Les ruines de Paris
par
Joseph MÉRY
LE phalanstère atlasien est, sans contredit, la plus charmante création de la Fraternité africaine : ce coin de terre ne renferme que trois mille familles, mais il est proposé comme résidence modèle à tous les peuples de la Nouvelle-France, depuis Alger jusqu’aux sources du Nil.
L’amour des hautes études archéologiques a poussé deux voyageurs du phalanstère atlasien à visiter cette antique terre de France, où la civilisation a jeté ses premières lueurs, et dont l’histoire physique et morale n’est plus aujourd’hui qu’un chaos sans guide et sans rayon.
Denis Zabulon et Jérémie Artémias sont les flambeaux de la science moderne. Le premier a pour aïeul l’immortel physicien à qui le genre humain doit une paix inaltérable. On sait que ce grand philanthrope inventa, vers l’an 3509, cette admirable machine qui détruisit deux flottes de cinq mille vaisseaux à vapeur, et cent trente-trois mille combattants, en moins de temps qu’il n’en faut à une horloge pour sonner midi. Le sublime inventeur avait découvert que l’atmosphère maritime est inflammable sur une étendue de cent lieues carrées, et s’embrase spontanément au moyen d’un tison d’amiante pulvérisée. Avant cette découverte, les vaisseaux, armés de simples canons à la Paixhans perfectionnés, ne vomissaient qu’un millier de bombes incendiaires à la minute, de sorte qu’un tiers des deux flottes ennemies surnageait toujours après la bataille. L’aïeul Zabulon, en popularisant son philanthropique secret de destruction, obligea deux flottes à s’incendier naturellement jusqu’à la dernière chaloupe et au dernier matelot. Aussi, depuis trois siècles, on ne se bat plus dans l’univers ; l’excès du mal a engendré le bien.
L’univers a récompensé cette généreuse découverte en accordant à perpétuité à la famille Zabulon, jusqu’au jugement dernier, une pension de dix mille phalanstères d’or, hypothéqués sur le trésor du genre humain, à la mine de Quito. Denis Zabulon dépense noblement cette fortune héréditaire, et la fait servir au besoin ou aux plaisirs des frères Mappemondains.
Les deux amis traversèrent en steam-table le ruisseau qui sépare l’Afrique de l’ancienne France. Un peu contrariés par les vents, ils n’abordèrent qu’à midi, quoiqu’ils fussent partis à quatre heures du matin. Leurs provisions de voyage se composaient d’une meule de racahout, de quatre gigots de lion, d’un pâté de sanglier et de cinquante amphores de vin de Constantine. Ils firent leurs premiers repas sur le rivage désert où l’on dit que florissait autrefois une ville nommée Marseille, ou Marsyo, ou Marsalias.
Ils remontèrent en steam-table, et le soir ils découvrirent, du haut des airs, quatre-vingt kilomètres de ruines moussues, lesquelles, d’après leurs calculs, devaient appartenir à l’ancienne capitale de la France, nommée Paris, selon les uns, et, selon les autres mieux instruits, Parigi ou Lutétia, mot qui signifiait dans une ancienne langue, boue. Un autre savant, le frère Dalhia-Dream, opine pour Parigi, ne pouvant se résoudre à admettre que, dans l’antiquité, une ville se soit appelée boue, pour attirer à elle des habitants.
Les aides-familles dressèrent une belle tente sur le plateau d’une vaste ruine, qui devait être un de ces monuments appelés arcs de triomphe chez les anciens. On y déposa les meubles et les provisions de voyage, et la promenade aux ruines fut renvoyée au lendemain.
Les deux voyageurs traversèrent une assez vaste forêt où les lianes voilaient les arbres, et les hauts gazons la terre, et ils découvrirent les ruines d’un temple grec ou romain qui paraissait appartenir au siècle de Périclès ou d’Auguste.
