le loup.

 

 

 

 

 

 

Le trophée du borgne

 

 

UN MATIN, au début de septembre, Théophile descendit la côte du Cabestan. Il s’approchait de la grosse souche près de laquelle il avait vu le loup, la première fois, quand il se trouva presque en face de lui. Pour un homme qui se croyait appelé à tuer le loup, il était mal préparé à cette rencontre inattendue ; il n’était pas même armé. Un peu honteux, il rebroussa chemin et remonta la côte, en recommandant aux saints de garder la bête en place. En entrant chez lui, il descendit le fusil à baguette, accroché au-dessus de la porte de la cuisine, et dit à Emma :

– Le moment est venu...

– Le moment de quoi ?

– De tuer le loup ! répondit-il, tout en chargeant l’arme. Il m’attend en bas de la côte.

– Le loup qui attend pour se faire tuer ?

– C’est ça !

– Comment sais-tu s’il n’est pas plutôt à un mille ?

– Pas tant de questions ! Prends ton chapelet et récite-le avec les enfants. Prie fort, entends-tu ? Autrement je manquerai mon coup.

Il sortit en hâte, le fusil au bras. Il s’avança vers la souche avec précaution. Le loup n’avait pas bougé. Les saints avaient donc entendu sa prière. C’était un bon signe. Quand il s’aperçut que la bête le fixait de ses yeux méchants, il se mit à trembler de tout son être. Une peur inexplicable le paralysait ; il ne savait plus quoi faire. Décidément c’était vrai, l’animal était possédé. Enfin Théophile se remit un peu. Il tâtonna gauchement le fusil, en tira le chien avec difficulté et leva le canon. Dans son énervement, il n’arrivait pas à voir le guidon dans le cran de mire et quand il mit le loup en joue, il se rappela qu’il n’avait pas tiré de fusil depuis des années. Imprévoyance qui risquait de lui faire manquer le coup de sa vie. Après avoir invoqué ses saints fidèles, il se raidit, ferma complètement son bon œil et pressa la gâchette. La détonation, autant que le recul du fusil surchargé, le jeta à la renverse. Croyant que le loup était sur lui, il se releva à l’instant. Immobile, l’œil fixe, le corps penché en avant, il entrevit, à travers le nuage de fumée qui se dissipait, l’animal qui se débattait dans « la feuille ».

Il l’avait donc atteint. Sa joie était extrême, mais elle fut de courte durée, car il se rendit compte qu’il n’avait rien apporté pour recharger l’arme. Alors il fit usage du seul moyen qu’il lui restait. Il démonta son fusil. Le canon à la main, il courut sur la bête pour l’achever. Mais le loup blessé conservait encore trop de vie et de mouvement pour Théophile. Non seulement il réussit à esquiver ses coups, mais même à s’enfuir dans le sous-bois. Théophile était désolé. Mais en regardant à terre, il vit que l’animal perdait beaucoup de sang. Il se dit : « Il ne peut aller loin. » En pensant à la manière dont le loup l’avait évité, la peur le reprit. Il retourna à la maison et persuada Emma de l’accompagner dans la recherche de l’animal. Ils suivirent les traces de sang. Le loup avait fait un long détour et était venu mourir noin loin de l’endroit où Théophile l’avait tiré. En le voyant, celui-ci laissa échapper un grand cri de triomphe : « C’en est donc fini de toi, bétail possédé ! Ce soir, on n’entendra pas tes hurlements. Demain, on ne s’informera pas des dommages que tu as causés pendant la nuit. Fini ton règne de terreur ! Quel débarras pour tout le monde ! Comme on se réjouira de ta mort ! »

Enfin il empoigna l’animal par le chignon et le souleva. Portant son fusil d’une main, traînant la bête de l’autre, il se mit en marche vers la maison. Emma le suivait, le chapelet encore entre les doigts. Théophile ne cessait de parler. Soudain, il s’arrêta et, se tournant vers son épouse, il lui dit : « Sais-tu, Emma, ce que la mort du loup veut dire pour nous ? » Sans attendre une réponse, il continua : « Ce soir, il y aura du monde en masse chez nous. On viendra de partout voir le loup. Il faut être prêt à les recevoir. Je me rendrai en ville tout de suite. Toi, tu demanderas à tes voisines de venir te donner un coup de main. »

