Zywila
par
Adam MICKIEWICZ
Les Grecs et les Romains, dans leurs histoires, nous ont transmis, en suffisance pour notre édification, des actes de femmes vertueuses et d’un cœur quasi viril. Notre Lithuanie, elle aussi, ne manquerait point de semblables exemples, si quelqu’un eût su les découvrir dans ses fastes et les retracer d’une plume d’or ; mais voyant, hélas ! qu’il n’y a pour y songer âme qui vive, j’ai pris à tâche, autant du moins que je le puis, de vous présenter une courte légende tirée des anciennes chroniques.
Vers l’an du Seigneur 1400, il régnait sur Nowogrodek, Slonim et Lida ; un riche et puissant prince nommé Koryat. Il avait une fille unique d’une étonnante beauté et qu’on appelait Zywila, c’est-à-dire Diane ; car, par sa grâce merveilleuse, elle égalait presque cette déesse, et l’on pensait communément qu’elle éprouvait pour le mariage une vive répugnance ; vainement, en effet, des princes et de grands seigneurs avaient-ils envoyé de contrées lointaines leurs ambassadeurs demander sa main : à chacun elle avait opposé le même constant refus. Ça fit naître le bruit qu’elle voulait demeurer jusqu’à la fin de ses jours dans l’état de virginité. Mais son obstination tenait à de tous autres motifs. Depuis un certain temps, la princesse Zywila s’était secrètement énamourée du Lithuanien Poray, homme au cœur héroïque, que ses éclatants succès à la guerre avaient placé très avant dans la faveur de Koryat, si bien qu’en son absence c’est lui qui gouvernait l’État. Aussi ne lui était-il pas difficile de se ménager avec sa bien-aimée de fréquents et mystérieux rendez-vous, pendant lesquels ils s’exprimaient leur amour et se consolaient mutuellement.
Il advint que le prince Koryat, au retour d’une rapide expédition, s’attrista grandement en remarquant un profond changement dans sa fille chérie. Ces larmes, ces soupirs, ces pâleurs, ce trouble, ces frissons continuels devant son père, lui révélèrent tout : « Fille dénaturée, s’écria-t-il, voilà donc que l’inconduite et le désordre t’ont fait déshonorer pour toujours la maison paternelle ; disparais de ma présence ; toi et celui qui t’a induite à mal, vous périrez d’une mort cruelle. » On proclama officiellement par la ville, au son de la trompette, que quiconque dénoncerait l’amant de la princesse, ou fournirait à cet égard des indications, s’en retournerait richement récompensé. Mais autant en emporta le vent, puisque personne ne savait rien de ces secrètes amours, ou, le sachant, ne les dévoila à Koryat. La princesse Zywila avait été prise en singulière affection par ses serviteurs et sujets ; et quant au guerrier Poray, qui pleurait à la dérobée son malheur, il savait montrer à la cour un joyeux visage, et nul ne le soupçonnait.
Koryat, voyant que toute sa surveillance et toutes ses recherches devenaient infructueuses et n’aboutissaient à rien, tourna ses efforts contre sa fille et n’épargna point la menace ; mais la patience de celle-ci ne se lassait pas. « Mon père, lui dit-elle, j’avoue que je mérite un lourd châtiment ; punis-moi, me voici ; je n’ignore pas que je suis indigne de ta miséricorde, mais je ne puis entraîner dans ma perte un être innocent, de peur d’offenser les dieux plus grièvement encore. » Le prince alors se départit un peu de ses premières rigueurs, et il essaya de la prendre par la douceur ; dissimulant sa colère sous de soyeuses paroles, il lui promettait de lui pardonner sa faute, si seulement il lui était donné de connaître le nom du séducteur.
Zywila se taisait, ne répondant que par ses larmes et ses sanglots. Le prince, transporté de fureur, ordonna d’enchaîner sa fille unique et de la jeter sous bonne garde au fond d’un cachot, d’où elle ne devait sortir que pour être bientôt conduite au supplice.
