Les filles du duc Enrique

 

 

« Dieu m’a fait robuste. Le roi

M’a donné Chimène aux sept charmes,

Un cimier rouge, un palefroi,

Du pain, du vin et, par surcroît,

Cent soixante-quinze hommes d’armes.

 

Il m’a donné ce château-fort

Qui fut la gloire de l’Espagne ;

Et, sans querelle ni discord,

J’y vécus bien, jusqu’à la mort

De votre mère, ma compagne. »

 

En face du rempart détruit,

Le duc Enrique se lamente.

Ses filles sont auprès de lui.

Et c’est l’heure où le soleil fuit

Derrière la forêt dormante.

 

Les filles d’Enrique sont trois.

Bertille a de grands yeux de flamme ;

Ceux d’Inès sont nobles et droits,

Et ceux de Marthe sont étroits

Et mystiques comme son âme.

 

« Sachez que, dans le même temps

Qu’ils me tuaient doña Chimène,

Cinq mille Mores combattants

Vidaient mes coffres, mes étangs ;

Et mon cheval, on me l’emmène.

 

Mon pennon, mon estoc loyaux,

Ma targe où brille une chimère,

On les vole avec mes joyaux,

Ceux qui furent des dons royaux

Et ceux qui venaient de ma mère.

 

Linge, vaisselle, on m’a tout pris,

Et jarres d’huile et sacs de seigle,

Et mes agneaux et mes cabris,

Et les faucons et les chiens gris

Avec lesquels je chassais l’aigle. »

 

Et veuf même de son orgueil,

Le duc, immobile dans l’ombre,

Semble pleurer près d’un cercueil ;

Et sur sa casaque de deuil

Serpente le rosaire sombre.

 

« Mes pauvres enfants, vous voilà

En âge d’être mariées,

Et – maudits soient les porcs d’Allah ! –

Des larmes, je n’ai que cela

Pour vos bourses armoriées. »

 

Il s’interrompt avec stupeur.

Au loin, flotte sur les charmilles

Une longue et verte vapeur.

Et maintenant, Enrique a peur

D’entendre parler ses trois filles.

 

Or, les yeux fermés à demi,

Marthe sourit aux cieux nocturnes.

Bertille a sans doute blêmi.

Inès a peut-être frémi.

Et toutes trois sont taciturnes.

 

Bientôt pourtant, l’accent benoît,

L’attitude dévotieuse,

Marthe prie : « À cause de moi,

Mon père, n’ayez nul émoi.

Je me ferai religieuse. »

 

Et Bertille annonce soudain :

« Moi, je m’en vais chez le Barbare.

Et, dans un féerique jardin,

Je danserai demain matin

Au son joyeux de la guitare. »

 

Alors, Inès tombe à genoux

Et baise le sombre rosaire.

« Duc, je veux rester avec vous !

Rien pourrait-il m’être aussi doux

Que partager votre misère ? »

 

 

 

Fernand MAZADE.

 

Recueilli dans Récits à dire, 1925.

 

 

 

 

 

 

 

 

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