Svend
par
Xavier MARMIER
IL Y AVAIT une fois dans le Jutland un pauvre paysan marié avec une pauvre femme qui vivaient péniblement. Un hiver, ils se trouvèrent dans une telle disette qu’ils résolurent de quitter leur cabane pour s’en aller mendier. Le mari partit d’un côté, la femme de l’autre, portant sur son dos son enfant, son petit Svend, dans un panier.
Après avoir erré quelque temps en différentes villes, le mari arrive dans une forêt à la demeure d’un trolle et frappe à la porte.
« Que veux-tu ? » dit le trolle.
Le pauvre paysan raconta sa misère en implorant un secours.
« Tiens, lui dit le trolle, regarde cette bourse. Il le suffira de la secouer pour y trouver toujours de l’argent. Elle est à toi, si tu veux me donner ton fils quand il aura quatorze ans. Mais, si tu essayes de me tromper, je te prends à sa place. »
Le paysan accepte cette condition, reçoit la bourse et s’en va.
Sa femme, pendant ce temps, avait une autre aventure. Un jour elle rencontre un nain des montagnes qui pleurait et se lamentait. Elle lui demande la cause de son affliction, et il répond :
« Ma femme est malade et mon enfant va peut-être mourir, parce que je ne trouve pas une nourrice.
– Je puis, si vous le voulez, prendre soin de lui et le nourrir. »
Le nain accepte avec joie cette proposition et conduit l’obligeante femme à un monticule où il entre avec elle et descend dans un souterrain.
Là, aussitôt elle se met à l’œuvre, elle soigne la malade, elle allaite l’enfant, elle met tout en ordre et nettoie tout si bien au solitaire foyer que c’est un plaisir de le voir. Bientôt la malade reprend ses forces, l’enfant devient superbe.
Le père reconnaissant demande à la brave paysanne ce qu’il lui devait pour les services qu’elle lui avait rendus.
« Vous ne me devez rien, dit-elle, car j’ai trouvé ici, pour mon fils et pour moi, un bon gîte. Mais à présent que vous n’avez plus besoin de moi, je voudrais bien retourner à ma demeure pour voir ce qui s’y passe.
– Il faut pourtant, reprend le nain, que je vous donne quelque chose, et tirant un petit paquet d’une armoire :
« Tenez, dit-il, ce paquet renferme un poil d’ours, une plume d’oiseau, une écaille de poisson. Gardez-le soigneusement, car en le secouant vous ferez apparaître devant vous et vous soumettrez à vos ordres le roi de chacune de ces races d’animaux. Quant à votre fils, soyez tranquille. Il fera fortune, il épousera la fille d’un roi. »
En disant ces mots le nain magique conduisit la paysanne hors du monticule. Elle prit son enfant par la main et se dirigea vers sa cabane. Mais la triste chétive cabane n’existait plus. Le paysan enrichi par la bourse que le trolle lui avait donnée s’était fait construire une grande maison et vivait dans la splendeur. La nouvelle de cette fortune et de la prédiction du nain se répandit dans la contrée, et beaucoup de gens venaient regarder ce garçon qui devait quelque jour épouser une princesse.
Le roi même voulut le voir, et témoigna le désir de le prendre à son service. Les parents accueillirent avec joie cette proposition, pensant que bientôt ainsi la prophétie serait accomplie. Mais le perfide roi n’avait pas de si belles intentions. Il emmena l’enfant, puis à quelque distance de la maison où il l’avait pris le mit dans un coffre et le jeta à la rivière.
Le coffre pourtant ne fut point submergé. Il descendit le long de la rivière jusque près d’un moulin. Le meunier en allant ouvrir son écluse le vit, le tira de l’eau. Il n’avait point d’enfants ; il résolut d’adopter celui que la Providence semblait elle-même lui envoyer. Vers le même temps la jeune princesse disparut, et personne ne pouvait découvrir ce qu’elle était devenue. Le roi qui l’aimait beaucoup pleura amèrement et son affliction s’accroissait par la pensée qu’il était ainsi puni de sa cruauté envers l’innocent petit Svend.
