La bataille de Cuton Moor
par
William Julius MICKLE
La bataille de Cuton Moor, nommée aussi de North-Allerton ou de l’Étendard,
fut livrée, en 1138, aux Normands et aux Anglo-Saxons réunis,
par les Écossais secondés d’émigrés normands.
Les premiers furent vainqueurs.
Le ciel obscurci s’abaissait au-dessus de Cuton Moor, chargé de nuages effrayants.... L’Écosse déplorera d’âge en âge le funeste carnage de cette journée.
La rivière du Tees a gémi souvent en suivant son cours sinueux de ce que l’argent de ses eaux limpides fût autrefois gonflé de sang humain.
Le roi David s’arrêta sur le sommet de la colline, et, contemplant la plaine verdoyante, il vit, par-dessus un marais, cette belle rivière rouler l’argent de ses eaux.
Il contempla le marais verdoyant tout émaillé de fleurs sauvages. « Il m’est bien pénible, dit-il, de songer qu’un rivage aussi frais sera bientôt souillé du sang des hommes.
« Mais, ce qui m’afflige davantage et ce qui oppresse le plus mon cœur, c’est que tant de guerriers si jeunes et si braves, doivent aujourd’hui succomber. »
Le roi des Écossais conduisait à sa suite une aussi magnifique armée qu’il s’en élança jamais sur la plaine. Jamais plus braves guerriers n’enfoncèrent, au signal de la trompette, l’éperon dans les flancs de leurs coursiers : hélas ! fallait-il qu’ils fussent si promptement moissonnés.
Les habitants du Galloway qui descendaient des anciens Pictes, marchaient les premiers au combat : le son de leurs lances brillantes et de leurs larges boucliers se faisait entendre l’espace de plusieurs milles.
Les phalanges normandes mêlées aux bataillons anglais s’avancèrent contre eux ; elles venaient combattre pour l’impératrice Matilde 1 et venger les injures de cette princesse.
Alors s’ébranlèrent à la fois cavaliers et fantassins tous ces guerriers couverts d’armures de fer déployaient un front redoutable.
Le roi David, le prince Henry 2, son généreux fils, jetèrent leurs regards sur la plaine ; ils aperçurent les colonnes anglaises qui s’avançaient joyeusement.
Le monarque alors élevant la voix : « Quel est, s’écria-t-il, quel est dans tout mon camp celui qui me décrira cette armée ? »
Quelqu’un s’avança vers la tente. C’était un Anglais ! Depuis peu de temps, le traître avait déserté ses drapeaux.
« Fais-moi connaître ces phalanges, s’écria le monarque et tu recevras un riche salaire. Quel est ce chef qui pousse vers nous un coursier bondissant et dont les cheveux sont blanchis par l’âge ?
– « C’est Walter de Gaunt : depuis longtemps ses cheveux ont blanchi sous la tente mais il commande à mille bras et les troupes qu’il guide sont intrépides et vaillantes.
– « Et quel est ce chef si brillant dont les bataillons franchissent à grands pas la plaine ? – C’est le jeune comte d’Albemarle qui marche à la tête de sa généreuse phalange.
« On chercherait en vain dans toute cette armée une épée plus affilée ; et ses soldats sont comme lui, pleins d’ardeur et de vaillance.
– « Et quels sont ces deux chevaliers au panache neuf et brillant, et dont les troupes liguées portent la même armure ? Ce sont les Bruces qui, dans ce jour de combat, viennent fonder leur renommée. »
Le roi David alors s’écria, pénétré de douleur : « Je tiens à jamais ces Bruces pour des perfides car ils me doivent mille bienfaits.
« Mais quel est ce chef qui s’élève comme un géant au-dessus des lances qui l’environnent, et dont la masse énorme jette une ombre épaisse au-devant de son coursier ? Walter Espec est le nom de ce chef, et c’est un chef puissant.
« Sa stature est élevée comme un chêne de la montagne, et sa force est inébranlable : nul chef, dans tout le nord, n’osa jamais combattre contre ce héros.
