Le malheureux chasseur
par
Xavier MARMIER
IL Y AVAIT une fois un pauvre chasseur qui s’en allait constamment à la recherche du gibier, et revenait presque toujours le sac vide. On l’appelait le Malheureux Chasseur. Il devint si pauvre qu’il n’avait plus un kopeck et pas un morceau de pain. Un matin il errait dans la forêt, souffrant du froid et de la faim. Depuis trois jours il n’avait pas mangé. Il se jeta par terre, décidé à mettre fin à son existence. Puis il fit le signe de la croix et se releva avec une meilleure pensée.
Tout à coup il entend près de lui un petit bruit qui lui semble sortir d’une touffe de gazon. Il s’approche et il remarque que ce gazon couvre en partie un abîme d’où s’élève une pierre, et sur cette pierre est posée une petite bouteille. Au même instant une voix lui dit :
« Cher bon chasseur, délivre-moi. »
Ce cri semble sortir de la bouteille. Le chasseur la prend, l’approche de son oreille. La voix, faible comme le bourdonnement d’un insecte, répète :
« Cher bon chasseur, délivre-moi, et je te rendrai service.
– Qui êtes-vous, mon petit ami ? demande le chasseur.
– Je n’ai pas de nom, répond la douce voix, et nul œil humain ne peut me voir. Appelle-moi, si tu veux, Murza. Un maudit magicien m’a mise dans cette bouteille scellée avec le sceau de Salomon et m’a reléguée dans cette forêt. J’y suis depuis soixante et dix ans.
– Très bien. Je vais vous délivrer. Après, nous verrons si vous tiendrez votre parole. »
À ces mots, le chasseur cassa la bouteille et il n’en vit rien sortir.
« Où êtes-vous donc, dit-il, mon petit ami ?
– À côté de toi, répondit la voix.
– Je ne vois rien, Murza.
– J’attends tes ordres. Pendant trois jours, je ferai ce que tu voudras. Dis seulement : Va je ne sais où, apporte-moi je ne sais quoi.
– Très bien, tu sauras mieux que moi ce dont j’ai besoin. Va je ne sais où, apporte-moi je ne sais quoi. »
Dès que le chasseur eut prononcé ces paroles, devant lui apparut une table couverte de mets appétissants, comme s’ils sortaient des cuisines du tzar.
Le pauvre homme, qui avait si faim, mangea et but avec bonheur, puis s’inclinant de côté et d’autre vers son hôte invisible :
« Merci, dit-il, merci ! »
La table alors disparut, et il se remit en marche.
Sur la grande route près de lui passa un bohémien conduisant un beau cheval qu’il avait volé et qu’il allait vendre.
« Ah ! se dit le chasseur, quel dommage que ma poche soit vide ! Si j’avais de l’argent, j’achèterais ce cheval. Mais mon obligeant ami m’aidera peut-être. Murza, va je ne sais où, apporte-moi je ne sais quoi. »
Aussitôt il entend un cliquetis, met la main dans sa poche et en tire une poignée d’or.
Le marché est bientôt conclu. Le Bohémien rentre dans les profondeurs de la forêt, et siffle. Pas de réponse.
« Ils dorment encore », dit-il, et il continue précipitamment sa marche, entre dans une caverne où des voleurs reposent couchés sur des peaux de bête.
« Debout ! s’écrie-t-il, debout ! L’oiseau est seul dans la forêt. Il a les poches pleines d’or. Hâtez-vous. »
Les voleurs montent à cheval et courent après leur proie.
« Murza ! dit le chasseur en voyant arriver près de lui cette bande féroce.
– Me voici, répond la petite voix.
– Va je ne sais où, apporte-moi je ne sais quoi. »
Aussitôt on entend un grand bruit. Une main invisible saisit les voleurs, les jette à bas de leurs montures, et les terrasse de telle sorte qu’ils ne peuvent se relever.
Le chasseur, après avoir remercié son généreux ami, sort de la forêt et arrive près d’une ville devant laquelle campent des soldats qui se préparent au combat. Une armée de Tartares va venir, commandée par un khan qui, n’ayant pu obtenir la main de la belle Milovzora, la fille du tzar, veut se venger.
Le chasseur connaît la jeune princesse. Il l’a vue passer sur un cheval superbe, portant à la main une lance d’or et sur l’épaule un carquois plein de flèches. Elle lui est apparue comme un rayon de soleil qui réjouit les yeux et réchauffe les cœurs.
« Murza ! » dit-il.
L’inépuisable main de Murza lui donne un habit brodé, un riche manteau, un casque sur lequel flottent des plumes d’autruche réunies par un anneau de perles et de rubis.
Avec son magnifique appareil il se dirige vers le château, demande à parler au souverain et s’engage à disperser les hordes ennemies, si le tzar veut lui donner en mariage Milovzora.
Si étrange que soit cette proposition, le tzar n’ose immédiatement la refuser. Il veut savoir d’abord la naissance, le nom, la fortune de celui qui a de si hautes prétentions, et le hardi prétendant répond : « On m’appelle le Malheureux Chasseur. Je suis le maître de l’invisible Murza. »
« Il est fou », se dit le tzar.
Cependant plusieurs habitants du palais affirmèrent que cet homme ressemblait réellement au Malheureux Chasseur. Mais on ne pouvait comprendre d’où lui venaient ses riches vêtements.
« Eh bien, lui dit le tzar, montre-nous ce que tu peux faire avec ton invisible Murza. Si tu accomplis ta promesse, tu épouseras ma fille. Sinon, tu payeras de ta tête ton imposture.
– C’est convenu », répondit le chasseur.
Puis il invoqua le secours de Murza.
Quelques minutes s’écoulent. Nul mouvement, nul bruit. Le chasseur pâlit. Le tzar le fait enchaîner. Mais voilà que soudain résonnent des coups de canon. Le prince et ses courtisans montent sur la terrasse du château, et voient se dérouler au loin des légions de soldats avec de splendides drapeaux et des armes étincelantes.
« Ce ne sont pas mes soldats, dit le tzar. Jamais je n’eus des bataillons si bien équipés.
– C’est l’armée de Murza, s’écrie le chasseur.
– Eh bien, qu’elle chasse l’ennemi ! »
On voit alors les troupes de Murza se ranger en pleine campagne. Une musique guerrière retentit. Un nuage de poussière s’élève dans les airs, et quand ce nuage se dissipe, les troupes ont disparu.
Un instant après on apprend que les ennemis sont en déroule et fuient de tous côtés.
Le tzar, fidèle à sa promesse, annonce à sa fille qu’elle épousera celui qui vient de le délivrer d’une guerre redoutable. La belle princesse, dans son émotion, rougit, pâlit, et des larmes tombent de ses yeux. Le chasseur invoque encore le secours de Murza. Ces larmes se changent en perles et en diamants. Les courtisans les recueillent avec avidité.
La princesse sourit, tend la main au chasseur qu’on n’appellera plus le Malheureux. Et le mariage est gaiement célébré.
Xavier MARMIER,
Contes populaires de différents pays,
1880.