Les fiancés

 

LÉGENDE

 

 

                              I

 

Au vieux Louvre, un soir de folie,

Après la guerre d’Italie,

Nobles seigneurs, dames de cour

Jouaient dans une salle basse,

Attendant l’heure de la chasse

Qui ne sonne qu’au point du jour.

Un jeune et noble mousquetaire,

Tête d’ange, cœur de lion,

Qui sortait de chez son notaire,

Alors nommé tabellion,

Et tenait tout son héritage

En beaux ducats d’or dans sa main,

Jouait comme on joue au bel âge,

Pour perdre tout et davantage.

Vite, entre veille et lendemain,

Les dés roulaient sur table verte,

En effleurant les ducats ronds,

Les cris du gain ou de la perte

Se mêlaient avec les jurons.

C’était le fracas des orgies,

L’enfer lorsqu’il grince les dents,

Et le feu des rires stridents

Agitait le feu des bougies

Sous la voûte aux reflets ardents.

Au jour, le jeune mousquetaire,

Le front de sueur inondé,

Perdit, au dernier coup de dé,

Le dernier écu du notaire ;

Un démon l’avait possédé.

Il fouilla dans son escarcelle,

Et quand il fut bien convaincu

Qu’il n’y restait pas un écu,

Il tourna ses regards vers celle

Qui l’attendait le lendemain

Au doux village de Sarcelle

Sous le vieux tilleul du chemin,

Une belle et charmante fille,

Née aux champs comme d’autres fleurs,

Ses fraîches et timides sœurs

Qu’Avril réunit en famille.

On l’admirait sous le coteau

Comme un modèle de Watteau,

Quand elle courait d’un pied leste,

Avec son visage vermeil,

Ses yeux baignés d’azur céleste,

Ses cheveux peints par le soleil.

Noëmi, levée à l’aurore,

Triste pour la première fois,

Regardait le sentier du bois,

L’horizon que l’aube colore,

Regardait la plaine et le val,

Et rien n’y résonnait encore,

Voix d’un homme, ou pas d’un cheval.

Raoul, le joueur de la veille,

À l’heure où le Louvre s’éveille,

Dans ses amours trop négligent,

Était parti léger d’argent,

Pâle et triste comme un fantôme,

Prenant les Alpes pour chemin,

Avec le Sire de Brantôme,

Pour guerroyer chez le Romain.

 

                            II

 

La jeune fille délaissée

Attendit donc tout un long jour,

Recueillie avec sa pensée

Et dans le fond du cœur blessée

Par le premier chagrin d’amour.

Jeune fille à la fleur de l’âge,

Avec la candeur du village,

Ne soupçonne pas aisément

Tout ce que contient de volage

Le cœur d’un mousquetaire aimant.

Le beau Raoul, se disait-elle,

À coup sûr, n’est pas infidèle,

C’est un cœur de haute vertu,

Soldat sans peur et sans reproche,

Avec un clerc de la basoche,

Sans doute, il se sera battu.

Le pauvre garçon, à cette heure,

Pâle et faible de sang perdu,

Songeant à sa Noëmi pleure,

Entre deux rideaux étendu.

Aux heureux siècles d’innocence,

Ainsi, pour adoucir leurs maux,

Et pour expliquer une absence,

Pensaient les filles des hameaux.

Des ce jour, rêveuse et plaintive,

Noëmi perdit le bonheur ;

Rien ne fit sourire son cœur.

Ni le frais gazon de la rive,

Où juillet éteint son ardeur ;

Ni la prairie ou l’asphodèle

À la marguerite s’unit,

Ni les vieux toits où l’hirondelle

En avril retrouve sort nid.

Pour elle tout perdit ses charmes,

Le soleil cessa d’être beau,

Et pour ses yeux baignés de larmes

La campagne eut l’air d’un tombeau

 

 

                           III

 

Peine du cœur déchire l’âme,

Et fane les roses du teint ;

Des plus beaux yeux la vive flamme

Sous les pleurs bien vite s’éteint.