– « Et quel est cet adolescent dont le coursier galope avec grâce autour de ce marécage ? La troupe dorée qui l’environne annonce la grandeur de sa naissance. »
– « Ce jeune héros est Roger de Mowbray, issu de la race des rois : ses vassaux et ses trésors égalent presque les tiens, ô puissant monarque ! »
– « Et quel est ce chef vénérable que je vois s’avancer vêtu d’une robe de pourpre ? ̃ C’est l’évêque des îles d’Orkney qui vient bénir toute l’armée.
« Les autres sont des gentilshommes rivaux de fortune et de renommée : ces vaillants chefs sont venus de Nottingham et du Derbyshire. »
– « Mais qu’aperçois-je qui s’élève et brille au centre de ce front de bataille ? – C’est l’étendard consacré dont l’Anglais tire tant de gloire !
« Haut comme le mât d’un navire, il s’élève éblouissant d’or et de soie ; et sur le sommet de sa lance, une croix révérée rayonne comme le soleil.
« Les bannières de plus d’un saint sont déployés à l’entour ; là sont représentés Saint-Pierre et Jean de Beverly avec Saint Wilfred.
« Des vieillards aux cheveux blancs se pressent en foule autour d’elles : et là plus d’un chef valeureux s’incline et prie du fond du cœur. »
Le roi d’Écosse alors s’écria tristement. « Oh ! quelle serait ma joie si je possédais seulement ce pieux étendard !
« Oh ! si j’avais cette noble enseigne qui flotte avec tant d’éclat, je me rirais de ces armées d’Angleterre et de toute la puissance de ces chefs.
« Si j’avais cette croix révérée qui rayonne à l’égal du jour, je me rirais de cette armée et de sa menaçante fureur. »
Le prince Henry prit la parole, et son discours fut celui d’un héros. « Combattons seulement comme de vaillants hommes et nous ferons fuir ces phalanges.
« Combattons seulement comme de vaillants hommes, et si le Christ ne s’y oppose, cet étendard et la victoire seront bientôt notre partage. »
Le prince Henry fut un chevalier aussi brave que jamais il en combattit sur un champ de bataille ; et dans ce jour fatal, plus d’un guerrier valeureux tomba sans vie sous ses coups.
Le prince Henry fut un aussi beau chevalier qu’il en parut jamais sous l’azur du ciel ; et plus d’une dame écossaise soupira pour ce jeune prince.
Il appela son page et lui parla en ces termes : « Écoute bien mes paroles : sers-moi fidèlement et tu recevras un riche salaire.
« Monte sur le sommet de cette colline ; ce lieu me paraît sûr, et suis de là mon panache au fort de la mêlée.
« Si je viens à tomber épuisé par mes blessures, prends un coursier rapide et vole de ce marécage aux murs de Dumfries.
« Va trouver en ces lieux la belle Adélaïde, tu connais cette illustre dame : elle surpasse en attraits la vierge la plus ravissante.
« Parle-lui de mon sort funeste ; entretiens-la de mon amour et donne-lui cet anneau d’or pour lui prouver ma tendresse dernière.
« Calme le cœur de cette belle ; efforce-toi d’adoucir ses chagrins car je connais ce cœur ; il est noble et sensible et je lui fus toujours cher. »
Les phalanges anglaises s’avançaient rangées en bataille ; et les glaives brillants et les lances étincelantes confondaient au loin leurs éclairs.
Les deux vaillantes armées s’élancèrent alors affamées de carnage, tandis que des milliers d’oiseaux de proie planaient au-dessus de leurs têtes.
Le soleil cacha ses rayons sous de sombres nuées, comme s’il eût frémi de contempler les désastres affreux de ce jour.
Les vents impétueux se levèrent et mugirent, comme pour étouffer les cris et les soupirs des mourants.
L’impitoyable mort entendit l’horrible signal répété d’échos en échos : et elle s’élança sur le champ de bataille pour se repaître de lambeaux humains.
Ce fut la race des Pictes qui la première, en ce jour, commença le carnage : les cris de ces combattants imitaient le bruit de la tempête qui déracine les rochers.
Les fiers guerriers du Galloway commencèrent donc l’attaque dans cette journée de deuil, et leurs cris s’élevaient comme le rugissement du tonnerre au moment de l’orage.
