Le cœur caché

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Xavier MARMIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN roi avait sept fils qui lui étaient si chers, qu’il ne pouvait se séparer d’eux et qu’il voulait sans cesse en avoir au moins toujours un auprès de lui. Cependant, lorsqu’ils furent grands, six d’entre eux résolurent de partir pour se marier. Leur père leur donna les habits les plus fins, l’équipement le plus brillant et des chevaux superbes.

Après avoir visité divers palais et vu plusieurs princesses, ils arrivèrent chez un roi qui avait six filles, les plus belles filles que l’on pût voir. Les six princes les épousèrent et se mirent en route pour retourner avec elles dans le royaume de leur père. Ils étaient si occupés de leur amour et de leur mariage, qu’ils oublièrent de chercher une femme pour leur jeune frère Cendrillet, qui était resté au logis.

Après avoir cheminé quelque temps, comme ils passaient près d’une colline escarpée où demeurait un géant, tout à coup cet être terrible les changea tous en pierres, eux et leurs femmes.

Après une longue attente, leur père, ne les voyant pas revenir, se lamentait et disait à Cendrillet :

« Plus jamais je n’aurai ma joie d’autrefois ; mais que deviendrais-je, si je ne t’avais pas gardé près de moi ?

– Hélas ! répondait Cendrillet, moi aussi j’ai envie de voyager et je viens vous demander la permission de partir.

– Non, non, s’écria le roi désolé ; non, je ne consentirai jamais à ton départ, car tu ne reviendrais plus. »

Mais Cendrillet voulait absolument voyager, et par son insistance, par ses prières réitérées, obtint enfin l’autorisation qu’il désirait. Son père ne pouvait lui donner qu’un vieux cheval hors de service.

« N’importe, dit le vaillant jeune homme en enfourchant le débile animal, je pars sans crainte. Je reviendrai et ramènerai mes frères. »

Chemin faisant, il rencontre un corbeau traînant l’aile, abattu, épuisé par la faim.

« Donne-moi, dit-il, quelque chose à manger. Un moment viendra où je pourrai aussi te rendre service.

– Je n’ai pas grandes provisions, répond Cendrillet, et je n’imagine pas quel service tu pourrais me rendre. Mais tiens, tu as besoin, je partage avec toi mon morceau de pain. »

Un peu plus loin, il aperçoit un ruisseau en certains endroits desséché, et dans ce ruisseau, un saumon qui, par un bond imprudent, était sorti de l’eau courante et faisait de vains efforts pour y rentrer. »

« Aide-moi, dit-il, un moment viendra où je pourrai aussi t’aider.

– Comment pourrais-tu m’aider ? répondit Cendrillet, cela me semble difficile à deviner. Mais je ne puis te voir souffrir. »

En disant ces mots, il le remit à la nage et continua sa route.

En traversant une forêt, il rencontra un loup, gisant par terre, exténué, affamé.

« Ami, dit-il, livre-moi ton cheval. Depuis deux ans je n’ai rien mangé, et vois, je suis si décharné, que le vent souffle à travers mes côtes.

– Non, dit Cendrillet, c’est impossible. J’ai partagé le pain que j’avais avec un corbeau ; j’ai remis le saumon dans l’eau courante ; toi, tu me demandes mon cheval. Non. Si je te l’abandonnais, comment pourrais-je continuer mon voyage ?

– Je te porterai sur mon dos, et un jour viendra où tu seras dans la peine, où je te rendrai service.

– Quel service pourrais-tu me rendre ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais tu as réellement besoin. Je t’abandonne mon cheval. »

Le loup ayant apaisé sa faim, Cendrillet lui mit le mors dans la gueule, puis s’assit sur son dos et se sentit emporté au galop. Jamais il n’avait voyagé si rapidement.

Après avoir franchi avec une vitesse extraordinaire un long espace, le puissant animal lui dit :

« Regarde, voilà la maison du géant ; voilà tes six frères avec les six jeunes femmes changés en pierres, et voilà la porte par où tu dois entrer.

– Je n’ose, répondit le jeune prince. Le géant me tuera.

– Non, non. Entre, tu trouveras une princesse qui te dira ce qu’il faut faire pour vaincre le géant. Souviens-toi seulement de suivre ponctuellement les instructions qu’elle te donnera. »

Cendrillet se décide à franchir le seuil de la terrible porte, et aperçoit dans une salle une jeune femme d’une beauté sans pareille.

« Oh ! s’écria-t-elle, comment êtes-vous venu ici ? À quel péril, grand Dieu ! vous vous exposez. On ne peut tuer le géant, on ne peut l’atteindre au cœur. Son cœur n’est pas dans son corps.

– Je suis ici, répond Cendrillet, et je veux voir ce que je puis faire. Je veux essayer de délivrer mes frères et de vous sauver aussi, vous, si c’est possible.

– Eh bien, soit. Nous essayerons. Mais d’abord, cachez-vous sous le lit. Le monstre va revenir. Écoutez l’entretien que je vais avoir avec lui et ne faites pas le moindre mouvement.

– Ah ! s’écrie le géant en entrant, je sens ici une odeur de sang chrétien.

– Je sais d’où cela vient, répond la princesse, c’est une pie qui portait à son bec un ossement humain et l’a laissé tomber par la cheminée. Je me suis hâtée de l’enlever ; cependant l’odeur est restée. »

Le géant, sans rien répondre, se met au lit, et la princesse lui dit :

« Il y a une chose que je voudrais bien vous demander, et je n’ose.

