La sentinelle
par
Émile MATHIEU
LE 24 janvier 1813, une grande émotion régnait dans la chaumière du père Thibaud ; Jean, son fils aîné, revenait ce jour même du Conseil de révision, et comme c’était un beau gars, robuste et bien bâti, il avait reçu l’ordre de partir immédiatement pour rejoindre le régiment où on l’avait incorporé, car l’empereur Napoléon Ier était expéditif. – Après sa désastreuse campagne de Russie, dans laquelle tant d’hommes avaient succombé, il lui fallait reconstituer une armée ; aussi, à moins d’infirmités bien constatées, devenait-il presque impossible d’obtenir une exemption de service. En vain, le père Thibaud, revêtu de ses habits du dimanche, s’était-il présenté chez M. le maire du village de Champaubert pour lui exposer sa très juste réclamation.
– Je n’ai plus de force, avait-il dit, la maladie m’a épuisé. Vous savez vous-même, Monsieur le Maire, que je n’ai jamais boudé contre le travail. Mais j’ai, à cette heure, des essoufflements qui me rendent impropre à l’ouvrage, quel qu’il soit ; et c’est Jean, mon garçon, qui nous faisait tous vivre, car Pierre, son frère cadet, est resté impotent d’une chute dès son jeune âge et n’est bon qu’à manger le pain gagné par son aîné. Nanette n’a que dix ans et garde notre vache ; quant au petit, il a sept ans. Ma femme est sans doute vaillante à l’ouvrage, mais si l’on nous enlève Jean, est-ce elle qui pourra nous nourrir tous ? Vous nous direz que nous sommes logés dans une chaumière qui nous appartient ? Mais hélas ! on ne petit mordre après les murs, et la boisselée de terre de notre jardin ne suffira pas à faire subsister cinq personnes. On doit donc exempter mon fils comme soutien de famille.
– Tout ce que vous me dites, père Thibaud, est vrai et raisonnable, avait répondu le maire ; mais j’ai reçu des ordres formels. L’empereur a, plus que jamais, besoin de soldats et il ne s’inquiète pas de ce qu’il peut advenir dans les familles.
– Alors, il me faudra donc mendier de porte en porte ! s’était écrié le malheureux en fondant en larmes.
– L’empereur ne descend pas à de semblables détails. Il lui faut des hommes et il les prend. Croyez que je compatis sincèrement à vos peines, mais il m’est impossible de les alléger, ni même de vous donner le plus faible espoir.
Et le pauvre père Thibaud était revenu de chez M. le maire un peu plus affligé que lorsqu’il y était allé. Aussi, depuis ce temps, était-il demeuré écrasé, anéanti sous ce coup fatal.
Enfin, c’était bien vrai, l’heure du départ allait sonner. Le lendemain, Jean quitterait la maison paternelle. Et grand Dieu ! Reviendrait-il jamais ?... Car, en ce temps de guerres incessantes, combien de soldats avaient manqué à l’appel !... Et c’était les yeux troublés par les larmes, que la Thibaude, en mère attentive, préparait le mince paquet de son cher enfant. Le pauvre infirme, assis dans une petite voiture, sanglotait en regardant son frère. Nanette, aveuglée par les pleurs, graissait avec soin la chaussure du soldat, tandis que Jacques, le petit frère, alignait insoucieusement sur le plancher quelques morceaux d’ardoise. Quant au père Thibaud, son désespoir s’exhalait en plaintes bruyantes et en imprécations à l’adresse du tyran, du mangeur d’hommes, comme il appelait l’empereur. Jean, lui, assis près du foyer, détournait son visage pour cacher les larmes qui, lentement, coulaient sur ses joues... Puis, parfois, il reprenait courage et cherchait à consoler les siens, en feignant une tranquillité d’esprit qu’il était loin d’éprouver.
