Le château de Leixlip

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles Robert MATURIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LES évènements du récit suivant ne sont pas seulement fondés sur la réalité, mais se produisirent effectivement, il n’y a pas très longtemps, dans ma propre famille. Le mariage des deux principaux personnages, leur soudaine et mystérieuse séparation, qui se prolongea jusqu’à leurs derniers jours, sont véridiques. Je ne peux affirmer que l’explication surnaturelle donnée à tous ces mystères soit exacte ; mais il me faut reconnaître que cette histoire constitue un beau spécimen d’épouvante et il m’est impossible d’oublier l’impression qu’elle produisit sur moi lorsque je l’entendis raconter pour la première fois, entre autres récits du même genre.

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Le calme dont firent preuve les catholiques d’Irlande, pendant les années troublées de 1715 et de 1745, fut des plus édifiants et même quelque peu insolite. Il n’est pas dans mon propos de rechercher, après si longtemps, les causes possibles de cette attitude, que je préfère attribuer au sentiment de l’honneur plutôt qu’à une manœuvre torve. Beaucoup d’entre eux, cependant, montrèrent une sorte de secret dégoût pour l’état latent des choses en quittant leurs domaines ancestraux et en vivant, çà et là, comme des gens sans foyer qui espèrent quelque retour prochain de la fortune.

Parmi ceux-ci se trouvait un baron Jacobite, qui, dégoûté de sa situation peu agréable dans une contrée Whig du Nord, où il n’entendait parler que de l’héroïque défense de Londonderry, des actes barbares des généraux français, des sermons exaltants du dévot M. Walker, pasteur presbytérien à qui les citoyens avaient décerné le titre d’« Évangéliste », quitta la résidence paternelle, loua, vers 1720, le château de Leixlip pour trois ans (ce château appartenait alors aux Colonnys qui le louaient à bail triennal) et s’y installa avec sa famille composée de trois filles – la mère étant morte depuis longtemps.

À cette époque, le château de Leixlip présentait un caractère de grandeur féodale et de beauté romantique, rare en Irlande, et qui, hélas, a totalement disparu aujourd’hui, du fait de la destruction de ses magnifiques bois. Leixlip, bien qu’à sept milles seulement de Dublin, possédait tout ce que l’imagination peut prêter à un lieu situé à des centaines de milles non seulement d’une capitale mais de tout village habité. Après avoir parcouru un fastidieux mille (un mille irlandais), en venant de Lucan, la route, bordée d’un côté par le grand mur du domaine des Veseys et, de l’autre, par des haies basses, débouche brusquement, presque à angle droit, sur le pont de Leixlip, et découvre un paysage admirable, que l’on ne peut oublier, ne l’eût-on vu qu’une seule fois dans l’enfance. Le pont de Leixlip, d’un style rustique mais non sans beauté, s’élance d’un haut versant pour rejoindre l’autre rive de la Liffey située en contrebas. À droite, le domaine des Veseys, cette fois délivré de ses murs, déroule, jusqu’au lit même de la rivière, ses sombres frondaisons qui se mêlent au-dessus du courant à celles de Marchfield et de Sainte-Catherine sur l’autre rive. La rivière est à peine visible sous le feuillage touffu, luxuriant et souple ; bientôt, elle surgit en pleine lumière, baigne le seuil des maisons de Leixlip, contourne les murs bas de son église, joue avec la barque de plaisance retenue sous les arches au-dessus desquelles s’élève la tonnelle du château, se perd enfin dans les bois épais qui jadis recouvraient entièrement cette région. Sur l’autre rive, la végétation luxuriante, les sentiers en terrasse, les bosquets épars, les temples sur les collines, forment un contraste particulièrement frappant.

Au-dessus des plus hauts toits de la ville, on aperçoit, bien qu’éloigné d’un quart de mille, le château de Confy, en ruine, avec sa vieille tour carrée à créneaux des temps héroïques et, du pont, on distingue les chutes (ou saut-du-saumon), que n’admiraient jamais les rudes cavaliers de jadis lorsqu’ils passaient à gué au clair de lune ou à la vive lumière de midi, dans un cliquetis d’armes et de sabots de chevaux.

