Le cygne
par
O.-V. de L. MILOSZ
Il était une fois un vieux et une vieille qui, tous les jours ouvrables, allaient à la lisière d’un bois voisin pour y défricher un lopin de terre dont leur avait fait présent leur seigneur. Sur le midi, après avoir bien employé leur matinée, ils cassaient une croûte au bord de la riviérette qui coulait à une faible distance de leur champ. Pendant qu’ils restauraient ainsi leurs forces en devisant de choses et d’autres, ils étaient observés à leur insu par une demoiselle cachée dans les roseaux et les fleurs de la rive, et qui était l’enfant unique du roi et de la reine des cygnes de la contrée. Il serait assez malaisé de dire si la curiosité de la fillette ailée avait pour objet le caractère des deux époux ou la nature des aliments qui composaient leur repas ; toujours est-il qu’après un certain temps, l’examen sembla donner un résultat assez favorable pour déterminer l’aquatique princesse à quitter son abri et à aborder les braves déjeuneurs avec un beau mouvement de sa tête et de son cou, et quelques paroles où les bonnes gens crurent comprendre : « Tourteau tout doux, tourteau tout doux 1 », et qui, en langage cygne, expriment cette pensée très simple : « Aimons-nous, car nous sommes tous enfants d’un même père et le pain nous est, aux uns et aux autres, le bienvenu. »
Après avoir mangé de bon appétit la belle tranche de tourte que lui offrit la vieille, le noble oiseau demeura encore quelque temps aux côtés de ses nouveaux amis. À l’instant d’en prendre congé, il répéta sa naïve ritournelle, mais, cette fois, nos villageois l’interprétèrent comme un témoignage de sympathie et de reconnaissance à leur endroit : « Tout, tout à vous, vieux tourtereau, vieille tourterelle, tout, tout à vous. »
Dans la bouche de la petite sauvageonne, ces mots signifiaient cependant bien autre chose qu’une simple politesse. Entre chien et loup, alors que le vieux et la vieille se préparaient à regagner leur chaumière, la princesse réapparut soudain à leurs côtés ; et quand, chargés de leurs outils, ils se mirent en chemin, elle les suivit à grandes enjambées qui imprimaient à son corps de nageuse un balancement difficile du plus touchant effet.
La conduite du gracieux volatile ne manqua pas d’intriguer le vieux ménage ; une surprise beaucoup plus vive l’attendait toutefois devant sa maison, car le cygne n’en eut pas plus tôt touché le seuil, qu’il se transformait en une jeune fille d’une beauté éblouissante. Mais où l’ébahissement de l’hôte et de l’hôtesse ne devait plus connaître de bornes, c’est quand la fée, détachant ses ailes et retroussant cotte de brocatelle et manches de mousseline, se mit bravement au travail. En un tournemain, la chandelle fut allumée, la chambrette balayée, le pot mis sur le feu. Et quand, le repas terminé et les longues ailes rattachées aux épaules, la belle enfant reprit sa forme native pour s’envoler par la fenêtre ouverte, les vieillards furent tout charmés d’entendre dans le cri d’adieu qu’elle leur jeta : « Au point du jour retour, au point du jour retour », paroles qui ne pouvaient évidemment signifier autre chose qu’une promesse d’être de nouveau là avec le premier rayon du soleil.
C’est ce qui arriva en effet ; et au bout d’un mois de ces allées et venues magiques et de ce travail assidu, le vieux paysan et sa femme avaient toutes les peines du monde à reconnaître leur propre maison, tant les choses y étaient nettes, dociles et engageantes, tant la lumière même qui les dorait semblait rajeunie, aimante et légère.
Malheureusement, le cœur de l’homme est difficile à satisfaire. Que la nature lui marque quelque faveur, aussitôt son désir ne connaît plus de bornes. C’est ce qui devait arriver à nos vieillards : les visites quotidiennes de la fée ne leur suffirent bientôt plus, ils voulurent se l’attacher tout entière. À cette fin, ils imaginèrent un jour, alors qu’elle était à son travail, d’aller retirer de l’étagère les grandes ailes neigées et de les jeter dans le feu. Cette mutilation barbare précipita la petite princesse dans un désespoir affreux. L’exercice libre de la charité se transformait pour elle en un amer esclavage, car elle préférait la médiocrité et la réclusion à la honte de reparaître dans un aussi triste état à la Cour du roi son père et devant son fiancé, un jeune prince de sa race qu’elle soupçonnait d’ailleurs de l’aimer surtout pour la beauté de ses chères ailes disparues.