– Quoi donc ?

– Je voudrais savoir où est votre cœur, puisque vous ne le portez pas dans votre poitrine.

– Vous n’avez nul besoin de savoir cela. Mais, puisque vous le désirez, je vous le dirai. Mon cœur est caché sous le seuil de la porte. »

« Oh ! oh ! se dit Cendrillet, nous l’aurons bientôt trouvé. »

Le lendemain, le géant sort de bonne heure. Dès qu’il a disparu, la princesse et le prince se mettent à la besogne, mais en vain. À la place indiquée, ils creusent et fouillent le terrain. Le cœur n’est pas là.

« Il s’est moqué de moi, dit la princesse. Nous ferons un autre essai. »

Elle s’en va alors cueillir une quantité de jolies fleurs et les sème sur le seuil de la porte.

Le géant rentre et dit :

« Je sens ici une odeur de sang chrétien.

– Ah ! répond la princesse, c’est une pie qui portait à son bec un ossement humain et l’a laissé tomber par la cheminée. Je l’ai enlevé tout le suite, mais l’odeur en est restée. »

Un instant après, le géant dit :

« Qui donc a répandu ainsi des fleurs à l’entrée de la maison ?

– C’est moi, répond la princesse.

– Et pourquoi donc ?

– Pour rendre hommage à votre cœur qui est sous le seuil de la porte.

– Je vous ai trompée. Il n’est pas là.

– Et où donc est-il ? Je voudrais tant le savoir !

– Soit. Il est dans l’armoire clouée à la muraille. »

« Bien, se dit Cendrillet, qui est de nouveau caché sous le lit. Nous le trouverons. »

Le lendemain, après le départ du géant, il se met à l’œuvre avec la princesse. Mais en vain ils cherchent dans tous les coins et recoins. Le cœur n’est point là.

« Allons, dit la princesse, faisons une autre tentative. »

Elle couvre de fleurs l’armoire, et Cendrillet se remet sous le lit et le géant rentre.

« Il y a ici, dit-il, une odeur de sang chrétien.

– Oui, dit la princesse. C’est une pie qui portait à son bec un ossement humain et l’a laissé tomber par la cheminée. Je l’ai enlevé de suite, mais l’odeur est restée. »

Un instant après, le géant demande qui a mis ces fleurs et ces guirlandes sur l’armoire.

« C’est moi, répond la princesse.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que je vous aime tant ! Vous m’avez dit, que votre cœur était là.

– Que vous êtes folle de croire tout ce qu’on vous dit !

– Ne dois-je pas croire à vos paroles ?

– Enfant que vous êtes, vous ne pouvez aller à l’endroit où est mon cœur.

– N’importe. Je voudrais savoir où est cet endroit. »

Alors le géant, ne pouvant résister plus longtemps à ses instances, lui dit :

« Loin d’ici, au milieu d’un lac, est une île ; dans cette île une église, dans cette église une source, dans cette source un canard, dans ce canard un œuf, et dans cet œuf est mon cœur. Voilà, ma chère, la vérité. »

Le lendemain matin, selon son habitude, le géant sort de bonne heure.

« Il faut que je parte, dit Cendrillet, que je tâche de découvrir le lac. »

Et il sort, et il trouve le loup qui l’attendait.

« Mets-toi sur mon dos, lui dit le complaisant animal. Je sais le chemin que je dois suivre pour te conduire à ton but. »

À ces mots, il part, traverse d’un pas rapide les plaines et les collines, les champs et les forêts. Après de longs jours de marche, il arrive au lac, le traverse à la nage, portant toujours le prince sur son dos, et s’arrête au pied de l’église. Mais les clefs de l’église sont suspendues à la sommité d’une haute tour. Comment, faire pour les prendre ?

« Appelle le corbeau », dit le loup.

Sage conseil.

Le corbeau, arrivant à l’appel du voyageur qui l’a secouru, détache les clefs et les remet au prince, qui aussitôt entre dans l’église et s’approche de la source. Là est le canard qui se promène gaiement dans l’eau. Cendrillet l’appelle à diverses reprises, et finit par l’attirer à lui. Mais, au moment où il le saisit, son œuf magique roule au fond de la source.

« Appelle le saumon », dit le loup.

Le saumon plonge au fond de l’eau et rapporte l’œuf.

Cendrillet le prend, le serre dans sa main. Aussitôt le géant gémit.

« Serre plus fort », dit le loup.

Le géant gémit de nouveau, se lamente et demande grâce, promettant de ne plus faire aucun mal.

Mais le jeune prince veut qu’il rende d’abord la vie à ses frères et à leurs jeunes femmes.

Le géant obéit.

« Maintenant, dit le loup, brise l’œuf. »

L’œuf est brisé ; l’affreux monstre pousse un cri effroyable et tombe mort.

Cendrillet se remet en route pour le château de son père, avec ses frères et ses belles-sœurs, avec la charmante princesse qui l’a aidé à accomplir son œuvre. On ne peut se figurer la joie du vieux roi, quand il vit revenir avec une si aimable compagnie ses enfants, qu’il croyait perdus. Il y eut de grandes fêtes pour célébrer cet heureux événement et de grands festins, et Cendrillet était au haut de la table avec sa belle princesse.

 

 

 

Xavier MARMIER,

Contes populaires de différents pays,

1880.

 

 

 

 

 

 

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