Un jour, errant à l’aventure,

Noëmi s’arrêta le soir

Devant un bassin où l’eau pure

S’élargissait comme un miroir

Poli par l’art de la nature.

Elle ne s’y reconnut pas,

Tant les pleurs l’avaient dévastée,

Et se voyant ainsi traitée

Par l’amour, elle dit tout bas :

« Oh ! si Raoul existe encore,

« S’il n’est pas mort dans les combats,

« Si le souvenir qu’il adore

« Un jour vers moi conduit ses pas,

« Oh ! je veux qu’il me reconnaisse

« Dans tout l’éclat de ma jeunesse,

« Non pas telle que je me vois,

« Dans l’eau qui coule à la lisière

« Des vieux arbres de ce grand bois,

« Mais avec mon teint de rosière,

« Avec mes charmes d’autrefois. »

Au palais comme à la chaumière,

En jour de joie ou de souci,

Les femmes, depuis la première,

Ont raisonné toujours ainsi.

Noëmi se leva joyeuse,

Du moins elle en avait bien l’air,

Et rapide comme l’éclair,

Courant du sapin à l’yeuse,

Par les sentiers et les sillons,

Elle ravagea les prairies,

Les blés d’or, les berges fleuries,

Et fit la chasse aux papillons.

Ses pieds ne laissaient point de trace

Sur les herbes ou les roseaux,

Ses mains s’étendaient dans l’espace,

Comme les ailes des oiseaux ;

Noëmi courait comme on vole,

Et quand d’un doigt rapide et sûr,

Elle avait, dans sa course folle,

Pris l’insecte aux ailes d’azur,

Elle le délivrait, contente

D’avoir vu de près ses couleurs,

Et rendait cette fleur vivante

À la tige des autres fleurs.

Hélas ! pendant ce jeu frivole,

Noëmi se disait, tout bas:

« De ma main l’insecte s’envole,

« Mais l’amour ne s’envole pas. »

 

 

                           IV

 

Et les jours passaient, et l’automne

Qui rend si triste l’arbre nu,

Qui flétrit ce que l’été donne,

Sur l’aile du nord est venu.

Tout pleure dans les forêts sombres,

Elles ont perdu la fraîcheur

Que Juillet sème dans leurs ombres,

Où se repose le faucheur.

Quand le cœur souffre et qu’on regarde

Les jardins qui ne sont plus verts,

Les sentiers de feuilles couverts,

Le ciel noir qui déjà nous garde,

La pâle neige des hivers,

On se sent pris au fond de l’âme

Par un de ces mortels ennuis,

Qui du front éteignent la flamme,

Et de tous nos jours font des nuits.

Noëmi, mourante et blessée,

Comme une colombe, sa sœur,

Dans la campagne où l’a laissée

L’insouciance du chasseur,

Noëmi, pâle et haletante,

A repris encor le chemin

Du vieux tilleul où son attente

Souffrit jusques au lendemain.

C’était par souvenir, sans doute,

Qu’elle venait voir cette route,

Car elle n’attendait plus rien ;

On aime à voir, dans la campagne,

L’arbre si connu qu’accompagne

Souvenir du mal ou du bien.

Tout à coup, aux teintes dernières

Que le jour versait sur le val,

Elle entendit, dans les ornières,

Retentir le pas d’un cheval ;

Un cavalier de bonne mine,

Poing sur la hanche et dague en main,

D’un trot modéré s’achemine,

Vers le vieux tilleul du chemin.

La pauvre Noëmi recule

De surprise, en reconnaissant,

À la lueur du crépuscule,

Le beau Raoul dans ce passant.

C’était lui !... sur les taillis sombres,

Raoul tombe comme un éclair ;

Deux noms se croisent dans les ombres,

Deux cris retentissent dans l’air.

Noëmi !..... Raoul !...... quelle joie !

Merci, Dieu ! vous n’êtes pas mort !

Oh ! c’est le ciel qui vous envoie !