Théophile ne tarda pas à lancer son attelage sur le chemin de Penetanguishere. Cette allure, surtout à l’heure du midi, ne manqua pas d’attirer l’attention des gens. Aux curieux qui sortaient de leur maison, Théophile annonçait la bonne nouvelle et les invitait chez lui, le soir même. Il arrêta au presbytère pour s’entendre avec le curé au sujet de la grand-messe qui devait être chantée le lendemain. En ville, il fit ses achats rapidement. À l’hôtel, la halte fut plus longue. Les barils de bière furent placés debout à l’arrière du « démocrate », à la vue de tout le monde. Puis, il remonta à Sainte-Croix aussi vite qu’il était descendu. Ceux qui le voyaient passer se disaient : « Il n’y a pas de doute, ce sera une vraie veillée ! On ne peut pas manquer ça. » La nouvelle de la mort du loup se répandit dans toute la paroisse avec la rapidité d’une traînée de poudre.

Tous les habitants décidèrent de se rendre chez Théophile Brunelle. Depuis des mois, c’était la première fois qu’on sortait sans peur du loup. Et ce soir, on le faisait pour constater sa mort et s’en réjouir.

Les Brunelle avaient à peine achevé de souper que les gens commencèrent à s’amener, un par un ou par groupes, à pied ou en voiture, par le chemin ou à travers champs. Théophile avait deviné juste, quand il avait dit à Emma : « Il y aura du monde en masse. » Il crut de son devoir de recevoir ses invités à côté du loup suspendu par les pattes de derrière à une espèce de potence. Il fut agréablement surpris de voir des gens qui n’étaient jamais venus au bout de la dix-septième concession. Tous le proclamaient le héros de l’endroit. Il remarqua Joseph et Louis Lortie de la pointe Méthodiste. « Tu sais, dit Joseph, c’est moi qui ai vu le loup le premier. Mais dans la nuit il avait l’air si différent ! – Les choses ont souvent l’air différent, avec un coup de trop, interrompit Louis. » Joseph, piqué au vif, répliqua : « Tu n’as rien à dire, toi, qui n’as pas même cru que j’avais vu un loup. – C’est vrai, tu l’avais vu, reprit Théophile, mais différent. La preuve, elle est pendue là. À l’avenir, attention au coup de trop ! » Tous, même Joseph, se mirent à rire de bon cœur.

Quand Théophile vit François Labatte se diriger de son côté, il pensa que l’occasion était bonne d’arranger l’affaire. François jeta un coup d’œil distrait sur le loup et fit cette réflexion :

– C’est à cause de ce damné bétail qu’on a tué mes chiens !

– Que veux-tu ? On en a tant tués !

À ce moment, Théophile aperçut les deux coupables :

– Colbert et Philéas, venez ici.

Ces deux derniers n’étaient pas à l’aise en présence de François. Théophile continua :

– Cet automne, François, tu te gréeras de deux chiens, les meilleurs que tu pourras trouver. Et, vous deux, vous les paierez. Est-ce entendu ?

– Le marché me va, répondit Philéas.

– Viens, c’est moi qui paie la traite, dit Colbert en prenant François par le bras.

– Un désaccord de moins au crédit du loup, se dit Théophile.

Depuis quelques minutes, deux garçons d’une dizaine d’années étaient en admiration devant le loup. Ils examinaient sa gueule armée de dents superbes. Théophile leur demanda

– Qu’en pensez-vous, les jeunes ?

– C’est vous qui l’avez tué ? hasarda l’un d’eux.

– C’est moi-même.

Les enfants se turent.

– Vous n’avez pas l’air heureux, reprit Théophile.

– Voyez-vous, Monsieur Brunelle, ajouta l’un deux, il va falloir retourner à l’école.

Théophile éclata de rire.

– En voilà deux, s’écria-t-il, qui regrettent la mort du loup ! Ils auraient préféré que ça continue ! Avec des idées pareilles, vous avez grand besoin d’aller à l’école !

Parmi la foule qui se pressait autour de lui, Théophile vit un personnage qui avait fait beaucoup parler de lui au temps du loup ; nul autre qu’Adolphe Chevrette, l’homme le plus peureux de la place, qui avait fusillé une bonne douzaine de chiens, au lieu du loup. Il escortait la belle Hermina. En les voyant, Théophile s’exclama :

– Voilà Hermina et Adolphe ! Il y a quelqu’un qui est content de la mort du loup, hein ! Adolphe ?

– Oui ! Oui ! sans doute.

– Comment, je croyais que tu avais une peur terrible du loup !

– Moi ? Peur d’un bétail comme ça ? Allons donc, Monsieur Brunelle ! Le danger, s’il y en avait un, venait moins de la part du loup que de ceux qui se mettaient en tête de jouer le rôle du loup.

