L’empereur Jean-Sans-Âme
par
O.-V. de L. MILOSZ
Il était une fois un roi qui avait trois filles et un fils. Un jour que les princesses prenaient le frais à leur fenêtre, elles disparurent tout à coup comme par enchantement. Leur frère, qui n’avait alors que seize ans, en éprouva un vif chagrin. Toutefois, se sentant trop jeune, malgré sa taille et son embonpoint remarquables, pour entreprendre des recherches et courir le monde, il imposa silence à son cœur, redoubla d’application dans ses études et attendit, pour se mettre en chemin, d’avoir dix-huit ans sonnés.
La première journée le conduisit dans une contrée fort giboyeuse. Comme il avait grand-faim, il sauta de son cheval, se mit aux aguets derrière un buisson et attendit la proie. Bientôt une biche suivie de son faon s’offre à sa vue. Il épaule son arme et va faire feu, quand, d’une voix tremblante d’émotion, la jeune mère lui adresse ces mots :
« De grâce, gentil prince, ne tirez pas. Si vous me tuez, mon petit, qui est encore à la mamelle, ne me survivra guère. Or, apprenez qu’il vous sera grandement utile un jour. »
Le dauphin avait bon cœur. Il renonce au rôti et s’éloigne.
Quelque temps après, il aperçoit sur un rocher un aigle qui surveille son aire. Il le vise. L’oiseau de Perkunas lui dit :
« Épargnez-nous, noble voyageur. Quand ils seront grands et forts, mes aiglons vous rendront un service signalé.
– Quand je devrais mourir de malefaim, s’écrie le jeune homme, je ne tirerai pas. »
À la brune, il arrive au bord de la mer. Un crabe superbe repose dans un trou au milieu de la plage.
« Pour ce coup, et quoi qu’il advienne, plus de pitié. Je suis à bout de forces. Nécessité n’a point de loi. Recommande ton âme à...
« Ô joie, ô bonheur inespéré – interrompt le tourteau qui n’a pas entendu la sentence de mort – ce beau jeune homme sera mon libérateur. Voilà trois mois, Monsieur, que je me débats dans ce trou sans en pouvoir sortir. Approchez sans crainte votre main, tirez-moi de cette trappe et me jetez dans la mer. Votre bienfait ne sera pas perdu, je vous le paierai au centuple quelque jour. »
Le prince affamé prend délicatement le monstre et le rend à son père, l’humide élément.
Après un mélancolique souper de racines et d’herbes qu’il partage avec son coursier, le voyageur s’abandonne au sommeil. L’aurore le trouve déjà debout et prêt à poursuivre sa route. Vers midi, il arrive au pied d’une montagne et y trouve trois frères qui se disputent âprement un héritage. Celui-ci se composait d’un guéridon, d’un manteau et d’une paire de souliers. Quand on disait au guéridon : ami, sois charitable, il se couvrait aussitôt de toutes sortes de mets succulents. Le manteau, dès qu’il touchait vos épaules, vous rendait invisible. Quant aux souliers, ils vous transportaient en un clin d’œil à l’endroit désiré, si éloigné qu’il pût être. Invité à faire le partage, le voyageur réfléchit un instant, puis déclara :
« Voilà certes des objets qui me paraissent fort utiles. Je consens à les répartir entre vous, mais à la condition que vous voudrez bien rouler au sommet de la montagne la grosse pierre que voilà. »
Les héritiers se prêtent de bonne grâce non seulement à ce caprice vraiment digne d’un prince, mais encore au désir, exprimé un peu plus tard par leur arbitre, de les voir s’élancer à la poursuite du bolide lâché sur les flancs abrupts du mont.
« L’héritage tout entier appartiendra, Messieurs, à celui qui arrêtera la pierre dans sa course. »
La masse tonnante bondit, les trois frères volent à sa suite, elle tombe dans le lac, les benêts l’y rejoignent et se noient. Le dauphin prononce une brève oraison funèbre :
« Bah ! ce n’étaient là, après tout, ni des cerfs, ni des aigles, ni même des crabes-tourteaux, mais de pauvres bêtes pleines de cupidité, de vanité et d’envie... Que les ondes leur soient légères... À présent, j’ai tout ce qu’il me faut pour retrouver les fugitives. »
Un mot au guéridon, un autre au manteau, un troisième aux souliers. La montagne disparaît et notre voyageur invisible et repu s’aperçoit qu’il est déjà chez sa sœur aînée.