Peu à peu cet enfant grandit et devint un beau, aimable et vigoureux garçon. Il avait une tendre gratitude pour son père adoptif. Mais il désirait connaître ses vrais parents, et un jour il demanda au meunier la permission de le quitter pour aller à leur recherche.
Le bon meunier aurait bien voulu le garder toujours près de lui, mais n’osait combattre son désir filial. Il lui donna de sages conseils, puis lui remit une bourse bien garnie et Svend partit.
Un jour, en passant dans une forêt, il vit une femme qui pleurait et sanglotait. Il lui demanda la cause de sa douleur, et elle lui dit que son mari venait d’être enlevé par un trolle. En causant avec cette femme Svend reconnut que c’était sa mère, et lui dit qu’il était son fils et comment il avait été miraculeusement sauvé. Puis il la suivit dans sa demeure pour aviser avec elle au moyen de retrouver son père.
Elle craignait les périls auxquels il allait s’exposer. Mais il était résolu, et lorsqu’il la quitta, elle lui remit le mystérieux paquet qu’elle avait reçu du nain de la montagne.
Le premier jour de son voyage, il s’arrêta vers midi au milieu d’un bois pour dîner. Une quantité de fourmis vinrent recueillir les miettes qui tombaient de ses mains. Quand il les vit si désireuses de faire leurs provisions, il émietta devant elles un morceau de pain, et au même instant il lui sembla entendre une douce voix qui lui disait :
« Tu n’auras point fait cela inutilement. Un jour viendra où tu seras récompensé. »
Plus loin, Svend rencontra une vieille femme marchant avec peine, le dos courbé sous un pesant fagot.
« J’ai bien envie de vous aider, lui dit amicalement le jeune voyageur. Voulez-vous mettre votre fardeau sur mes épaules ?
– Grand merci ! répondit la vieille. J’ai quatre-vingts ans et personne ne m’avait encore fait cette offre obligeante. »
Svend s’étant chargé du fagot se mit à causer avec elle et lui raconta le motif de son voyage.
« Ah ! dit-elle, vous avez été bon pour moi, je voudrais à mon tour vous obliger. Je suis au service d’un trolle qui pourrait vous donner les renseignements que vous souhaitez. La difficulté seulement est de vous introduire sain et sauf dans sa maison. Le jour, il se change en hibou, et veille sans cesse sur sa porte, de peur qu’on n’entre dans sa demeure et qu’on ne lui dérobe son trésor. J’espère cependant réussir. Donnez-moi mon fagot et attendez-moi ici. Je reviendrai dans un instant. »
Elle revint en effet, lia Svend sous le ventre de la vache et le fit ainsi entrer inaperçu dans le logis si bien gardé. Il alla se cacher sous le lit et un moment après le trolle dit :
« Je sens la chair de chrétien. Aurais-tu osé introduire un de ces hommes ici ?
– Non, répond hardiment la vieille. C’est un corbeau qui en passant a laissé tomber un os par la cheminée. »
Le trolle soupe, puis se couche. Au milieu de la nuit, il est tout à coup réveillé par un cri de la vieille femme.
« Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-il.
– J’ai eu, répondit-elle, un triste rêve. J’ai rêvé qu’un trolle enlevait un pauvre père à la place du fils.
– C’est précisément ce que mon frère a fait. Mais laisse-moi tranquille. »
Un instant après la vieille réveille le trolle par un nouveau cri, et lui demande où demeure son frère.