Qui pourrait décrire les lamentations, le violent chagrin et les larmes dont fut remplie la ville entière : naguère la nation considérait la princesse Zywila comme une déesse de l’honnêteté ; elle l’aimait à l’égal d’une mère adorée, car elle se plaisait à soulager le pauvre monde et tempérait l’humeur du prince envers ses sujets.
Le peuple en masse se pressait dans la cour du palais, pleurant amèrement et mendiant pitié pour la pauvre princesse, sans pouvoir rien obtenir.
En ce même temps, les frontières étaient troublées par les incursions que les princes ruthéniens faisaient en Lithuanie. Iwan, ayant rassemblé force soldats de toute espèce, parcourait le pays, et promenait par les villes le fer et le feu. Avant que la nouvelle ne s’en fût répandue, une foule d’honnêtes habitants avaient déjà souffert, et lui, par une marche rapide, s’était avancé jusqu’à la capitale, à proximité de laquelle il établit son camp.
Cela se passait la veille des fêtes de Perun : le lendemain devait avoir lieu le supplice de la princesse Zywila.
Poray fut détaché par Koryat avec une poignée de guerriers d’élite pour arrêter l’ennemi, pendant qu’on ferait sur les remparts les préparatifs nécessaires. Quoiqu’il eût affaire à un envahisseur cruel et de beaucoup supérieur en nombre, il ne s’en effraya point, mais il fondit avec une telle impétuosité sur les troupes qui avançaient sans ordre, qu’il les tailla en pièces et les rejeta derrière leurs retranchements de chariots ; cette journée aurait été témoin de la destruction totale des Ruthéniens, si la nuit n’eût mis fin au combat.
Poray, sans perdre de temps, enveloppa des siens l’armée ennemie, puis courut, de sa personne, porter à la ville cette heureuse nouvelle. La ville célébra de grandes réjouissances. Koryat alla au-devant de Poray, avec un nombreux cortège, et lui rendit toute sorte d’honneurs en le proclamant son sauveur. Il l’invita à un banquet au château : dès qu’ils furent seuls, Poray tomba aux pieds du prince et, se tenant prosterné, lui rappela en détail ses actes de fidélité : « Mon prince et seigneur, voici que j’ai taillé ton ennemi en pièces et les dieux te donneront de le détruire entièrement ; je me regarderai comme amplement récompensé, si tu ne fais point périr ta fille unique, mais si, au contraire, tu daignes me l’accorder pour femme ; et, en reconnaissance de cette grâce, je te consacrerai mes biens et ma vie. » Le prince, au lieu de lui témoigner de la bonté, laissa percer son mauvais vouloir et répliqua en ces termes : « Poray, tu m’as à la fois rempli de joie et de chagrin ; je me réjouis à l’énumération de tes dignes services, mais tu réclames une récompense qu’il n’est point en mon pouvoir d’accorder. Tu sais que nos saints et grands ancêtres, les princes lithuaniens, ne donnaient point leur fille en mariage à leurs sujets. Malheur à quiconque, sans respect pour son sang, dispose de sa personne à la légère ! Malheur aussi à celui que le succès enorgueillit et auquel il inspire de trop hautes visées ! En mettant de côté ces considérations, ma fille dénaturée a terni l’honneur de ma maison princière. Je me refuse à croire que tu l’aies précipitée dans cette honte. Mais d’où vient ton subit amour pour cette criminelle ? Je ne le comprends pas. Il faut que tu te laves de ce simple soupçon, et je verrai alors ce qu’il me restera à faire. »
Après cet entretien, ils se séparèrent ; très satisfaits en apparence, ils dissimulaient tous les deux leur fureur. Poray, blessé au vif par l’ingratitude de son maître, et comme frappé de la foudre, pressentit qu’un malheur était suspendu sur sa tête. C’est pourquoi il se résolut à une vengeance que déjà il couvait au fond de son cœur. Le prince pensait de son côté qu’évidemment, par cette relation coupable avec la princesse, jointe à ses succès militaires, il voulait s’emparer de sa capitale. Il réfléchit donc aux moyens de lui enlever la vie, mais il n’osait le faire à l’instant même, de peur qu’il ne s’ensuivît un mouvement parmi le peuple, qui, dans la ville, acclamait Poray comme son sauveur ; de plus, jusqu’à l’entier écrasement de l’ennemi, le bras de Poray lui était encore nécessaire.