Je ne me plains plus de mon sort !

D’où venez-vous ainsi ? – De Rome,

À cheval sur mon alezan,

Avec le Sire de Brantôme,

J’ai ravagé le Parmesan.

Nous avons fait la grande guerre,

Cette guerre que nous aimons ;

Nous avons battu l’Angleterre,

Mais de l’autre côté des monts

Pour laver de graves injures

Faites sur le sol ennemi,

J’ai reçu quatorze blessures.....

Et vous ! ma chère Noëmi ?

– Oh ! moi, je n’en ai reçu qu’une,

Mais mortelle. – Oh ! ma belle enfant,

Rendez donc grâce à la fortune,

Vous me revoyez triomphant.

Je suis bien en cour, le roi m’aime,

Il va me donner des aïeux ;

Quittons ce village ennuyeux,

Il vous faut mon Paris joyeux,

Ma Noëmi, le Louvre même,

N’est pas digne de vos beaux yeux.

– Raoul, je souffre bien encore !

– Vous ne souffrirez plus demain,

Nous partirons avec l’aurore,

Belle, donnez-moi votre main.

Ainsi-la douce causerie

Continua longtemps après,

Et lèvent glaçait la prairie,

En se plaignant sous les cyprès.

 

 

                             V

 

Le jour qui finit en automne,

L’été trop court de Saint-Martin,

Une cloche au glas monotone

Gémissait depuis le matin.

L’église était de noir tendue,

Jusqu’à l’ogive des piliers ;

Un parfum de cire fondue,

Tombait des sombres chandeliers ;

Une bière était attendue

Devant le banc des Marguilliers.

Un grand bruit se fit vers la porte ;

Ce fut un bien triste coup d’œil ;

On vit entrer Noëmi morte,

Avec tout un cortège en deuil.

Et pendant qu’on chantait l’absoute,

On disait, derrière l’autel :

« L’autre soir sur la grande route

« Cheminant par un froid mortel,

« Un frisson l’a prise, elle est morte

« Dans la nuit, si jeune et si forte ! »

Et puis, on ajoutait tout bas,

Tout le long de la sombre escorte :

« Sa mère ne survivra pas. »

Les jeunes filles des campagnes,

De Noëmi douces compagnes,

Pendant sa vie, après sa mort,

Sur des rubans mirent la bière ;

On leur ouvrit le cimetière,

Comme au navire on ouvre un port.

On récita le dernier psaume,

Qui pour le palais ou le chaume,

Est toujours écouté de Dieu ;

Et de ces filles désolées,

Les prières aux pleurs mêlées,

Servirent de dernier adieu.

 

 

                           VI

 

Oui, des voix parlent à la tombe,

Des voix qui ne font point de bruit ;

On les écoute lorsque tombe

Le premier voile de la nuit ;

Des voix de sylphes ou de gnomes

Moins terribles que les fantômes,

Esprits bons, au langage ami,

Ces voix du village connues,

Qui traversent, les pierres nues,

Ces voix disaient à Noëmi :

« Dors en paix, blonde sœur des roses,

« Noëmi, ne regrette rien,

« La fraîche couche où tu reposes

« Est le seul lit où l’on est bien.

« Tu n’as rien connu de la vie ;

« Le jour qu’elle te fut ravie,

« Pour toi, commençaient les douleurs ;

« Cette vie est d’angoisses pleine,

« Et ton pied se posait à peine

« Sur le seuil du vallon des pleurs.

« L’amour est beau dans son aurore,

« Mais tu ne savais pas encore,

« Quand son premier rayon a lui,

« Tu ne savais pas quels outrages,

« Quels horizons aux noirs orages

« Cet amour amène avec lui...

« De toute cette vie amère

« De ton bonheur, folle chimère,

« Qui n’a pas un rayon de miel,

« Vas, ne regrette que ta mère,

« Elle ira te rejoindre au ciel. »

 

 

 

Joseph MÉRY, 15 septembre 1852.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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