Un martyr inconnu !

 

 

Sous les débris fumants d’un sinistre passé

Où gisent des héros si chers à ma mémoire,

Je retrouvai soudain le nom presqu’effacé

D’un Apôtre de l’art ! inconnu dans l’histoire ;

Qui, fier de son mandat, seul, sans pain, sans appui,

Combattit pour sa foi, n’ayant pas d’autres armes

Qu’un pauvre violon gisant dans son étui.

Vrai Martyr ! dont Dieu seul a pu compter les larmes.

 

C’était presqu’un enfant !... Il s’appelait... qu’importe...

Carlo si vous voulez. Ses honnêtes parents

Disaient qu’il gaspillait sa vie à tous les vents.

Il était dans le monde entré par cette porte

Bien vieille, dont les clous, soit qu’on entre ou qu’on sorte,

De leur rouille égoïste accrochent les élans.

 

Il errait dans les bois !... mettant un soin extrême

À s’isoler de tous, pour rêver sous les cieux !...

Aussi le pauvre enfant n’était-il pas de ceux

Que l’on reçoit partout, que l’on fête et qu’on aime,

Qu’on applaudit sans cesse et que l’on suit des yeux.

Jugez, on commençait à l’appeler : « Bohême !! »

 

Son père un jour lui dit : « Pour gagner de l’argent,

« Je n’ai pas, quarante ans, vendu de la chandelle ;

« Je n’ai pas, si longtemps, réalisé par elle

« Pour n’avoir rien, plus tard, à mettre sous la dent,

« Et passer, comme toi, pour être sans cervelle.

« Comme je ne veux plus nourrir un fainéant,

« Va-t’en ! souffre tout seul si cela peut te plaire ;

« Mais tu regretteras le pain blanc de ton père.

« Bon voyage ! et surtout ne me demande rien.

« Tu veux être un artiste et seras un vaurien ! »

 

Carlo vint à Paris, ce foyer de lumière,

Qui jette sur le monde un tel rayonnement,

Que vers lui, chaque jour, quelque jeune imprudent

S’achemine, ignorant, dans sa candeur première,

Que ce qui brille ainsi doit être incendiaire,

Et que Paris surtout est un miroir ardent.

 

Je ne vous dirai pas le journal de sa vie ;

Quoiqu’il l’ait bien écrit, jour par jour, an par an ;

Le passif et l’actif, la paresse ou l’élan

Les heures de délire où la raison dévie ;

Les calices de fiel que lui versa l’envie ;

Jusqu’au jour qui le vit déposer son bilan.

 

Pourtant je vous dirai que pendant dix années

Il souffrit, mais lutta pour apprendre et savoir !

Il eut la flamme au front et les mains obstinées ;

Il se mura le cœur avec un mot : « Vouloir ! »

Il fit taire sa faim avec un autre : « Espoir ! »

Et nomma tout cela : « Misères Couronnées !! »

 

Car il allait toucher à son but glorieux,

Il savait, à présent ! et dans ses mains habiles

Parlait son violon ! il croyait tous les yeux

Prêts à suivre ses doigts sur les cordes dociles ;

Mais il avait compté sans tous les imbéciles,

Tous les indifférents et tous les envieux.

 

C’est la nuit, il fait froid... quelle est cette mansarde

Si vieille qu’elle oscille au vent qui la lézarde ?

Une planche en pupitre adaptée au vieux mur,

Une fenêtre ouvrant son œil vers un ciel pur,

Pour le prier peut-être !... une table boiteuse,

Puis son humble grabat, morne, silencieuse,

L’ombre d’un être humain, hélas ! qui se débat

Dans les derniers transports de son dernier combat !

Et nul ne veille auprès du malheureux qui râle ?

Mais s’il n’a plus de mère, où donc est le front pâle

De son père ? Et pourquoi ce sombre isolement

Autour de ce flambeau qui s’éteint lentement ?

Dieu ! mais un violon masquant une crevasse

Pend au mur ! si c’était ?... non, celui qui trépasse

Ne peut être Carlo... nous verrions accourir

Son père, ses amis, pour l’aider à mourir.

Ses amis..., qui pourtant l’auraient pu secourir,

Flairant certain emprunt, avaient su déguerpir !

« Pourtant ne veux-tu pas vendre de la chandelle ?

