L’église sur la colline

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean MAUCLÈRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUAND Paul Costin, démobilisé, rentra dans le village ardennais où l’attendaient ses parents, le calme visage de la plaine lui apparut défiguré par les dévastations des ennemis. Les arbres des vergers, pruniers géants, pommiers noueux, avaient été sciés au pied suivant une exécrable méthode, triomphe de la germanique « schadenfreude » (joie de nuire). Les clôtures limitant les cours des fermes, ou bordant les routes, avaient été rasées, en vue de rendre plus difficile une surprise éventuelle, et de nombreuses maisons portaient, qui au toit, qui au flanc, des blessures béantes, souvent irréparables.

L’ensemble composait un spectacle lamentable. Le jeune homme entreprit avec ses proches les restaurations nécessaires, mais le courage souvent lui manquait devant l’étendue des dégâts. Des années se passeraient avant que fussent cicatrisées les plaies de la terre, et un jour, il se trouverait vieux et las, après avoir usé sa jeunesse à une tâche ingrate, loin des plaisirs que la ville offre libéralement à eux qu’elle a séduits.

Certain soir, le jeune homme déclara tout net à son père :

– Je vais quitter le pays.

– Quitter le pays ! répéta le fermier douloureusement étonné. Pourquoi faire ? Pour aller où ?

– À Reims. Comme manœuvre. J’aurai de l’ouvrage dix fois pour une aux régions libérées.

– Reconstruire ici, reconstruire là-bas... Crois-tu que ça vaille la peine de nous quitter encore ?

L’accent du père était si poignant que Paul baissa le front. Cependant, il reprit, la voix sourde, obstinée :

– Là-bas, ce n’est pas la même chose... la vie est moins triste... On voit mieux avancer son travail...

Il se tut, à bout de mauvaises raisons. Le silence du fermier emplissait le gars d’une confusion qu’il ne voulait pas s’avouer. Il comprenait que le père se trouvait cruellement atteint par la défection de son aîné, après quatre années de saccages et d’occupation ; mais sa résolution était arrêtée, et il n’en changerait point, malgré les difficultés, d’ailleurs prévues.

Costin écarta les mains, dont il avait voilé son visage ; il apparut blême et soudainement vieilli. Lentement, il prononça :

– Garçon, c’est une grande peine que tu nous fais là ! Ta pauvre mère ne la méritait point. Tu nous désoles, et c’est à ton malheur que tu cours, parce que ça ne porte pas chance d’abandonner la terre. Je te demande de réfléchir jusqu’à la moisson rentrée.

Têtu comme un Ardennais qu’il était, Paul répliqua :

– C’est tout réfléchi, père. Mais je ne vous quitterai pour sûr pas en plein travail.

Quand l’or blond du grain s’amoncela aux greniers de la ferme, le jeune homme visita sa musette, que, sans daigner voir leurs larmes, il pria ses sœurs de garnir. Cestin intervint

– Alors, fils, c’est toujours dans ton idée de partir ?

– Toujours, père. Maintenant que vous n’avez plus besoin de moi...

Le paysan secoua les épaules :

– On a toujours besoin de son garçon. Enfin ! la question n’est pas là. Avant de t’en aller, fais-moi seulement un plaisir.

– Lequel ?

– Viens-t’en nous deux au cimetière, dire adieu aux Costin qui sont venus avant nous.

– Si vous voulez, père.

 

 

*

*    *

 

Le vieux cimetière de Vaux est situé tout en haut du coteau, qui domine au loin la vallée. Allongé au flanc de l’église, c’est, envahi par l’herbe, un champ étroit et calme que bossellent des tombes, souvent anonymes, de chrétiens endormis dans la paix du Seigneur. Il n’est pas triste, sous le baiser du soleil ; et le vent qui vient de la plaine ardennaise y agite des branches où nichent des oiseaux.

Solennel, Costin tira sa casquette, son fils, gauchement, l’imita. Le vieux fermier commença, la voix grave :

– Vois-tu, Paul, c’est ici que reposent tous nos parents d’autrefois ; ils n’ont pas quitté notre coin, ils n’ont vécu que de la terre et pour elle. Avant de rompre leur lignée, recueille-toi devant leurs ombres... et demande-leur conseil.

Le jeune homme eut un mouvement : affectueusement, son père glissa sous le sien le bras de Paul, et reprit, d’un ton plus tendre :

– Oh ! Je ne te reproche rien, mon gars. Je veux seulement accomplir avec toi cette dernière visite ; parce que, dame ! maintenant, ce sera bien triste à faire sans mon aîné... Tiens, ici, c’est la tombe de ta tante Julie...