Les boucliers résonnaient contre les épées et les lances ; les dards obscurcissaient la plaine ; et déjà plus d’un guerrier succombant roulait sur la poussière, et plus d’un chef expirait sur le gazon flétri.
Oh ! malheureux, malheureux fut ce jour pour l’enfant, pour l’épouse en larmes ! Car là, de près et de loin, l’affreux trépas saisissait aveuglément sa proie. Jour épouvantable !.... Le ciel semblait submergé sous de ténébreuses nuées : mais plus effrayante encore était la scène du carnage.
Poussés par le bras de la mort, les glaives s’abaissaient et les dards s’élevaient dans les airs : la veuve et l’orphelin maudiront ce jour de malheur.
Pleurez dames d’Écosse ! pleurez et gémissez ; mille vaillants Écossais qui saluèrent le matin, gisaient le soir sans vie, et les corbeaux volaient au-dessus de leurs têtes.
Et vous aussi, charmantes dames de la Joyeuse Angleterre, laissez couler vos larmes, car il est plus d’un brave Anglais que vos yeux ne verront plus.
Soupirez, dames d’Angleterre ! Gémissez et versez des pleurs, car plus d’un noble Anglais qui salua le matin, tomba le soir sans vie et sa visière se rouilla dans la fange.
Les Écossais prirent la fuite mais leur monarque et son fils combattirent longtemps encore.... Brave monarque et brave héritier du trône, vous serez à jamais l’orgueil de l’Écosse !
Les Écossais prirent la fuite, mais leur monarque et son brave fils combattirent vaillamment jusqu’à ce qu’une flèche vola par-dessus le marais et que le prince Henry tombât, les yeux éteints, sur des monceaux de morts.
À cet aspect, son jeune page tressaillit d’épouvante : monté sur un coursier rapide, il s’élança de la colline.
Il traversa le cours charmant du Tees déjà gonflé de sang humain, et chevaucha sans s’arrêter jusqu’aux murs de Dumfries.
La belle Adélaïde s’était rendue au temple, le cœur accablé de tristesse ; et sans cesse, elle s’écriait, en invoquant le ciel : « Sauvez le prince Henry du danger ! »
La belle Adélaïde s’élança vers le chœur où le prêtre chantait d’une voix lente : et sans cesse elle répétait : « Saints bienheureux, sauvez le prince Henry du danger ! »
Elle s’agenouilla devant la croix : ses pleurs coulaient en abondance ; et sans cesse elle s’écriait : « Ô doux Sauveur, sauvez le prince Henry du danger ! »
La belle Adélaïde regarda vers la porte de la sainte demeure, et son cœur battit avec violence ; car elle aperçut le page du prince Henry dont le cheval s’arrêtait sous le portail.
Elle regarda derechef et se sentit prête à défaillir : car elle s’était assurée que c’était le page du prince qui venait en galopant à travers la ville.
« Que le Christ te sauve doux et jeune page ! Qu’il te sauve et qu’il te protège ! Que fait ton aimable prince ? Dis-le moi, je t’en supplie. »
Le page regarda la belle Adélaïde d’un air attendri et consterné ; il la contempla jusqu’à ce que ses pleurs commencèrent à couler.
« Ah ! malheur à moi ! » s’écria la triste Adélaïde. Elle arracha ses blonds cheveux ; et ses mains de lis se tordirent dans les angoisses d’un affreux désespoir.
« L’Anglais reste maître du champ de bataille ; beaucoup d’Écossais ont péri.... – Le prince Henry vit-il ? s’écria-t-elle : tout le reste n’est rien pour moi.
« Le prince vit-il ? Hâte-toi de le dire s’écria-t-elle de nouveau. – Ces yeux ont vu voler une flèche aiguë, ont vu le prince Henry.... tomber ! »
La belle Adélaïde s’assit sur la terre et ne proféra plus une parole ; mais elle devint pâle comme les froides statues qui décoraient le portail ; car son cœur était prêt à se briser.
La rose dont le doux éclat animait autrefois sa joue, venait de disparaître ; mais la blancheur de sa peau de lis était plus belle qu’auparavant.