« Pourquoi tant t’obstiner ? monsieur le violoneux ! »

Lui dit, vingt fois, son père. « Avec ma clientèle

« Je te trouverai femme et tu seras heureux,

« Riche, honoré de tous ; et si tu deviens père

« Tu béniras, crois-moi, mon conseil salutaire

« En comptant tes écus ! – Tu refuses, l’ami ?

« Allons, tu n’es qu’un sot ; vois, ton front est blêmi,

« Ton regard languissant, ta lèvre palpitante ;

« La fièvre de la faim, terrible, dévorante,

« A creusé sur ta joue un horrible sillon ;

« Allons viens ! prends mon bras, et sors du tourbillon

« Où t’ont jeté jadis tes beaux rêves de gloire ;

« Ton nom ne seras pas célébré dans l’histoire,

« Mais tu seras un jour un bon gros commerçant,

« Ce qui, mon bon ami, n’a rien d’avilissant.

 

– Non, répondit Carlo, tant qu’un souffle de vie

« Animera mon cœur, je garderai l’espoir !

« Et si je dois mourir sans pain et sans génie,

« Je mourrai pour mon culte en faisant mon devoir !! »

 

Aussi, voilà pourquoi Carlo n’avait personne

Autour de lui ! sans plainte il accepta ses maux !

Je me trompe pourtant... Celle qui ne pardonne

Jamais, était tout près ! La mort levait sa faux !

Lorsque Carlo la vit, il se prit à sourire,

Il avait tant souffert ! mais elle, sur son front

Souffla ; sous cette haleine, un terrible délire

S’empara du mourant ; comme sous un affront

Tout son corps se crispa ! De son doigt de squelette

La mort lui désignant le violon, disait :

« Tu vois, je suis parée, allons, prends ta musette,

« Joue encor !... que je sache à quoi cela servait ! »

 

Et Carlo se leva chancelant de sa couche

Éperdu de vertige, arracha l’instrument,

Les cheveux hérissés, les yeux hagards, la bouche

Béante, mais sans voix ; ses doigts fébrilement

Cherchèrent au clavier l’accord et l’harmonie ;

Mais il n’entendit rien qu’un son lugubre et sourd,

Le bois semblait aussi pleurer son agonie ;

Et ce bois, chose étrange, aussi pesait plus lourd.

Il épaula ! L’archet, d’un seul coup frénétique

Fit retentir un râle auquel des sifflements

Semblèrent s’adresser en réponse ironique.

Carlo brisa son luth... et tomba... Des serpents,

Sortis de ce débris, dans le mur se glissèrent

À l’endroit où pendait leur nid harmonieux.

Ainsi l’homme et la lyre ensemble se brisèrent,

Pour avoir réchauffé trop de serpents tous deux !

 

Et moi, je vous ai dit, en pleurant, cette histoire

D’un Martyr inconnu, pour que vous sachiez tous,

Ce qu’il est de sanglots dans le vin de la gloire,

Et ce qu’ont dû souffrir tous les illustres fous !

 

Ah ! n’enviez jamais la mystique couronne

Qui ne se fane pas sur un front frémissant ;

Car s’il faut l’eau du ciel pour que la fleur rayonne,

Il faut que le laurier soit arrosé de sang !

 

Et quand vous heurterez aux steppes de la vie,

Haletant et bien las, un de ces voyageurs ;

Que par tous vos regards sa marche soit suivie,

Ouvrez-lui tous vos bras, ouvrez-lui tous vos cœurs !

 

L’hirondelle d’hiver, l’enfant de la Savoie,

Sous notre ciel plus doux trouve du moins un nid ;

Puis, il fait un métier, quand sa mère l’envoie,

Et d’ailleurs, quand il part, toujours on le bénit.

 

Pauvre oisillon frileux, montant vers la lumière,

L’artiste est seul au monde, et le jour de l’adieu,

Il n’a pas, bien souvent, le baiser d’une mère,

Pour lui dire : Enfant, pars, à la grâce de Dieu !!!

 

 

 

Aristide MARY.

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie louisianaise,

textes choisis et présentés par les étudiants de français

de Centenary College of Louisiana,

sous la direction de D.A. Kress et Rebecca Skelton,

Éditions Tintamarre, 2010.

 

 

 

 

 

 

 

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