« Il vit, répond le trolle, dans une île au delà de la forêt. Dans le jour il se change en dragon, et il a douze fils qui se changent en corbeaux et qui la nuit reprennent une figure humaine. Maintenant, laisse-moi tranquille. Si tu me réveilles encore, tu t’en repentiras. »
Svend caché sous le lit avait tout entendu. La vieille lui donna à manger dès que le trolle fut sorti, puis le conduisit hors de la maison comme elle l’y avait fait entrer. En le quittant, elle lui dit :
« Avant d’attaquer le dragon, allez chez mon frère qui est un habile forgeron, un peu magicien, et demandez-lui une bonne épée. »
L’épée fut faite. Mais le forgeron en apprenant à quel usage elle était réservée craignait qu’elle ne fût pas assez forte et engageait Svend à ne pas se hasarder dans le redoutable combat. Inutiles recommandations. Svend était décidé à poursuivre, en dépit de toutes les difficultés, son entreprise.
Après une longue marche, il se trouva au milieu d’une forêt, ne sachant quel chemin prendre et n’ayant plus de provisions. Il se souvint alors du sachet que lui avait donné sa mère. Il en tira une plume d’aigle. Aussitôt un grand oiseau traversant les airs vint se poser à ses pieds et lui demanda ses ordres.
« Je voudrais, dit Svend, arriver à l’île du dragon.
– C’est assez difficile, répliqua l’aigle, mais nous essayerons. Mets-toi sur mon dos. »
En disant ces mots, il emporta le hardi voyageur et bientôt plana au-dessus de la petite île. Mais dès qu’il essaya d’y descendre, le dragon s’élança contre lui, vomissant un torrent de feu.
« Mes efforts, dit-il, seraient inutiles, il faut avoir recours aux poissons. »
Svend s’arrêta au bord de la mer, et tira du sachet l’écaille de poisson. Soudain un Havman 1 apparut, demanda au jeune aventurier ce qu’il désirait, puis lui ferma la bouche et les oreilles, et plongea avec lui dans le lac. Il atteignit bientôt l’île. Mais dès que Svend s’approcha du rivage, le dragon s’avança à sa rencontre, et il était en grand danger de périr. Par bonheur une multitude de petits oiseaux accoururent autour de lui, et le cachèrent sous leurs ailes.
Ce dragon avait une longue queue couverte de monstrueuses écailles, et par sa gueule vomissait des torrents de feu.
Svend pourtant ne renonça point à l’idée d’attaquer ce monstre. Il remit le combat au lendemain, désirant d’abord se reposer. Il se retira dans une enceinte de sureaux et se coucha sur un lit de mousse et d’herbe. Au moment où il allait s’endormir, douze corbeaux vinrent se percher sur les sureaux et se mirent à causer. L’un d’eux dit :
« J’ai bien faim ! j’ai bien faim ! »
Un autre lui répliqua :
« Nous aurons de quoi nous régaler demain quand notre père aura tué Svend.
– Crois-tu vraiment que ce garçon ose se hasarder à un tel combat ?
– Oui, mais il périra. Car notre père ne peut être vaincu que par l’épée de la montagne qui est enfermée dans un souterrain fermé par sept portes, et chaque porte est gardée par deux terribles chiens qui jamais ne dorment. »
Svend, en écoutant cet entretien, se dit qu’il devait à tout prix se procurer cette puissante épée. Au point du jour il appela le Havman qui le transporta dans la forêt. Là il tira de son sachet le poil de l’ours. Aussitôt l’ours apparut et lui demanda ses ordres. Svend dit qu’il désirait savoir où demeurait l’homme de la montagne qui possédait l’invincible épée.
L’ours fit comparaître et interrogea les quadrupèdes de toute sorte. Aucun ne pouvait lui répondre d’une façon satisfaisante. Le lièvre accourut précipitamment, sentant qu’il était en retard.
« Pourquoi, lui dit l’ours, ne t’es-tu pas rendu plus tôt à mon appel ?
– J’ai été retenu par une étrange chose.
– Quoi donc ?
– En jouant devant l’entrée du souterrain de l’homme de la montagne, j’ai vu un sorcier qui venait de se faire un doigtier avec lequel il se rendait invisible.