– Tenez, père, dit-il enfin, puisque je dois partir à la pique du jour, laissez-moi, je vous prie, aller au village faire mes adieux aux parents, aux amis et à mon parrain ; ça vaudra mieux que de se désoler.
Et il partit faire sa tournée. – Comme on le pense bien, cette dernière nuit fut cruelle pour tous ; et quand le jour parut, on n’entendit plus que des sanglots et des lamentations !... Le pauvre Jean, accablé, dut avec peine s’arracher des bras de sa famille éplorée. Ses amis mirent fin à cette scène de désolation en emmenant le malheureux soldat.
– Ils emportent ma vie ! criait avec désespoir le père Thibaud ; je ne reverrai plus mon enfant... Oh ! cet empereur !... Est-ce qu’un jour on ne lui fera pas son affaire ?... Mais non, ils en sont tous idolâtres !... Et ceux qui ont laissé bras et jambes sur le champ de bataille, crient ses louanges encore plus haut que les autres... C’est donc un sorcier que cet homme-là ?...
On sait qu’en 1813, Napoléon organisa une nouvelle armée pour résister à la Prusse, et qu’il remporta les victoires de Lützen, de Bautzen, de Dresde, mais accablé par le nombre à Leipzig, il se vit contraint d’opérer une retraite. Malgré les difficultés de faire parvenir des nouvelles à sa famille, Jean Thibaud n’avait jamais cessé de faire écrire aux siens ; et comme ses lettres étaient toujours rassurantes, l’espoir était peu à peu rentré dans les cœurs de ceux qui l’aimaient. Mais, hélas ! le père Thibaud avait dit vrai, sa maladie, loin de diminuer, avait sensiblement augmenté, et si fort, que la Thibaude répétait en pleurant à ses voisines que son pauvre homme était perdu, que le médecin avait dit que c’était une estropisie, et que rien ne pouvait le sauver. La malheureuse femme, par des prodiges de travail, d’économie et surtout par les secours de M. le curé, était parvenue jusque-là à nourrir sa famille. Mais le terme était arrivé, la récolte de pommes de terre avait été mauvaise, les alliés affamaient les campagnes, et, depuis une huitaine, l’état du malade avait tellement empiré, que le pauvre homme touchait à ses derniers moments. Mais voilà que tout à coup on annonce que l’empereur arrive avec son armée et qu’une grande bataille va se livrer dans les vastes plaines de Champaubert ; M. le maire a affirmé, disent quelques-uns, que le régiment de Jean Thibaud serait un des premiers désignés pour le combat. Comment cette nouvelle fut-elle portée au lit du moribond ?... On ne sait... Mais, en l’apprenant, le mourant ne cessa de demander son fils.
– Que je le voie une heure !... un quart d’heure !... cinq minutes... mais que je l’embrasse au moins avant de mourir ! répétait-il d’une voix éteinte...
Et il devint si pressant, que la Thibaude imagina de faire rédiger une lettre, par le maître d’école, à l’adresse du capitaine de son fils et d’envoyer Nanette la porter au camp... La petite fille s’acquitta du message avec intelligence. D’abord, on refusa de la recevoir, mais il y avait tant d’humilité et de supplication dans son regard, elle racontait avec tant d’émotion le malheureux état de son père, qu’un sergent en parut touché...
– Il ne demande que cinq minutes, Monsieur l’officier, répétait-elle en joignant les mains... Cinq minutes d’absence, et mon pauvre père mourra consolé. Oh ! comme vous seriez bon de lui accorder cette permission... Comme je prierai le bon Dieu pour vous !...
– Mais, petite, ce que tu me demandes n’est pas en mon pouvoir. S’il fallait écouter toutes les requêtes semblables, on n’en finirait.
Et comme l’enfant sanglotait :
– Allons, essuie tes yeux, petite, dit le sergent ému devant une douleur si vraie. je vais toujours essayer, quoique je ne pense pas réussir... Au fait, suis-moi ; j’aime mieux que le capitaine te voie.