La malheureuse était assise à son rouet et pleurait amèrement.
« Bonjour, sœurette. Pourquoi ces larmes ?
– Ah, vous venez enfin, Monsieur le dauphin. Depuis deux ans que je suis dans cette maison, je n’y ai pas contemplé une seule fois visage d’homme véritable. Mon mari est le Condor, roi de la gent volante. Prenez garde à son grand bec, il pourrait bien vous hacher menu comme chair à pâté !
– Ne craignez point, Madame Première. Tel que vous me voyez, je suis devenu moi-même, depuis notre séparation, un bien curieux oiseau. »
Pendant que frère et sœur échangent ces propos, un grand bruit d’ailes arrive à leur oreille.
« Bonté divine, s’écrie la jeune femme, le voilà ! Cachez-vous vite dans cette ruelle. »
Le prince se retire sans hâte dans un coin de la chambre et s’enveloppe de son manteau. La fenêtre s’ouvre avec un grand fracas, le Condor vole dans les bras de son épouse.
« Je sens la chair fraîche, Madame, dit-il en reniflant.
– Hélas, Sire, nous en manquons pour l’instant. C’est le Monsieur que vous avez dévoré l’autre semaine qui vous aura, je gage, laissé quelques brins de sa chair entre les dents. »
Le bel oiseau se secoue des pieds à la tête et devient un prince humain de tout point semblable au commun des mortels. La reine lui apporte à manger. Après la collation, elle lui demande d’un air enjoué ce qu’il ferait si, par aventure, son frère leur venait rendre visite.
« La question, n’en déplaise à Votre Majesté, ferait sourire un bécasseau. Comment ce que je ferais ? Fidèle à nos lois de chevalerie, je le recevrais avec tous les honneurs dus à son rang. »
« Eh bien, Sire, le frérot est ici !
– Qu’il paraisse donc, ma mignonne. »
Le dauphin laisse glisser sa cape, redevient visible et tombe dans les embrassements de son beau-frère. Celui-ci mande son chambellan, une vieille buse de la plus belle espèce. Des réjouissances sont ordonnées, tout ce que la Cour renferme de huppé fait fête, un jour et une nuit durant, au frère de la reine. Ensuite de quoi le jeune homme prend congé de l’auguste couple, chausse ses bottes de sept lieues, jette son manteau sur son épaule, empoigne son guéridon et vole, plein de confiance, chez sa sœur puînée. En le voyant s’éloigner, le Condor soupire :
« C’est dommage, c’est grand dommage, en vérité, car il était bien dodu et bien tendre... Mais un roi des Oiseaux n’a qu’une parole, et tout est bien quand l’honneur est sauf. »
En arrivant chez Mme Deuxième, le dauphin la trouva penchée sur un ouvrage où des plumes s’entremêlaient à de la laine pour faire la plus ravissante paire de chaussons que l’on pût voir.
« Je pensais justement à vous, mon frère, en tricotant pour mon mari ces bas dont la matière m’a été fournie en partie par sa dernière mue. Le cruel destin m’a unie à messire l’Aigle, qui, ainsi que chacun sait, ne se nourrit que de chair fraîche, se délectant particulièrement à celle de l’homme... Fuyez, mon mignon ! je l’aperçois qui vole vers le château.
– Je serai, au contraire, fort aise de le saluer et de lui transmettre les compliments de son cousin le Condor. »
Le prince se drape dans son manteau, l’oiseau fait son entrée, une odeur de chair humaine pénètre dans ses narines. À force de dénégations, sa femme réussit à le calmer. Il se secoue, tout pouvoir d’élévation l’abandonne aussitôt, le voilà semblable, à s’y méprendre, aux grands les plus terre-à-terre de ce monde. Le manger est sur la table ; il l’attaque à beau bec et, lorsque son épouse, après de longues hésitations, lui dit que son beau-frère lui voudrait présenter ses devoirs, il s’écrie, tout joyeux :
« Qu’il vienne ! je brûle de le serrer sur mon cœur. »
Le dauphin quitte son manteau, se pend au cou du grand rapace souriant, lui conte ses aventures et, dans sa hâte de retrouver Mme Troisième, quitte le soir même le château.