– Ah ! Svend, voilà un objet qui te serait utile. Nous devons tâcher de te le procurer. »
Il appela la souris, lui donna ses ordres. La souris part avec le lièvre qui lui sert de guide, et quelques instants après revient avec le magique ustensile.
« Maintenant, dit l’ours en se tournant vers son jeune protégé, tu peux aller et venir librement dans le souterrain de la montagne. Mets-toi sur mon dos, je vais t’y transporter. Le lièvre nous montrera le chemin. À présent tu n’as plus besoin de moi, dit l’ours en arrivant à la montagne. Attends que les gardiens ouvrent la porte de cette caverne, tu entreras sans être vu. »
Bientôt la porte étant ouverte, Svend s’y glissa sans être vu et passa tranquillement près des chiens féroces.
Toute l’habitation du trolle était remplie de choses précieuses, de meubles en or et en ivoire. À une muraille magnifiquement tapissée était suspendue la fameuse épée. Svend essaya vainement de l’enlever. Elle était trop lourde pour lui. Heureusement il aperçut un petit flacon sur lequel étaient écrits ces mots : force de sept hommes, puis un autre avec cette inscription : force de vingt hommes, puis un troisième : force de trente hommes. Il les vida successivement, et alors la formidable épée ne pesait pas plus qu’un brin de paille entre ses mains.
Il sortit à la dérobée et rejoignit l’ours qui de nouveau le prit sur son dos au bord du lac où il appela le Havman, qui plongea avec lui dans les eaux et le déposa sur le rivage de l’île.
Aussitôt arrive le dragon qui, voyant son audacieux adversaire résolu à combattre, se sent pour la première fois effrayé et se retire en lui disant :
« Si demain tu es encore ici, je te mangerai à mon déjeuner. »
Comme il craignait pourtant le lendemain, il consulta ses douze fils sur ce qu’il devait faire pour se délivrer d’un ennemi qui semblait si bien armé et si résolu. Les fils qui se transformaient quand ils voulaient en corbeaux dirent qu’ils allaient le chercher et lui crèveraient les yeux. Mais en vain ils le cherchèrent à l’endroit où ils étaient conduits par leur odorat. Svend dormait paisiblement sous les sureaux et grâce à son doigtier était invisible.
Le lendemain matin, il pria le ciel de l’aider à délivrer son père et marcha résolument contre le dragon, qui de sa gueule effroyable lançait feu et flamme et de sa queue dure comme le fer labourait le sol.
La lutte s’engagea avec une telle fureur de part et d’autre que l’île en trembla jusque dans ses fondements, et cette lutte dura des heures entières. À la fin le monstre fut obligé de demander grâce. Mais Svend lui coupa la tête, puis courut près de son père. Le vieillard était heureux de serrer dans ses bras son vaillant fils. Cependant il disait :
« Tout n’est pas fini. Les douze fils du dragon sont très redoutables. Comment faire pour nous en délivrer ?
Tout à coup il se rappela ce qu’il avait entendu raconter de la nature des dragons. Il tailla dans le corps de celui que Svend venait d’abattre douze gros morceaux qu’il fit rôtir. Les fils rentrèrent le soir ne sachant rien des évènements de la journée et demandèrent à manger. Le père de Svend leur servit le rôti qu’il avait préparé et tous, après en avoir mangé, moururent empoisonnés.
Svend pouvait alors circuler librement dans la demeure du trolle. Dans l’une de ses salles il trouva une jeune fille qui se lamentait, tremblant à tout instant d’être dévorée par le dragon. C’était la princesse qui avait disparu si subitement et qu’on avait vainement cherchée de tous côtés.
Svend se souvint de la prédiction faite à sa mère.
Après avoir rassuré la princesse en lui apprenant la destruction du dragon et de sa race, il lui promit de la ramener dans le palais qu’elle regrettait. Il dit adieu à son père qui était impatient de retourner à sa demeure et partit avec la jeune fille.