Et la fillette docile suivit le sergent dans l’intérieur du camp.
– Tiens ! dit tout à coup ce dernier, voici justement le capitaine. Parle-lui toi-même, petite.
Et l’enfant, s’avançant, présenta sa lettre au chef, qui, après l’avoir lue, regarda la fillette d’un air de pitié.
– Et ton père est bien mal ? fit-il.
– Si mal qu’il va mourir, répondit Nanette tout en pleurs. Oh ! Monsieur le capitaine, accordez seulement cinq minutes à mon frère Jean. On ne vous demande que ça. Tenez, notre maison est prés d’ici... Sans ce bouquet de bois qui la cache, vous pourriez la voir. Permettez à mon frère d’embrasser mon père pour la dernière fois.
Le capitaine manda le caporal.
– Dites à Jean Thibaud de venir.
– Mon capitaine, il vient de partir avec l’escouade pour faire deux heures de faction.
– Eh bien ! petite, dans deux heures j’enverrai ton frère passer quelques instants près de vous. Tu peux y compter.
– Oh ! Monsieur le capitaine, mon père sera mort avant ce temps-là.
– Que veux-tu, mon enfant, je ne puis rien t’accorder de plus.
Et il la congédia.
– Oh ! mon Dieu ! pensait Nanette, pourvu que mon pauvre père vive assez pour embrasser Jean !... Il a dit deux heures !... Oh ! comme c’est long !...
Et la petite fille revenait bien tristement, quand, près du bouquet de bois, elle aperçut une sentinelle.
– Comme ce soldat a la tournure de mon frère ! pensait-elle...
Et elle avançait...
– Oh ! mais, vraiment, je crois qu’il lui ressemble...
Et elle pressait le pas...
Soudain, elle poussa un cri et s’élança au cou du factionnaire.
– Jean... mon frère ? dit-elle en sanglotant...
Et le soldat, la pressant dans ses bras, répétait :
– Toi ! toi ! ma petite Nanette. Oh ! que je suis heureux !...
Et se hâtant de reprendre sa marche.
– Comment vont-ils tous ? demanda-t-il... Mais parle donc.
– Oh ! mon pauvre Jean, si tu savais !... Et la fillette fondit en larmes. Le père se meurt, il veut te voir et, pour obtenir cette permission, j’arrive du camp. Mais le capitaine a dit comme ça : « Il ne pourra y aller que dans deux heures. »
– Oh ! j’irai !... j’irai, fit le soldat tout en larmes.
– Mais la mort n’attend pas, mon frère, et le père était si bas, si bas, que l’on entendait à peine sa voix qui répétait sans cesse : « Jean, Jean !... mon cher enfant, je n’aurai donc pas la joie de t’embrasser avant de mourir ? » Ça fendait le cœur, ajouta la petite fille en redoublant ses pleurs.
– Il disait ça ? fit le pauvre garçon avec désespoir. Oh ! mon Dieu ! dire que mon père se meurt à quelques centaines de pas d’ici, et que je ne puis aller l’embrasser.
– Et pourquoi ? demanda la fillette. Tiens, tu n’aurais qu’à courir, ce serait bientôt fait ; moi, je monterai la garde à ta place, comprends-tu ?
– Hélas ! ma chère petite, cela ne peut se faire ainsi ; la consigne est la consigne, une sentinelle ne quitte jamais son poste.
– Même quand son père se meurt ? cria Nanette avec colère. Oh ! Jean, ce que tu dis là est affreux !... Tu es un mauvais fils.
– Moi, s’écria le malheureux soldat à demi fou de douleur... Tiens, tiens, fit-il en déposant son fusil près d’un arbre, vois si je suis un mauvais fils...
Et il se mit à courir dans la direction de la chaumière.
– Enfin, il part, dit la fillette en s’emparant du lourd fusil... Je vous demande ce que ça peut faire que ce soit lui ou moi qui monte la garde ?
