Exhortation

 

 

(Une troupe de patriotes bivouaque à l’aube

sur les bords de la rivière de Moraca, dans le Monténégro.)

 

 

Dans la montagne proche on entend

Le pâtre rappeler son troupeau,

Et le tintement sonore

De la bélière lui répondre.

Et voici qu’humble, un autre pâtre,

De loin, vers son troupeau s’avance.

Il n’est paré ni d’or ni d’argent.

Mais la vertu orne sa bure sombre.

Il n’est pas suivi d’un brillant cortège.

Il n’est pas entouré d’éblouissants candélabres.

Ni salué d’orgueilleux carillons

Mais il a pour escorte le soleil couchant

Et la modeste cloche du bélier de la montagne.

Son église c’est la voûte céleste,

Il a pour autel le mont et la vallée,

Et pour encens – la senteur que, vers le ciel,

Exhalent les fleurs, et le vaste univers,

Et le sang répandu pour la croix...

Le saint vieillard exhorte la troupe :

« Mes enfants, ô braves guerriers,

Vous êtes les fils de cette terre

Faite de rochers, pour vous elle est d’or.

C’est là que sont nés vos ancêtres,

Là que vos pères ont vu le jour,

Là que vous êtes nés vous-mêmes

Pour vous il n’en est pas au monde de plus belle.

« Vos aïeux pour elle ont versé leur sang,

Pour elle vos pères ont versé leur sang.

Vous-mêmes pour elle versez votre sang

Pour vous il n’en est pas au monde de plus chère.

L’aigle fait son nid au sommet des rochers

La liberté n’habite pas la plaine...

« Mais par-dessus tout, parure de ces monts,

La sainte croix les domine.

C’est elle qui vous soutient dans le malheur,

Et c’est par sa miséricorde que le Ciel vous protège.

« Ah ! si de leurs plaines sans horizon

Les peuples de l’univers voyaient

Cette croix glorieuse et toujours invaincue,

Qui du haut du Lovcen se dresse vers les cieux ;

S’ils savaient comment le dragon turc,

Qui voulait l’engloutir de sa gueule vorace,

Brisa ses dents contre ces rochers,

Ils ne resteraient pas les bras mollement croisés

Tandis que pour la croix vous souffrez les supplices,

Ils ne vous appelleraient pas barbares

Parce que vous mouriez tandis qu’eux ils dormaient.

« Pour la sainte croix vous êtes prêts à mourir,

Pour elle aujourd’hui encore vous marchez à la mort,

Glaives vengeurs de la colère divine.

Celui qui fidèlement va servir son Dieu,

D’un cœur pur doit le servir...

« Si quelqu’un d’entre vous a offensé son frère.

S’il a commis le crime de prendre la vie

D’un adversaire sans défense ;

S’il a fermé sa porte au voyageur,

S’il a refusé du pain à celui qui a faim,

Ou laissé sans secours un blessé ;

Ce sont là fautes et péchés mortels ;

Sans repentir, pas d’absolution.

« Repentez-vous pendant qu’il en est temps,

Sans tarder, mes enfants, repentez-vous ;

Repentez-vous avant que l’âme ne soit appelée

Devant celui qui fait trembler les cieux ;

Repentez-vous, car du séjour terrestre

Le flot s’écoule et fuit, repentez-vous ;

Repentez-vous, car l’aurore prochaine

En surprendra beaucoup sur le chemin sans retour,

Repentez-vous... »

Mais dans la gorge

Du saint vieillard la voix s’étrangle,

Et sur sa barbe blanche une larme

Pure, au rayon du soleil,

Comme une perle étincelle.

Lui aussi sans doute il voit ses jeunes années

Surgir avec d’amers souvenirs ;

En pansant les blessures de ses ouailles,

Il réveille sa propre douleur :

Bon pasteur, car ce qu’il prêche aux autres,

Lui-même l’atteste par son exemple.

La troupe entière est debout, transportée

Par la douce exhortation du doux vieillard ;

Agneaux inoffensifs, dirait-on,

Ceux qui furent les lions de la forêt :

Miraculeuse vertu de la parole divine.

 

 

 

Ivan MAZURANIC, La mort de Smail-Aga Cengic.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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