Ce nouveau voyage fut un peu plus long que les deux premiers, l’une des semelles enchantées ayant perdu un clou. C’est en pestant contre cet accident qui ne lui permit d’abattre qu’en trois secondes au lieu d’une les sept cents lieues qui le séparaient de sa cadette, que le jeune prince fit sa révérence à cette haute et puissante dame.
Il la trouva en proie à ses vapeurs, les mains négligemment jointes sur son ouvrage.
« Mon sort est affreux, lui dit-elle en soupirant, je suis la femme du roi des rossignols. Je flotte dans un monde de trilles et de roulades, de rimes et d’assonances qui ne laissent aucune place aux préoccupations plus sérieuses de ce temps d’incertitude politique et de vie chère... Méfiez-vous, mon frère, méfiez-vous de mon époux. L’irritation où le jette l’abaissement des poètes et des rois lui a fait jurer la perte de tout ce qui a gardé une ombre d’utilité et de raison. »
Comme elle prononçait ces derniers mots, le roi entra dans la chambre. En apercevant le visiteur, il s’écria joyeusement :
« Enfin, voilà un homme ! ni un rossignol ni une dame ! un homme avec qui l’on pourra parler raison. »
Après la présentation, il secoua son petit corps chétif et en fit sortir un jeune prince d’un embonpoint fort respectable.
« Les dames, n’en déplaise à la reine des rossignols, n’ont jamais su saisir qu’un seul, et non le plus aimable, des multiples aspects de la poésie et des arts. Ceux qui s’y adonnent ne sont pas tous nécessairement des sots, et je suis bien aise, Monsieur mon Frère, de vous en pouvoir fournir la preuve incontinent. »
Il sonna son maître d’hôtel et, de l’air d’un bon vivant accompli, lui commanda pour la journée un déjeuner, dîner, goûter, souper et en-cas des plus plantureux, les quatre premiers repas devant être accompagnés de chants et de danses, et le tout réglé selon une distribution où le solide, sans trop en avoir l’air, gardait toujours le pas sur les frivolités immatérielles. En quoi il se montrait fidèle à la tradition des bons chanteurs ailés et autres, dont la devise a de tout temps été : « À gosier harmonieux, ventre plein. »
Sept jours venaient de s’écouler au milieu de ces plaisirs, et la discrétion du roi n’avait encore rien laissé percer de la surprise que réservait à notre Dauphin le huitième.
Retenu dans ses appartements par un embarras heureusement assez bénin, le voyageur invisible entendit, sur le midi, la voix nasillarde du gentilhomme de la chambre lui annoncer à travers la porte une visite d’apparat. Fort à cheval sur l’étiquette, il quitta sur-le-champ son lit et, suivant l’usage reçu, courut s’installer, pour donner audience, sur sa chaise blasonnée et percée. La porte s’ouvre à deux battants. Elle livre passage au Condor, à l’Aigle et au Rossignol suivis d’une multitude de paons titrés, de corbeaux savants et de perroquets beaux esprits.
Les trois souverains ayant pris place en face du dauphin, sur des sièges sans mystère, le Condor, en sa qualité de doyen, prend la parole au nom de toute la famille, avant même qu’aient fait silence les fifres et les tambours des Cent-Gardes massés dans la galerie attenante.
« La perce-neige éclose cette nuit au souffle du zéphyre, annonce, ô Prince dont le regard ébranle les montagnes, la douce et roucoulante saison des amours. En notre sollicitude paternelle, nous avons décidé de vous lancer à la tête le lasso de l’Hymen. Nous connaissons un pays de miel et de petit-lait où règne une jeune beauté qu’assiègent en vain, depuis des années, les princes les mieux faits et les plus puissants. Leurs madrigaux précieux, leurs déclarations brûlantes ne leur ont jamais valu d’autre réponse que celle-ci : « Sabre au clair, vertuchou, sabre au clair, Monsieur ! faites-moi voir les trente-six chandelles, et je suis à vous. Mais si c’est moi qui vous fais rouler dans la poussière, n’espérez point de merci. Mille tonnerres ! je boirai dans votre crâne. » Que vous en semble, Monsieur le Dauphin ? »
M. le dauphin se trouvait fort embarrassé de répondre à son frère le Condor. Il eût préféré pour femme une princesse moins entichée de Mars et de Bellone. Témoins de son trouble, les trois beaux-frères le rassurèrent de leur mieux en lui dévoilant les moyens magiques propres à adoucir la turbulence et la férocité de la demoiselle.