– Par exemple, John, caché dans la talle d’aulnes au bord du pont.

– Oui, le beau John !

– Maintenant que le loup est mort, ce sera le mariage, n’est-ce pas ?

– Je ne dis pas non.

– Et toi, Hermine ?

– Moi, je suis contente que le damné loup soit mort. Il nous a fait tant pâtir !

– L’épreuve est passée, reprit Théophile. Le beau temps est revenu. Peut-être dimanche prochain, on entendra : « Il y a promesse de mariage entre... »

Un autre groupe, composé de bons tireurs, se tenaient loin. Théophile les attendait, d’autant plus qu’on avait ridiculisé sa supposée prétention de tuer le loup. Trois parmi eux, Jules Picotte, Israël Desroches et Alexandre Roy, décidèrent de faire face au feu. Théophile les taquina : « Enfin, voilà, nos bons tireurs ! Vous passez plus d’un an à chasser le loup et vous restez bredouille ! Tiriez-vous sur lui ou à côté ? » Israël expliqua : « C’est à cause de nous, si vous l’avez tué. Nous l’avons si bien poursuivi qu’il s’est jeté dans vos jambes. » Théophile ajouta : « Vous êtes comme les pêcheurs : toujours quelque raison pour excuser vos coups manqués. »

Jules Picotte, gendre de Théophile, était curieux de savoir comment son beau-père s’était pris pour tuer le loup. Et Théophile trouva dans l’ordre de renouveler en public cette scène incroyable qu’il avait jouée au bas de la côte. Ce fut un succès éclatant. Il y mit tant de mimique et de gaucherie affectée que les assistants se tordaient de rire. Les bons tireurs riaient plus fort que les autres. Ils y découvraient une certaine consolation à leur profonde déception. On se passa le mot. Les derniers venus étaient chargés de supplier Théophile de répéter la mort du loup. Et chaque fois, Théophile s’exécutait avec la meilleure grâce du monde.

Comme la grand’messe d’action de grâces devait être célébrée le lendemain matin, Théophile crut bon de mettre fin à la veillée, à minuit. À chaque invité qui partait, il ne manquait pas d’ajouter : « À demain matin, à l’église ! » Il ne dormit presque pas, tant il était content de lui-même et de tout le monde. Il ne cessait de se dire : « Il n’y a jamais rien eu de pareil dans la paroisse ! Un évènement qu’on n’oubliera pas de sitôt ! »

 

 

 

 

 

 

Éloge funèbre

 

 

DE bonne heure le matin, la dépouille du loup, montée sur l’arrière du « démocrate » de Théophile Brunelle, avait été déposée devant les grandes portes de l’église. On avait voulu satisfaire la curiosité des assistants. L’animal fut laissé dehors, comme quelque chose qui avait servi au démon, donc indigne de s’associer aux fidèles. On l’avait placé aussi près de l’église que possible, devant l’entrée principale, pour indiquer que son rôle, si malfaisant qu’il fût, avait eu un bon côté.

Théophile s’agenouilla dans son banc, longtemps avant le début de la messe. Tout en priant avec ferveur, il se rendit compte, par le bruit étouffé des pas dans les allées, qu’une foule immense envahissait l’église. Sa reconnaissance et sa joie étaient à leur comble.

D’ordinaire le curé Joseph Beaudoin n’était pas éloquent. Parfois, il savait trouver des expressions qui touchaient les cœurs. Aujourd’hui, les assistants s’attendaient à ce que leur pasteur mît le dernier mot à cette histoire du loup.

« Un devoir sérieux vous a amenés à l’église, ce matin. Vous avez été délivrés d’un véritable fléau. Il était juste que vous manifestiez votre reconnaissance en assistant à une messe d’action de grâces.

« On a dit que le loup était possédé. C’est possible. De fait, ses agissements ne pourraient guère s’expliquer autrement. Il n’est pas naturel que, pendant dix-huit mois, un loup, même le plus fin, échappe à tous les pièges qu’on lui tend et déjoue les chasseurs les plus adroits.

« Quand on songe à son activité effrénée, à sa rage d’étrangler, au règne de terreur qu’il maintint sur nos gens, on ne saurait blâmer personne de croire que le diable y fut pour quelque chose. Raison de plus pour se réjouir ! En vous débarrassant d’un être malfaisant, sa mort a éloigné de vous l’esprit de mal. Elle a eu l’effet d’un exorcisme pratiqué sur toute la paroisse.