Et toute fière de sa bonne idée, elle se mit à se promener l’arme au bras, ainsi qu’elle l’avait vu faire à son frère.
Il y avait à peine dix minutes qu’elle était en faction, quand il lui sembla entendre le bruit d’une marche régulière... elle écouta...
Oui, cette fois elle ne se trompait pas, des soldats approchaient, conduits par un brigadier.
– Qu’est-ce que je vois donc ? se demandait ce dernier, en apercevant la fillette marcher gravement armée du lourd fusil.
– Que fais-tu là ? cria-t-il brusquement à l’enfant.
– Je monte la garde à la place de mon frère, Monsieur l’officier, répondit Nanette sans tourner la tête...
– Ah ! çà, petite malheureuse, tu vas m’expliquer comment tu te trouves ici !
– C’est bien simple, Monsieur l’officier ; mon. frère Jean vient de courir voir mon père qui se meurt là-bas dans cette chaumière que vous voyez... Tenez, le voilà qui revient, il vous le racontera lui-même, et vous verrez que j’ai dit vrai.
En effet, Jean accourait haletant...
– Je suis perdu ! cria-t-il en apercevant l’escouade.
– Misérable ! vociféra le brigadier. Saisissez-le, dit-il aux soldats : qu’un de vous reprenne le poste.
Et Nanette, atterrée, ne comprenant rien à ce qui se passait, vit emmener son frère sans prévoir ce qu’il en pouvait advenir.
– Cet officier-là est bien méchant, se disait-elle, puisque je remplaçais Jean, ça aurait dû suffire ; enfin, mon frère va leur expliquer l’affaire, et ça s’arrangera !
Quand elle arriva au logis, son père venait de rendre le dernier soupir.
– Ah ! le cher homme, disait la Thibaude en pleurant, il a eu au moins la consolation d’embrasser son enfant avant de mourir.
Et Nanette, toute à sa douleur, ne raconta point comment Jean avait pu venir voir son père. D’ailleurs, elle ne comprenait pas la gravité du fait qu’elle avait provoqué.
Le soir même, un bruit sinistre se répandit dans le village, et il devint si inquiétant, que M. le maire crut devoir se transporter au camp pour se convaincre de la vérité. Il en revint désolé, annonçant à toute la population consternée que le malheureux Jean Thibaud, accusé d’avoir quitté son poste, serait fusillé dans les vingt-quatre heures. Ah ! grand Dieu ! quel horrible désespoir quand la fatale nouvelle, portée de bouche en bouche, arriva jusqu’à la chaumière où gisait encore le pauvre mort.
– Mon enfant fusillé ! criait la mère, folle de douleur, et tout ça pour être venu embrasser son père une dernière fois... Mais c’est impossible, l’empereur ne peut pas avoir une pareille cruauté... c’est un mensonge... On me trompe... Nanette, elle, s’arrachait les cheveux en répétant :
– C’est moi, c’est moi seule qui suis la cause de tout le mal... Je suis une misérable !... Je veux qu’on me tue à sa place ; puisque je l’ai mérité...
En vain M. le curé avait rédigé une demande en grâce signée de tous les notables du village. Dans les termes les plus touchants et les plus respectueux, il exposait à S. M. l’empereur que jamais Jean Thibaud n’avait subi une heure de punition, que tout son régiment l’estimait et que son capitaine le citait comme un bon et vaillant soldat ; mais qu’en apprenant que son père demandait à le voir avant de mourir, il avait perdu la tête... Hélas ! le pasteur épuisa sa rhétorique sans succès, l’empereur demeura inflexible.
– Les Prussiens sont sur nous, dit-il, il faut faire un exemple.
Nanette, affolée, courut chez un vieux soldat qui habitait le village. Il était revenu du service avec une jambe de moins, ce qui ne l’empêchait pas d’exalter le génie de Napoléon et de demeurer son fidèle serviteur.