« Voici trois plumes qui ont appartenu au Grand Coco, Lori Orné aimant et habile entre tous, et à Ulysson, Ignicolore plein de gaieté et de sagesse. Si jamais vous vous trouvez en mauvaise posture, brûlez les trois porte-bonheur. Vous nous verrez surgir sur l’heure à vos côtés, armés jusques aux dents. Prenez aussi cette cravache : c’est un philtre amoureux d’une efficace sans pareille. Quand vous serez provoqué par la belle Amazone, n’usez de votre arme que pour parer, jusqu’à l’instant où vous surprendrez chez l’adversaire un signe de fatigue. Alors, jetant le fer et empoignant la houssine, vous en jouerez galamment sur les parties charnues de la guerrière jusqu’à ce qu’elle s’avoue vaincue et vous jure un amour et une fidélité éternelles. Partez, prince ; un coursier et une suite nombreuse vous attendent à la porte. Laissez-nous le manteau, le guéridon et les bottes enchantées ; ces objets ont perdu tout pouvoir de vous être utiles. Avalez pour votre dérangement de corps une gorgée de l’ipécacuana que voilà, et que prudence et honneur vous accompagnent. »
Monts, vallées et rivières fuient des deux côtés de la route. Peste, le beau château ! Ciel, la belle Princesse ! mais que son front est ténébreux, que son regard est dur. Dans son trouble extrême, le dauphin oublie le compliment qu’il a préparé. Sans trop savoir ce qu’il fait, il vocifère la propre formule de salutation de l’Amazone :
« Sabre au clair, vertuchou, sabre au clair, Madame !
– Eh quoi, Monsieur, faut-il qu’une humeur d’Allobroge fasse mentir ces signes d’un heureux naturel que je lis sur votre charmant visage ? Comment, ce teint de lis et de roses, ce regard langoureux...
– Trêve de railleries, Madame. Sabre au clair, sabre au clair !
– Eh bien, puisqu’il le faut, mortel insensible, soit ! Reçue de ta main, la mort me sera elle-même un présent céleste. En garde ! »
La princesse dégaine, se fend. Le dauphin a tôt fait de parer les quelques bottes qu’on lui porte d’une main plus tremblante d’amour que de colère. Le voici qui jette le fer et sort de son pourpoint la cravache. Interdite, la princesse laisse tomber son arme.
« Vous mériteriez, Madame, lui dit le dauphin, de recevoir autant de marques de cette... badine, que vous avez meurtri d’infortunés cœurs de prétendants. Heureusement pour vous, j’ai dans mes veines un peu de sang d’oiseau. Je vous pardonne.
– Ne me pardonnez pas, pour l’amour du ciel, ne me pardonnez pas, s’écrie la princesse. Frappez, frappez et que les coups tombent dru. Voilà bientôt trois ans que j’attends un homme, et il ne me vient que des mazettes. »
Le dauphin se laisse fléchir et fait siffler la cravache.
« Encore, encore, crie la plaintive amante. Je vous jure un éternel amour, vous êtes mon roi, mon maître. Mes fiefs, mes peuples, tout vous appartient. »
Quelque temps après le mariage, la reine remit au roi une clef, en lui disant :
« Vous pouvez entrer dans toutes les chambres de la Tour du Nord, hormis une seule, la douzième, tapissée d’écorce de tilleul. »
À la tombée de la nuit, le prince allume un flambeau et se dirige tout seul vers la tour. Il visite les onze appartements pleins de richesse et de mystère et s’arrête devant la porte défendue, noire et haute.
« Bah, dit-il après une courte rêverie, ce sont là coquecigrues de jeune évaporée. Il ferait beau voir un chevalier s’arrêter à de semblables balivernes. »
La clef grince dans la vénérable serrure, il entre... La chambre est baignée de lune d’automne et d’une odeur pénétrante de siècles. Un chuchotement arrive de loin, de très loin, de très très loin à l’oreille du dauphin. Il lève la tête et, là-haut, tout là-haut, tout, tout là-haut, aperçoit au milieu des poudreuses, longues, lourdes, vieilles vieilles toiles d’araignée, un pendu desséché, parcheminé, craquelé qui lui adresse, avec un large sourire de toute sa denture, un petit bonjour de sa main crochue et ratatinée.