« Charmante dame, oh ! levez-vous ! s’écria le page : ne demeurez pas ici couchée de la sorte. » Elle ne répondit rien ; mais un soupir qu’elle exhala, parla du tourment de son cœur.
Ses femmes accoururent pour la ranimer, mais leurs soins furent inutiles : chaque passant pleurait de la voir accablée par le désespoir.
Ils la relevèrent du sol et l’arrosèrent d’eau limpide ; mais l’eau de la plus froide source n’était pas aussi froide qu’elle.
On vit alors accourir vers la ville les cavaliers que le prince avait envoyés en diligence pour annoncer qu’il respirait encore et rassurer Adélaïde.
Car lorsque ce malheureux prince tomba, la flèche n’avait point tranché le fil de ses jours : ses guerriers le secoururent et l’emportèrent sans danger.
Ils secoururent leur malheureux prince et le transportèrent à Carlisle ; et là respirait ce jeune héros quoique blessé, triste et souffrant.
La belle Adélaïde entendit la surprenante nouvelle et trois fois elle soupira de joie : puis, accablée de tant d’émotions diverses, l’infortunée se leva.... sourit.... et mourut.
Les pleurs que ses dames versèrent jaillirent eu abondance le vent qui murmurait alors était chargé de leurs soupirs.
Le page vit descendre la belle Adélaïde au sein d’une tombe profonde, et placer à sa tête un monceau de gazon et à ses pieds une pierre.
Alors il se remit en route avec des pleurs et des sanglots, et se rendit à Carlisle tout vêtu de noir.
Il courut où logeait le prince et fléchit humblement le genou. « Que fait la belle Adélaïde ? mon page, venez me le dire.
– « La belle Adélaïde !.... hélas ! cette beauté si rare est morte et dans la tombe : à sa tête s’élève un monceau de gazon, et ses talons reposent sur une pierre.
« La belle Adélaïde est morte et dans la tombe : les vers dévorent son sein et c’est pour l’amour de vous, ô mon prince, que cette beauté n’est plus ! L’herbe croît, la pierre se dresse où cette belle repose.
Le prince alors soupira tristement le chagrin accablait son cœur : il frappa sa poitrine et ses pleurs commencèrent couler.
« Es-tu dans la tombe, mon Adélaïde ! es-tu partie ? s’écria-t-il : Plût au ciel qu’avec toi j’eusse perdu la vie, ô mon fidèle amour !
« Tu m’es ravie, ô mon Adélaïde ! la tombe te dévore : un tertre de gazon s’élève à ta tête chérie, une pierre à tes pieds !
« Le gazon qui croît sur ta tombe, chère Adélaïde ! sera baigné de mes larmes, et la pierre qui s’élève tes pieds doit s’amollir, ô mon amour ! avant que je t’oublie. »
Lorsque la nouvelle de la bataille gagnée dans le nord, fut arrivée en Angleterre, le roi Étienne et toute sa noblesse, allèrent avec joie au-devant des vainqueurs.
Il s’ouvrit alors des joutes et des tournois, et les festins suivirent les festins ; et le peuple se réjouit avec des transports d’allégresse, de la victoire du Cuton-Moor.
Mais de nombreux soupirs se mêlèrent aux vents et d’abondantes larmes à la pluie ; car plus d’un cœur fut brisé par la bataille de Cuton-Moor.
Plus d’une veuve abandonnée, plus d’un orphelin sans appui et plus d’une vierge maudirent la victoire du Cuton-Moor.
La belle Adélaïde était dans la tombe : les pleurs de ses dames coulaient, et plus d’un malheureux pleura avec elles le désastre du Cuton-Moor.
Le prêtre lui-même pleura, lorsqu’il chanta la messe pour les âmes de ceux qui avaient péri à la bataille du Cuton-Moor.
William Julius MICKLE.
Recueilli dans Ballades, légendes et chants populaires
de l’Angleterre et de l’Écosse,
publiés par A. Loève-Veimars, 1825.
1 Veuve de l’empereur Henri IV et remariée à Geoffroy Plantagenet, comte d’Anjou.