Le crapaud
par
O.-V. de L. MILOSZ
Un garçon et une fille de ferme chargeaient de fumier une charrette. Un crapaud troublé dans sa méditation leur saute dans les jambes. Le valet lève déjà sa fourche pour l’écraser. La servante lui saisit le bras et s’écrie : laisse-le vivre, va, quel mal t’a-t-il fait ?
L’humble philosophe s’éloigne en rampant, à la distance d’environ une toise s’arrête d’un air préoccupé, puis, ayant ressaisi le fil de sa pensée rompu par l’émotion, disparaît d’un bond dans l’herbe touffue.
Le lendemain, nos villageois reprennent leur travail. Un homme déjà sur l’âge, d’un embonpoint voisin de la difformité et vêtu d’un ample surtout, salue le laborieux couple et s’attarde à suivre ses mouvements d’un regard interrogateur de ses gros yeux pleins de bonté.
« Ma fille, j’aurais un petit mot à vous dire à l’oreille.
– Faites donc, je vous prie, Monsieur.
– Une personne de qualité qui vous a vue dernièrement à l’ouvrage admire grandement votre savoir-faire et vous veut du bien. Elle m’a chargé de vous inviter à une fête qu’elle donne cette nuit dans sa maison.
– Mais je ne la connais pas...
– Ça ne fait rien, venez-y quand même.
– Comment quitterais-je mon travail sans une permission du fermier notre maître ?
– Je l’obtiendrai pour vous. »
Grâce à la jovialité de M. Rondelet, l’autorisation fut accordée et les deux nouveaux amis partaient aussitôt, bras dessus bras dessous, pour le bal dont les merveilles inconnues remplissaient la jeune fille de curiosité et de crainte.
Après avoir suivi pendant quelque temps la grand-route, nos voyageurs s’engagèrent dans un sentier qui se déroulait interminablement à travers une région de plus en plus marécageuse. Afin d’éloigner les mauvais esprits déguisés en feux follets, le barbon suspendait de temps en temps sa marche et, les yeux hors de la tête, soufflait dans une petite flûte pour en tirer une note unique mais si pénétrante et si pure qu’elle semblait renfermer tout le charme de la nuit.
On arriva enfin au pied d’une montagne escarpée qu’il fallut gravir à quatre pattes. Dans le brouillard d’argent de plus en plus épais, la jeune fille réglait sa marche sur les mouvements de son guide pansu mais singulièrement agile. Après plus d’une heure de cet exercice, elle s’aperçut tout à coup qu’elle ne rampait plus mais nageait comme un vrai grenouillon dans les eaux étincelantes de lune d’un grand lac fort voisin du ciel.
Quelques brassées encore, et un magnifique palais s’offre à sa vue, tout miroitant et renversé dans l’onde à la façon des reflets. Attachée au sillage de son protecteur, elle s’engage sous une porte cochère, traverse une grande cour et plusieurs longs couloirs et pénètre enfin dans une salle brillamment éclairée où le fameux bal battait son plein.
En dépit de son peu d’expérience du monde, elle ne manqua point de trouver singulière l’uniformité qui régnait dans cette mascarade. De quelque côté qu’elle portât ses regards, elle n’y rencontrait que des danseurs déguisés en crapauds et rainettes. Et quand elle se tourna vers son ami, voulant lui faire part de ses impressions, ce fut pour s’apercevoir qu’il avait lui-même pris la forme et les manières d’un batracien accompli.
Sarabandes et menuets venant à marquer un temps d’arrêt, un passage s’ouvrit dans la foule, à l’extrémité duquel apparut un fauteuil à baldaquin tout étincelant de pierreries. Offrant à la jeune fille son bras, ou plutôt sa patte, M. Rondelet la conduisit vers ce trône et, y ayant pris place aux acclamations de la multitude, il lui indiqua un tabouret tout en or en la priant de s’y asseoir à son côté. La pauvrette comprit alors que celui qui s’était donné pour un modeste messager était le maître du palais et le roi du pays.
Quelle ne fut pas, cependant, sa frayeur, lorsque, levant timidement les yeux, elle aperçut au-dessus du siège qu’on lui destinait une énorme meule de moulin attachée au plafond par un simple fil de soie. Elle voulait déjà se jeter aux pieds du monarque, quand celui-ci, se levant et la poussant lui-même vers l’escabeau, lui adressa à voix haute ces paroles :
« Vous n’avez aucun sujet, vous dont l’âme est pitoyable, mon enfant, de redouter les terribles vengeances que le ciel exerce sur les humains insensibles aux souffrances des animaux leurs frères. Je suis ce misérable crapaud que vous avez sauvé, il y a quelques heures à peine, d’une main sacrilège et brutale ; ma vie, à ce moment-là, pendait à un fil beaucoup plus ténu que celui qui retient cette pierre. Vous retournerez chez votre mère chargée d’une bonne part de mes richesses ; puissiez-vous y rapporter dans toute sa pureté le trésor de bonté qui éclaire d’intelligence céleste votre cœur. »
Oscar Venceslas de Lubicz MILOSZ,
Contes lithuaniens de ma Mère l’Oye,
Éditions André Silvaire, 1963.