On ne sait si la solitude où il vivait avait contribué à calmer les sentiments agressifs de Sir Redmond Blaney, ou si ceux-ci s’étaient émoussés faute d’adversaires, mais le bon baron avait perdu tout enthousiasme politique. Et, sauf lorsqu’un ami Jacobite, en dînant chez lui, buvait de l’eau à la santé du roi avec force « clins d’œil et sourires », que le curé de la paroisse (brave homme) exprimait son espoir dans le succès final de la juste cause et de la vieille religion, ou qu’il entendait un domestique Jacobite siffler Charlie est mon bien-aimé, air qu’il reprenait involontairement d’une voix de basse, quelque peu cassée, et plus chargée d’emphase que de discrétion, sauf, ai-je dit, en de telles circonstances, sa vie semblait s’écouler dans l’indifférence. Des soucis intimes pesaient douloureusement aussi sur le vieux gentleman : la plus jeune de ses trois filles avait disparu d’une manière étrange pendant son enfance, et bien que cet évènement fût devenu en quelque sorte une légende de famille, je veux vous le raconter.

Cette jeune fille était douée d’une beauté et d’une intelligence peu communes. Elle se promenait souvent dans les environs du château, avec la fille d’une servante, nommée également Jane en nom d’amitié. Un soir, Jane Blaney et sa jeune compagne s’enfoncèrent très loin dans les bois. On ne s’inquiéta pas tout d’abord de leur absence, car elles étaient coutumières de ces échappées ; mais la jeune paysanne revint seule, et fort tard dans la nuit. Elle raconta en pleurant que, dans un sentier éloigné du château, une vieille femme, vêtue d’un costume de Fingal (jupe rouge et longue veste verte), faisant brusquement irruption d’un buisson, avait saisi Jane Blaney par le bras ; portant à la main deux baguettes, elle en avait jeté une au-dessus de son épaule, puis, tendant l’autre à la jeune fille, elle lui avait ordonné d’en faire autant. La jeune paysanne, terrifiée, s’était enfuie à toutes jambes, pendant que Jane Blaney lui criait : « Au revoir, au revoir, vous ne me reverrez pas avant longtemps ! » Elles avaient alors toutes deux disparu, et la paysanne avait regagné le château comme elle avait pu.

Des recherches scrupuleuses furent entreprises sur-le-champ, les bois furent explorés, les buissons battus, les étangs asséchés, mais sans résultat. On interrompit enfin les recherches et tout espoir fut abandonné.

Dix ans après, la gouvernante de Sir Redmond, en se dirigeant un jour vers la cuisine, entendit une voix d’enfant qui murmurait : « Froid, froid, froid ! Qu’il y a longtemps que je ne me suis réchauffée près d’un feu ! » Elle entra et vit alors, avec surprise, Jane Blaney, dont la taille avait diminué de moitié, vêtue de haillons, qui se blottissait près du feu. La gouvernante, terrifiée, s’enfuit, alerta les domestiques, mais, entre-temps, l’apparition s’était évanouie. L’enfant fut aperçue plusieurs fois, par la suite, toujours aussi petite, comme si elle n’avait pas grandi d’un pouce depuis l’âge de dix ans, et toujours blottie près du feu, dans l’office, ou dans la cuisine, se plaignant du froid et de la faim. Son existence, dit-on, se prolongeait en ces affreuses circonstances, si différentes de celles de Lucy Gray dans la magnifique ballade de Wordsworth :

 

            Certains diront qu’aujourd’hui encore

                        Elle est bien vivante

            Et qu’ils ont rencontré la douce Lucy Gray

                        Sur le chemin désert ;

            Par monts et par vaux elle va seule,

            Sans jamais regarder derrière ;

            Et murmure une triste chanson

                        Que répète le vent.