Ils étaient devant un tertre court ; le vieux fermier laissait parler ses souvenirs :

– Voilà vingt ans qu’elle est morte, tu ne l’as guère connue... pourtant, elle te pouponnait comme son propre fils, et quand tu as eu le croup, elle est restée, avec ta mère, des nuits à te veiller... une sainte femme que c’était ! Et entendue à la terre comme pas un homme du pays...

Ils avancèrent un peu, sur le sentier velouté de mousse :

– Là, c’est mon père : c’est lui qui a fait grandir et rebâtir de fond en comble la maison, après l’autre guerre. Il la voulait vaste, pour y loger une race vaillante ; et solide, pour durer tant qu’il y aurait des Costin, et qui aimeraient leurs champs. Il ne pouvait pas se douter qu’un jour le vieux nid serait trop grand, et que les idées nouvelles font plus de ravages parfois que les boulets de l’ennemi...

La voix du fermier chancela. Il se raidit et entraîna un peu plus loin Paul silencieux et dont la gorge se serrait, quoi qu’il en eût.

– Ici, mon aïeul. C’est lui qui a fini d’arrondir le bien, du côté de Coulommes... Comme je me le rappelle, il était fort vieux, près du siècle peut-être ; mais de voir ondoyer au vent ses moissons, cela mettait encore une flamme à son regard.

Ils parcourent jusqu’au fond le petit cimetière, le père rappelant les annales de sa race, le fils troublé, mais s’accrochant à sa volonté. Quand ils eurent fait le tour de l’église :

– Eh bien ! demanda Costin en frappant Paul à l’épaule, qu’est-ce que tu penses de ces voix qui montent de la terre, fils ?

Et parce qu’il était de bonne souche, et donc franc quoique opiniâtre en son vouloir, le jeune homme riposta :

– Elles sont malgré tout lointaines, père : il y en a d’autres qui m’appellent vers la ville... je ne sais à laquelle entendre.

Du clocher court, l’Angélus soudain s’envola en gouttes claires, qui tremblèrent, puis se fondirent dans l’espace. Alors le fermier :

– Écoute celle-ci, de voix, mon petit. Tu seras sûr de ne te point tromper.

Paul baissa la tête. Derrière Costin, il entra dans l’humble sanctuaire, s’agenouilla au dallage de briques, sous le plafond bas où par endroits le plâtre tombé laissait à nu la charpente.

Dans le chœur, où trois longues verrières tamisaient une lueur diffuse, le curé, qui venait de sonner la cloche, était prosterné et priait. Son oraison achevée, il se releva avec effort, parce qu’il avait laissé son agilité dans les tranchées. S’approchant de ses paroissiens :

– Eh bien ! Costin, vous avez donné, Paul et vous, un moment au bon Dieu ?... Comment cela va-t-il aujourd’hui ?

– Monsieur le et curé, on est venu voir nos morts, parce que Paul s’en va.

– Tu t’en vas, Paul ? Où cela ?

– À Reims.

– Pour plusieurs jours ?

– Dame ! oui... Je ne sais pas au juste.

L’abbé regarda le fermier ; celui-ci bombait le torse, mais à ses paupières de petites larmes perlaient. Le prêtre emmena le jeune paysan sur le parvis herbu, en haut de l’escalier qui dévale vers la couvée des maisons basses. Il montra d’un grand geste la plaine, où des gerbes dorées s’attardaient encore :

– Tiens, regarde, Paul, jusqu’aux masses noires de la forêt d’Ardenne, ton pays et le mien. Regarde, tout près, Voncq, le premier village brûlé en 70 par les Prussiens d’hier ; regarde les blessures que ceux d’aujourd’hui ont faites à la terre. Elles se guérissent, mais il y faut encore du temps, et des bras, surtout des bras. C’est le moment que tu choisis pour déserter ?

– Monsieur le curé...

– Cette terre, ta terre, tu as été blessé pour la délivrer ; moi, je l’ai été aussi ; et des milliers d’hommes qui valaient mieux que nous sont tombés à nos côtés pour elle. À ceux-là, Paul, oserais-tu dire que tu veux rendre leur sacrifice inutile, que tu n’as sauvé tes champs de l’esclavage que pour les laisser périr faute de soins ? Et nous feras-tu, à tes parents, à tes sœurs, à moi-même, le chagrin de...

Le prêtre se tut ; sur son épaule, vaincu, le jeune homme pleurait.

 

 

 

Jean MAUCLÈRE.

 

Paru dans L’Ange gardien en 1922.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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