Denis Zabulon est un des rares savants qui ont encore quelques notions des vieilles langues grecques et latine. Dans les divers cataclysmes que la terre a subis, soit de la part des hommes, soit de la part des éléments, à peine quelques livres ont surnagé pour conserver jusqu’à nous la filiation des langues. Denis Zabulon connaît ces livres, ou, pour mieux dire, les squelettes de ces livres, et cela suffit à sa merveilleuse sagacité de linguiste et de commentateur.
Denis Zabulon, en fouillant les ruines de ce monument grec ou romain, à l’ouest de Paris, a découvert une mosaïque assez bien conservée : c’est un grand tableau représentant une fille vêtue d’une tunique blanche, et entourée de jeune gens qui lui offrent des bracelets et des anneaux d’or. La jeune fille, sans prêter la moindre attention aux jeunes gens et à leurs dons, regarde dans le lointain trois croix plantées sur le sommet d’une montagne, et semble se préparer à une grande résolution. Cette mosaïque, dit Zabulon, donne une idée exacte de l’ameublement et des costumes de cette époque, dont elle garde la date, 1848. Quelle antiquité ! Les jeunes gens de Paris portent un costume à peu près romain, une cuirasse, des brassards, un casque et des sandales ; la jeune fille n’est couverte que d’une chlamyde à larges draperies ; elle a les pieds nus, et ses longues tresses de cheveux blonds inondent ses épaules et son sein.
Nous allons voir par quel ingénieux procédé d’archéologue Denis Zabulon a reconstruit ces ruines, et démontré l’antique destination du monument.
En réunissent sur une seule ligne plusieurs tronçons de pierres chargées de lettres, Zabulon est parvenu à refaire cette inscription votive :
DOM. SUB. INV. S. M. MAGDELENAE 1
Ce qui signifie clairement : Magdeleine a trouvé son mari sous sa maison : Sub dom invenit suum maritum Magdalena. L’E qui suit commençait sans doute un autre membre de phrase dévoré par les siècles ; mais ce qui nous reste de l’inscription suffit pour nous prouver que ce temple avait été dédié à la glorification de la vertu domestique et du recueillement virginal du gynécée. Leçon monumentale donnée par les anciens aux jeunes filles ! Ce temple leur disait d’éviter les lieux publics, cirques, fêtes, promenades, et leur enseignait aussi qu’une personne sage, sans s’écarter du foyer domestique, pouvait fort bien trouver un mari dans sa maison, ainsi que le trouva cette Magdeleine qui mérita un temple par ses vertus. La mosaïque complète l’inscription et en développe le sens avec le relief le plus expressif. Ainsi, les mœurs de cette époque (1848) n’étaient pas corrompues, comme certains historiens l’ont insinué trop légèrement. C’était, au contraire un noble siècle, celui qui élevait un temple à la vertu isolée, à la vierge cénobite, au pieux recueillement : Sub domo invenit.
Denis Zabulon et son ami s’avancèrent vers l’est, et, à peu de distance du monument de Magdeleine, ils découvrirent, sous des masses de lichen et de lierre, des tronçons d’une colonne triomphale qui, selon toutes apparences, avait eu un revêtement de bronze lorsqu’elle était debout. Le stylobate n’était point renversé, quatre aigles attestant l’origine romaine de la colonne subsistaient encore dans un assez bel état de conservation, aux quatre angles du stylobate. Mais ce qui combla de joie Denis Zabulon, ce fut une inscription romaine très lisible, quoique dépecée pour ainsi dire par les ongles des barbares du nord. L’illustre savant parvint à reconstruire l’inscription dans l’ordre primitif, en rapprochant les débris de la plaque de marbre sur laquelle était gravée cette phrase latine :
NEA POLIO. IMP. AUG.
