Le rosaire du Prussien

 

 

Épisode de la guerre franco-prussienne de 1870

 

 

RÉCIT D’UN SOLDAT FRANÇAIS

 

 

« En l’an soixante-dix de ce siècle de guerre,

En ces tristes jours où la France, notre mère.

Sur ses enfants vaincus voyait avec stupeur

Les barbares Teutons exercer leur fureur,

À mon poste j’étais, un soir, en sentinelle.

La nuit était lugubre et l’heure solennelle.

Lutèce, resserrée en un cercle de fer,

Dans sa morne prison souffrait tourments d’enfer ;

Mais, cachant sa douleur, l’héroïque victime

Gardait, malgré ses maux, un silence sublime.

Le firmament, semé de mille lampes d’or,

Comme pour éclairer ce séjour de la mort.

Dans l’espace versait de longs flots de lumière,

Dont les pâles rayons fascinaient ma paupière.

J’aurais voulu livrer ma fatigue au sommeil,

Mais l’amour du devoir me tenait en éveil,

Et pensant au plaisir qu’éprouverait mon âme

Si sous mes coups tombait quelque Prussien infâme,

Je poursuivais ma garde.

                                             Un fusil à la main,

Un sabre à mon côté, j’observais, quand soudain

Derrière moi j’entends un bruit vague, sonore :

Aussitôt retourné, j’écoute... écoute encore...

Je m’avance sans peur, visant à culbuter

Le premier ennemi qui voudra se montrer.

Devant moi, tout-à-coup, à cent pas de distance,

Au milieu des roseaux je vois luire une lance :

À cet aspect je sens mon cœur battre plus fort.

Je ne puis m’empêcher de songer à la mort.

Mais bientôt je reprends mon sang-froid. Immobile,

J’attendais, pour tirer, que le barbare hostile

Fût sorti du fossé, lorsque je vis sa main

Écarter le feuillage et se faire un chemin

À travers les buissons : une face inconnue,

Un jeune homme rêveur se présente à ma vue.

Aussitôt je l’ajuste : il se met à genoux,

Élève vers le ciel un visage plus doux ;

Du bord de sa ceinture il tire un saint rosaire,

Et du divin Sauveur il implore la mère.

J’étais, sans contredit, devant un vrai chrétien.

Le devais-je épargner ?...

                                           J’hésitai.

                                                              Son maintien.

Sa candeur, sa jeunesse avaient pour moi des charmes.

Le tuer sans merci, c’était souiller mes armes...

Devais-je rester sourd à la voix du devoir

M’ordonnant de ne point me laisser émouvoir ?...

Je réfléchis encor, ne sachant trop que faire...

Cependant le soldat récitait son rosaire,

Sur sa large poitrine ayant les bras croisés ;

Une brise agitait ses blonds cheveux frisés,

La lune, projetant sa lumière limpide,

Illuminait ce front que pas la moindre ride

De ses sillons obscurs n’avait encor terni. –

J’allais me retirer et laisser impuni

Celui dont la prière à la Vierge puissante

Avait enfin gagné ma pitié triomphante,

Quand, sur lui promenant un regard scrutateur,

Ô spectacle navrant !...

                                            Je vois avec terreur

Son poignard rouge encor du sang de ma patrie :

Les mânes des héros, prodigues de leur vie,

Qui sont morts pour la France au milieu des combats,

M’ordonnent de venger, sans pardon, leur trépas ;

Errant autour de moi dans l’horreur des ténèbres.

Ils assiègent mon cœur de leurs plaintes funèbres.

Le devoir triomphant et vainqueur à son tour

Pour un frère chrétien m’arrache tout amour :

Je prends donc mon fusil d’une main défaillante.

Je vise... tout tremblant, presse... en vain la détente.

Celle qui me retient se rit de mes efforts...

Une froide sueur inonde tout mon corps.

La voix de ma patrie excite mon courage :

Peine vaine !

                       Mes yeux se couvrent d’un nuage...

Je tombe évanoui...

                                      Mon arme m’a trompé,

Et sous l’œil de Marie elle n’a pas frappé.

Quelques instants après, revenant à moi-même,

Je m’empresse de fuir, morne, livide, blême,

Laissant mon ennemi plongé dans l’oraison.

Haletant, je courais et non pas sans raison :

Vingt Prussiens enragés étaient à ma poursuite.

À leurs cris, pénétré d’une frayeur subite,

Je redouble d’ardeur, volant comme l’oiseau

Qui de son aile effleure une immensité d’eau.

Une grêle de traits sillonne mon armure,

Mais j’arrive aux remparts sans aucune blessure.

Et je cric au guerrier qui prie encor les cieux :

Ta prière, ô chrétien, nous a sauvés tous deux. »

 

 

Montréal, décembre 1896.

 

 

 

Oswald MAYRAND, Fleurettes canadiennes, 1905.

 

 

 

 

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