 

Le destin de la fille aînée de Sir Redmond fut plus mélancolique, encore que moins extraordinaire. Elle fut demandée en mariage par un gentleman, qui jouissait d’une belle aisance, d’un caractère irréprochable, et qui de plus était catholique. Sir Redmond signa le contrat, en se félicitant d’assurer la sécurité spirituelle et matérielle de sa fille. Le mariage fut célébré au château de Leixlip ; et, après que le jeune couple se fut retiré, les invités s’attardaient à boire à leur santé, quand ils entendirent soudain des cris perçants provenant de l’aile du château où se trouvait la chambre nuptiale. Les plus courageux s’élancèrent, mais trop tard ! Pendant cette nuit fatale, le misérable époux avait soudain été atteint de folie furieuse. Le corps déchiré de son infortunée et expirante victime prouvait la violence de la crise dont il avait été frappé ; lui-même s’était fait justice après avoir involontairement assassiné sa femme. Les deux corps furent inhumés dans les délais ordinaires, et l’on n’en parla plus.

L’espoir que nourrissait Sir Redmond de retrouver sa fille Jane diminuait tous les jours bien qu’il continuât à prêter attention à tous les sots racontars des domestiques ; il consacrait maintenant ses soins à sa fille unique, Anne. Celle-ci, vivant dans la solitude et ne jouissant que de l’instruction très limitée des femmes irlandaises de ce temps, restait souvent en compagnie des domestiques au contact desquels son goût de la superstition et du surnaturel se développa, jusqu’à un degré qui devait avoir les effets les plus désastreux sur son avenir.

Parmi les nombreux serviteurs du château, se trouvait une très vieille femme, nourrice de la mère de la défunte Lady Blaney, dont la mémoire était un parfait Thesaurus terrorum. La mystérieuse disparition de Jane avait éveillé chez la jeune fille le goût du merveilleux et elle prêtait attention aux contes de cette sorcière, qui affirmait avoir aperçu, un jour, la fugitive, dans l’un des appartements du château, debout, devant le portrait de sa mère, et soupirant : « Mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre mère n’aurait jamais deviné l’affreux destin qui attendait sa petite Jane ! » Puis Anne ajouta foi aux promesses de la vieille femme qui affirmait pouvoir lui montrer, à l’aide de certains rites, l’image de son futur époux. Elle avait, tout d’abord, repoussé cette proposition comme impie, mais, sur les instigations répétées de la vieille, elle avait fini par l’accepter.

Le moment fixé pour la célébration de ce sacrifice profane approchait : c’était le 31 octobre, date à laquelle, au nord de l’Irlande, on croit encore que ces cérémonies sont les plus efficaces. Pendant toute la journée, la sorcière s’efforça d’effrayer la jeune personne, en lui racontant les plus horribles histoires qu’elle connût, et en y apportant toute sa force de persuasion. Dans la famille, cette femme était appelée Collogue, nom qui équivaut à cancanière en Angleterre (bien que son véritable nom fût Brigitte Dease), et elle le justifiait par une loquacité extrême, une mémoire inlassable, une sorte de rage à propager la terreur qui n’épargnait aucune victime dans la maison ; depuis le groom qu’elle renvoyait tout tremblant à sa couche, jusqu’à la demoiselle du château, sur laquelle elle exerçait une influence sans limites.

Le 31 octobre arriva. Jusqu’à onze heures, tout fut calme dans le château ; une demi-heure plus tard, Collogue et Anne Blaney se glissèrent dans le couloir qui conduisait à la tour du roi Jean, où, dit-on, ce monarque recevait l’hommage des princes irlandais et qui forme la partie la plus ancienne de l’édifice. Collogue ouvrit une petite porte avec une clef qu’elle avait dissimulée et pressa la jeune fille de se hâter. Anne s’avança vers la tour, puis s’arrêta, hésitant et tremblant comme un nageur timide au bord d’une rivière inconnue. La nuit d’automne était très sombre ; le vent violent soufflait dans les bois autour du château et faisait plier les branches des arbres bas jusque sur les eaux de la Liffey qui, grossies par les pluies récentes, grondaient et se heurtaient sur les pierres qui obstruaient son cours. Quelques lumières brûlaient encore dans le petit village de Leixlip, et qui, étant donné l’heure tardive, ne tarderaient pas à s’éteindre.