Mais ce n’était pas chose si facile d’arriver au lointain royaume de Danemark. Svend un jour se trompa de chemin et s’en alla errant à l’aventure dans une contrée déserte où il ne savait de quel côté se diriger. Ses provisions étaient épuisées. Il n’avait plus d’autre nourriture que les plantes et les fruits sauvages.
Cependant il ne s’attristait point, il avait confiance dans la Providence qui l’avait déjà protégé d’une façon si merveilleuse et il raffermissait par ses bonnes paroles le courage de sa craintive compagne.
Un soir à travers les arbres, il vit briller une lumière. Il se dirigea de ce côté et arriva près d’une cabane devant laquelle se tenait une vieille femme.
« Laissez-vous guider par moi, dit-il à la princesse. Approuvez tout ce que je raconterai. Vous verrez que nous aurons là un bon logis et peut-être quelque chose de mieux. »
Svend alors s’approchant de la vieille femme lui souhaita le bonsoir et lui demanda si elle pouvait l’héberger.
« Je n’ai pas grandes ressources, répondit-elle. Mais entrez. Ce n’est pas la première fois que je reçois des voyageurs et l’on ne s’est jamais plaint de mon hospitalité. Et d’où venez-vous si tard ?
– Je vous le dirai, répliqua Svend, si vous me promettez de ne pas me trahir. Ma sœur et moi nous appartenons à une bande de voleurs qui dernièrement a été détruite par les soldats du roi, et je cherche d’autres camarades.
– Mais, dit la vieille d’un air incrédule, à quoi peut servir une jeune fille dans vos cavernes de voleurs ?
– À préparer nos mets, et ma sœur est très bonne cuisinière.
– Cela se trouve bien. J’ai douze fils tous voleurs ; vous pourrez, si cela vous convient, rester avec eux, et, puisque votre sœur est si habile, dites-lui d’aller à la cuisine et de préparer un bon repas pour mes garçons qui vont revenir.
– J’y vais très volontiers », dit la princesse.
Elle ne connaissait guère les œuvres de cuisine, mais elle avait promis à son fidèle guide de ne pas le contredire et au moment où, malgré son ignorance, elle allait faire bouillir et rôtir les viandes étalées sur une table, Svend lui recommanda de préparer une très forte boisson.
Quelques instants après les voleurs rentrèrent, soupèrent précipitamment, puis se mirent à boire et invitèrent Svend à boire avec eux. Mais il devinait leurs mauvaises intentions ; il répondit qu’il était fatigué de sa longue marche et désirait se coucher.
La vieille le conduisit dans une chambre avec sa sœur, puis revint s’asseoir près des douze voleurs. Svend se glissa sans faire de bruit jusqu’à la porte de la salle où ils continuaient à boire, et apprit par leur entretien qu’ils étaient décidés à le tuer lui et la princesse. Peu à peu cependant la forte boisson produisait son effet. L’un après l’autre, ils tombèrent sous la table. Svend les voyant profondément endormis tira son épée, les tua et tua aussi la vieille scélérate.
Le lendemain matin, il se remit en route avec les provisions qu’il avait trouvées dans la demeure des brigands, et vers le soir il arriva à une large et brillante maison. Il était alors sur le territoire danois. Le propriétaire de cette maison, nommé Peters, en apprenant la qualité de la jeune voyageuse, la reçut avec respect et ordonna en son honneur un grand banquet auquel il convia les principaux personnages des environs.
À table, Svend raconta ses aventures, qui émerveillèrent tous ses auditeurs. Peters lui faisait de pompeux compliments et semblait très désireux de lui être agréable. Le lendemain matin, il le prit par la main pour lui montrer, disait-il, toute son habitation. Après l’avoir promené à travers plusieurs magnifiques appartements, il le conduisit dans la cour et tout à coup, le prenant par la taille, le jeta dans une fosse pleine de lions. Puis, l’ayant enfermé, il alla rejoindre la princesse et lui dit qu’il allait lui-même la conduire chez son père, Svend étant fatigué et refusant d’aller plus loin.