MONUMEMTUM BELLI GERMANICI
ANNO 1805
TRIMESTRI SPATIO DUCTU SUB
PROFLIGATI EX AERER CAPTO
GLORIAE EXARCITUS MAXIMI DICAVIT. 2
Cette inscription, quoique écrite dans un latin des plus médiocres, jettera un grand jour sur cette histoire antique couverte de ténèbres. Cette colonne triomphale a été dédiée à la gloire d’une armée très considérable, exercitus maximi, par Nea Polion, général d’Auguste Nea Polio, imperator augusti. Rien de plus clair. C’est le monument de la guerre de Germanicus, monumentum belli Germanici, achevée dans un trimestre, trimestri spatio ; fort mauvais latin, mais fort clair. La colonne fut construite avec le bronze pris du vaincu, ex oere capto profilgati, c’est-à-dire avec toutes les pièces de monnaie de cuivre trouvées chez l’ennemi, ou avec son trésor, oere.
Nea Polion, général d’Auguste, eut donc la gloire de terminer la guerre de Germanicus ; et il éleva cette colonne, à Paris, probablement sous le règne du roi de Rome, dont le pays s’élevait sur les bords de la Seine, dit un historien. L’inscription est d’autant plus précieuse qu’elle relève une erreur chronologique de seize siècles environ ; qu’elle fixe le règne d’Auguste en 1805 ; qu’elle précise exactement la fin de la fameuse guerre de Germanicus, et qu’enfin elle prouve qu’en 1805 la langue latine, quoique bien dégénérée, était parlée à Paris. Ce ne fut donc qu’à la fin du dix-neuvième siècle que la langue française se forma de la putréfaction du latin.
Denis Zabulon et Jérémie Artémias ressentirent devant ces grandes découvertes une joie fort naturelle. Cela console de bien des maux. Tirer un rayon d’une ruine et illuminer l’histoire, quelle œuvre ! et quel service rendu à l’humanité ! Sans doute, le sage roi Spirigh, qui florissait en 3245, a bien mérité de l’univers en ordonnant l’incendie de tous les livres et de toutes les bibliothèques de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique. La terre était sur le point de n’être plus habitée que par des livres ; les insectes et les animaux rongeurs qui vivent des papiers imprimés se multipliaient d’une manière effrayante, et il aurait bientôt fallu que l’homme abandonnât les villes aux bibliothèques et aux vers. Le sage roi Spirigh, le conquérant éclairé de trois parties du monde, a donc rendu un véritable service aux hommes en livrant au feu ces innombrables montagnes de livres, qui ne servaient plus qu’à infecter l’atmosphère ; car ils étaient devenus si nombreux, que leur masse formidable décourageait la science et l’instruction. Le sage roi Spirigh a voulu donner à l’histoire du monde un nouveau point de départ, et faire regarder comme non avenu tout ce qui s’est passé avant son ère glorieuse. Mais, tout en rendant hommage au décret du roi Spirigh, nous devons aussi des actions de grâces aux savants qui, au moyen de quelques lambeaux de papier arrachés aux flammes, et de quelques inscriptions nébuleuses, ont surpris à l’antiquité quelques-uns de ses secrets historiques. Denis Zabulon a bien mérité de la science, puisque, à l’aide de trois lignes latines, il a comblé l’immense lacune que l’incendie de toutes les bibliothèques avait ouverte jusqu’à l’époque actuelle, 3844.