« Si vraiment il y eut possession, il y a lieu de se demander pourquoi Dieu a permis cette intervention diabolique. Cette épreuve, n’est-elle pas due à nos propres péchés ? Hélas ! notre manière d’agir et de vivre présentent trop de motifs qui attirent la colère divine. Le grand défaut est un manque de foi. Sans doute vous croyez, mais votre foi ne pénètre pas assez votre vie. Vous n’êtes pas dévots. Vous travaillez fort pour acquérir les biens de ce monde ; mais pas assez pour acquérir les biens du ciel. C’est pourquoi le loup vous a attaqués dans vos biens matériels.

« Un seul paroissien a pensé à faire chanter une messe, s’il tuait le loup. Tous vous cherchiez à vous défaire de cette bête, mais par vos propres forces, sans recours aux moyens surnaturels. M. Théophile Brunelle, lui, l’a considéré comme une grâce à obtenir. Aussi, ce matin, quelle joie pour nous de le féliciter, non seulement d’avoir tué le loup, mais aussi de nous avoir donné ce bel exemple de foi !

« Ce manque de foi a eu pour effet deux résultats désastreux : il a empêché l’union entre vous et il a entretenu un esprit de critique contre vos prêtres. Venus de différentes régions, adonnés à différents métiers, nos gens restèrent trop longtemps séparés. L’esprit de clan dominait. Les curés déploraient ces divisions, mais leurs exhortations ne réussirent pas à les faire disparaître. Ce péché ne cessait de crier vengeance au ciel. La punition vint sous la forme du loup possédé. On était resté indifférent à l’enseignement de l’Église ; on s’émut à l’apparition de l’animal. Devant ses ravages, on se réforma ; devant ses hurlements, on s’unit. Le loup n’est donc pas l’auteur seulement de maux, mais d’un très grand bien : il vous a unis. Vous êtes venus rendre vos actions de grâces, non seulement pour avoir été délivrés, mais aussi pour être unis.

« Sainte-Croix commence donc une nouvelle ère. Le loup l’a marquée du signe qui en fait une véritable paroisse. Dieu s’est servi de lui pour déclencher cette union. Il a su tirer le bien du mal. Il a permis à cet animal de ravager vos fermes pour vous unir. Si votre cœur est vraiment dépouillé des causes qui séparent et divisent, réjouissez-vous. Réjouissez-vous même si vous avez subi de grands dommages.

« Dans le passé on n’a pas toujours montré le respect dû au ministère de nos prêtres. Il s’est même trouvé des âmes assez malheureuses pour les calomnier, faire signer des pétitions dans le but de les renvoyer. Dieu ne tolère pas qu’on attaque ses élus. Il ne laisse pas impunis ceux qui les combattent. Ce passé, oublions-le.

« Je me réjouis donc avec vous aujourd’hui et de votre délivrance et des bienfaits que Dieu vous a accordés. La moindre augmentation de foi en Dieu et d’union entre nous vaut infiniment plus que tous les biens matériels de cette vie. Que la grâce divine opère profondément en votre cœur. Que personne ne quitte cette église sans se sentir plus fort dans la foi et plus uni dans la charité fraternelle. »

Après la messe tous les paroissiens se pressèrent autour de la dépouille du loup. On voulait la voir une dernière fois. Par un revirement étrange, de malfaiteur, le loup était devenu un bienfaiteur. Comme certains hommes ne sont reconnus grands qu’après leur mort, ainsi le loup apparaissait sous un nouveau jour.

N’avait-il pas été la cause d’un certain prodigue ? L’union des cœurs.

 

 

 

Thomas MARCHILDON, Le loup de Lafontaine,

« Documents historiques », no 29,

Société historique du Nouvel-Ontario, 1955.

 

 

 

 

 

 



1 Collection « Documents historiques » de la Société Historique du Nouvel-Ontario, No 8, page 51 (1945). M. l’abbé Thomas Marchildon est, depuis 1937, curé de Lafontaine. Cette paroisse franco-ontarienne est située dans le comté de Simcoe, sur les bords de la baie Georgienne.

LE LOUP DE LAFONTAINE est un récit captivant, et les lecteurs prendront un vif intérêt à le lire ; l’intérêt y est soutenu du commencement à la fin. Dans l’avant-propos et dans l’introduction, l’auteur lui-même présente son travail comme un récit mi-historique, mi-légendaire. Ce n’est pas un simple conte, ni une œuvre strictement historique comme notre Société Historique a coutume d’en publier. Un historien ne pourrait s’appuyer en toute sécurité sur les données de ce travail. (La Société Historique du Nouvel-Ontario).

 

 

 

 

 

 

 

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