L’enfant sauvé

 

 

                                            I

 

C’est une maison basse, au toit noir, isolée

Dans les champs, par le vent en fureur ébranlée.

Là, tandis qu’au dehors la neige, dans la nuit,

Tombe d’un ciel lugubre où nul astre ne luit,

Un tison, qui s’éteint sur les landiers rustiques,

Jette en mourant aux murs des lueurs fantastiques

Et l’ombre d’une femme accroupie au foyer.

Que fait-elle à cette heure ? et qu’a-t-elle à veiller,

Quand, frappant sans répit la maison solitaire

La bourrasque nocturne épouvante la terre ?... –

Elle se dresse, marche, et parle en sanglotant,

Revient vers l’âtre obscur, puis au bout d’un instant

Elle court à la porte, elle l’ouvre, affolée,

Elle écoute, tendant sa tête échevelée...

L’écluse au loin mugit, le vent bat les rameaux

Et, dominant le bruit de la bise et des eaux

– Pour que de cette nuit l’horreur soit plus profond, –

Sinistre, au fond du val un cœur du canon gronde...

 

 

                                            II

 

Le canon ! – Tout le jour, du seuil de la maison

Elle entendit sa voix tonner à l’horizon.

Hélas ! c’était la fin de la terrible année

Qui vit sur notre sol la guerre déchaînée

Et dont le souvenir ne nous quittera pas !

– Or, cette femme ayant, dès les premiers combats,

Perdu son seul enfant dont elle était si fière,

Pensait bientôt aller au fond du cimetière

Endormir le chagrin qui lui rongeait le cœur.

Le père, en même temps qu’une grande douleur,

Taciturne, éprouvait la soif de la vengeance

Il ne demandait rien au ciel, pour allégeance,

Que de voir les Prussiens massacrés sans pitié

Et son deuil par cent deuils à la fois expié !...

– Cependant l’ennemi venait à pas rapides,

Le canton se couvrait d’envahisseurs cupides,

Même, un jour, la bataille à tel point s’approcha

De la maison, que l’homme en hâte décrocha

Son fusil et partit. La femme désolée

Put entendre l’affreux éclat de la mêlée,

Les chevaux, les canons sautant sur les affûts,

Un vacarme sans nom... – Et tous les bruits confus

Au coucher du soleil avaient paru s’éteindre ;

Mais l’homme n’était pas rentré !...

 

 

                                            III

 

                                                          Doit-elle craindre

Que le père ait rejoint le fils ?... Et désormais

Faudra-t-il sous ce toit vivre seule à jamais, –

Si vivre sans amour et sans espoir, c’est vivre ?

Que Dieu plutôt l’appelle et bientôt la délivre !

– Mais dans l’obscurité de cette nuit d’enfer

Filtre un pâle rayon ; l’aube d’un jour d’hiver

Éclaire vaguement la neige de la plaine.

Au fond du firmament l’ouragan cesse à peine,

La bise par instants passe comme un frisson

Le rideau noir des bois se tend à l’horizon

Et, là-bas, aux brouillards de la lande embrumée

Un village en feu mêle une jaune fumée...

Pauvre femme ! son homme attendu vainement,

Blessé, mourant, gelé, peut-être en ce moment

L’appelle !... À ce penser qui double ses alarmes,

Elle prend son bâton, et sort, les yeux en larmes.

 

 

                                            IV

 

Elle part bravement, va sous le ciel blafard

Droit au bois, trébuchant dans la neige, au hasard.

Elle entend, vers le val où s’éteint la tempête

Le grondement lointain du bronze. Elle s’arrête

Tout-à-coup : un corps d’homme est là, couché ; son sang

Rougit la terre humide et se fige à son flanc.

C’est un jeune soldat abattu par la guerre

Et qu’attendra longtemps, hélas ! sa vieille mère !

Elle reste clouée au sol par la stupeur ;

Des corbeaux alentour croassent ; elle a peur,

Elle veut fuir : son pied heurte un autre cadavre...

D’autres encor... Devant ce tableau qui la navre

Son sein se glace, elle est comme près de mourir ;

Elle ne voit plus rien et se prend à courir

À travers les débris qu’a laissés la mitraille.

Elle se croit enfin loin du champ de bataille ;

Elle se trouve au bord du bois ; à l’horizon

Se détache en relief le toit de sa maison

Qu’elle va regagner, toute hors d’elle-même !

 

 

                                            V

 

Tandis qu’en ce moment d’anxiété suprême

Elle contient son cœur, qui bat à se briser,

Et dit une oraison, ses yeux vont se poser

À quelques pas plus loin, sur une masse grise.

Est-ce une illusion, une horrible méprise ?

Non, son regard distingue une femme qui dort

De l’éternel sommeil. Le rictus de la mort

Contracte son visage. Elle garde près d’elle,

Sur un pan de sa robe, un enfant blême et frêle

Le sien sans doute, hélas ! roulé dans ses haillons

Avec ces petits soins et ces précautions

Qui révèlent la main aimante d’une mère.

Son costume n’est point du pays : étrangère,

Quel amour, quelle peine ou quel espoir fatal

L’arracha pour jamais à son foyer natal ?...

Loin de fuir ce nouveau spectacle de détresse

Dont s’accroissent pourtant sa crainte et sa tristesse

L’autre femme en tremblant s’approche : elle a cru voir

Le pauvre abandonné faiblement se mouvoir.

Il vit encor ; ses yeux s’ouvrent, sa main s’agite...

Sans céder à l’effroi, sans que son cœur hésite,

Elle court à l’enfant qui va mourir de froid

Le saisit et déjà l’emporte vers son toit.