La jeune fille hésita : « Dois-je aller seule ? » demanda-t-elle, prévoyant que cette affreuse expédition pouvait être aggravée par l’exécution de son projet plus terrible encore.

– Il le faut, ou tout manquera, répondit la vieille en abritant de sa main la mauvaise lanterne qui n’éclairait guère qu’à trois mètres le chemin sur lequel devait s’engager sa victime. Il faut y aller seule. Je vous attendrai ici.

La malheureuse jeune fille soupira :

« Oh ! Collogue. Venez avec moi ! Accompagnez-moi... Ne serait-ce que jusqu’au bout de la descente.

– Si je vous accompagnais, nous ne reviendrions pas vivantes, car les mauvais esprits nous déchireraient aussitôt en pièces.

– Oh ! Collogue, laissez-moi m’en aller. Je me suis déjà trop avancée, j’en ai déjà trop fait !

– Justement, vous ne pouvez plus revenir en arrière maintenant et il faut continuer, sinon, dans votre chambre, vous rencontrerez quelqu’un au lieu du beau fiancé que vous attendez. »

La jeune fille la regarda, tremblant de peur et d’espoir, puis, poussée par un élan surnaturel de courage, elle s’élança, comme un oiseau, de la terrasse du château. On vit ses vêtements blancs flotter dans la nuit, puis la sorcière ferma à clef la porte de la tour et, plaçant la bougie devant une meurtrière vitrée, s’assit sur un banc de pierre dans un coin, pour observer l’efficacité de son sortilège.

Une heure s’écoula avant le retour de la jeune fille. Lorsque celle-ci revint, son visage et ses yeux étaient semblables à ceux d’un mort, mais elle serrait dans sa main un linge mouillé, preuve tangible qu’elle avait bien rempli les conditions de son étrange randonnée. Elle le jeta à sa compagne, puis, haletante, regarda autour d’elle d’un air hagard, comme si elle ne reconnaissait plus l’endroit où elle se trouvait. La vieille s’inquiéta de l’état affreux où se trouvait sa victime et la reconduisit dans son appartement ; mais, là, les préparatifs de la terrible cérémonie firent de nouveau frissonner la jeune fille, qui se couvrit les yeux de ses mains et resta frappée de stupeur au milieu de la pièce.

Il fallut tous les encouragements de la vieille (et même de mystérieuses menaces) pour obliger la pauvre fille, qui recouvrait ses sens, à poursuivre les diverses phases des rites nocturnes. Finalement, elle s’écria, avec désespoir :

« J’accomplirai le sacrifice ; mais restez dans la pièce voisine, et, si ce que je redoute arrive, j’agiterai ma petite sonnette d’argent ; et, au nom du Ciel, Collogue, venez à mon secours dès le premier appel ! »

La vieille femme le lui promit, lui fit d’ultimes recommandations, puis se retira dans sa propre chambre qui communiquait avec celle de la jeune fille. La bougie s’était consumée, mais la vieille tisonna les bûches du feu, s’accroupit près de l’âtre, luttant pour ne pas s’endormir, afin de ne pas manquer l’appel qu’elle attendait avec angoisse.

Il était alors plus de minuit et un silence de mort régnait dans tout le château. La vieille servante somnolait devant le feu, se redressait chaque fois qu’il lui semblait entendre le tintement de la sonnette, s’assoupissait, pour sursauter de nouveau. Soudain, elle fut tirée de son demi-sommeil, non par la sonnette, mais par des cris perçants qui provenaient de la chambre voisine. La sorcière, consciente, pour la première fois, des conséquences de sa plaisanterie, se précipita. Anne avait une crise de nerfs. La vieille, à contrecœur, dut appeler l’intendante (faisant disparaître entre-temps les attributs de la cérémonie) et employer tous les remèdes connus à l’époque pour ranimer sa jeune maîtresse. Lorsqu’on y réussit enfin, l’intendante fut renvoyée, la porte condamnée, et Collogue resta seule avec Anne. Le sujet de leur conversation ne fut révélé que bien plus tard, mais, ce soir-là, Anne tenait en main, sous la forme d’une arme inconnue de tous, la preuve qu’elle avait reçu la visite d’un être surnaturel.

