Le cœur de lièvre
par
Xavier MARMIER
Il y a longtemps, dans une île de la Vistule s’élevait un château avec un rempart soutenu par de hautes tours sur lesquelles flottaient des drapeaux et où des sentinelles veillaient sur eux. Un pont suspendu par des chaînes rejoignait la forteresse aux rives du fleuve.
Dans ce château vivait un riche et vaillant chevalier. Il s’en allait souvent en guerre, et souvent d’éclatantes trompettes annonçaient qu’il revenait victorieux, rapportant un précieux butin.
Dans les cachots étaient enfermés chaque soit des captifs qui pendant le jour réparaient les remparts, ou bêchaient le jardin. Parmi eux il y avait une vieille femme avec son mari, une sorcière déterminée à se venger de ses souffrances et n’attendant qu’une occasion favorable pour accomplir son projet.
Un matin le chevalier, revenant fatigué d’une de ses excursions, se coucha sur le vert gazon et s’endormit. La vieille, qui l’épiait, s’approcha de lui à la dérobée, et lui jeta sur les yeux de la semence de pavot qui le plongea dans un profond sommeil. Elle lui donna alors un coup sur la poitrine avec une branche de tremble. La poitrine aussitôt s’ouvrit et la sorcière y vit un vaillant cœur qui battait fortement. Elle le prit avec ses doigts osseux, le remplaça par un cœur de lièvre, puis referma l’ouverture et s’en alla dans des broussailles attendre le résultat de son maléfice.
Avant de s’éveiller, le chevalier subissait déjà l’effet de la cruelle sorcellerie. Lui qui n’avait jamais connu la crainte était inquiet et agité dans son sommeil. Quand il s’éveilla, sa cotte de mailles lui semblait trop lourde, et l’aboiement des chiens lui faisait peur. Autrefois il aimait à les entendre. Maintenant il fuyait devant eux comme un lièvre. Il s’enfuit dans sa chambre. Le cliquetis de ses armes et de ses éperons l’alarmait, et dans sa pénible émotion il se jeta sur son lit.
Autrefois il rêvait sans cesse à de nouvelles batailles, à de nouvelles conquêtes. Maintenant, l’idée d’une escarmouche le faisait frémir.
Ses ennemis vinrent l’assiéger. Ses officiers et ses soldats attendaient ses ordres, espérant bien que, guidés par lui, ils seraient comme autrefois victorieux. Mais le malheureux ne vint pas les rejoindre. En entendant le bruit des armes et des chevaux, il se réfugia au haut de l’une des tours. De là il voyait de nombreuses troupes réunies contre lui. En se rappelant ses combats et ses victoires d’un autre temps, il pleura amèrement et s’écria :
« Oh ! Dieu, donne-moi le courage. Donne-moi la force et la santé. Déjà mes fidèles compagnons sont sur le champ de bataille, et moi qui étais toujours à leur tête, je les regarde d’ici, comme une femme craintive. Donne-moi un cœur résolu. Donne-moi le pouvoir de porter mes armes. Rends-moi la force dont j’étais doué. »
Le souvenir du passé lui fit faire un effort. Il revêtit son armure, monta à cheval et s’avança vers la porte de la forteresse. Les sentinelles le virent avec joie et les trompettes annoncèrent son apparition. Il traversa le pont-levis, mais avec crainte. Lorsque son armée attaqua l’ennemi, il fit volte-face et retourna au château. Là, n’étant point encore rassuré par l’épaisseur des murs, il alla se cacher dans un souterrain et tomba sur le sol, attendant une mort honteuse.
Ses soldats cependant remportaient la victoire. Ils rentrèrent triomphalement au château. Qu’était devenu le chef dont la lâcheté les avait si douloureusement surpris ? Après bien des recherches, on le trouva dans une cave sombre, à moitié mort de frayeur et de désespoir.
L’infortuné ne vécut pas longtemps. L’hiver, il restait assis devant le feu, pour réchauffer ses membres tremblants. L’été, il ouvrait sa fenêtre pour respirer l’air. Un matin, une hirondelle qui nichait près de là lui donna un coup d’aile sur la tête. Ce fut pour lui comme un coup de foudre. Il tomba et bientôt après rendit le dernier soupir.
Ses compagnons le pleurèrent et nul d’entre eux ne pouvait concevoir le changement qui s’était opéré en lui. Un an après, quelques sorcières ayant été arrêtées pour de nouvelles scélératesses, l’une d’elles avoua ce qu’elle avait fait pour se venger du chevalier. Alors on comprit comment le vaillant homme était devenu lâche. On gémit de son infortune et la sorcière fut brûlée.
Xavier MARMIER,
Contes populaires de différents pays,
1880.