La princesse ne pouvait le croire. Elle s’était attachée à son jeune libérateur et elle avait pleine confiance en son dévouement, mais elle n’osait refuser la proposition de Peters. Elle se mit en route avec lui, et quelques jours après elle arrivait au terme de son voyage. Le roi combla de témoignages d’honneur et de distinction l’infâme Peters qui s’annonçait impudemment comme le libérateur de la princesse, et lui dit qu’il lui donnerait en mariage cette chère fille si longtemps pleurée.
Que faisait pendant ce temps l’infortuné Svend ? En tombant dans la fosse, il avait vu les lions se lever avec des yeux flamboyants et s’avancer vers lui, la gueule ouverte. Mais il eut la présence d’esprit de serrer dans sa main le poil de l’ours. Aussitôt les féroces animaux, agitant leur queue comme des chiens joyeux, s’approchèrent doucement de lui et lui léchèrent les pieds et les mains. Il vécut plusieurs mois au milieu d’eux, partageant leur nourriture. Il désirait cependant savoir ce qui se passait dans le monde et un jour il appela l’aigle en frottant la plume qu’il gardait dans son sachet. L’aigle lui dit que Peters allait épouser la princesse, et que le lendemain il devait y avoir un grand tournoi près du palais. Svend voulait y assister, il pria l’aigle de l’emporter hors de la fosse, dit adieu à ses amis les lions, puis s’en alla dans le palais de Peters se revêtir d’une armure, monta à cheval et arriva dans la capitale au moment où s’achevait le tournoi. Peters avait vaincu tous ses concurrents et se glorifiait de son triomphe. Svend, abaissant sur sa figure la visière de son casque pour qu’on ne pût le reconnaître, demanda à combattre et par la hardiesse de son élan et la promptitude de ses manœuvres étonna tous les spectateurs. Peters, terrifié, et se voyant sur le point d’être écrasé par cet inconnu, se rappela tout à coup le doigtier qu’il avait subrepticement enlevé à son innocent hôte avant de le jeter dans la fosse aux lions. Il se hâta de le mettre à son doigt, devint invisible, frappa d’un coup d’épée son adversaire qui ne pouvait plus l’atteindre et l’obligea à se rendre.
Il retira alors le magique ustensile pour reparaître de nouveau devant la cour dans toute sa gloire, fit transporter Svend sous sa tente pour qu’on y pansât ses blessures. Mais le roi s’intéressait à cet étranger qui s’était montré si vaillant, il voulait le voir de plus près et le fit appeler au palais.
Svend alors, se jetant aux pieds du souverain, lui dit :
« Sire, vous voyez devant vous un malheureux qui a perdu, par la scélératesse d’un de vos courtisans, ce qu’il avait de plus précieux, qui a même failli perdre la vie. Daignez entendre mon récit. »
Il raconta alors de point en point ses merveilleuses aventures et dit comment Peters l’avait précipité dans la fosse aux lions pour le faire périr et pour s’attribuer l’honneur d’avoir délivré la princesse.
Le roi envoya aussitôt chercher sa fille et lui demanda si elle connaissait celui qui prétendait l’avoir sauvée. Mais le pauvre Svend était si pâle et si changé qu’elle ne put le reconnaître. Il fut alors chassé honteusement du palais comme un infâme calomniateur. Pour comble d’infortune, les gens de Peters lui avaient enlevé sa formidable épée et ses vêtements dans lesquels était son précieux sachet.
Il se trouvait ainsi seul, dénué de tout, sans protection, sans ressources.
Il voulait retourner au lieu où il était né et, chemin faisant, il était obligé de recourir à la charité des bonnes gens. Enfin il atteignit la maison paternelle enrichie par la bourse du trolle. Son père et sa mère, heureux de le revoir, le conjuraient de ne plus songer à s’en aller. Mais il aimait la princesse et ne pouvait oublier la prédiction de son mariage.