La vieille la supplia de jeter cette arme, mais Anne, avec un entêtement fatal, insista pour la garder. Elle la cacha immédiatement dans un tiroir qu’elle ferma à clef, se réservant le droit de recueillir les secrets qui pouvaient y être attachés. Dès lors, son caractère, ses manières et même son visage s’altérèrent. En proie à une étrange amertume, elle rechercha la solitude et défendit la moindre allusion aux circonstances qui avaient provoqué ce mystérieux changement.

Ce fut quelques jours après cet évènement qu’Anne, qui, après le dîner, s’était retirée dans sa chambre, entendit la cloche de la porte d’entrée sonner d’une façon répétée – ce qui ne s’était jamais produit, car les quelques invités du château arrivaient et s’en allaient sans bruit comme d’humbles créatures chez un grand de ce monde. Dans l’avenue bordée d’ormes, un cavalier s’avançait, suivi de quatre valets : les deux premiers portaient des pistolets sur leur selle, et les deux derniers, les bagages. Bien qu’en cette première semaine de novembre le dîner ait eu lieu à une heure, il faisait encore assez clair pour qu’Anne pût remarquer tous ces détails.

L’arrivée de l’étranger produisit un branle-bas non désagréable ; des ordres furent donnés en hâte pour héberger les domestiques et les chevaux. Pendant plus d’une heure, on entendit des allées et venues dans les nombreux corridors, puis, de nouveau, tout fut silencieux. On apprit alors que Sir Redmond avait fermé de sa main la porte de la pièce où il se tenait avec l’étranger, et qu’il avait donné l’ordre qu’on ne le dérangeât sous aucun prétexte.

Environ deux heures après, on apprit qu’un copieux souper était préparé pour huit heures, auquel la jeune fille devait assister. Le train de maison était assez luxueux pour une famille irlandaise, et Anne fit le tour de la cuisine pour recommander que les poulets rôtis fussent bien dorés avec du sucre brun selon la mode du temps, que la semoule fût bien arrosée d’une bouteille de porto et d’une grande poignée des plus riches épices, que le pudding aux pois eût un gros morceau de beurre salé fiché en son centre ; puis, ayant terminé l’inspection, elle se retira dans sa chambre pour revêtir une robe de damas blanc. À huit heures, on la pria de descendre dans la salle à manger. Elle fit son entrée, selon la coutume, au premier plat ; mais, comme elle passait dans l’antichambre où les valets tenaient les hauts candélabres, elle se sentit tirée par la manche, et Collogue, le visage livide, lui murmura : « Ne vous avais-je pas dit qu’il viendrait vous chercher ? » Le sang d’Anne se figea, mais elle avança, salua son père et l’étranger de deux profondes révérences, puis s’assit à sa place.

Les sentiments d’angoisse et peut-être de terreur que lui avait inspirés la révélation de sa complice ne furent pas calmés par l’aspect de l’étranger. Celui-ci ne toucha à aucun plat et garda une attitude compassée pendant tout le repas. Sir Redmond semblait soucieux, triste, mal à l’aise enfin. Faisant effort sur lui-même, il dit (sans mentionner le nom de l’étranger) :

« Voulez-vous boire à la santé de ma fille ? »

L’étranger assura qu’il en serait très honoré, mais, distraitement, remplit son verre d’eau. Anne versa quelques gouttes de vin dans le sien et le salua. À ce moment, pour la première fois, elle observa son visage : il était aussi livide que celui d’un cadavre. La pâleur de ses joues et de sa bouche, le son caverneux de sa voix, l’éclat étrange de ses yeux noirs, immobiles, froidement fixés sur elle, la firent trembler quand elle porta le verre à ses lèvres ; enfin, elle le reposa et, après une révérence, se retira dans son appartement.