La malheureuse se résigna donc à demeurer sous sa forme humaine auprès des vieillards qui, dans leur simplicité, s’applaudissaient d’avoir enrichi leur espèce d’un sujet si remarquable par ses charmes et ses talents. L’événement qui survint peu après sembla leur donner raison : car le roi du pays, ayant aperçu la jeune fille un jour qu’il se rendait à une partie de chasse, s’en éprit à en perdre le boire et le manger, et finit par l’obtenir de ses vieux maîtres contre plusieurs fiefs et châteaux. Il l’emmena dans son palais et, quelques mois plus tard, elle lui donnait un fils.
Choyée par le plus tendre des époux, mère d’un magnifique marmot, adorée de ses sujets, elle ne parvenait cependant pas à effacer de sa mémoire la chère image de ses parents, de son fiancé, de son pays natal. Un jour qu’elle se promenait tristement, son enfant dans les bras, au bord d’un grand lac voisin du château, elle sentit son cœur se serrer d’un pressentiment étrange et leva les yeux au ciel. Elle y vit un vol de cygnes conduit par son père. Celui-ci, en l’apercevant, arrondit ses ailes en forme de lyre et chanta :
Cygnes soumis à ma loi,
Regardez et dites-moi
Si c’est bien là le visage
De la fille belle et sage
De votre malheureux roi.
La légion volante répondit :
Si ta vue a pris de l’âge
Ton cœur t’a gardé sa foi.
Oui, c’est bien là le visage
De la fille belle et sage
De notre malheureux roi.
Le noble vieillard remit alors à un oiseau de sa suite une paire d’ailes de rechange qu’il portait suspendue à son bec, ainsi qu’une épître où il adjurait sa fille d’abandonner sur l’heure son enfant et de prendre son vol vers le royaume de ses pères avec le reste de la troupe.
Après qu’elle eut pris connaissance de la lettre, la princesse chanta d’une voix plaintive :
Père, le cruel message !
Quel bonheur, et quel effroi...
Ce cœur qui vole vers toi,
L’amour l’attache au rivage.
Ô père, ô malheureux roi !
Les cygnes profondément attristés rebroussèrent chemin et la princesse retourna tout éplorée à la maison, en couvrant de baisers l’enfant pour lequel elle renonçait à jamais au bonheur.
Le lendemain, comme ses pas distraits la ramenaient encore aux saules de la rive, elle aperçut au-dessus de sa tête un cygne en qui elle reconnut sa mère.
Eh quoi, mon enfant, eh quoi,
Est-ce là ta chère image ?
Rien n’égale mon émoi !
Reconnais-tu mon ramage ?
Volons, volons vers le roi !
Elle fit mine de lui vouloir jeter les grandes ailes libératrices ; mais la pauvre exilée repartit :
Ma forme humaine est ma cage ;
J’y reste. Tu sais pourquoi.
Retourne, oiseau de passage,
Retourne, cygne sauvage,
Retourne seul chez le roi.
Le jour suivant, ce fut le tour du fiancé d’apparaître au-dessus des tristes eaux pour tenter la fugitive :
Tu n’espérais pas, je gage,
De revoir ton pauvre Eloi.
Dans son cœur l’amour fait rage,
Il ne peut se tenir coi...
– Viens, viens, volons vers le roi !
Cette plainte éloquente toucha au vif la malheureuse fée et lui arracha ce cri :
Je sens forces et courage
Me fuir en grand désarroi.
En ce monde, dit l’adage,
Dieu pour tous, chacun pour soi...
– Il faut obéir au roi.
Elle attache à son épaule les ailes magiques, embrasse son enfant et le confie à la garde du Ciel, et puis, frrr ! voilà nos deux cygnes dans les nuages.