Cela se passait dans la nuit d’avant la fête de Perun : le lendemain devait avoir lieu le supplice de la princesse Zywila.
Pendant ce temps, Iwan, vaincu et étroitement resserré, s’attendait à voir arriver le moment fatal ; privé de tout espoir, il se tourmentait sans savoir qu’entreprendre. Tout à coup les gardes du camp arrivent lui dire qu’un guerrier couvert d’une noire armure est arrivé au camp et réclame une audience du prince. Ordre fut donné de l’introduire. Il s’avança et dit : « Kniaz Iwan, je suis Poray qui deux fois ai défait tes soldats et par qui tu es cerné de toutes parts. Je viens remettre dans tes mains la ville et son prince avec toutes ses richesses et son armée. Il faut seulement que tu t’engages par un serment solennel à ne pas anéantir la population par le fer et le feu, et à me donner pour femme en toute sécurité certaine princesse détenue dans la ville. »
Déjà allait poindre l’aurore du jour de la fête de Perun, et ce jour-là devait avoir lieu le supplice de la princesse Zywila.
Soudain un fracas et un tumulte inattendus s’élèvent dans la ville ; les citoyens les plus énergiques périssent en s’opposant à cette violente irruption ; dominés par la crainte, les autres font leur soumission à l’ennemi.
Poray brise les portes de la prison et trouve, c’est honteux à dire, sa bien-aimée, pâle, à moitié morte, abandonnée sur une couche grossière dans un obscur cachot. À la vue de Poray, elle perdit connaissance.
On la transporta dans la rue pour la faire revenir à elle et rappeler ses esprits. On s’empressait autour d’elle, sans qu’elle sortît de son évanouissement ; à ce spectacle, le peuple accourut ; il y eut des plaintes et de grands cris : elle demeurait privée de sentiment. À la fin elle ouvrit des yeux reconnaissants et fut étonnée de voir le peuple en foule et des ennemis en armes. Poray, s’approchant, lui dit : « Bannis toute crainte, ma très chère, ce sont les guerriers d’Iwan, les vengeurs de nos offenses, dont la protection ne nous quittera plus. » À ces mots, Zywila fut près de s’évanouir de nouveau ; soudain elle tira du fourreau le glaive de Poray et en dirigea la pointe contre sa poitrine avec tant de force qu’elle le transperça d’outre en outre. « Traître, s’écria-t-elle, la patrie était donc si peu de chose à tes yeux, que tu l’as vendue pour un peu de cette beauté ; homme sans honneur, c’est ainsi que tu m’as payée de mon fidèle amour ! Et vous, citoyens, qui restez immobiles, comme si cela ne vous concernait point, ne tournerez-vous pas contre ces brigands votre colère et vos vengeances ? » En achevant ces mots, elle se jeta avec son glaive sur l’ennemi le plus proche : à cette vue, le peuple, remué comme si on l’eût aspergé de flammes, et prenant ce qui lui tombait sous la main, courut sus aux Ruthéniens, qui ne s’attendaient à rien de semblable. On en extermina un grand nombre dans les maisons et dans les rues ; on prit Iwan et l’on emprisonna le reste. Zywila accourut sur la terrasse où se tenait Koryat, qu’on venait de délivrer : « Mon père ! » s’écria-t-elle, et elle tomba sans vie.
On l’enterra au pied de la montagne de Mendog ; à cet endroit, on éleva un tumulus et l’on planta des arbres en souvenir. Les vieillards, en rendant grâce à Dieu tout-puissant de ne pas les avoir livrés à la honte et aux moqueries de l’ennemi, répètent à leurs enfants le nom de Zywila.
1866.
Adam MICKIEWICZ, « Légendes lithuaniennes »,
dans Mélanges posthumes, vol. II, 1879.