Elle y trouva Brigitte Dease qui tisonnait les bûches :

« Que faites-vous ici ? » lui demanda-t-elle avec impatience.

La vieille se retourna, et, avec un affreux sourire :

« Ne vous avais-je pas dit qu’il viendrait vous chercher ?

– Vous aviez raison, répondit la malheureuse jeune fille en se laissant tomber dans le grand fauteuil à côté de son lit. Jamais je n’ai vu créature humaine douée d’un tel regard.

– Mais n’est-il pas bel homme ? poursuivit la vieille.

– Il ne semble pas être de ce monde, répondit Anne.

– De ce monde-ci ou de l’autre, reprit la vieille en levant son index osseux, mais faites bien attention à mes paroles. Aussi vrai que le... (elle répéta alors les horribles formules du 31 octobre), aussi vrai, vous dis-je, il sera votre époux.

– Alors je serai la femme d’un mort, car celui que j’ai vu ce soir n’est pas vivant ! »

Quinze jours passèrent et, soit qu’Anne se fût réconciliée avec les traits qu’elle avait jugés tout d’abord si effroyables, et que la voix qui lui avait semblé si caverneuse se fût empreinte pour elle d’une douceur singulière, soit qu’il est impossible à deux jeunes gens au cœur libre de se promener dans la campagne, de se pencher ensemble sur le même cours d’eau, de rêver sous les mêmes arbres, ou d’écouter le vent dans les branches sans partager les mêmes émois, ou pour toutes ces raisons à la fois, toujours est-il qu’avant un mois la jeune fille avait accepté la déclaration de l’étranger. Il avait décliné son nom et ses titres : c’était un baron écossais, nommé Sir Richard Maxwell. Des revers de fortune l’avaient exilé à jamais de son pays. Fixé en Irlande, il se proposait d’y passer sa vie. En ce temps, on ne s’attardait guère à de fastidieux préliminaires. Anne devint la femme de Sir Richard ; ils vécurent avec leur père jusqu’à la mort de celui-ci, après quoi ils s’installèrent dans leur domaine au Nord, où ils passèrent plusieurs années dans un calme bonheur, entourés de plusieurs enfants.

Toutefois, le caractère de Sir Richard présentait deux singularités. Non seulement il redoutait à l’extrême la présence de ses compatriotes, mais s’il apprenait qu’un Écossais se trouvait dans le voisinage, il s’enfermait chez lui jusqu’à ce qu’il se fût assuré de son départ. Il avait aussi l’habitude de se retirer dans ses appartements et d’y demeurer invisible pour les siens le jour du 30 octobre. Sa femme, qui avait, elle, d’autres raisons de redouter cette date, ne l’interrogea qu’une seule fois sur cette étrange réclusion, mais elle n’obtint en réponse que l’ordre exprès de ne jamais reposer cette question. Les choses en restaient là, certes mystérieuses, mais non désagréables, lorsque, brusquement, sans aucun motif, avoué ou supposé, Sir Richard et Lady Maxwell se séparèrent, pour ne plus jamais se retrouver en ce monde, et sans que la mère pût revoir un seul de ses enfants jusqu’à l’heure de sa mort. Sir Richard resta dans son domaine, et sa femme se fixa chez des parents éloignés à l’autre extrémité du pays. Le désaccord était si total que jamais le nom de l’un ne fut prononcé par l’autre du jour de leur séparation jusqu’à celui de leur mort. Lady Maxwell survécut de quarante ans à son mari, atteignant le grand âge de quatre-vingt-seize ans ; et, aux termes d’une promesse faite jadis, révéla à l’un de ses descendants ces extraordinaires évènements.