Après de longues délibérations il fut convenu que son père tirerait de la bourse tout l’argent dont il pourrait avoir besoin jusqu’à la fin de ses jours, puis la lui abandonnerait. Il avait encore un autre présent à lui faire : « Écoule, lui dit-il, en revenant de l’île du dragon, j’ai trouvé dans ma poche un pépin de pomme et je l’ai planté dans mon jardin. Il a rapidement produit un arbre qui, cette année, m’a donné trois pommes, les voilà : deux qui sont grosses et rouges, une autre petite et grise. Ne mange point les grosses et garde précieusement la petite. Bien qu’elle ait si mauvaise apparence, elle peut réparer le mal produit par les autres. »
Svend s’en alla dans la ville voisine et, avec l’argent qu’il faisait tomber de la bourse enchantée, il se fit faire de riches habits, acheta des chevaux, des voitures, et retourna à la ville où demeurait la jeune fille dont il gardait un si fidèle souvenir, logea dans le plus bel hôtel, vécut d’une vie somptueuse et chaque jour, avec un magnifique équipage, il allait se promener à la même heure que la princesse. Le roi, entendant parler de ce riche étranger, voulut le voir et fut charmé de sa bonne grâce. Le lendemain, Svend lui envoya de superbes présents et peu à peu devint l’hôte favori du palais. Il se faisait aimer aussi de tous côtés par ses générosités.
Un jour il se promenait avec le roi et sa fille au bord de la mer. La princesse, s’arrêtant à un endroit d’où l’on avait un magnifique point de vue, dit qu’il n’y aurait pas dans le monde un lieu plus agréable, si seulement on y trouvait des arbres pour se mettre à l’abri de la chaleur. Un instant après, Svend réunissait tous les jardiniers de la ville et les déterminait, pour un salaire excessif, à travailler sans relâche selon sa volonté. Le jour suivant la princesse, en retournant sur la plage, avait la joie de voir son vœu accompli. De plus en plus elle se sentait touchée des délicates attentions du jeune étranger. Et il était si beau, et il avait si bonne grâce ! Personne ne pouvait reconnaître en lui le malheureux que le roi avait chassé du palais comme un imposteur.
Peters le fourbe, Peters était inquiet. Jamais la princesse ne lui avait témoigné la moindre sympathie. Elle avait de mois en mois ajourné le mariage, et depuis l’arrivée du magnifique étranger elle montrait plus d’éloignement que jamais pour l’union projetée.
« Cet étranger, se disait Peters, doit être Svend ou quelque sorcier, ou quelque trolle. Il faut que je sache d’où lui vient sa fortune ; et, à l’aide de son doigtier, il essaya de pénétrer dans la chambre de son rival, mais trouva toujours la porte close.
Svend, cependant, se voyant encouragé dans ses prétentions par le bon accueil qu’il recevait à la cour, exprima le désir qui lui tenait au cœur, et le roi était fort tenté d’accéder à sa demande, mais il se sentait retenu par la promesse qu’il avait faite à Peters. Dans sa perplexité, il consulta ses vieux ministres. Par le conseil de l’un d’eux, il déclara qu’il accorderait la main de la princesse à celui qui présenterait un énorme amas d’argent.