– Firmin, mon bon Firmin, dit la fillette en arrivant à la maison du soldat, il faut que vous me conduisiez vers l’empereur. Vous, qui l’aimez tant et qui l’avez si bien servi, il ne pourra manquer de vous reconnaître et de vous accorder la grâce de mon frère.
– Hélas ! ma pauvre petite, l’empereur ne sait même pas si j’existe. Crois-tu qu’il connaisse tous ses soldats ?
– Ah ! c’est vrai, il en a tant ! Mais quand il verra votre jambe de bois, ça le touchera, et il ne pourra rien vous refuser.
– Ah ! s’il se laissait toucher devant toutes les jambes de bois, il n’en finirait pas. Vois-tu, petite, les soldats tirent, comme on dit, les marrons du feu, et c’est l’empereur qui les mange. Que veux-tu, mon enfant, le cas de ton frère est grave... très grave !... Une sentinelle ne quitte jamais son poste. Jean le savait.
– Oui, il le savait, mais c’est moi, moi, misérable que je suis, qui lui ai dit des choses trop mortifiantes.
– Allons, allons, tu me fais de la peine, dit le soldat ému. On a beau avoir assisté à des batailles et marché sur les cadavres comme on marche en un bois sur les feuilles mortes, on n’en a pas moins un cœur, et le mien est grandement touché de tes pleurs. Écoute, je vais te donner une idée : Demain, à huit heures du matin, l’empereur doit passer une grande revue de ses troupes avant d’engager la bataille. Si tu peux parvenir jusqu’à lui et lui expliquer ton affaire, cela vaudra mieux que tous les écrits.
– Oh ! Firmin, que vous causez bien ! s’écria la fillette en joignant les mains. Alors, vous dites qu’il m’accordera la grâce de mon frère ?
– Comme tu y vas !... Je n’ai pas dit ça, mais je t’ai simplement engagé à essayer. Trouve-toi ici demain, à sept heures.
– Oh ! soyez tranquille, j’y serai avant cette heure-là.
Et, le lendemain, Nanette se présentait chez le soldat, qui, lui, l’attendait revêtu de son uniforme. Ils partirent. Firmin frappait vigoureusement de sa jambe de bois le sol durci par la gelée, car on était au 24 janvier 1814, et ce jour-là le froid était excessif.
Après un quart d’heure de marche, le soldat, s’arrêtant, dit :
– C’est ici, attendons.
– Oh ! Firmin, je tremble, dit Nanette, car je sens que je ne saurai pas bien m’expliquer. Il faut avoir tant d’esprit pour parler à un empereur !... D’abord, comment faudra-t-il l’appeler ?
– Tu l’appelleras Sire.
– Sire ! vous dites Sire ? C’est tout de même un drôle de nom, mais puisque vous dites qu’il faut le nommer comme ça, soyez tranquille, je ne l’oublierai pas.
Bientôt tous les régiments couvrirent l’immense plaine de Champaubert. Une foule de curieux accourut du village pour jouir du spectacle imposant de la magnifique revue, et surtout pour apercevoir l’empereur. Il arriva suivi de son état-major.
– Attention, petite, dit Firmin, si tu pouvais parvenir à te faufiler jusqu’à ce groupe que tu vois là-bas, tu parlerais à l’empereur, car c’est lui qui est au milieu de tous ces généraux. Regarde bien.
– Oui, oui, c’est sans doute le plus grand ?
– Non, fillette, c’est au contraire le plus petit, celui qui porte cette redingote grise et qui monte un cheval noir, là, entre ces deux généraux qui, eux, ont des chevaux blancs.
– Oh ! je le vois maintenant.
Et la petite fille, légère comme un oiseau, s’élança, fendit les rangs, malgré les injonctions des officiers... et à demi pâmée par la rapidité de sa course, arriva jusqu’à l’empereur.