En continuant ses explorations, Denis Zabulon acheva de se prouver qu’au dix-neuvième siècle, les français parlaient un latin dégénéré, sous des rois habillés en Césars. Pourtant ce système rencontra bientôt une singulière contradiction, et notre savant voyageur fut obligé de méditer longtemps pour se mettre d’accord avec lui-même. Au milieu d’une enceinte circulaire de ruines qui conservaient encore la forme d’une place publique, Zabulon découvrit les fragments d’une statue équestre de bronze, liés par une mousse gluante à des débris d’inscriptions et de bas-reliefs. Le costume et la coiffure de la statue ne laissaient aucun doute sur la classification nationale du héros représenté. Le manteau à grands plis, les cothurnes à bandelettes, la couronne de laurier annonçaient du premier coup d’œil un empereur romain 3. Le nom avait disparu de l’inscription, mais on y lisait encore ces mots : inter reges magnos. Zabulon et Artémias, d’un commun accord, reconnurent l’empereur Adrien, le seul César dont le type se soit conservé jusqu’à nous, au milieu des révolutions géologiques et historiques dont le globe a été labouré en tous les sens. Mais le bas-relief accolé à la statue, et paraissant appartenir à la même époque, représentait le même héros de la statue avec un costume qui aurait provoqué de violents éclats de rire chez les voyageurs moins graves que nos deux savants. L’empereur Adrien était coiffé d’une énorme perruque, débordant, avec une fausse et comique opulence, sous les vastes ailes d’un chapeau, et se déroulant sur le col d’un habit étrangement taillé. Zabulon et Artémias expliquèrent ces différences de costume par un système aussi naturel qu’ingénieux.
« Adrien, dit Zabulon, a fait un voyage de sept ans à travers l’Europe et l’Afrique ; quand il porte le costume léger d’empereur, c’est que les artistes l’ont représenté tel qu’il voyageait sur les bords du Nil ; quand il est coiffé de sa vaste chevelure d’emprunt, il est censé visiter les climats pluvieux et froids du Nord.
– En effet, ajoutait Artémias, les peuples qui ont habité ce pays devaient tous porter d’énormes perruques pour défendre leurs têtes contre une atmosphère toujours humide ou glaciale. La civilisation a démontré victorieusement, depuis cette époque si ancienne, que l’homme, avec sa chair délicate, n’était pas né pour recevoir en détail, sur sa tête, pendant sa vie, la cataracte du Niagara. Tous ces monuments qui nous entourent n’ont pas tous été détruits ; ils se sont fondus comme des grains de sucre sous un déluge perpétuel. On ne comprend pas qu’il y ait eu un Pharamond assez amphibie pour fonder une ville ici et la faire délayer à l’eau de pluie ou de neige pendant vingt générations. Comme la sagesse est tardive à venir dans le cerveau humain ! Il a fallu bien des siècles pour arracher tant de barbares à leur cataracte natale, à leur neige, à leurs brouillards, à leur ciel plat, à leurs giboulées, à leur grésil, et les décider enfin à chercher, dans les régions d’Alger, de Constantine et de l’Atlas, une terre habitable et un climat humain ! Vraiment, on ne conçoit pas cette longue aberration de l’antiquité. »
Denis Zabulon fit déblayer par deux de ses aides-familles un terrain couvert de ruines vulgaires, pour achever de lire une inscription latine dont il ne voyait que le premier mot : ce travail de fouilles mit en lumière des fragments d’une fontaine à peu près fondue par les eaux du ciel, et qui n’avait conservé que ces mots sur un tronçon de pilastre :
NIMPHA... FLUCTUS CREDIDIT ESSE SUOS 4
« Voilà une précieuse révélation, dit Zabulon, Nimpha ! Les parisiens, en 1805, n’avaient pas encore renoncé au culte mythologique des nymphes : si nous eussions rencontré ce mot dans un livre, nous l’aurions, à bon droit, regardé comme l’expression de la croyance d’un écrivain ; mais c’est un monument public qui parle, un monument national : c’est la profession de foi de tout un pays. Nympha fluctus credidit esse suos : "La nymphe a cru que ces flots lui appartenaient« ; la nymphe de ce lieu revendique sa propriété ; la divinité réclame ses droits. Rien de plus clair. Ainsi, le catholicisme n’était pas connu à Paris en 1805. Au reste, tout ce que nous avons vu, tout ce que nous voyons autour de nous, confirme la vérité de cette découverte. Frère Artémias, ces temples en ruines, ces dômes, ces colonnades appartiennent à l’art païen. Le style grec et romain domine ces ruines. L’art national et catholique ne se révèle nulle part. »
En parlant ainsi, Zabulon regarda du côté du sud, et découvrit les ruines d’un temple grec sur le sommet d’une colline.