En apprenant cette décision, Svend rentra avec joie dans son appartement. Il était sûr de produire un amas d’argent incomparable et il se mit à l’œuvre. Mais cette fois, il n’avait pas assez vite fermé sa porte. Peters invisible se glissa derrière lui et vit d’où lui venait sa fabuleuse fortune. La nuit il réussit à s’emparer de la bourse merveilleuse, l’emporta dans sa demeure et en la frottant en fit, comme Svend, tomber des piles d’écus. Puis il alla trouver le roi et lui dit :
« Voici la bourse avec laquelle mon adversaire produit tant d’argent. Je vous la livre, si j’ai le bonheur d’épouser la princesse. »
Une telle découverte et une telle offre changeaient les dispositions du roi. Il voulait se débarrasser de Svend et il lui dit :
« Tu nous as présenté une colossale somme d’argent, mais Peters nous en a présenté une non moins considérable. Pour épouser ma fille, il faut te soumettre à une autre épreuve. J’ai dans un grenier sept tonnes d’orge et sept tonnes de froment mêlés ensemble. Il faut que demain matin je trouve les grains de ces deux moissons complètement séparés l’un de l’autre. »
En recevant cet ordre Svend s’apercevait qu’il avait perdu sa bourse, et il monta au grenier où étaient les tonnes de grains, non point pour entreprendre une tâche impossible, mais pour pleurer sans témoins sur son infortune. Pendant qu’il était là, abîmé dans ses sinistres réflexions, tout à coup il entend près de lui un léger bruit. Il relève la tête, il regarde, et que voit-il ? toutes les fourmis auxquelles il avait charitablement donné des miettes de pain qui lui viennent en aide, et immédiatement se mettent à la besogne. Toute la nuit elles travaillent sans relâche, et le matin les sept tonnes de seigle étaient, grain par grain, complètement séparées des sept tonnes de froment.
« Ah ! s’écria Svend en admirant cette œuvre prodigieuse, si maintenant j’avais encore mon doigtier ! »
Les fourmis se remettent en marche. Svend, qui avait veillé toute la nuit, s’endort et, en ouvrant les yeux, trouve près de lui son talisman.
Au même instant Peters, s’apercevant qu’il a perdu le précieux objet, court le chercher dans l’appartement de son rival, voit les trois pommes, regarde dédaigneusement la petite, mais prend les deux belles grosses pour les offrir au roi et à la princesse et, tout en regrettant la perte du doigtier, s’avance fièrement vers le palais où il est appelé à faire voir la puissance de sa bourse. Mais déjà Svend invisible lui a repris son magique tissu et l’a remplacé par un autre. En vain le malheureux Peters s’épuise à frotter, pas un écu ne tombe entre ses mains. Le roi, qui se croit joué par lui, le regarde d’un air furieux.
Mais le traître avait commis un bien autre méfait. En prenant les deux belles pommes roses en temps de l’année où ces fruits étaient fort rares, il se réjouissait de les offrir au roi et à la princesse. Et voilà que tout à coup le nez du souverain et celui de sa charmante fille s’allonge, s’allonge, devient énorme et monstrueux. C’était l’effet des fatales pommes.
Un cri d’horreur retentit dans tout le palais et Peters est sommé sous peine de mort de faire sans restriction aucune sa confession. Alors tremblant, épouvanté, il avoue successivement tous ses crimes, depuis le jour où il avait jeté l’innocent Svend dans la fosse aux lions jusqu’à celui où il lui avait dérobé sa bourse.
Le roi aussitôt envoie chercher le vaillant garçon qui a tant souffert. Il veut lui demander pardon de l’avoir si longtemps méconnu, et il espère obtenir par lui un remède à l’action des pommes maudites.
Svend irrité des injustices qu’il a subies déclare qu’il va quitter la ville, pour n’y plus revenir, qu’il veut rentrer dans la maison de son père et n’en plus sortir. Peu à peu cependant il se laisse fléchir. Il va chercher la petite pomme grise, la coupe en deux ; le roi en mange une moitié, la princesse l’autre. Aussitôt les nez affreux reprennent leur première forme.
Selon la prédiction du trolle, Svend épousa la princesse et devint très heureux.
Peters le scélérat périt dans une grotte pleine de serpents.
Xavier MARMIER,
Contes populaires de différents pays,
1880.
1 Havman, Havfru, homme de mer, femme de mer. Ces personnages fictifs et les Neck, les Stromkarl des lacs et des rivières, occupent une grande place dans les légendes scandinaves. La croyance populaire leur attribue comme aux nains des montagnes et aux Elfes des prairies un pouvoir magique.