Les lis d’Entrevannes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles de MARTRIN-DONOS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y A DE CELA bien des siècles, par un beau jour d’avril, dans la chapelle du manoir d’Entrevannes, l’archevêque d’Aix bénissait l’union de Guillaume d’Aulnet avec la ravissante Ysoarde, fille du comte de Simiane.

Jamais sous ces voûtes séculaires le modeste bourg provençal n’avait vu se dérouler cortège plus fastueux. Guillaume, gentilhomme accompli et l’un des plus braves chevaliers de la Bourgogne, réunissait autour de lui tout ce que la patrie des ducs comptait de plus illustre. Ysoarde, reine par la beauté des héritières provençales d’alors, groupait devant l’autel le plus radieux arc-en-ciel de jeunes filles de la vallée du Rhône, merveilleux essaim de madones vivantes belles à éclipser la traditionnelle beauté de la Vénus d’Arles.

Le printemps à l’aurore, semant de tous côtés des fleurs et des parfums, rehaussait l’éclat de cette fête ; l’amour, ce printemps éternel, chantait ses hymnes les plus suaves au cœur des nouveaux époux.

Mais, soudain, à la voix des apôtres sonnant l’appel aux armes, les rêves étoilés de Guillaume et d’Ysoarde s’envolaient. De tous les points de l’Europe chrétienne, les chevaliers couraient au secours de Jérusalem menacée par les infidèles. La voix de l’honneur, du devoir imposait silence à l’amour ; Jérusalem l’emportait sur Ysoarde ; la place de Guillaume était au milieu des croisés.

Dans la cour du manoir d’Entrevannes il réunit ses hommes d’armes ; il pressa pour la dernière fois sur son cœur l’épouse qu’il avait tant chérie ; et, à la tête d’une phalange de braves, il partit pour la Terre sainte.

La petite troupe descendit lentement le chemin qui du château menait vers Marseille. Ysoarde, tout en larmes, restée sur les remparts, la regardait s’éloigner comme si son bonheur s’en allait avec elle.

Au moment où la forteresse disparaissait au tournant de la route, Guillaume regardant en arrière emporta dans la mémoire des yeux ce paysage fleuri, ensoleillé, parfumé d’amour, au-dessus duquel passait, comme une vision impérissable, la blanche silhouette d’Ysoarde.

Guillaume disparut. Pendant des mois, durant des années, Ysoarde attendit sans nouvelles, triste dans le vaste château désert.

Un jour, un chevalier d’Évenos, prétendant évincé à sa main, parut à Entrevannes. L’absence prolongée de Guillaume ravivait dans son cœur des espérances une première fois déçues. L’entrevue, le tête-à-tête entre ce visiteur et la châtelaine ne fut pas sans doute du goût de cette dernière ; car, bien des fois par la suite, le chevalier d’Évenos, étant retourné, reçut sans cesse d’Ysoarde l’accueil le plus gracieux, mais un page, toujours, assistait à leur entretien, et ce même page suivit désormais Ysoarde comme son ombre. Vainement d’Évenos usa-t-il de ruses, la châtelaine était gardée ; le page était à ses côtés, comme une sauvegarde, un bouclier de vertu.

L’amour de d’Évenos devint de la haine. L’idée de vengeance hanta le cerveau de ce misérable chevalier.

Quelques mois après il rejoignait, sous les murs de Jérusalem, le chevalier Guillaume d’Aulnet.

Ce dernier reçut comme un frère ce seigneur provençal, qui lui parlait de ses plus chers absents : Ysoarde et la patrie. L’œuvre démoniaque du chevalier d’Évenos commença. Dans de longs entretiens il révéla la présence auprès de la châtelaine d’un jeune page, beau, séduisant ; il le lui montra toujours aux côtés de l’épouse, jaloux, ne laissant jamais personne seul à seul avec elle.

L’inquiétude, le doute, les soupçons naissaient, pénétraient dans l’esprit ombrageux de Guillaume. Le chevalier d’Évenos n’accusait pas, ne précisait pas ; pourtant sa vengeance s’accomplissait ; il tendait le piège ; il insinuait des coupables ; il désignait des victimes.

La guerre avec ses diversions et ses fatigues ne pouvait arracher d’Aulnet aux obsédantes pensées qui le hantaient. Comme une hallucination diabolique le page se plaçait devant son bonheur, le souvenir d’Ysoarde, toujours présent à son esprit, avivait des soupçons chaque jour plus poignants.