« Qui que vous soyez, Monsieur, je salue en vous mon libérateur. Voilà quatre-vingt-dix-neuf ans que je me balance à cette poutre. Tenez, l’échelle qui m’a servi à l’atteindre est encore là. Je suis l’empereur Jean-Sans-Âme. Ayant été maudit par un canard privé que je ne surveillais pas assez attentivement et que l’on mit un beau matin, par méprise, dans mon assiette, je me pendis de remords et de chagrin. Mais nous n’échappons ni à l’un ni à l’autre en coupant d’une main sacrilège une trame que nous n’avons pas filée. »
Le dauphin détache vivement le pendu et les deux nouveaux amis descendent bras dessus, bras dessous de la tour. Dans la cour du château, ils trouvent la reine qui monte dans son carrosse pour la promenade du matin. Jean-Sans-Âme grimpe prestement à sa suite et s’installe à son côté. Un coup de fouet, et l’équipage attelé de huit chevaux disparaît au tournant de l’avenue dans un tourbillon de poussière et de feuilles mortes.
Cloué au sol de surprise, l’infortuné dauphin suivit d’abord bouche bée ces extraordinaires mouvements. Mais il se ressaisit assez vite, sauta sur un cheval et rejoignit les fugitifs à mi-côte d’une colline passablement escarpée.
« Jean-Sans-Âme, Jean-Sans-Âme, de grâce, rendez-moi ma femme. »
L’Empereur met pied à terre, tire son épée et l’appuie contre la poitrine du dauphin.
« Je vous fais grâce parce que vous m’avez détaché de ma poutre. Mais à bon entendeur salut. Au large, au large ! »
La momie remonte dans le carrosse. Un peu plus loin, le dauphin rattrape de nouveau le couple. La scène de tantôt recommence.
« Je vous fais grâce encore, mais c’est bien la dernière fois. Si vous n’abandonnez pas votre sotte poursuite, c’en est fait de vous. »
Le dauphin, sentant bien qu’il y a de la sorcellerie dans tout cela, se dit : voilà le moment ou jamais de mettre à l’épreuve les plumes du grand Coco et du charmant Ulysson. Il tire son briquet, ôte son bonnet, met le feu à sa minuscule aigrette et repique des deux.
« Jean-Sans-Âme, Jean-Sans-Âme, de grâce, rendez-moi ma femme. »
L’Empereur saute pour la troisième fois du carrosse et, sans dire mot, perce d’outre en outre la bedondaine de son sauveur. Quand les beaux-frères Condor, Aigle et Rossignol apparaissent, ils trouvent son cadavre déjà roide et froid aux pieds du cheval. Dans leur perplexité, ils restent là un bon moment, la tête dans les épaules et l’œil au ciel.
C’est ici, mes enfants, qu’il faut faire bien attention, car tout ce que vous avez lu ou entendu jusqu’à présent n’est que trantran quotidien au regard de ce qui va suivre.
Le Condor sort le premier de sa torpeur. Il se jette sur le cheval et lui ouvre le ventre. L’Aigle, par la blessure béante, pénètre dans l’intérieur du malheureux coursier. Un père Corbeau accourt à la curée, suivi de ses trois petits. L’oiseau de Perkunas envoie l’un d’eux chercher de l’eau de revivification. Le petit étourdi s’envole à tire d’aile, mais – le coquinet ! le gredinet ! le crétinet ! – au lieu d’eau de revivification il rapporte un liquide qui n’est que carnifiant et cicatrisant. L’Aigle, plein de colère, lui arrache la tête mais, dans le même instant, la lui replace sur les épaules et badigeonne la coupure avec le remède. Les chairs reprennent, la vie ne revient pas. Le père Corbeau part alors comme un trait et rapporte la solution prescrite. L’Aigle en asperge d’abord le corbillat, qui pousse un superbe croassement et court embrasser son père. C’est maintenant le tour du dauphin d’être oint. Il se réveille dans un grand bâillement et murmure :
« Je dormais si bien, pourquoi m’avez-vous réveillé ? »
Les beaux-frères lui apprennent qu’il était mort.
