Le désespéré
Au Comte A. de Pontmartin
I
Les bourgeons ont verdi sur la forêt chenue.
Avec l’épais brouillard longtemps amoncelé,
Les corbeaux sont partis, l’hirondelle est venue,
Dans la pourpre de l’aube avril s’est révélé.
Avril, chants et parfums ! avril, joie et lumière !
Le ciel a dévoilé ses rayons éclatants.
Un frémissement court dans les flancs de la terre,
Qui, par cent voix, s’écrie : allégresse au printemps !
Le long du sentier creux où déjà les ramures
Versent leur ombre au sol de gazons tapissé,
Qu’il fait bon, ô poète, écouter les murmures
Des grands bois dont souvent la rumeur t’a bercé !
Vague fourmillement d’insectes dans les mousses,
Bruissement d’oiseaux jouant dans les buissons,
Vol des brises jasant parmi les jeunes pousses,
Mélange harmonieux de cris et de chansons !
La fontaine gazouille et cache sous les aulnes
Le bassin débordant de son flot azuré,
Où les merles siffleurs vont baigner leurs pieds jaunes,
Où s’abreuve à midi le chevreuil altéré.
Des clameurs qui de loin arrivent par bouffées
Rappellent le village et se perdent dans l’air :
C’est un chant de pasteur, des notes étouffées,
Un bœuf au joug qui brame, un coq qui chante clair.
Avril, salut que donne à tout la Providence,
Regard fécond du ciel et sourire d’amour,
Hymne de liberté, prémices d’abondance,
Sérénité des nuits, rayonnement du jour,
Qui donc les décrira, tes merveilles divines ?
Ô réveil, renaissance, épanouissement !
D’un souffle plus puissant tu gonfles nos poitrines,
Tu remplis notre cœur d’un pur enivrement !
Pourtant, par ce matin de splendeur printanière,
Dans ce chemin des bois qui vient de refleurir,
Passe un homme qui touche à son heure dernière
Et qui va s’isoler parce qu’il veut mourir !
II
Jeune encore, courbé sous le poids de la vie,
Par la sente, pensif, précipitant ses pas,
Il n’entend point d’avril l’appel qui le convie,
La fleur naît devant lui, mais il ne la voit pas.
Se tuer, c’est son but, son espoir et son rêve.
– Arrête ! quel chagrin t’obsède ? Quel remord
T’effraye, ô malheureux, et te poursuit sans trêve,
Pour vouloir ne chercher d’abri que dans la mort ?
Ah ! je la sais, la mort, je la sais fière et grande,
Sur le champ où le brave expire sans effroi,
Dans l’arène où du sang le martyr fait l’offrande,
L’un vengeant son pays, l’autre attestant sa foi !
Alors la mort est noble, alors la mort est belle,
Et l’on peut envier l’athlète qu’elle abat ;
L’ouvrier qu’a broyé la machine rebelle ;
Le médecin frappé par le mal qu’il combat ;
L’apôtre qui périt sur la terre lointaine,
Pionnier de la lumière et de la vérité ;
Le chercheur d’inconnu qui tombe, quand l’entraîne
L’amour de la science et de l’humanité.
Ceux-là, héros obscurs ou cités chez les hommes,
Peuvent mourir en paix, leur trépas est béni ;
Ils ne regrettent rien de ce monde où nous sommes,
Que de quitter l’ouvrage avant qu’il soit fini.
La mort, interrompant leur labeur méritoire,
Mais leur laissant l’honneur du devoir accompli,
Donne aux lutteurs vaincus comme un linceul de gloire
Et met une auréole au front qu’elle a pâli.
Oui, que le sang longtemps coule encor dans nos veines
Ou qu’il doive en nos cœurs avant peu se tarir,
Qu’importe ! envisageons la mort sans terreurs vaines,
Puisque, pour savoir vivre, il faut savoir mourir !
Mais il est une mort, – le suicide infâme, –
Dont seul un insensé peut se justifier :
Elle prendra ton corps, mais crois-tu que ton âme
S’y doive anéantir ou s’y pacifier ?...
Quelle heure choisis-tu ? Regarde la nature
En son travail actif et sa fécondité !
Vois, tout concourt à l’œuvre ; à chaque créature
Une tâche s’impose, un rôle est affecté.