« Allons voir ce temple grec », dit-il à Artémias.
Ils traversèrent environ quatre kilomètres de boue et de ruines liquéfiées, et atteignirent le sommet de la colline ; Zabulon fut transporté de joie. Quinze colonnes cannelées étaient debout, comme le péristyle d’un temple absent. La moitié d’une coupole, surmontée d’un génie, gisait un peu plus loin ; et sur un débris de fronton, le mot Panthéon se laissait lire de toute la hauteur exagérée de ses lettres d’airain, sous la date de 1875.
« Zabulon, mon frère, dit Artémias, ton système est juste, et plus juste encore que tu ne croyais. Paris conservait le culte des dieux en 1875. Ce monument dominateur résumait dans les airs les croyances religieuses de cette époque. La croix du Christ n’était pas connue à Paris en 1875 ; si elle eût été connue, nous la verrions certainement sur le plus élevé de tous ses édifices, et sur ce dôme où planait un génie païen. En 1875, Paris avait encore foi aux génies. Un génie était une chose qui avait un pied suspendu, deux bras en avant et une flamme sur les cheveux 5.
– Oh ! s’écria Zabulon, voilà qui est décisif ! regarde à tes pieds, frère Artémias ; ceci est une plaque de marbre détachée d’une muraille de ce monument voisin, élevé autrefois en face du Panthéon. Lisez ces deux mots : JUS ROMANUM. 1853 6.
– Jus romanum ! dit Artémias en croisant les mains par dessus son front. En 1853, Paris était gouverné par le droit romain ! Les pères y coupaient la tête à leurs enfants, et l’esclavage n’y était pas aboli ! Grand Dieu, que la terre a été longtemps acharnée dans ses erreurs. »
Le jour étant près de finir, nos deux voyageurs remontèrent en steam-table ; avec leurs aides-familles, pour aller coucher à Marsyo ou Marsalias, en face d’Alger.
Denis Zabulon a inventé cette maxime : Voyager, c’est mépriser sa maison. Aussi notre savant n’entreprend jamais que des promenades de quelques jours.
« La vie est courte, dit-il ; vivre, c’est garder sa famille ; toute distraction extérieure est un commencement de mort. »
La société du Portique des amis de la vérité avait ordonné à Denis Zabulon cette promenade aux ruines de Paris, et le savant devait obéir. Quatre jours après son départ, il embrassait sa famille et ses amis qui l’attendaient sur la chaussée de rocs que le môle d’Alger a lancée à six kilomètres du rivage africain ; c’est un superbe travail ; pour l’accomplir, il a fallu dépecer quelques montagnes, et les noyer au loin au moyen de l’invincible action de la poudre fulminante raffinée. Cette prodigieuse chaussée donne au marin une douce illusion ; il lui semble que l’Atlas lui tend la main jusqu’à l’horizon. À l’extrémité de la chaussée, s’élève, comme on sait, un immense portique où les amis de la vérité se rassemblent pour parler de la nature des choses entre l’infini du ciel et l’infini de la mer. Denis Zabulon rendit compte de sa mission dans un discours très détaillé, dont nous citerons la péroraison.
« Frères, dit Zabulon en finissant, l’aspect général des ruines de Paris a quelque chose de désolant qui brise le cœur. Vous avez vu les ruines de Calcutta, de Madras, de Canton, ruines charmantes, dorées au soleil de l’Inde, hérissées d’aloès, de nopals et de palmiers, bordées partout de verdure et de mousses ardentes, animées par des bonds de tigres, et des fusées de boas tordus dans les airs. Voilà des ruines adorables, et malheur à la main qui voudrait les ressusciter en monuments ! Mais les ruines de Paris, grand Dieu ! Oh ! le brouillard des ennuis me couvre les yeux et le cœur en reportant sur elles mon souvenir ! Figurez-vous un océan de boue noire, soulevé en vagues énormes par la tempête, et subitement glacé dans sa folle insurrection. L’œil a de la peine à distinguer la maison du citoyen de la demeure des rois et des dieux. Une teinte uniforme couvre ces collines artificielles, et l’air n’y sonne d’autre bruit que la plainte continuelle des gouttes d’eau sur les feuilles, et le croassement des corneilles qui tourbillonnent dans le brouillard.