Un soir, dans la pourpre du crépuscule, on voit, comme une apparition fantastique, un moine au costume étrange gravir d’un pas accéléré l’avenue escarpée du manoir d’Entrevannes. Sa figure bronzée témoigne qu’il a vécu sous des cieux brûlants. Il franchit, sans être arrêté par les hommes d’armes, les portes d’entrée du château ; la pieuse Ysoarde recevait souvent des gens d’Église. Sans hésitation, il se dirigea dans la cour d’honneur, pénétra dans le donjon, et prompt comme l’éclair, monta l’escalier qui menait à la chambre de la châtelaine.

La porte de cette pièce était entrouverte ; il la poussa nerveusement, et entra sans être annoncé.

Assise devant la fenêtre, Ysoarde souriait à son jeune page lui lisant, comme tous les soirs, les récits des héroïques combats livrés aux infidèles par les croisés. Ainsi, elle vivait avec le souvenir du cher absent en écoutant les hauts faits de ses compagnons d’armes ; et par la pensée elle suivait Guillaume au cours de ses lointaines et glorieuses étapes.

Immobile au seuil de la chambre, le moine, les yeux hagards, la face convulsée, regarda un instant cette scène paisible, puis, tout à coup, comme pris de rage, il bondit une dague au poing sur le page, lui plongea par trois fois le fer dans la poitrine ; et comme Ysoarde éperdue se levait, criant au secours, la dague ensanglantée se retourna contre elle et la cloua au mur.

Aux cris stridents des victimes, les serviteurs accoururent, trop tard pour empêcher la mort d’avoir accompli son couvre. Quand on voulut s’emparer de l’assassin, le moine, dépouillant le froc, laissa voir Guillaume d’Aulnet en tenue de guerre, revenu de Jérusalem pour punir ceux que d’Évenos lui avait fait croire coupables.

Sur l’ordre du maître, dans la nuit même, on jeta dans une fosse creusée à la hâte, sans prières, sans honneurs, les cadavres sanglants d’Ysoarde et de son page.

À l’aube du lendemain, le chevalier d’Aulnet voulut s’assurer que ses ordres avaient été exécutés. Sur la terre fraîchement remuée qui marquait la tombe de ses victimes, deux lis au feuillage d’un vert d’émeraude élevaient vers le ciel, comme un symbole d’innocence, leurs blanches fleurs immaculées.

Furieux de cet hommage, rendu sans doute par quelque affectueux ami au souvenir de ces morts odieux, Guillaume arracha d’un geste les frêles plantes ; les lis repoussèrent aussitôt.

D’Aulnet dégaina, et d’estoc et de taille frappa les lis de son épée ; vains efforts, les plantes renaissaient sans cesse, épanouissant leurs fleurs suaves sous les premiers rayons du levant.

La main de Dieu témoignait d’une façon éclatante de l’innocence d’Ysoarde et de son page ; Guillaume d’Aulnet, ce fidèle croisé de la veille, comprit dès lors l’étendue de son crime. Dans la fièvre du désespoir, il retourna contre lui-même l’épée impuissante contre les lis. La mort ne voulut pas de lui ; il dut vivre et porter pendant des années le lourd fardeau de ses remords et de la désespérance.

En vain essaya-t-il d’effacer par des bienfaits sans nombre l’impression de ce drame de la jalousie ; le sang si pur qu’il avait versé criait vengeance et la malédiction de son peuple le poursuivit sans cesse. Objet d’horreur et de haine, d’Aulnet se déroba au fond du château d’Entrevannes à la société des hommes. Il en sortait le soir, à cette même lumière d’or du crépuscule qui avait éclairé son forfait, pour aller s’agenouiller sur la tombe d’Ysoarde, et baiser les fleurs blanches des lis qui, désormais, exhalaient pour lui comme le parfum de l’âme de sa victime adorée.

Les siècles ont passé, le manoir d’Entrevannes s’est effondré sous les outrages des hommes et des ans, et sur le vert tissu de ronces et de lierres qui couvre comme d’un linceul impénétrable ses amas de décombres, des milliers de fleurs de lis étalent, sous l’azur du ciel, une nappe blanche éclatante, au-dessus de laquelle, dans l’air empli de parfums, un monde d’insectes étincelle comme une poussière d’or et de diamant.

 

 

 

Charles de MARTRIN-DONOS,

Légendes et Contes de Provence, 1896.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,

textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert,

Tchou, 1968.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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