Ne sens-tu point partout la vie universelle
Qui, redoublant d’ardeur, circule en chauds frissons,
Éclate en rayons d’or, en flots d’argent ruisselle,
Déborde en cent parfums, s’épanche en mille sons ?
Tout ce qui naît mourra ! sous la faux la fleur tombe ;
L’arbre, roi des bois, penche et s’affaisse à son tour ;
Et dès le berceau l’homme est promis à la tombe :
Mais tout être mortel doit attendre son jour.
Ce hêtre, dont la cime est comme décharnée,
Ne saura plus porter ni feuilles ni fruit mûr :
Il était pris de lèpre, et, d’année en année,
Le mal apparaissait plus profond et plus sûr ;
Contre l’assaut fatal de la mort ennemie,
Cependant le vieux hêtre a fermement lutté...
Tu luttes aussi, toi, mais c’est contre la vie,
Ta propre main te voue à la stérilité !
N’est-il donc nul lien qui t’attache à la terre ?
Quoi ! tu n’aimes personne et tu ne crois à rien ?
Qui que tu sois, tu peux rendre encor dans ta sphère
Ton existence utile et faire un peu de bien.
Le sort t’a-t-il frappé sans justice ? ou d’un crime
Traînes-tu le poids lourd, subis-tu le tourment ?
Souffre virilement, si tu n’es que victime ;
Si tu dois expier, souffre docilement !
III
Il ralentit sa marche, il hésite, il s’arrête,
Il songe : revoit-il le foyer paternel ?
Pense-t-il aux baisers de sa mère inquiète,
Alors qu’il accourait, enfant, à son appel ?
Doux souvenirs charmants, comme un reflet d’aurore,
Vous parlez vainement à son cœur desséché.
Une arme est dans sa main... dix pas, dix pas encore,
Derrière ce massif il sera bien caché.
Il pourra consommer l’œuvre impie à son aise :
Couvrant l’humanité d’un immense mépris,
Il se délivrera du fardeau qui lui pèse.
Mais pourquoi reste-t-il immobile et surpris ?
Il venait au hasard chercher la solitude
Et croyait la trouver dans le fourré désert :
Non. Le petit sentier, trompant sa certitude,
Au bord d’une clairière aboutit et s’y perd.
Deux chemins s’y coupaient. Sous les festons du lierre
Une croix de granit se dressait au soleil,
Et, dans le carrefour inondé de lumière,
Avril resplendissait d’un éclat sans pareil.
Les arbres, oublieux du givre et des rafales,
Enguirlandaient de vert leurs branches en arceaux ;
L’émail des fleurs cachait le sol sans intervalles
Et les buissons déjà portaient des nids d’oiseaux.
Hôte de ce palais bâti par Dieu lui-même,
Un pauvre mendiant, brisé d’ans et de maux,
Voûté, boiteux, ridé, loqueteux, chauve et blême,
Traînait là sa misère, à l’abri des rameaux.
Passant devant la croix, il se signa la face,
Vint au pied du granit péniblement s’asseoir,
Puis, au bout d’un instant, tira de sa besace
Et se mit à ronger un morceau de pain noir.
Et la croix de Jésus, image solennelle,
Symbole consolant d’espoir et de pardon,
Protégeait de son ombre auguste et maternelle
L’homme dans sa détresse et dans son abandon.
Et l’autre, l’homme armé, de son regard farouche
Contemplait ce tableau, sous l’azur radieux ;
Un souffle entrecoupé faisait trembler sa bouche,
Et c’était comme un voile arraché de ses yeux.
La chanson des bouvreuils, les rumeurs indécises
Des feuillages naissants, des ruisseaux ignorés,
Avec les bruits lointains apportés par les brises
Et du fond des hameaux et des champs labourés,
En une seule voix, pour calmer son délire,
S’unissaient : du devoir n’était-ce pas la voix ?
« Coupable ou malheureux, semblait-elle lui dire,
Regarde ce vieillard et regarde la croix ! »
Devant le mendiant, devant la croix de pierre,
C’en était fait, son cœur allait donc s’attendrir !
Une larme roulait au bord de sa paupière
Et le désespéré ne voulait plus mourir !
Achille MILLIEN.
Paru dans Poésies de l’Académie
des muses santones en 1895.