Elle déclara que la nuit du 30 octobre, environ soixante-quinze ans auparavant, sur les conseils d’une servante mal avisée, elle avait lavé sa robe au point de jonction de quatre cours d’eau et accompli divers rites profanes, afin que son futur époux lui apparût, dans sa chambre, à minuit le soir même. Le moment critique arriva, mais elle ne vit aucun visage charmant. Une forme épouvantable s’approcha de son lit et, lui jetant une arme de fer d’une forme inconnue, la pria de « reconnaître à ce signe son futur époux ». L’épouvante de cette vision lui fit perdre connaissance ; mais, en revenant à elle, elle tint, ainsi que nous l’avons vu, à conserver l’abominable preuve de la réalité de cette apparition – une arme tachée de sang. Celle-ci resta cachée dans le tiroir le plus secret de son cabinet jusqu’au matin de la séparation des époux.

Ce matin-là, Sir Richard se leva avant l’aube pour aller chasser ; il eut besoin d’un couteau et, ne trouvant pas le sien, pria Lady Maxwell, qui était encore couchée, de lui en prêter un. La dame, à demi endormie, répondit qu’il en trouverait un dans le tiroir de son cabinet. Il se trompa de tiroir et, un instant après, elle était réveillée par son mari qui dirigeait l’arme terrible vers sa gorge, la menaçant de la tuer sur-le-champ si elle ne lui révélait pas comment ce poignard était tombé en sa possession. Elle le supplia de lui laisser la vie sauve et lui raconta en tremblant les détails de cette nuit mémorable. Il la regarda avec une telle expression de rage et de haine qu’elle reconnut en lui, ainsi qu’elle le redoutait, la vivante image du démon qu’elle avait vu jadis. Il s’écria :

« Tu m’as conquis avec l’aide du diable, mais tu ne me garderas pas longtemps. »

Et il la quitta, pour ne plus jamais la revoir en ce monde.

La dame découvrit le secret de Sir Richard d’une façon inattendue. Sa curiosité avait été vivement excitée par la répugnance que son mari témoignait envers ses concitoyens ; aussi reçut-elle avec intérêt un gentleman écossais des environs qui prétendait avoir été jadis en relation avec Sir Richard, et qui faisait mystérieusement allusion aux causes qui l’avaient poussé à s’exiler. Elle eut un entretien avec lui sous un nom d’emprunt et découvrit les raisons qui la hantèrent jusqu’à sa dernière heure. Voici ce qu’il lui révéla :

Sir Richard Maxwell avait jadis voué une haine féroce à l’un de ses plus jeunes frères. Pour les réconcilier, une grande fête de famille avait été organisée ; et, comme l’emploi des couteaux ou des fourchettes était alors inconnu dans les Highlands, les invités se servirent de leur poignard pour découper la viande. Ils burent beaucoup. La fête, au lieu de se dérouler dans l’harmonie, excita les esprits. Les anciennes querelles se ravivèrent. Les armes, que l’on avait tout d’abord saisies avec hésitation, furent brandies avec fureur et, dans la bagarre, Sir Richard blessa son frère à mort. Il échappa difficilement à la vengeance du clan. On prépara sa fuite vers la côte en toute hâte et on le cacha, jusqu’à ce qu’un bateau pût le conduire en Irlande. Il s’embarqua la nuit du 30 octobre. Mais, sur la passerelle, en proie à une angoisse insurmontable, sa main, par hasard, saisit le poignard qu’il avait conservé sur lui depuis cette fatale nuit. Il le tira de son fourreau et, priant « que le sang de son frère pût s’éloigner de lui comme il écartait cette arme », le jeta de toutes ses forces en l’air.

Il devait retrouver ce poignard caché dans le cabinet de sa femme. Crut-il réellement qu’elle le détenait par un moyen surnaturel, ou redouta-t-il qu’elle eût été le secret témoin de son crime, nul ne le sait, mais le résultat fut celui que nous avons décrit. Et pour le reste :

 

            Ne sais au juste si c’est pure vérité

            Mais telle est l’histoire qui me fut contée.

 

 

 

Charles Robert MATURIN.

 

Traduit de l’anglais par Georgette Camille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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