« Raison de plus, mes amis, de me laisser en paix. Mais, puisque c’est fait, il me faut bien vivre, n’est-il pas vrai ? Donnez-moi donc, je vous prie, à manger et à boire. »
Tout le monde applaudit à cette saillie, messieurs les corbeaux en hochant d’un air docte la tête. Après avoir rêvé un instant, le Condor se tourne vers le gros dauphin tout entier à son jambon et à sa jarre :
« Les historiens nous enseignent que l’empereur Jean, insensible lorsqu’il s’agit des hommes, dont il a eu un si grand nombre à gouverner, est loin de manquer d’entrailles dans ses relations avec les bêtes, et surtout les petits oiseaux. Suivez donc mon conseil. Prenez ce cor ; en y soufflant vous attirerez sur l’heure tous les animaux de la création. Déguisé en jardinier, faites-vous embaucher au château, guettez une occasion d’approcher votre épouse et priez-la de demander à l’Empereur où est son âme. »
L’avis, qui ne manquait point de sens, eut la faveur de plaire au dauphin. Accoutré d’une veste à la Colin trop étroite pour son ventre demeuré rebondi au milieu de toutes ces aventures, le jeune prince, après un long voyage, se présente au château de l’Empereur et, sitôt engagé, court aux cuisines où l’attire un fumet délicat. La première personne qui s’y présente à sa vue est son auguste épouse elle-même. Couronne en tête, un tablier noué autour des hanches, elle retire du four trois douzaines de pâtés aux choux, mets favori de l’Empereur. La noble cuisinière, plus jeune et plus accorte que jamais grâce aux eaux de jouvence dont elle faisait un abondant usage, reconnaît du premier regard son époux favori. Elle se trouble, balbutie des excuses.
« Paix, paix, Madame. Je sais quel lien de reconnaissance vous unit à l’Empereur, votre mari de l’autre siècle. Aussi vous ai-je depuis longtemps pardonné. Hélas ! tous mes malheurs, je ne les dois qu’à mon âme. Et c’est bien à cause de cela que je me contenterai, pour toute vengeance, de retrouver celle de votre César et de la lui rendre. Demandez-lui donc, je vous prie, s’il lui plairait de voir tous les animaux de la terre réunis sous ses fenêtres. »
La reine, heureuse d’en être quitte à bon marché, vole à la salle du trône et en revient avec une réponse favorable. Le jardinier souffle aussitôt dans sa corne et toutes les bêtes du paradis envahissent les jardins du palais. Le pauvre Empereur ne se sent pas d’aise.
« Hé, ma toute bonne, dit-il à sa femme, quelque chose se réveille là, là ; et de son doigt desséché il montrait son cœur.
– Ah, et qu’est-ce donc, Monsieur ?
– Quelque chose, Madame, quelque chose dont j’ai oublié le nom...
– Ne serait-ce pas, d’aventure, votre âme ?
– Que si, que si, ma toute belle. Oui, c’est bien mon â... â... â... ou plutôt non, c’est son souvenir seulement, car mon â... â... â..., hélas, elle est bien loin d’ici.
– Et où donc est-elle, au juste, s’il est permis de le demander à Votre Majesté ?
– Silence, silence, Madame. Laissons-la dormir, ne nous occupons pas d’elle – la pauvrette !
– Sire, vous savez que je vous ai préparé une belle platée de pâtés aux choux pour votre souper... Allons, dites-moi où elle est.
– Ciel ! des pâtés aux choux... mon dernier bonheur dans cette vie – après celui, bien entendu, de vous appartenir, Madame. Eh bien, elle est là-bas, dans ce vieux chêne que... dans ce vieux chêne qui... »
Il n’eut pas le temps d’achever. L’Impératrice-reine courait déjà au jardin en relevant jusqu’au genou ses jupes.
« Rendez-moi bien vite l’âme de mon mari, Monsieur le Chêne.
– L’âme de votre mari ? Il vous faudrait plutôt un grain d’ellébore, Madame. L’âme de votre mari ? et qu’est-ce que j’en ferais, dites-moi ? une âme humaine, mais, ne vous en déplaise, c’est une chose à ne pas prendre avec des pincettes. »
Désolée, la pauvre souveraine retourne au château. Le lendemain, nouvel appel du jardinier, nouvelle apparition des animaux. Dans son attendrissement, l’Empereur se prend lui-même à bêler, meugler, braire et gazouiller en versant des pleurs.
