Noël triste

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri MAUBEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma grande sœur.

 

 

– J’espère beaucoup, avait dit le vieux docteur en serrant la main à Lucy ;  un  peu de courage ! Puis, emmitouflé dans sa pelisse, il s’était blotti tout au fond de son coup, et brusquement  la voiture était partie au grand trot, roulant sans bruit dans la neige. D’un ciel noir, impénétrable, la masse des flocons descendait lentement et sans cesse, tournoyant dans l’espace, s’abattant par rafales aux carrefours. C’était la nuit de Noël ; il y avait du monde dans les rues, et comme du bonheur dans l’air.

Lucy, un peu, rassurée était remontée près de son petit frère malade.

Elle le retrouva tel qu’il était tout à l’heure, étendu sur le dos, très pâle, très faible, la tête enfoncée dans l’oreiller moelleux, avec des mèches blondes éparpillées tout autour, les bras maigres retombant inertes sur les couvertures. Elle s’assit à côté du lit et prit dans ses mains la petite main moite du malade.

– Petite sœur, couche ta tête ici, lui dit-il, presque bas, en montrant l’oreiller.

Elle fit comme il le demandait ; il eut un faible sourire, et longtemps, confondant leurs regards, ils restèrent silencieux.

La petite chambre était sombre – la lumière fatiguait le malade ; – loin du lit, une veilleuse faisait danser au plafond un cercle lumineux ; une boîte à violon reposait sur une table ; au mur pendait un portrait de femme. Au dehors, un son de voix montait, se rapprochait, et sous les fenêtres, on entendit distinctement un timbre d’homme qui disait : « Minuit moins dix, nous sommes en retard » ; puis un bruit sourd de pas précipités, et dans le lointain, un éclat de rire. Tout retomba dans le silence.

Georges regardait sa sœur, de son regard fiévreux, si plein de reconnaissante tendresse.

– Comme il ressemble à mère ! pensa Lucy, c’est comme cela qu’elle me regardait autrefois, quand elle était contente.

Pauvre mère ! ils avaient fêté le dernier Noël ensemble et peu de temps après, elle était morte. Maintenant... la jeune fille rentra un sanglot pour ne pas attrister le malade, car le pauvre petit, couché là depuis deux semaines, avait eu d’affreux accès de délire, où il demandait sa mère, l’appelait sans cesse, disant qu’il voulait aller auprès d’elle.

Lucy releva un peu la tête de dessus l’oreiller :

– Tu ne veux pas dormir ?

Il fit signe que non.

– À quoi penses-tu ?

Il paraissait distrait ; et sans répondre à la question :

– Est-ce aujourd’hui que Petit Jésus doit venir ? dit-il.

– Oui, mon chéri.

– Il vient du ciel, dis ?

– Oui.

– Alors... il a vu Maman ?

Il y eut un silence pénible, au milieu duquel la pendule sonna les douze coups de minuit. Lucy s’était levée.

– Ma petite Lucy, ne t’en vas pas ! fit Georges inquiet.

– Ne crains rien, je suis là.

Elle se remit au lit et prenant la main de son frère :

– Veux-tu quelque chose ?

Les yeux de l’enfant avaient plus d’éclat, son regard devenait plus profond :

– Je veux...

Il n’osait pas... Enfin, d’une voix tellement faible qu’elle dut se baisser pour le comprendre :

– Petite sœur !... veux-tu jouer ce Noël que maman, ... que maman aimait tant ?

Elle hésita un instant, et se détachant doucement de l’étreinte de Georges, elle alla prendre son violon ; la boîte n’avait pas été ouverte depuis dix mois. Elle commença, dans les notes hautes, une phrase simple et douce, au rythme lent, au caractère mystique ; puis s’énervant, donnant à son chant une expression profonde, douloureuse, elle fit pleurer l’instrument comme pleure une voix humaine ; et dans cette émotion violente qui la brisait, Lucy sentit sa gorge se serrer, ses yeux se mouiller.

Georges n’avait pas dit un mot. Elle se tourna vers lui : ses paupières s’étaient abaissées. Elle l’appela doucement : « Georges dors-tu ? » puis inquiète, à mi-voix, comme si elle avait peur : « Georges ! Georges !... » Il ne répondait toujours pas. Alors prise de terreur, elle se pencha, lui saisit les mains, le secoua, criant fort d’une voix pleine d’angoisse, et laissant tomber le violon qui gémit, elle se jeta en sanglotant sur le corps de l’enfant mort.

 

 

 

Henri MAUBEL.

 

Paru dans La Jeune Belgique en 1881.

 

 

 

 

 

 

 

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