 

 

                                            VI

 

Ô sentiment sacré ! par quel touchant mystère

Dans la femme toujours se retrouve la mère !

– En pensant à son homme absent, peut-être mort,

Elle étouffe d’angoisse, et pourtant, sans effort

Et d’instinct, elle a pris l’enfant sur sa poitrine

Comme un avare prend son or ! Elle chemine,

Elle donne un regard au petit orphelin,

L’entoure doucement de son mouchoir de lin

Et lui dit quelques mots tout bas ; contre la neige

Qui menace, elle étend sa main qui le protège.

Et lui, semble comprendre et sourit tristement.

La bonne femme marche... hélas ! à tout moment

Elle se sent à bout de force et de courage,

Chancelle et, touchant presque au seuil, le front en nage,

Elle se dit pourrai-je arriver jusque-là ?

Elle ouvre enfin la porte... Ô bonheur ! le voilà,

Le mari, morne, pâle, assis sur l’escabelle

Son fusil sur la terre : « Ô mon homme, dit-elle

Le bon Dieu soit béni ! » – Puis elle s’affaissa

En lui tendant l’enfant...

 

 

                                            VII

 

                                        Comme elle l’embrassa,

Le brave homme, aussitôt que ses yeux se rouvrirent !

Ensuite elle lui dit les terreurs qui la prirent,

Pleure, se réjouit, lui conte son tourment,

L’horrible nuit passée à l’attendre, et comment

Elle partit dès l’aube et seule à sa rencontre

L’homme parle à son tour du combat ;... il lui montre

Son bras droit qu’un uhlan atteignit en passant

Et d’où tombent encor quelques gouttes de sang.

Voici qu’elle s’effraie !... en vain il la rassure

Elle veut voir, toucher et panser la blessure ;

Elle lave la plaie, en se désespérant

D’un malheur qui pouvait, hélas ! être plus grand !

Quand un vagissement indistinct lui rappelle

L’enfant, qu’elle oubliait, l’enfant sauvé par elle.

 

Il est là, sur le lit où l’homme l’a posé

Son front qui se ranime a pris un teint rosé.

La femme a bientôt fait de narrer l’aventure

« Vois comme il est gentil, l’innocent ! sa figure

Est bien celle d’un ange... Oh ! nous le garderons

Mon homme, n’est-ce pas ? et nous l’élèverons... »

Oui, l’un et l’autre, unis dans la même pensée,

Veulent continuer leur œuvre commencée.

L’enfant calmé les suit de son regard surpris,

Clair comme une belle aube et doux comme un souris ;

Il porte sur son sein un médaillon de cuivre

L’homme, qui sut jadis épeler dans un livre,

Tente de déchiffrer l’étrange inscription

Du métal ; il se penche avec attention...

Tout à coup, un juron s’échappe de sa bouche

« C’est l’enfant d’un Prussien ! » et tremblant et farouche,

Il s’éloigne, les poings serrés, l’œil menaçant !

 

 

                                            VIII

 

La femme entend, pâlit, se tait en frémissant,

Puis cherchant, pour sauver le pauvre petit être,

Une pieuse ruse, elle répond : « Peut-être

N’est-il pas étranger... La guerre a des hasards...

L’écriture est menteuse... Il faut voir ! des vieillards

Comme nous sont sujets à se tromper. Que faire ?

On ne peut le laisser pourtant dans la misère !

En le plaçant ainsi mourant sur mon chemin,

Le bon Dieu l’a voulu confier à ma main.

Nous avions notre fils... »

                                         – « Qui nous l’a mis en terre,

Sinon de cet enfant ou le père ou le frère ?...

Qui, me visant au cœur, n’a touché que mon bras ?

Qui donc ?... » – Elle frissonne : elle ne cède pas.

« Ah ! nous voilà, mon homme, au bout de nos carrières ;

Mourir sans un ami qui ferme nos paupières

C’est triste !... Celui-ci ne pourra faire moins

Que de payer d’amour nos bontés et nos soins !... »

L’homme se lève avec un geste de colère

« Malheur à qui voudrait nourrir cette vipère !

Mieux vaut périr, nu, seul, perclus, – je te le dis ! –

Que de voir un enfant de ces Prussiens maudits,

Dont tu ne connais pas l’astuce ni l’audace,

L’âme en fête, épier le jour où je trépasse,

Et, même avant ma fin, parler en maître ici ! »

– « Eh bien ! dit-elle en pleurs, prends-le donc, le voici !

Porte-le maintenant sous le bois, dans la neige,

Et que sa mère morte, elle au moins, le protège,

Puisqu’il est des vivants repoussé sans merci

Et qu’un chrétien peut être à ce point endurci ! »

Elle saisit l’enfant qui pleure, le présente

À l’époux, et, jetant sa plainte attendrissante,

La frêle créature ouvre ses petits bras

Comme pour demander secours. L’homme à grands pas

Marche, impassible... Enfin la pitié le désarme !

Tant de faiblesse ! tant de malheur !... une larme

Mouille ses yeux gonflés qu’il cache sous ses doigts ;

Il cède, en murmurant de sa plus grosse voix :

« Puisqu’il est sous mon toit, sans aide, sans défense,

Qu’il reste ! qu’il ignore à jamais sa naissance !

Si nos leçons, nos soins ne sont pas superflus

Nous en ferons peut-être un bon Français de plus ! »

 

 

 

Achille MILLIEN.

 

Paru dans la revue

de l’Académie des belles-lettres, sciences et arts

de La Rochelle.

 

 

 

 

 

 

 

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