– Sire, cria-t-elle en tombant à genoux, je suis la Nanette, la sueur à Jean Thibaud, un brave soldat que vous voulez faire fusiller, et je viens vous demander de me faire fusiller à sa place, car c’est moi qui suis seule coupable.
– Éloignez cette enfant, dit l’empereur surpris... Prends garde, petite, mon cheval va t’écraser.
– Oh ! il peut bien m’écraser, ça m’est égal de mourir, je l’ai bien mérité... Oh ! Sire, pardonnez !... pardonnez !... s’écria la malheureuse enfant avec des sanglots convulsifs... Si vous saviez... il ne voulait pas quitter son poste... Je lui ai crié : « Mon père va mourir, il te demande... vois notre maison... tu n’en as pas pour cinq minutes... Si tu ne vas pas l’embrasser, c’est que tu es un mauvais fils. » Alors il a posé son fusil, mais moi je l’ai pris et si les Prussiens étaient venus, je les aurais tous tués !
Un vague sourire se dessina sur les lèvres de Napoléon.
– Vous voyez bien que c’est moi qui suis coupable, poursuivit la fillette... Oh ! Sire, je vous en supplie, faites-moi fusiller à la place de mon frère.
L’empereur jeta un furtif regard sur ses généraux... tous pleuraient... les larmes sont contagieuses...
– Attends, dit brièvement Napoléon à l’enfant.
Et, tirant son portefeuille, il écrivit quelques mots au crayon, et tendant le papier à la fillette :
– Porte ceci au camp, fit-il, et remets-le au commandant.
Et comme Nanette, tremblante, demeurait immobile le papier dans la main :
– Mais pars donc, dit l’un des généraux ; ne comprends-tu pas, pauvre petite, que Sa Majesté t’accorde la grâce de ton frère ?
– La grâce de Jean !... Oh !... merci !... merci !... et soudain, dans son transport, la fillette s’écria : « Vive l’Empereur !...Vive l’Empereur !... » clamèrent en masse tous les gens du village. « Vive l’Empereur !... » cria l’armée.
Et Napoléon, retenant une larme qui brillait entre ses cils, dit à ses généraux :
– Elle était touchante, cette petite.
Et la revue commença.
On sait que l’empereur battit les alliés à Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Montereau. Mais, au moment de remporter sur eux une victoire décisive, Paris capitula, et Napoléon abdiqua à Fontainebleau, le 4 avril 1814, et partit pour l’île d’Elbe. Il en revint le 20 mars 1815. Mais vaincu à Waterloo, il abdiqua une seconde fois en faveur de son fils. Malgré sa confiance en la générosité de l’Angleterre, il fut fait prisonnier par elle, et finit ses jours à l’île Sainte-Hélène, à l’âge de 51 ans.
Lorsqu’en 1848, les restes de l’empereur Napoléon Ier furent ramenés en France et déposés sous le dôme des Invalides, toute la population parisienne vint rendre hommage à celui qui avait fait de la France la plus grande nation du monde, et son tombeau devint presque un lieu de pèlerinage.
Un jour, une paysanne d’environ trente-sept ans vint s’agenouiller devant le sarcophage, et pria longtemps avec ferveur ; puis, dépliant un paquet soigneusement enveloppé dans une feuille blanche, elle en tira une modeste couronne de perles noires... Et, s’approchant de la grille, elle la tendit à l’invalide de garde.
– Veuillez, je vous en prie, dit-elle, la mettre sur son tombeau.
– Vous l’aimiez donc ? fit le vieux soldat.
– Ah ! je crois bien ; il m’a accordé la grâce de mon frère condamné à être fusillé.
Cette femme, maintenant mère de famille, c’était Nanette Thibaud, qui, reconnaissante, venait apporter un dernier souvenir à celui qui avait eu pitié de sa douleur.
Émile MATHIEU, Les aventures de Toini,
Desclée De Brouwer, s. d.