« Devons-nous être étonnés que les habitants de cette zone inhabitable aient vécu dans les ténèbres du paganisme, et soient morts de génération en génération, pendant vingt siècles peut-être, sans connaître le vrai Dieu ! C’est que le vrai Dieu ne se manifeste que dans les régions splendides, à la clarté des étoiles, filles de Dieu. Les Parisiens, mon frère Artémias vous l’attestera, et nos découvertes nous défendent d’en douter, les Parisiens ont vécu à l’ombre de la mort et de l’erreur. Les ténèbres physiques sont les sœurs des ténèbres morales. Oui, frères, il résulte de nos explorations qu’en 1805 on y a élevé un temple à tous les dieux ; vous savez que Dieu seul a toujours été exclu des panthéons.
« Nos découvertes historiques en dehors du domaine religieux ne sont pas sans intérêt. Les Parisiens ont élevé des colonnes à Né Polion, général d’Auguste, pour célébrer l’heureuse issue de la guerre de Germanicus ; il ont bâti un temple à la pudeur du gynécée, ce qui prouve du moins que le paganisme n’avait pas entretenu chez eux la corruption des mœurs ; ils ont dressé une statue équestre à l’empereur Adrien, vers 1816, et un bas-relief de ce monument nous a appris que les Parisiens portaient tous d’énormes perruques pour se garantir de l’humidité perfide de leur climat. Quand on revient de cette promenade aux ruines de Paris, on éprouve un juste sentiment de fierté en jetant un regard sur l’état actuel de notre civilisation. Que nous sommes heureux, mes frères, de vivre en 3844, lorsque tout ce qui pouvait être grand, utile, agréable et beau a été accompli ! Les ruines sont les jalons des tâtonnements de l’humanité. Quand une planète s’essaye à vivre, elle essaye longtemps ; l’enfance du géant de neuf mille lieues est longue ; à l’âge de quarante siècles, elle est encore à la mamelle de sa mère l’Expérience. Félicitons-nous d’avoir reçu la vie au meilleur moment ; et dans l’intérêt de nos fils, travaillons même à soigner le bien que nous avons pour changer en mieux. »
Ce discours fut accueilli par un silence solennel, indice des émotions profondes, et le grand artiste Albert Segor, qui a son domicile au troisième étage de l’Atlas, entonna l’hymne de la fraternité mappemondaine. Cent mille voix répètent ce fameux refrain :
Frères, chantez ! voici les temps prédits ;
Dieu, sur la terre, a mis le paradis.
Joseph MÉRY, Un mariage à Paris, 1856.
NOTES
1. Inscription du fronton de l’église de la Madeleine, temple renouvelé des Grecs.
2. Inscription absurde par le fond et la forme, et qu’on est honteux de lire sur le stylobate de la colonne Vendôme ; et il y avait en 1805 une académie d’inscriptions et belles-lettres !!!
3. La statue de Louis XIV sur la place des Victoires. Le roi, sur son cheval, est coiffé et habillé en empereur romain, et sur le bas-relief, en perruquier français.
4. La fontaine de Jean-Gougeon, au marché des Innocents ; les vers de l’inscription sont du poète français-latin Santeuil, prêtre qui croyait aux nymphes.
5. Le Panthéon ou Sainte-Geneviève, selon la chance des révolutions et des restaurations.
6. L’école de Droit à côté du Panthéon.