La jeune princesse doit-elle être louée ou blâmée de son action ? Pour dire le vrai, j’aurais quelque embarras à me prononcer sur ce sujet, car elle-même se félicitait dans son cœur de cygne tout en se condamnant dans son jugement de femme et de mère. Les événements semblèrent vouloir donner raison à ce dernier sentiment. Un mois environ après l’enlèvement, le fiancé, transpercé d’une flèche, comparaissait dans l’autre monde devant le tribunal de l’Oiseau de Perkunas 2. Toute la tendresse blessée de la pauvre fée reprit alors les traits de l’amour maternel. Sa pensée s’envola la première vers son enfant humain ; ses ailes la suivirent bientôt avec une célérité presque égale.
Hélas ! elle trouva installée au palais une Laume 3 qui avait usurpé sa place dans le cœur et sur le trône du roi son époux. Elle courut à la chambrette du dauphin : en reconnaissant sa mère sous le cygne, l’enfant fit un grand cri de joie. La fée détacha ses ailes, reprit pour un instant sa forme humaine, nourrit et berça le marmot ; mais, tout à coup, un bruit arrivant d’un cabinet voisin, elle s’envola par la fenêtre en chantonnant :
Champs, forêts et marécage
Nous séparent, la paroi
De rocs rejoint le nuage...
Où trouver meilleur emploi
Pour mes ailes, petit roi ?
Fidèle à sa tendre promesse, la fée visita tous les jours son cher dauphin quelques instants avant la naissance du jour. Elle lui donnait le sein, l’endormait avec de vieilles chansons (où les rimes en « age » et en « oi » n’en finissaient plus), et le laissait plongé dans un sommeil béat qui durait jusqu’à son retour.
Au bout d’un mois de ce manège, le père du petit prince, en dépit d’une perspicacité des plus médiocres, finit par s’émouvoir des ronflements surnaturels du dormeur. Flairant quelque manigance de famille ou de Cour, il résolut de se tenir plusieurs nuits de suite aux aguets dans le cabinet attenant à la chambrette. Trois semaines durant, le hasard voulut qu’il s’endormît juste au moment de la visite. Un matin, pourtant, les coups répétés de l’infatigable rime l’arrachèrent à son somme. Il ouvrit les yeux, bâilla, et son épouse prit aussitôt sous son nez le chemin de la fenêtre.
Or, il n’était bruit, en ce temps-là, dans tout le royaume, que d’un sorcier qui, un beau jour, en déjeunant d’un phénix à la broche, son mets favori, eut la chance de découvrir sous la langue de la volaille l’anneau tout-puissant de Salomon.
Le bon roi manda le mystérieux vieillard au château et lui conta sa mésaventure. Le magicien, qui était légèrement pris de boisson, se gratta d’abord la nuque, ensuite le nez, interrogea longuement Midi, Septentrion, Ponant et Levant, ensuite de quoi il glapit d’une voix des plus éraillées :
L’oiselle est de haut parage.
L’œuvre exige grand arroi,
(Bonnet pointu, froc de mage
Tout de satin et d’orfroi.)
Qu’on l’aille querir, ô roi.
La maison de l’enchanteur se trouvant à cinquante lieues du château, la course prit un temps considérable que l’adepte employa de son mieux en grande chère et beuverie.
Enfin, les ornements rituels arrivent. L’astrologue s’en revêt sur l’heure et prononce, de l’air le plus détaché du monde, ces simples mots :
« Enduire de glu l’appui de la fenêtre ; quand les pattes de la reine s’y prendront, saisir Sa Majesté par le col. Un point, c’est tout.
– Et c’est pour cela que nous avons crevé trois chevaux, pensa le souverain. Mais peu importe, tout est bien qui finit bien. »
Dès le lendemain, la pauvre fée était happée par la poix. Pour attendrir son époux, elle entonna une de ses complaintes. Mais le roi y coupa court par ces mots :
Mère Oie, assez d’ « oi », plus d’ « age ».
C’est votre dernier voyage.
La Laume fut chassée le jour même du palais, notre cher Cygne reprit pour toujours sa forme humaine, et roi, reine et dauphin filèrent des années d’or et de soie.
Oscar Venceslas de Lubicz MILOSZ,
Contes lithuaniens de ma Mère l’Oye,
Éditions André Silvaire, 1963.