« Et votre âme, Monsieur, cette fameuse âme qui n’est pas dans le chêne, qui n’y est jamais allée, voudrez-vous bien, à la fin, me dire où je la trouverai ?
– Ha, mon enfant, mon â... mon â... mon âme... ça y est ! enfin !... Mais quand je vous le dirais, à quoi ça servirait-il ? Je ne connais personne qui me la puisse rendre. Au fond, tout au fond de la mer, une grosse pierre sommeille depuis le premier jour du monde. Son sommet forme une île déserte et nue. Et au milieu de cette pierre il y a un canard, et dans ce canard un œuf, et dans cet œuf, enfin, une vie qui est mon âme perdue, pleine d’une éternité de ténèbres, d’oubli, d’orgueil révolté, de colère, de brutalité, de honte, de sottise, de désespoir... »
La reine n’attendit pas la fin de la litanie, qu’elle savait devoir durer un bon moment. Elle était déjà auprès de son beau jardinier qui, sans perdre de temps, rassemblait en vue de sa prochaine expédition, toutes les cartes, boussoles, longues-vues et ceintures de sauvetage qu’il put trouver dans les riches collections du château. Ensuite de quoi, tout honteux de son accoutrement, il demanda à sa femme un vêtement convenable. Elle lui en fit essayer une douzaine dont pas un ne lui allait, à cause de sa rotondité précoce. On finit, cependant, par découvrir un habit de chasse qui s’ajustait tant bien que mal, et c’est dans cet équipage si peu fait pour un navigateur grand ami des bêtes, que le jeune prince prit le chemin de la mer.
Par un heureux hasard, un trois-mâts carré lève l’ancre à l’instant même où il atteint le rivage.
Il court saluer le vieux capitaine.
« Vous connaissez sans doute la grosse pierre qui est au milieu de la mer ?
– Vous voulez dire le rocher du Mitan ? Si je le connais, parbleu ! c’est là que j’ai vu le jour.
– Pouvez-vous m’y conduire ? je suis le petit chou de l’Impératrice. »
Le capitaine salue, se met au port d’armes, donne un dernier ordre, et l’on s’embarque.
Après une navigation de plusieurs mois dans des eaux infestées de requins, de serpents de mer et de pirates, on touche enfin au fameux rocher du Mitan. Le dauphin descend à terre, le navire poursuit sa route. Seul au milieu du silence de mort de l’îlot inhabité (et nous nous voyons obligé d’ouvrir ici une parenthèse pour nous demander comment ce diable de capitaine avait fait pour y naître), le jeune prince sent s’élever dans son esprit quelques doutes sur l’opportunité de son entreprise. Il frappe du talon le roc inhospitalier, il l’attaque avec son canif : peine perdue ! La montagne de granit demeure inébranlable. Le malheureux cherche dans son bissac le cor enchanté qui, à défaut de créatures humaines, pourrait peut-être attirer quelque bête utile ou compatissante. Hélas ! un astrolabe et une alidade dont il n’a jamais pu deviner l’usage ont écrasé et défoncé le pauvre instrument à vent. Le prince s’agenouille sur le rivage et, la face baignée de larmes, appelle à grands cris le Ciel à son secours.
Il n’a pas plus tôt prononcé le nom du Créateur de toutes choses, qu’un bruit singulier frappe son oreille, comme de quelqu’un nageant de son côté. Une paire de cornes magnifiques apparaît tout d’abord, peu après une tête charmante éclairée par des yeux pleins de noblesse et de douceur. C’est un Cerf, un Cerf dix cors, image vivante de l’innocence et de la fierté.
« Hé, bonjour, bon petit prince, je savais bien que je vous paierais ma dette quelque jour. Vous rappelez-vous cette biche, suivie de son petit, que vous avez épargnée autrefois, il y a bien longtemps ? Je suis ce faon qui vous doit la vie. Vous n’avez qu’un mot à dire ; mes jours vous appartiennent. »
Le dauphin presse la noble tête contre son cœur.
