Les trois frères
CONTE SLAVE
par
Xavier MARMIER
IL Y AVAIT une fois trois frères qui ne possédaient qu’un poirier. Ils le gardaient avec un soin extrême ; tour à tour, tandis que deux d’entre eux allaient à leur besogne, l’autre restait en sentinelle près de l’arbre précieux.
Un ange descendit du ciel pour voir comment vivaient ces trois pauvres déshérités, et les secourir dans leur misère. Il prit la forme d’un vieux mendiant et s’en alla demander une poire à celui qui en ce moment faisait sa tâche de gardien.
Le jeune homme cueillit une poire et, la remettant au vieillard :
« Celle-ci, dit-il, m’appartient. Je n’oserais vous donner celles qui appartiennent à mes frères. »
L’ange le remercia et le lendemain revint près de l’arbre gardé par un autre des frères et fit la même demande que la veille.
« Voici, dit le jeune homme, une de mes poires. Je n’oserais vous donner celles qui appartiennent à mes frères. »
Le troisième jour, l’ange s’approcha du troisième frère et lui adressa la même requête, et fut charitablement accueilli comme les jours précédents.
Le lendemain matin il entra sous un vêtement de moine dans la demeure des frères et leur dit :
« Venez avec moi, je veux vous faire du bien. »
Il les conduisit au bord d’une large rivière, et là, dit à l’aîné :
« Que désirez-vous ?
– Je désirerais, répondit-il, que toute cette eau fût changée en vin et m’appartînt. »
L’ange fit avec sa crosse le signe de la croix. Tout le bassin de la rivière fut aussitôt changé en vin. Des ouvriers fabriquèrent des tonneaux, des maçons construisirent un village, et l’ange dit à son jeune protégé :
« Voilà ce que vous désirez. Restez ici. Cela vous appartient. »
Il conduisit ensuite les deux autres frères dans une prairie ou voltigeaient une quantité de pigeons et il dit au second des frères :
« Que désirez-vous ?
– Je désirerais que tous ces pigeons fussent changés en moutons et m’appartinssent. »
L’ange fit avec sa crosse le signe de la croix et le changement fut accompli. Sur le sol s’éleva un bâtiment où des femmes portaient le lait des brebis, faisaient des fromages, fondaient du suif, et une boucherie où l’on dépeçait et vendait les quartiers de mouton. Bientôt un beau village fut construit dans cette riche prairie.
« Voilà, dit l’ange au jeune homme, ce que vous avez désiré. »
Puis il se remit en marche avec le frère cadet, et chemin faisant il lui dit :
« Et vous, que désirez-vous ?
– Je voudrais avoir une vraie pieuse femme.
– Ah ! répliqua l’ange, ce n’est pas facile à trouver. Je ne connais, dans le monde que trois pieuses femmes dont deux sont mariées : la troisième, libre encore, est la fille d’un roi, et deux rois veulent l’épouser. »
Le jeune voyageur, accompagné par l’ange, alla demander en mariage la pieuse fille.
Le roi dit à ses courtisans :
« Quelle singulière chose ! Deux rois aspirent à épouser ma fille et voici deux étrangers qui ont la même prétention, avec une apparence de mendiants.
– Faites un essai, dit l’ange. Ordonnez à la princesse de planter dans son jardin trois branches de vigne. À chacune de ces branches, elle donnera le nom d’un de ses prétendants, et celui dont on verra demain le rameau couvert de grappes de vigne sera son mari. »
Cette proposition fut acceptée. Le lendemain deux des rameaux de vigne étaient tels qu’on les avait vus la veille, tandis que celui auquel la princesse avait donné le nom du jeune voyageur était chargé de grappes superbes.
Le roi, ne pouvant retirer sa promesse, maria sa fille au pauvre inconnu. L’ange conduisit le jeune couple dans une modeste habitation au bord de la forêt, puis disparut.
L’année suivante, il voulut voir ce que devenaient ses protégés.
Sous la forme d’un vieux mendiant, il s’approcha de l’aîné des frères qui possédait la miraculeuse rivière, et lui demanda un verre de vin.
« Allons donc ! répliqua rudement le riche propriétaire, si je devais donner un verre de vin à tous ceux qui m’en demandent, je n’aurais plus rien pour moi. »
L’ange fit le signe de la croix. À l’instant, l’eau coula comme par le passé dans le lit de la rivière, et il dit à l’avare vigneron :
« La fortune ne vous était pas bonne. Retournez chez vous et prenez soin de votre poirier. »
L’ange s’en alla près du second frère et demanda un morceau de fromage.
« Non, non, répliqua durement cet autre riche propriétaire. Si je devais donner un morceau de fromage à quiconque en demande, bientôt je n’aurais plus rien pour moi.
– Allez, dit l’ange en faisant d’un signe disparaître les moutons, la fortune ne vous est pas bonne, retournez chez vous et prenez soin de votre poirier. »
Il se rendit alors à l’humble habitation des jeunes mariés, et demanda un gîte pour la nuit. Tous deux le reçurent cordialement, et lui dirent :
« Excusez-nous, si nous ne vous traitons pas comme nous le voudrions. Nous sommes pauvres.
– Ne vous inquiétez pas, répondit l’ange, de ce que vous voudrez bien me donner, je serai très content. »
Que faire ? Les pauvres époux n’avaient ni farine ni blé, ils en étaient réduits à pétrir l’écorce des arbres. Avec cette écorce la jeune femme prépara un pain et le déposa dans un vase en terre pour le faire cuire, puis se mit à causer gracieusement avec l’étranger.
Un instant après, elle enleva le couvercle du vase, et au lieu de la rude pâte d’écorce, elle trouva un superbe pain de pur froment.
« Dieu soit loué ! dit-elle avec son mari. Notre hôte sera mieux traité que nous ne l’espérions. »
Elle mit ce beau pain sur la table, puis apporta une cruche d’eau, et à l’instant cette eau se changea en vin. L’ange fit le signe de la croix sur la cabane. À sa place aussitôt s’éleva une grande et riante habitation complètement meublée.
L’ange bénit les jeunes époux et ils vécurent heureux.
Xavier MARMIER, Contes populaires de différents pays,
Hachette, 1880.