« Petit faon, je me laisserai plutôt écarteler que de tirer une seule larme de vos beaux yeux. Dites-moi seulement ce que je dois faire pour fendre en deux cette horrible montagne. »
Le Cerf, plein de fougue, frappe de son bois le rocher. Des étincelles jaillissent de la pierre, elle s’ouvre, et de son sein s’envole avec un cri de triomphe un éblouissant canard.
« Nous sommes perdus, s’écrie le dauphin. Adieu l’œuf et l’âme impériale, royale et pendarde qu’il renferme ! »
Nenni ! un Aigle apparaît sous l’aspect d’un point à peine perceptible au plus haut du ciel. Il se laisse choir comme une bûche sur le palmipède présomptueux. Déjà les serres acérées s’apprêtent à saisir le fuyard, lorsqu’un brusque écart l’arrache à une mort certaine. Toutefois, dans sa frayeur, il se décharge de son fardeau : l’œuf mirifique tombe dans la mer.
« Ah, prince, s’écrie l’Aigle en s’abattant aux pieds du dauphin ; vous voyez devant vous le plus infortuné des mortels. Je suis un de ces aiglons dont vous avez jadis épargné la mère. Le Ciel m’est témoin que je n’avais pas de plus cher désir que de vous être utile, et voilà comment je m’acquitte de ma dette ! »
Le dauphin embrasse l’Aigle en lui grattant doucement la tête pour le consoler, tandis que lui-même, dans son cœur, s’abandonne au désespoir. Mais voilà qu’un petit monstre majestueux sort à pas lents de la vague, en élevant dans ses pinces un objet oblong et brillant. Ciel ! c’est l’œuf, l’œuf miraculeux dont la conquête a coûté plus d’efforts et de larmes que celle de la toison d’or ! Le dauphin salue bien bas, la main sur le cœur :
« Monsieur Crabe de Tourteau...
– Crabe-Tourteau tout court, interrompt le crustacé. Hé ! je ne faisais pas mon bacha à trois queues quand vous m’avez trouvé captif et misérable dans mon trou au milieu de la plage. Tendez-moi ces mains secourables qui m’ont rejeté dans la mer, afin que j’y dépose ce modeste don, témoignage d’une reconnaissance éternelle. »
Les quatre amis furent bientôt recueillis par un navire égaré dans ces mélancoliques parages. Après une traversée des plus paisibles que le dauphin comparait à un beau rêve, tant la lui faisaient paraître courte ses entretiens avec les sages animaux, nos voyageurs prirent le coche et se firent conduire à grandes journées au château de l’Empereur. Ils trouvèrent le souverain bien bas d’une fièvre quarte qui s’était déclarée à l’instant même où la montagne se fendait sous le coup de cornes du Cerf. La chute de l’œuf dans la mer avait provoqué à son tour, dans l’organisme du malade, une grave effervescence des esprits animaux. Lavements et saignées, enfin, avaient fait le reste.
« Ha, soupirait le moribond, si mon âme était là, je pourrais la prier de me quitter, car elle était bonne, dans le fond. Et ainsi, je serais délivré de mes maux.
– Votre âme, Monsieur mon frère, la voici. »
En prononçant ces mots, le dauphin écrase l’œuf entre les sourcils de son pitoyable rival. Celui-ci rend, au même instant, le dernier soupir.
Après huit semaines d’un grand deuil imposé à tout l’Empire, le nouveau souverain débuta dans l’exercice de ses pouvoirs en nommant le Cerf dix cors Intendant général des Forêts, l’Aigle Commandant de l’escadre des Machines Volantes, le Crabe-Tourteau, enfin, Grand Amiral. La cérémonie du sacre eut lieu peu après. Au moment de se rendre à la chapelle, l’Impératrice remit à son époux le cimeterre du fondateur de la dynastie.
« Sabre au clair, vertuchou, sabre au clair, Monsieur ! », lui dit-elle en riant.
Elle lui passa ensuite au cou le grand Cordon de la Ligue Universelle pour la Protection des Oiseaux.
Mais, comme elle ouvrait la bouche pour prononcer un discours, le jeune Empereur l’arrêta d’un geste plein de douceur mais aussi de fermeté.
« Il ne faut pas, Madame, parler de corde dans la maison d’un pendu. »
Oscar Venceslas de Lubicz MILOSZ,
Contes lithuaniens de ma Mère l’Oye,
Éditions André Silvaire, 1963.